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Désenchanter la science allemande ?

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Die Vermessung der Welt de l’écrivain Daniel Kehlmann, paru chez Rowohlt en 2005, en était à sa 26ème édition l’année suivante. Il a été édité en livre de poche en 2008 et a longtemps occupé la première place des ventes dans le classement des meilleures ventes opéré par l’hebdomadaire Der Spiegel. Il a contribué notablement à asseoir la réputation d’écrivain de son auteur. Traduit en 2006 par J. Aubert sous le titre Les Arpenteurs du monde, il a pu s’honorer d’un succès convenable en France et d’une critique largement élogieuse. Il met en scène deux savants allemands, Alexander von Humboldt (1769-1859) et Carl Friedrich Gauss (1777-1855), deux personnages historiques, contemporains l’un de l’autre, qui ont marqué leur époque et leurs sciences respectives, et qui sont tous deux loin d’être oubliés. Le roman cependant ne restitue guère l’image convenue des deux protagonistes, il affiche même sa légitimité à écrire son histoire, voire à réécrire l’histoire, bousculant ainsi sciemment les représentations ancrées dans la mémoire collective. Du récit surgissent un Humboldt et un Gauss pour le moins très différents de l’image encore familière véhiculée par les écrits savants ou populaires, voire par la transmission scolaire, suggérant à travers la modification de la perspective une nouvelle manière de comprendre ce dont les deux personnages sont aussi les symboles. En effet, Les Arpenteurs du monde superposent à l’image véhiculée par la tradition de deux héros de la science celle, remodelée, de deux hommes portés par leurs passions – la science en est une parmi d’autres – reflétant, c’est du moins l’hypothèse que l’on s’efforcera d’étayer, le désenchantement contemporain à l’égard de la science, à la faveur d’une charge portée avec humour et dérision. Cependant, pour montrer comment la fiction se substitue à la mémoire, il faut commencer par en revenir à cette dernière, afin de distinguer quelques enjeux et effets de cette mutation.

 

Humboldt et Gauss : traces mémorielles

 

Humboldt et Gauss, les deux personnages principaux du roman, passent communément pour des héros incontestés de l’histoire des sciences allemandes, que l’on s’en remette à cet égard à l’histoire savante ou aux représentations populaires qui s’en nourrissent, et ceci jusqu’à nos jours.

Alexander von Humboldt (le frère du diplomate et linguiste Wilhelm, fondateur de l’Université de Berlin en 1810) géographe et voyageur, « savant-citoyen du monde »[1] , était si célèbre et si vénéré de son vivant qu’il se vit contraint, ses forces diminuant, de faire publier une annonce dans le journal Vossische Zeitung du 20 mars 1859, suppliant ses correspondants de renoncer à le harceler de leur bienveillance. Il disait recevoir entre 1600 et 2000 plis par an, allant du simple courrier aux sollicitations les plus variées, en passant par les propositions d’aide et de soins[2] ! Inaugurant la géographie, ami de Goethe et de toute l’élite intellectuelle, voire politique de l’Europe de son temps (une célèbre gravure le représente dans une soirée chez Cuvier, entouré de Stendhal, d’Alfred de Vigny, de Talleyrand, du baron Gérard, de Prosper Mérimée et de Rossini[3]), ayant joué un rôle éminent dans la carrière de nombreux scientifiques de valeur de l’époque[4], notoirement favorable à l’émancipation des juifs[5], anti-raciste affirmé[6], etc., Alexander von Humboldt est le type même du héros positif, dévoué à la science et cosmopolite.

Pour nous limiter à une trace récente, française, et savante de la reconnaissance dont il jouit, mentionnons ce rappel de Philippe Descola qui, le 29 mars 2001, commençait sa leçon inaugurale au Collège de France, à la chaire d’anthropologie de la nature, en évoquant une anecdote du voyage de Humboldt au Venezuela avant de célébrer son « intuition […] que l’histoire naturelle de l’homme était inséparable de l’histoire humaine de la nature »[7]. Il exprima le regret que le Collège de France n’ait pas distingué Humboldt dès 1804 : « Que de temps gagné, peut-être, si cette maison avait pu accueillir un savant que Franz Boas, le pionnier de l’anthropologie nord-américaine, tenait pour un modèle et la source de sa vocation, un grand européen qui écrivit une bonne partie de son œuvre en français et dont l’attachement à l’esprit des Lumières se maintint vivace bien après que les circonstances politiques n’y fussent plus favorables ».

 

Quant à Carl Friedrich Gauss, le « princeps mathematicorum« , on salue en lui au premier chef le génie des mathématiques, mais on n’oublie pas ses contributions de tout premier plan à l’astronomie, à la géodésie, à la physique ; le titre de l’ouvrage de G. W. Dunnington, le qualifiant de « titan » est emblématique des superlatifs qui sont associés à son nom[8]. Sa renommée transgresse les frontières, accréditant l’idée qu’il faut voir en lui l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Dans leur Histoire des mathématiques, Amy Dahan-Dalmedico et Jeanne Peiffer parlent de « l’œuvre magistrale » de Gauss, en évoquant ses Disquisitiones arithmeticae parues en 1801, et ce n’est là qu’un exemple de l’usage récurrent de qualificatifs aussi élogieux qu’admiratifs, inséparables de l’évocation de ses travaux[9].

Que le génie scientifique n’épuisait pas les qualités exceptionnelles de Gauss, voici dont témoigne la célèbre anecdote au sujet de sa correspondance avec le mathématicien français Leblanc, qui s’avéra  n’être autre que Sophie Germain (1776-1831)[10]. Un extrait de la lettre qu’il lui adressa lorsqu’il apprit son identité véritable fait apparaître une ouverture d’esprit peu commune :

 

« Votre lettre du 20 février […] a été pour moi la source d’autant de plaisir que de surprise. Combien l’acquisition d’une amitié aussi flatteuse et précieuse est-elle douce à mon cœur. […] Mais comment vous décrire mon admiration et mon étonnement, en voyant se métamorphoser mon correspondant Mr. Leblanc en cet illustre personnage, qui donne un exemple aussi brillant de ce que j’aurais peine de croire. Le goût pour les sciences abstraites en général et surtout pour les mystères des nombres est fort rare : on ne s’en étonne pas ; les charmes enchanteurs de cette sublime science ne se décèlent dans toute leur beauté qu’à ceux qui ont le courage de l’approfondir. Mais lorsqu’une personne de ce sexe, qui par nos mœurs et par nos préjugés, doit rencontrer infiniment plus d’obstacles et de difficultés que les hommes à se familiariser avec ces recherches épineuses, sait néanmoins franchir ces entraves et pénétrer ce qu’elles ont de plus caché, il faut sans doute qu’elle ait le plus noble courage, des talents tout à fait extraordinaires, le génie supérieur. »[11]

 

 

Deux figures antagoniques

 

La carrière universitaire de Gauss ne fut vraiment à la hauteur, ni de son importance scientifique, ni même de sa renommée. L’occasion manquée à Paris dont parle Descola au sujet de Humboldt a son équivalent en Prusse pour Gauss. La même année, en 1804, Humboldt, de retour à Paris après son voyage en Amérique latine, fut confronté à la notoriété du mathématicien. Il s’employa dès lors, mais en vain, à le faire admettre à l’Académie des sciences de Berlin. Kurt-R. Biermann (1919-2002)[12], historien des sciences, spécialiste à la fois de Gauss et de Humboldt, rappelle l’importance décisive de ces efforts pour la relation qu’entretinrent par la suite les deux hommes, relation marquée par la gratitude de Gauss à l’égard de Humboldt dont la sollicitude s’exprima encore en d’autres occasions, et, affirme Biermann dans un article de 1959 rédigé à l’occasion du centenaire de la disparition de Humboldt, par le respect et l’amitié mutuels[13].

Le roman de Kehlmann est aux antipodes de ces représentations, tout en jouant sur les oppositions entre les deux personnages ; il pourrait même se lire comme une réponse fictionnelle à l’article de Kurt-R. Biermann. Ce dernier en effet brosse le double portrait de personnalités d’exception sur le plan scientifique et fondamentalement antagoniques, en dressant un catalogue de différences, voire d’oppositions, qui se résolvent néanmoins, selon lui, dans l’admiration et l’estime réciproques, dont Biermann s’attache à donner la clé. Le double portrait est clairement hagiographique, tout en laissant affleurer les faiblesses de l’un et de l’autre qui de tout temps, ont servi de contrepoint à l’image idéalisée des héros ; on songe au caractère ombrageux de Gauss ou à la vanité de Humboldt. Il prend en compte leur grandeur scientifique, leurs convictions politiques et leurs qualités humaines. Soucieux de ne pas ternir l’image des personnages dont il célèbre la mémoire, Biermann met l’accent sur une relation d’exception quoique asymétrique, au service d’idéaux communs, quelques ombres au tableau ne faisant que mettre davantage en lumière l’essentiel. Laissons la parole à Biermann lui-même :

 

« Partant des divergences et contradictions dans les intérêts scientifiques des deux coryphées, dans leurs résultats, opinions et convictions, dans leur conduite et dans leurs caractères, il a existé entre eux un vrai attachement qui pourtant, ne les a pas rendus aveugles envers les faiblesses de l’autre. Comme raison des relations amicales, on constate, entre autre, l’amour dévoué envers les sciences, propre aux deux savants, puis, du côté de Gauss, la reconnaissance, et, chez Humboldt, le sentiment qu’il lui fut impossible de pénétrer lui-même plus profondément dans les mathématiques, de l’importance desquelles il avait pleinement conscience, ainsi que l’encouragement de jeunes savants qu’ils entreprirent en commun. Ce qui les unissait était plus fort que ce qui les séparait. »[14]

 

Le roman de Kehlmann met lui aussi en scène deux personnages que tout oppose, dont les capacités, réalisations et intérêts scientifiques divergent, autant que divergent leurs modes de vie et leurs conceptions politiques et leur rapport au monde, philosophique et social. Pour autant, il ne rejoint pas le schéma élaboré par Biermann, dont le souci est de tenter de saisir une réalité à travers l’étude minutieuse et circonstanciée de ses traces avérées les plus intimes, la correspondance. Au contraire, le roman de Kehlmann reprend la structure de l’antagonisme, mais la travaille très différemment en procédant à une sorte d’exploration fictionnelle des interstices de la mémoire.

 

Fiction vs mémoire

 

Les Arpenteurs du Monde s’ouvre sur le départ de Gauss pour Berlin à l’automne 1828, où il doit se rendre à l’invitation d’Alexander von Humboldt, pour la rencontre annuelle de la société savante allemande la plus prestigieuse, la Gesellschaft deutscher Naturforscher und Ärzte. « En septembre 1828, le plus grand mathématicien du pays quitta, pour la première fois depuis des années, la ville où il résidait, afin de participer au Congrès allemand des naturalistes à Berlin. Bien évidemment, il ne voulait pas y aller. »[15] Ce « bien évidemment » sonne comme une réponse à quiconque serait tenté d’en appeler à une instance susceptible d’affirmer le contraire, en dernier recours la correspondance des deux protagonistes eux-mêmes. Gauss récalcitrant est embarqué quasiment de force pour Berlin, manque d’être empêché de poursuivre son voyage par des gendarmes obtus qui refusent de le laisser passer en Prusse parce qu’il n’a pas de papiers, et est accueilli par un Humboldt se précipitant sur lui, non par amitié, mais pour tenter d’immortaliser cet instant, car il est accompagné de Daguerre prêt à officier. Les chapitres suivants se consacrent en alternance à Gauss et à Humboldt, retraçant leurs deux existences à la fois parallèles et que tout oppose, depuis leur enfance, jusqu’à ce que leurs chemins convergent et nous ramènent au début. Le séjour berlinois est perturbé par le conflit entre Gauss et son fils Eugen qui se retrouve en compagnie d’étudiants révolutionnaires, et finit par se faire exiler, Humboldt et Gauss s’y prenant assez mal pour le tirer d’affaire. Suit encore le voyage de Humboldt en Russie, à la fois appendice et reflet caricatural du célèbre voyage en Amérique, et le roman s’achève sur le départ, en réalité l’émancipation d’Eugen, prêt à entamer une existence nouvelle en Amérique, le nouveau monde.

Le récit de Kehlmann se joue explicitement de la mémoire des deux savants, et manie fiction et tradition de manière transparente, si l’on en croit par exemple les deux passages suivants, l’un au début du roman, l’autre plutôt vers la fin.

Dès les toutes premières pages, Gauss, de fort méchante humeur parce qu’il ne veut à aucun prix aller à Berlin, tient des propos désabusés sur la marche du monde, sur cette réalité humiliante selon lui, qui fait que l’avenir est toujours en position de force par rapport au passé, donnant ainsi une suprématie inéluctable et cruelle à la jeunesse sur l’âge, que ce soit au niveau de l’individu ou de l’humanité : « Même une intelligence telle que la sienne, reprit Gauss, n’aurait rien pu concevoir aux premiers âges de l’humanité ou sur les rives de l’Orénoque, alors que dans deux siècles, le premier imbécile venu pourrait se moquer de lui et inventer des absurdités sur son compte. »[16] C’est bien ce que Kehlmann va faire en effet : tourner en dérision le grand homme, inventer, deux siècles plus tard, des absurdités insensées sur sa personne, de même d’ailleurs que sur la personne de son comparse dans le roman, Alexander von Humboldt.

Deux cents pages plus loin, c’est Humboldt qui tient des propos allant dans le même sens. Nous sommes à Berlin, Gauss et Humboldt dînent ensemble, leur conversation est tendue, ils ne sont d’accord sur rien ; Gauss est d’humeur batailleuse, et ce n’est que lorsque Humboldt affirme s’être toujours ennuyé au théâtre que Gauss, pour une fois, se déclare entièrement d’accord avec son hôte. Aussi, Humboldt enchaîne-t-il : « Les artistes oubliaient trop facilement leur devoir : montrer ce qui existe. Ils voyaient dans l’écart une force, mais les fictions désorientaient les gens, la stylisation dénaturait le monde […]. »[17] Et d’énumérer des exemples de ces productions mensongères et insoutenables pour le public en achevant sa liste d’exemples par l’évocation « des romans qui se perdaient en fabulations mensongères parce que leur auteur associait ses idées saugrenues aux noms de personnages historiques. » « Répugnant » conclut Gauss ! »[18]. Humboldt va d’ailleurs jusqu’à affirmer qu’il devrait y avoir des lois pour obliger les artistes à êtres fidèles à la nature, et que grâce à l’invention que M. Daguerre était en train de mettre au point, les arts finiraient par être superflus.

Tout se passe en effet comme s’il s’agissait, pour l’auteur des Arpenteurs du monde, de troubler le lecteur par des fables rapportées à ces personnages ayant véritablement existé. Le roman se sert de personnages historiques, mais il ne vise ni ne respecte une quelconque vérité historique, ni pour la caractérisation des personnages, ni – dès que l’on quitte les grandes lignes – pour celle des événements relatés. Il se soucie fort peu de fidélité mémorielle ; au contraire, il ne cesse de broder, usant pleinement de la liberté créatrice du romancier. Du reste, la photo que devait faire Daguerre de la rencontre entre Gauss et Humboldt, à la fin du premier chapitre, est bel et bien ratée. La plaque est vide, le romancier n’a plus qu’à s’affranchir de la mémoire des siècles passés, ou à en faire émerger une autre.

Le roman se construit donc sur une déformation évidente et assumée de la mémoire des faits et ne prend tout son sens que par la manière dont il investit le décalage entre représentations communes et relecture proposée. Il invente, notamment en se glissant dans les espaces vacants de la réalité, rapportée par un narrateur omniscient. Le procédé est plus ou moins évident : il rend compte de lettres déchirées pour les soustraire à la postérité, imagine des rencontres qui n’ont pas eu lieu, focalise son récit sur certaines relations, passe entièrement sous silence certaines autres, par exemple les amitiés de Gauss, etc. L’usage répété du style indirect marque la fréquence du dialogue et place le lecteur au cœur même des événements en train de se dérouler[19]. Nombreux sont les dialogues improbables et les situations qui n’ont aucune chance d’avoir pu être documentées. Dans le même temps, les situations et les personnages remettent sans cesse en cause la fiabilité du souvenir, y compris au plus près des circonstances : ainsi l’anecdote si célèbre de Gauss enfant, parlant pour la première fois afin d’attirer l’attention de son père sur une erreur de calcul est-elle ramenée à un folklore familial, ou, plus fondamentalement, Gauss remarque-t-il que la mémoire de l’individu échappe à toute tentative de cadrage rationnel. On voit dès lors qu’en prenant explicitement et non sans autodérision – manière aussi de rééquilibrer le traitement qu’il fait subir à ses héros – le contrepied d’une mémoire hagiographique, Kehlmann remplace le sérieux historique par le grotesque romanesque[20], la connaissance par l’affabulation, l’intellect par l’affect. Les grands hommes de la science deviennent des marionnettes de leurs pulsions, et la science elle-même une passion désacralisée, compensant des blessures personnelles, capable de faire autant de mal que de bien à l’humanité. Les figures de Humboldt et de Gauss, dépouillées des oripeaux de l’idéalisation, sont des hommes pathétiques, que la mémoire collective aura transfigurés. Le roman, en repeignant le portrait croisé des deux personnages, suggère quelques explications à cette transfiguration.

 

Deux savants et leur science

 

De fait, le roman dresse le portrait de deux savants, personnages détestables, souvent ridicules, vaniteux, égoïstes et solitaires, n’aimant au fond personne. Ils souffrent très tôt de leur déclin physique et intellectuel, et deviennent à la rigueur un peu plus aimables à mesure qu’ils deviennent plus vulnérables ; ainsi, alors que Gauss, conscient très tôt des effets désastreux de la fuite du temps, est affecté d’une tristesse (et d’un rhume) chroniques dès l’âge de 8 ans, il faut attendre la page 265 pour lire une expression à connotation positive de son rapport au monde, et encore, sous forme de négation ! : « L’herbe frémissait, une odeur de terre fraîche flottait dans l’air et Gauss n’aurait voulu être nulle part ailleurs »[21].

D’entrée de jeu, le personnage de Gauss est campé : infantile, se réfugiant dans la pensée magique (il se cache la tête sous l’oreiller pour faire disparaître sa femme importune), replié sur son chez-soi, refusant d’affronter le monde. Il n’est, semble-t-il, attaché qu’à sa mère, et, peut-être, à une prostituée fréquentée assidûment, même après son mariage; il s’intéresse bien davantage aux mathématiques qu’à ses enfants, et c’est au lit de mort de son épouse qu’il songe qu’il va lui falloir se remarier. Lors de la nuit de noces, une idée mathématique s’impose à son esprit au moment décisif, il hésite, et ne résiste pas à la tentation : il s’interrompt pour noter l’idée, après quoi, il revient à son épouse. Celle-ci morte en couches, il se remarie avec son amie pour laquelle il éprouve une aversion à fleur de peau, motivation majeure pour ses travaux de triangulation qui lui permettent de fuir le domicile conjugal.

Gauss est un homme seul, agressif, méprisant, impatient, brutal, notamment avec son fils. Ayant appris très tôt que son intelligence hors du commun risquait de lui attirer l’inimitié du commun des mortels, il est méfiant, toujours tiraillé entre la vanité et la nécessité vitale de rester prudemment en retrait. Il en va de même dans ses rapports avec ses protecteurs nobles, stupides par définition et pourtant en situation de décider de son sort.

Humboldt quant à lui, est encore moins capable d’empathie avec ses congénères. Il se caractérise par sa vanité, son ambition (il veut avant tout être le premier partout) et surtout par son rigorisme moral (« c’est une question de principe », tel est son leitmotiv) qui le rend sourd et aveugle à toute forme de pensée étrangère à la sienne, et cela jusqu’au ridicule. Tout comme Gauss est marqué par sa solitude intellectuelle, Humboldt est déterminé par le rapport de rivalité, fondé sur une haine précoce, avec son frère Wilhelm. L’apogée de sa carrière est constituée par le fameux voyage en Amérique du sud, réalisé en compagnie d’Aimé Bonpland, le Français bon vivant qui permet de faire ressortir les traits bien allemands de Humboldt, car, se hasarde-t-il à dire un jour : « Fallait-il toujours être aussi allemand ? »[22]. Aussi Bonpland ne manque-t-il pas une occasion de rechercher les femmes, alors que Humboldt prétend le lui interdire, au nom d’une morale inconcevable pour son compagnon, et que l’on devine kantienne. Lui-même s’avère du reste masochiste, impuissant et pédophile.

Le voyage en Amérique est présenté comme une véritable torture, et Humboldt n’oublie jamais son public (« veille à ce qu’elle paraisse dans le journal »[23]) ; il semble une prolongation et une amplification de la scène du premier chapitre qui lui est consacré et où il réalise sur lui-même une expérience de galvanisme débouchant sur la prise de conscience de son masochisme. Lors du voyage, les protagonistes ramassent plantes et cailloux, escaladent montagnes et volcans, explorent grottes et jungles, bravent mille dangers, animaux sauvages, tribus anthropophages, tombent malades de mille façons, bref sont en permanence aux limites du supportable, et Humboldt est bien entendu le moteur, forçant Bonpland et leurs accompagnateurs temporaires, à le suivre dans des situations dont ils ne réchappent que par miracle.

Ce que Gauss et Humboldt ont en commun, c’est leur fatuité et leur mépris pour le commun des mortels, plus évidents chez Gauss, parce que, d’origine modeste, il l’exprime davantage : il traite de crétin ou d’idiot qui ne le comprend pas immédiatement, les puissants comme les étudiants dont il dépend pourtant financièrement, alors que Humboldt, adulé et baron, généralement en situation de force du point de vue social, exprime différemment son sentiment de supériorité : il porte l’uniforme prussien, il fait des allusions qu’il veut discrètes à ses relations privilégiées avec le roi, il prend soin de ne pas laisser Bonpland lui ravir la vedette etc. Mais l’excellence scientifique n’a qu’un temps, et l’âge venant, nos (anti)héros sont dépassés par les progrès qu’ils ont eux-mêmes suscités. Ainsi, Gauss entend-il Weber lui dire ce que lui-même répondit en sa jeunesse à un autre : « il n’était pas n’importe qui »[24]; Humboldt lors de son voyage en Sibérie se fait rabrouer par les savants qui l’accompagnent et lui font comprendre que ses méthodes sont dépassées.

De Gauss, le roman retient surtout les inspirations géniales : l’écriture, marquée par la rapidité du rythme et les accumulations, contribue à donner de lui l’image d’un homme à qui les idées viennent dans les moments les plus inattendus, et en abondance, la plupart du temps d’ailleurs dans des moments de vulnérabilité : durant une rage de dents ou durant la nuit de noces. Le choix des mathématiques est déterminé par une nécessité qui s’impose à lui ; l’œuvre majeure est écrite d’une traite, comme dans une transe créatrice; ne resteront dans le souvenir que les traces de l’effort consenti. Gauss est un scientifique hors du commun, en vertu d’une sorte de don quasi pathologique, voisin de la double vue ; dans le portrait qui en est brossé, il n’y a guère de place pour la collecte des faits, le travail minutieux et suivi, les collaborations et amitiés scientifiques, le bonheur rencontré dans le travail ou la continuité de ce travail.

La science de Humboldt, complémentaire autant qu’antagonique de celle de Gauss, est encore plus « stylisée » : Humboldt – présenté lui-même comme une expérimentation, une marionnette de la pensée goethéenne – est véritablement boulimique, animé d’un besoin de collectionner un maximum de faits. Sa science se caractérise moins par son intelligence que par son caractère obsessionnel, pratiquée avec une rigidité toute prussienne, alors même qu’il a quasiment oublié son allemand (une allusion, récurrente et ironique, à son duel avec son frère, dont on sait qu’il a tenté de penser le lien entre l’identité et la langue). Ce sont de toute évidence ses pulsions les plus intimes qui déterminent sa frénésie de découverte. Sadique autant que masochiste, il refoule ses désirs troubles derrière ses principes, les idéaux weimariens qu’il prétend délivrer au monde.

Le masochisme de Humboldt est loin d’être un phénomène idiosyncratique, relevant de la seule structure de personnalité d’un individu : c’est le scientifique de manière générale, la science elle-même qui entretient un rapport particulier à la souffrance, comme le constate Gauss de son côté[25]. Elle est le fait d’individus impuissants à vivre, d’une pauvreté affective, voire d’un autisme caractérisés. Ces deux individus ne sont du reste que des révélateurs. Mieux que le daguerréotype qui n’en est qu’à ses débuts, ils fixent les traits distinctifs de la connaissance : science et vie s’excluent l’une l’autre. Du reste, la science ayant vocation à être dépassée, la course à la découverte est condamnée d’avance. Elle est également asociale. On songe à l’arrogante naïveté avec laquelle Humboldt met son savoir au service du colonisateur Jefferson, absolument inconscient de l’usage que celui-ci va ou peut en faire.

Gauss et Humboldt suivent eux-mêmes deux trajectoires opposées, le premier méprisant sans retenue l’agitation vaine de la collecte des faits qu’incarne pour lui Humboldt, alors que ce dernier n’a aucun sens de l’abstraction mathématique. L’intérêt qu’il lui porte est essentiellement lié au bénéfice symbolique qu’il sait pouvoir en tirer en termes de renommée. Ils ne parviennent à une sorte de complicité affective qu’à la fin de leur parcours, se prenant en pitié réciproquement alors que leurs forces et leur aura sont sur le point de décliner définitivement. Ainsi incarnent-ils tous deux une science pour le moins décevante, et ce, d’autant plus que le dernier mot revient à Eugen, prêt à s’ouvrir au bonheur de l’individu moyen, loin d’une Allemagne détestable.

Car Humboldt surtout représente également la culture allemande, plus précisément l’idéalisme allemand, Weimar et Kant, sa fatuité, son rigorisme, son ignorance. À l’évocation de Goethe, « Gauss demanda si c’était l’âne qui se permettait de corriger la théorie de Newton sur la lumière. »[26] Mais l’épisode le plus emblématique est certainement la visite rendue à Kant par le jeune mathématicien, avide de lui présenter son intuition concernant la possibilité de la géométrie non euclidienne. Kant, entièrement sénile, parle de saucisse[27] et d’étoiles, en d’autre termes, il affirme, voire incarne ce qui peut se lire comme la trame même du roman : l’indifférence absolue des points de vue, le relativisme complet de toute connaissance. Humboldt formule cela en termes plus explicites à la fin du roman, au moment même où il reçoit une décoration des mains du tsar : « Humboldt l’assura en hâte qu’il lui avait simplement dit de ne pas surestimer les résultats d’un scientifique, un savant n’était pas un créateur, il n’inventait rien, ne conquérait aucun pays, ne cultivait pas de fruits, ne semait rien et ne récoltait rien non plus, et d’autres lui succéderaient qui en sauraient plus que lui, puis d’autres qui en sauraient davantage encore, jusqu’à ce que tout sombre à nouveau. »[28]

 

La fin des grands hommes

 

L’article de Kurt-R. Biermann évoqué plus haut nous livre une trace du processus de purification de la mémoire. On y voit l’image idéalisée de Gauss et de Humboldt en train d’être peaufinée. Le roman de Kehlmann semble faire le chemin inverse, en remettant au premier plan tout ce que l’hagiographie a pu refouler ou gommer. Cependant, il va bien au-delà, faisant du cliché et de la caricature systématiques ses instruments de prédilection. On peut le lire comme un divertissement plaisant, ou comme le renversement d’un mythe. On peut également le lire comme le roman du ressentiment. La dérision à laquelle l’auteur soumet la mémoire de ces illustres personnages de la science du XIXe transforme de préférence leurs travers en turpitudes, leur curiosité pour les sciences en manies égoïstes et paraît globalement plus proche du règlement de compte que du jeu carnavalesque. Les marionnettes hargneuses et égocentriques, aveuglées par les pulsions les plus inavouables, que nous voyons s’agiter dans leur quête vaine, permettent au lecteur de prendre sa revanche sur deux siècles d’admiration (et ce d’autant plus aisément que sa mémoire ne contient plus, à vrai dire, trop de traces des personnages historiques). La science qui promit à l’humanité progrès et bonheur et ne semble lui apporter qu’inquiétudes et menaces ne serait-elle que l’œuvre trompeuse d’acteurs qui, après avoir prétendu s’élever au-dessus du commun des mortels, s’avèrent à y regarder de plus près humains, trop humains ? Dès lors, la voie est ouverte pour la revanche de l’homme ordinaire, le sympathique Eugen, prêt à trouver son bonheur avec la sœur de l’associé de rencontre, pas très jolie mais bonne cuisinière.

Cependant, Gauss et Humboldt ne sont pas vilipendés uniquement pour leurs prétentions scientifiques. Le traitement auquel les soumet le roman vise aussi deux Allemands, deux protagonistes en vue du fameux siècle de Goethe. Humboldt, confronté aux sacrifices humains des Aztèques, s’exclame : « Un tel degré de civilisation et une telle cruauté […] Quelle association ! Tout le contraire, pour ainsi dire, de ce que représentait l’Allemagne. »[29] L’allusion aux crimes nazis est transparente et discrédite définitivement le Prussien suffisant et ses prétentions récurrentes à une supériorité morale. On pourrait s’interroger sur la validité de la procédure (l’attaque, sous cet angle, contre l’idéalisme allemand n’est pas neuve !), ou sur la pertinence du choix des personnages retenus. Humboldt est-il vraiment, au vu de ce que l’histoire nous en a transmis, le personnage le plus approprié pour un tel règlement de comptes ? A moins que le contrepied pris systématiquement par rapport à cette tradition ne soit une manière d’affirmer la profondeur du soupçon qui pèse désormais sur toute exceptionnalité ? A moins encore que le roman de Kehlmann ne soit en réalité qu’un symptôme du présentisme dont parle François Hartog. Au fond, qu’importent Gauss et Humboldt ? Ils ne seraient pour l’essentiel que des noms, détachés de leur mémoire, au service de celle de l’auteur des Arpenteurs du monde : « Ce ne sont plus les plongées vers les origines ni la recherche (et donc la défense) d’un génie national qui sont à l’ordre du jour, mais, à partir du sujet individuel, la mémoire, le patrimoine, l’identité : ma mémoire, ce qui pour moi est patrimoine, mon identité, maintenant. »[30]

 

 




[1] Jean-Paul Duviols, Charles Minguet, Humboldt, savant-citoyen du monde, Paris, Gallimard, 1994.

[2] Herbert Meschkowski, Von Humboldt bis Einstein, Berlin als Weltzentrum der exakten Wissenschaften, München, Zürich, Piper, 1989, p. 71.

[3] J.-P. Duviols et C. Minguet, Humboldt, savant-citoyen du monde, op. cit., p. 60-61.

[4] H. Meschkowski, Von Humboldt bis Einstein, op. cit.

[5] Cf. par exemple Chaim Selig Slonimski, Zur Freiheit bestimmt, Alexander von Humboldt – eine hebräische Lebensbeschreibung, traduit de l’hébreu par Orna Carmel, édition réalisée par Kurt-Jürgen MaaíŸ, Bonn, Bouvier, 1997.

[6] L’ouvrage mentionné à la note précédente contient un essai de Peter Honigmann, Humboldt und die Juden, dans lequel est évoqué également le désaccord de Humboldt avec Gobineau, qui lui envoya les deux premiers tomes de son Essai sur l’inégalité des races humaines. Humboldt parle à cet égard de « la distinction désolante de races supérieures et inférieures. »

[7] Philippe Descola, Leçon inaugurale au Collège de France, faite le jeudi 29 mars 2001.

[8] G. Waldo Dunnington, Carl Friedrich Gauss. Titan of science, The mathematical Association of America, 2004 (1ère éd. 1955).

[9] Amy Dahan-Dalmedico, Jeanne Peiffer, Une histoire des mathématiques, Routes et dédales, Paris, Seuil, 1986, p. 112.

[10] Amy Dahan-Dalmedico, auteure d’une contribution à un dossier hors-série consacré aux mathématiciens, publié par Pour la science en janvier 1994, surmontait son article sur Sophie Germain du chapeau suivant : « Sophie Germain, première mathématicienne française, a lutté pour conquérir, dans la communauté scientifique, une place correspondant à son talent. Pourtant, selon Gauss, l’arithmétique avait trouvé en elle un « ami habile » ».

[11] Lettre du 30 avril 1807, citée dans le cahier « Gauss, Prince des mathématiques », Les génies de la science, Pour la science, N°36, août-octobre 2008, p. 55.

[12] Biermann publia en 1990 un volume d’extraits de la correspondance de Gauss : Kurt-R. Biermann, Carl Friedrich GauíŸ, Der « Fürst der Mathematiker » in Briefen und Gesprächen, München, C.H. Beck, 1990.

[13] Kurt-R. Biermann, « Zum Verhältnis zwischen Alexander von Humboldt und Carl Friedrich Gauss », Wissenschaftliche Zeitschrift der Humboldt Universität zu Berlin, Jg. VIII (1858/59) Nr. 1.

[14] Ibid., p. 130, résumé en français de la contribution de Biermann; son article s’appuie largement sur les correspondances, et notamment sur des lettres alors inédites.

[15] Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Arles, Actes Sud, 2006, p. 7.

[16] Ibid., p. 9.

[17] Ibid., p. 219.

[18] Ibid.

[19] Ottmar Ette se gausse de ce qu’il considère comme un abus de ce procédé. Ottmar Ette, « Nach der Kehlmannisierung », in Hartmut Hecht, Regina Mikosch, Ingo Schwarz, Harald Siebert, Romy Werther (ed.) Kosmos und Zahl, Beiträge zur Mathematik- und Astronomiegeschichte zu Alexander von Humboldt und Leibniz, Franz Steiner Verlag, 2008.

[20] Cf.  le compte rendu de lecture Michel Piersens dans la revue Alliage, Où va la science, n° 61, décembre 2007, p. 92-93.

[21] Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, op. cit., p. 265. Traduction modifiée.

[22] Ibid., p. 78.

[23] Ibid., p. 50.

[24] Ibid., p. 242.

[25] Ibid., p. 153.

[26] Ibid., p. 156.

[27] « Wurst » signifie certes saucisse, mais aussi : « c'est égal ».

[28] Ibid., p. 288.

[29] Ibid., p. 205.

[30] François Hartog, Anciens, modernes, sauvages, Paris, Le Seuil, 2005, p. 23.

Françoise Willmann
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