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La naturalisation de l’économie dans le roman du XIXe siècle

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Avancer que l’économie obéit à des lois aussi générales et incontestables que la loi de la gravitation consiste à l’envisager comme une nature, à la soustraire ainsi à l’arbitraire du prince, en même temps que l’on fonde une science économique distincte, conçue sur le modèle des sciences physiques. Ce sont les physiocrates qui, dans le troisième quart du XVIIIe siècle, formulent cette conception de la manière la plus nette, en préconisant « que la nation soit instruite des lois générales de l’ordre naturel qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait[1] » et en fixant du même coup le périmètre économique du souverain, garant de la propriété[2] mais par exemple dissuadé de toute intempérance fiscale[3]. Cependant, il y a naturalisation de l’économie dès lors qu’on est tenté d’appliquer aux phénomènes sociaux d’une part le protocole de l’observation médicale et l’analogie avec l’organisme, comme le fait le médecin William Petty un siècle auparavant, d’autre part les lois générales de la physique et l’analogie avec le mouvement céleste, comme le fait John Locke ami de Newton[4], l’organique et le mécanique étant deux acceptions de l’ordre naturel. Ainsi, la position universaliste qui au XVIIIe siècle conçoit l’économie comme une nature obéissant à des principes généraux que la science économique doit mettre en évidence, est une conception ancrée dans le siècle précédent en même temps qu’elle est aux fondements du libéralisme et de l’économie classique : si la théorie de la main invisible et le « capitalisme utopique » s’imposent face aux théories du contrat social[5], c’est parce que la naturalité de l’intérêt apparaît fondatrice d’un équilibre optimal de la société, l’économie proposant une théorie de l’harmonie indépendante des errements de l’univers politique. Ainsi, quoique le XIXe siècle français oscille entre révolution et réaction, entre république, monarchie et empire, c’est avec une belle constance que l’économiste affirme l’existence d’un ordre naturel de l’économie quasi-indépendant des régimes. Le « Discours préliminaire » qui ouvre le Traité d’économie politique de Jean-Baptiste Say en 1803 traverse le siècle pour réapparaître presque sans une ride sous la plume de l’économiste et ministre Yves Guyot dans l’introduction de son ouvrage La Science économique en 1881[6] : « [les lois générales de l’économie] dérivent de la nature des choses, tout aussi sûrement que les lois du monde physique : on ne les imagine pas, on les trouve ; elles gouvernent les gens qui gouvernent les autres, et jamais on ne les viole impunément[7]. »
 
Si la question des lois naturelles de l’économie a récemment intéressé les historiens de la pensée économique[8], c’est bien sûr parce qu’elle leur apparaît comme ce que Kenneth Burke appelait (d’après Bentham) « an eulogistic covering », une reformulation méliorative en forme de métaphore manipulatoire[9], mais aussi parce qu’elle interroge les fondements méthodologiques de la discipline, à l’heure où le discours économique est accusé de constituer une pensée unique et où la presse se voit parfois reprocher de relayer l’autoportrait du marché en évidence. D’abord, avancer que l’économie obéit à des lois générales aussi imparables que l’attraction gravitationnelle, c’est croire à la validité atemporelle d’un paradigme dont la physique montre aujourd’hui justement les limites : l’épistémologie de l’économie souligne le risque que la discipline, obsédée par le modèle des sciences dures, se retrouve ironiquement seule à croire en une loi désormais mise à mal dans son champ originel[10]. Ensuite, défendre la thèse des lois naturelles de l’économie, c’est refuser l’analyse circonstancielle, le relativisme, ou l’historicisme dont participe par exemple la pensée de contemporains des physiocrates comme Montesquieu ou Steuart[11] : toute tentative de dire la diversité des sociétés, des climats et des régimes d’échange, ou bien toute tentative de dire que les lois de l’économie ne se vérifient que localement et exceptionnellement – par exemple que la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say ne s’est vérifiée que dans les usines Ford au début du XXe siècle[12]apparaissent aux tenants des lois naturelles comme des erreurs de myope. On le voit bien lorsque Jean-Baptiste Say explique, dans le « Discours préliminaire » au Traité d’économie politique – dont la version princeps de 1803 est sur ce point la plus expressive –, que l’économie politique étudie les « faits généraux », qui « sont le résultat de l’action des lois de la nature dans tous les cas semblables » et des « faits particuliers » qui « sont aussi bien le résultat de l’action des lois de la nature, car elles ne sont jamais violées, mais (…) le résultat d’une ou de plusieurs actions modifiées l’une par l’autre »[13]. C’est l’exemple célèbre du jet d’eau, qui exprime l’idée que l’apparente exception à la loi de la gravité peut en recouvrir au contraire la confirmation, « Le fait particulier d’un jet d’eau est un effet où les lois de l’équilibre se combinent avec celles de la pesanteur, sans les détruire[14] ».
 
Parenthèse : nous pourrions refaire toute l’histoire intellectuelle des lois naturelles de l’économie à travers des métaphores aquatiques de cet acabit, parce que l’eau, en même temps qu’elle signifie la fertilité, permet de dire conjointement la diffusion et la gravitation universelles, la soumission du divers à un seul et même principe. Cette histoire commencerait avec la notion de « cours naturel du commerce » chez Davenant, qui suppose que l’activité marchande est comme une rivière qui trouve naturellement son lit[15]. Elle en passerait par l’image du jet d’eau de Say, mais aussi par le motif de la chute d’eau, qui ponctue la réflexion de Michel Crouzet[16] lorsqu’il rappelle comment les saint-simoniens et autres voyageurs au XIXe siècle ont observé le génie déployé par les Américains pour tourner la nature en utilité, pour exploiter la force motrice du torrent, du fleuve ou de la cataracte : qu’on redoute ou non cet utilitarisme forcené, le cours d’eau appelle l’exploitation économique, tel le torrent de Verrières qui se jette dans le Doubs après avoir entraîné la scie du père Sorel et les marteaux de la fabrique de clous Rênal. Du reste, le goût de la confrontation avec la nature et de la domestication économique des éléments n’est pas seulement anglo-américain : on le trouve aussi dans le « Discours préliminaire » au Traité de Say. L’économie politique déploie ici un art de la transition : c’est en partant de ce que lui donne la nature que l’homme produit des utilités ; certes l’économie n’est pas une création, elle est une production ; mais cette production s’appuie à tout moment sur le concours physique de la nature ; la puissance de l’eau en son lit vient seconder l’activité, comme s’il n’y avait pas de solution de continuité entre l’ordre naturel et l’ordre économique. Notons que l’eau courante, forme primitive de l’énergie, moteur naturel du capital technique, servira tout aussi bien à dire la circulation du capital financier. C’est visiblement une métaphore éculée qu’exploite Jules Vallès lorsqu’il écrit en 1857 dans son manuel ironique du boursier : « le Capital devenu sensible, mobilisé, canalisé, si l’on peut parler ainsi, a roulé sur le lit de la Bourse, comme un fleuve nouveau arrosant sur sa route la terre ingrate et dure, rivière aux mille bras dont chaque flot est utilisé, sans qu’une goutte soit perdue, une molécule égarée[17]. » Zola reprendra cette métaphore circulatoire dans L’Argent, de même que le boursier Jules Verne donnera une acception financière à la liquidité qu’il exalte[18] (mais nous glissons déjà ici des métaphores de l’économiste à celles du romancier).
 
Le naturalisme économique, de Jean-Baptiste Say à Gustave de Molinari
Que le second XIXe siècle français soit un moment éminent du débat sur les lois naturelles de l’économie ne fait guère de doute. Il n’est besoin pour s’en convaincre que de lire la manière dont Yves Guyot résume les enjeux de la discipline économique dans l’introduction de La Science économique en 1881 (ou dans le tiré à part de l’introduction de 1887). Républicain fervent, directeur du Bien public à l’époque où Zola y fait paraître L’Assommoir, puis directeur du Voltaire, du Siècle et du Journal des économistes, député radical de la Seine en 1885 puis ministre des Travaux publics au tournant des années 80 et 90, Yves Guyot commence le livre Ier de son ouvrage par trois ou quatre pages de citation du « Discours préliminaire » au Traité de Say auxquelles il estime qu’« il n’y a presque rien à reprendre » (elles contiennent les versions revues des passages que nous avons évoqués). L’introduction à la deuxième édition de La Science économique[19] commence par une attaque en règle contre le colbertisme : c’est face à ce système protectionniste, corporatiste, policier et somme toute anti-naturaliste (puisque Guyot met sur le même plan l’économie dirigée et la copie académique qui refuse de « regarder la nature[20] ») que s’est constituée la théorie des lois naturelles de l’économie. « A l’ordre factice dont nous avons décrit les grandes lignes, les économistes voulurent substituer l’ordre dérivant des lois de la nature », écrit Guyot au moment de présenter les thèses physiocrates[21]. La virulence du propos suggère que la lutte contre l’esprit colbertiste se perpétue à la fin du XIXe siècle sous d’autres formes : c’est premièrement une lutte contre l’esprit bonapartiste en économie, c’est-à-dire contre un dirigisme économique fait de conservatisme et de protectionnisme ; c’est deuxièmement une lutte contre le réformisme à la mode des Kathedersozialisten (« socialistes de la chaire ») belges et allemands, qui ont certes en commun avec le radical Guyot de refuser l’idée marxiste de révolution, mais qui s’opposent nettement à la théorie des lois naturelles de l’économie en rabattant ce naturalisme sur le pur et simple darwinisme. Albert Schaeffle, que lit Zola en composant L’Argent, et surtout Émile de Laveleye, qu’il lit en préparant Germinal, s’en prennent explicitement à la notion d’« ordre naturel » puisque celui-ci s’avère injuste[22]. Laveleye cite le professeur de Tübingen Gustav von Schönberg pour qui « le socialisme a forcé l’économie politique à reconnaître qu’elle n’est pas simplement la science naturelle de l’égoïsme humain, mais qu’elle doit formuler un système de gestion morale des intérêts sociaux[23] ». Pour les Kathedersozialisten, il faut préférer la loi débattue dans les parlements à la loi naturelle des économistes. Autre cible d’un homme comme Guyot, naturellement, la doctrine marxiste, qui ne reprend l’idée des lois naturelles de l’économie que pour les circonscrire au capitalisme, promis par-là à la destruction : véritable ironie consistant à accepter le mécanicisme de ces lois mais en leur donnant une validité relative et négative, ce qui fait du capitalisme une bombe à retardement.
 
C’est contre Marx qu’écrivent les « socialistes de la chaire », parce que son déterminisme laisse trop peu de place à l’initiative des hommes. C’est contre les « économistes » qu’ils affirment que la répartition des richesses dépend non d’un ordre naturel mais « des coutumes et des lois », « que ces lois ont varié aux différentes époques, et que par conséquent, une application plus rigoureuse de la justice peut les améliorer »[24]. Enfin, c’est aussi bien contre Marx que contre ce réformisme, ce relativisme et cet historicisme du socialisme modéré qu’un homme comme Gustave de Molinari publie Les Lois naturelles de l’économie politique[25] au milieu des années 1880. Si bien que les vingt dernières années du XIXe siècle français semblent concentrer les questions qu’agite l’histoire de la pensée économique lorsqu’elle oppose la genèse de la notion de lois naturelles de l’économie politique (de William Petty à Say, en passant par Cantillon, Boisguilbert, Quesnay et Dupont de Nemours) au développement de l’argument relativiste et historiciste (chez Hume, Montesquieu, Rousseau, Stuart et jusque chez Keynes)[26]. Il est intéressant d’en passer par Molinari pour comprendre comment on formule les lois naturelles de l’économie[27] à la fin d’un siècle où les crises et les déséquilibres ont paru démentir le libéralisme théorique du XVIIIe siècle, où Manchester et les krachs ont rendu évanescente la notion de « doux commerce ». Molinari pose une créature humaine soumise à la douleur et au plaisir et exposée à des besoins. Satisfaire un besoin suppose d’arbitrer entre la jouissance attendue de cette satisfaction et la peine qu’occasionne le moyen d’y parvenir. Naturellement enclin à minimiser sa souffrance et maximiser son plaisir, c’est-à-dire à se soumettre à une première loi qui est la « loi d’économie des forces », l’homme entre dans la division du travail, c’est-à-dire dans un régime d’association qui lui permet de produire à moindre effort ce à quoi il est le plus apte, ainsi que dans un régime d’échange, puisqu’ayant renoncé à être polyvalent il a besoin du produit des autres. Dès lors qu’il y a échange s’exercent la « loi de la concurrence », qui élimine les plus faibles producteurs d’utilité, et la « loi de progression des valeurs », qui ajuste production et consommation autour du prix déterminé par l’offre et la demande. Et ainsi de suite : de manière imparable, c’est toute l’économie qui peut être résumée non par un raisonnement tabulaire, qui donnerait prise à une objection réformiste partie par partie, mais par une inférence linéaire qui fait de l’ordre économique dans son entier le déploiement d’un récit fondé sur les catégories originelles incontestables du plaisir et de la peine. Molinari ne fait pas un tableau économique ; il n’esquisse pas un circulus ; il propose une généalogie mécaniste de l’ordre comme de la discipline économiques.
 
Cela ne signifie pas que l’école des lois naturelles soit unanime et que les romanciers du XIXe siècle soient exposés à un discours monolithique. L’école libérale française, dite optimiste, dont la généalogie dix-neuviémiste irait de Say à Molinari en passant par Bastiat[28], fait justement son tri dans l’éventail des lois proposées : le principe de population de Malthus, la loi de Ricardo sur la baisse tendancielle du taux de profit, la « loi d’airain » formulée par Lassalle, qui tient étroitement aux précédentes et dit l’impossibilité que le salaire de l’ouvrier s’élève durablement au-dessus du salaire de subsistance (puisque l’offre de bras motivée par cette embellie pèsera nécessairement sur le niveau des salaires), sont autant de déterminismes pessimistes que réfute l’école française (elle n’est pas la seule bien sûr), pour laquelle ce sont d’abord les entraves étatiques qui sont destructives. Lorsqu’un économiste acquis aux lois naturelles refuse une loi, ce sera donc en prouvant qu’elle est insuffisamment démontrée : dans La Science économique, Yves Guyot introduit un chapitre sur « La valeur de l’homme » dans lequel il signale une « omission de Malthus » ; dans l’introduction à la 2e édition de l’ouvrage, il dément les projections pessimistes de Malthus et Ricardo[29]. Inversement, Guyot refuse énergiquement que l’on voie les économistes comme « des sortes de Pangloss qui trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Il estime au contraire que « l’économiste digne de ce nom » est quelqu’un qui « s’acharne (…) à supprimer les privilèges artificiels et à revendiquer les droits méconnus », qui « ne demande que la justice »[30]. Et c’est par là qu’on peut être à la fois tenant du naturalisme économique et député radical en 1885, par détestation des positions dominantes et par ambition de progrès social. On discerne aussi la limite de ce naturalisme lorsque Guyot, par ailleurs auteur d’un livre sur les crises commerciales qui a servi de source documentaire pour Germinal, résume les théories de Clément Juglar sur le caractère cyclique des crises (autre médecin que Juglar, autre naturalisme que cette explication endogène des crises par l’excès de prospérité[31]). Guyot prend ses distances avec les « apologistes[32] » des crises, car c’est encore faire preuve de malthusianisme que de voir dans celles-ci l’occasion d’une « purgation[33] » qui débarrasserait le marché de ses éléments impurs ou excédentaires, en risquant d’accréditer l’idée que l’économie politique est décidément une « science du lugubre[34] ». On croit voir que le naturalisme économique d’un Guyot s’arrête où commence le darwinisme, en tout cas que la possibilité de cet amalgame lui est intolérable.
 
L’herméneutique romanesque des lois naturelles de l’économie
La question, géante et pataude, est de savoir en quoi le roman français du XIXe siècle pourrait être informé par cette conception d’un ordre naturel de l’économique (la question étant en vérité d’imaginer comment il aurait pu ne pas l’être ; ou bien en quoi le paradigme des sciences naturelles s’impose à la fois au roman à partir de Balzac et à la science économique nouvelle). On voit bien pourquoi le débat sur l’optimisme ou le pessimisme des lois naturelles de l’économie peut introduire cette question. Stendhal est fasciné par la thèse lugubre de l’Essai sur le principe de population, que tout oppose a priori à la chasse au bonheur : cette intrusion de l’économiste dans l’amour et la chair « l’a frappé par son audace et son pessimisme logique », écrit Michel Crouzet, « elle a séduit manifestement le pessimisme de Stendhal »[35]. Zola, après avoir achevé le roman de l’écrasement du petit commerce qu’est Au Bonheur des Dames et au moment de préparer Germinal, tombe sur les lignes d’Émile de Laveleye qui assimilent économie orthodoxe, naturalisme et darwinisme[36]. Zola encore, au moment de son tournant utopique, lit sous la plume de Francesco Saverio Nitti (tenant de la détermination économique et sociale de la natalité) que « la théorie de Ricardo sur le revenu a autant d’adversaires que de défenseurs ; la loi d’airain de Lassalle à propos des salaires est répudiée aujourd’hui même par les socialistes ; l’hypothèse de Malthus est démentie par tout un siècle de recherches etc.[37] ». C’est dire que le déterminisme des lois naturelles enjoint d’emblée le romancier-lecteur à situer le discours de son roman : les lois sont acceptées ou refusées, et ce refus ou cette adhésion contribuent à configurer la fiction. C’est tout le régime de réalisme et d’invention du roman qui se trouve par-là interrogé, son rapport à la généralité ou à l’exception : qu’est-ce qui fait loi dans le roman, qu’est-ce qui s’y élabore comme dérogation ?
 
Se pose apparemment un problème de proportion caractéristique de la vieille étude des influences : que Stendhal ait parcouru les onze premiers chapitres du Livre Ier de La Richesse des nations de Smith et peut-être les trois premiers du Livre IV, que Flaubert ait lu les pamphlets de Bastiat (lesquels exactement ?), que Zola ait eu connaissance à travers Émile de Laveleye de la notion de lois naturelles de l’économie ou à travers Yves Guyot des travaux de Clément Juglar, voilà qui ne préjuge pas d’une emprise particulière de l’économie sur des monuments romanesques nourris de bien d’autres savoirs et bien d’autres lectures. Mais il existe, pour suivre Foucault, une profonde analogie entre la réforme théorique de l’économie au tournant des XVIIIe et XIXe siècles et celle – pour conserver le corpus des Mots et les choses – des sciences naturelles et de la philologie : elle réside dans le fait majeur que désormais, « la représentation a perdu le pouvoir de fonder, à partir d’elle-même, dans son déploiement propre et par le jeu qui la redouble sur soi, les liens qui peuvent unir ses divers éléments[38] ». Parmi les représentations, le roman en particulier éprouve le caractère étranger de ces « liens » du social, indépendants des ressorts jusqu’alors utilisés par lui : après avoir été émanation de l’ordre universel, le roman devient herméneutique d’une complexité dérobée. C’est que désormais, « retirées vers leur essence propre, siégeant enfin dans la force qui les anime, dans l’organisation qui les maintient, dans la genèse qui n’a cessé de les produire, les choses échappent, en leur vérité fondamentale, à l’espace du tableau… ». Foucault, en expliquant la succession des épistémès, en niant au passage l’idée d’un progrès du savoir économique (il s’emploie par exemple à montrer que la définition subjective et walrassienne de la valeur se trouve déjà comprise dans l’analyse classique[39]), donne une valeur de pivot au discours d’Adam Smith (puis de Ricardo) sur le travail. Ouvrir La Richesse des nations sur la division du travail (ces pages mêmes que Stendhal a lues attentivement, aussi attentivement que le chapitre sur la fixation des salaires), c’est introduire d’emblée l’idée – différente de celle qui est contenue dans le naturalisme des physiocrates, souligne Foucault – que l’ordre économique repose sur des pondérations ou des rapports algébriques intrinsèques, désormais proposés à une investigation difficile et peut-être infinie : « Ce qui hiérarchise les choses dans les mouvements continus du marché, ce ne sont pas les autres objets ni les autres besoins ; c’est l’activité qui les a produites et qui, silencieusement, s’est déposée en elles ; ce sont les journées et les heures nécessaires à les fabriquer, à les extraire, ou à les transporter qui constituent leur pesanteur propre, leur solidité marchande, leur loi intérieure et par là ce qu’on peut appeler leur prix réel…[40] ». Dans l’économie qui intéresse Stendhal comme dans l’anatomie comparée ou l’évolutionnisme qui intéressent Balzac, la logique des « liens », la « loi » des choses, se trouve désormais « à l’extérieur de la représentation », et c’est peut-être cet « arrière-monde », définition en quelque sorte algébrique du réel, que les romanciers voient se déployer furtivement dans le discours des économistes[41]. L’ordre économique apparaît désormais comme une immanence qui lance un défi à la représentation. Et cela est indissociable de la refondation du réalisme. Le roman devient l’herméneutique de la loi silencieuse des choses[42].
 
Si Stendhal achète et lit Smith, Malthus ou Say entre 1805 et 1810, ce n’est donc pas simplement dans l’objectif d’impressionner son cousin Daru ou de faire un bon auditeur au Conseil d’Etat, et ce n’est pas seulement pour prolonger un utilitarisme érigé en corollaire du « connais-toi toi-même » des Grecs et des Idéologues : c’est parce qu’il y a dans ce corpus, tout particulièrement dans l’Essai sur le principe de population, quelque chose de vigoureusement logique et allogène qui interroge désormais toute possibilité de représentation. Si Flaubert lit les pamphlets de Bastiat dans les années 1850, ce n’est pas seulement parce que cela est drôle, que Flaubert est libre-échangiste, que l’œuvre pamphlétaire de Bastiat a l’allure d’un fablier des idées reçues, que la bêtise des parlementaires en ressort grossie, etc., mais aussi parce qu’il y a décidément en économie « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas[43] » et que l’économiste prend l’envergure d’un révélateur des choses cachées depuis le commencement du monde. Enfin si Zola s’arrête sur les lignes de Laveleye dénonçant le naturalisme optimiste des économistes, ou bien sur les lignes de Nitti récusant les lois pessimistes de l’économie, c’est parce qu’il est un apprenti socialiste qui éprouve toujours le besoin de s’appuyer sur une logique endogène, au besoin darwiniste, du progrès économique.
 
Il y a une belle expression qu’utilise Marcel Gauchet dans sa préface aux écrits politiques de Benjamin Constant, à propos du rapport des libéraux du début du XIXe siècle à l’idée d’autorégulation de la sphère économique[44]. Il vient de citer Paine, lequel décrit la communauté des commerçants en expliquant que « l’intérêt commun règle leurs affaires et forme leurs lois » et que « les lois faites par l’utilité commune ont plus d’influence que celles du gouvernement »[45]. Il donne plus loin une définition frappante de la main invisible, « cette matérialisation idéale d’un foyer de cohérence installé au cœur des activités humaines et néanmoins à l’abri de la saisie d’aucun homme en particulier, et faisant dépendre la coexistence globale d’un procès anonyme, impossible par nature à imputer ou référer à une quelconque subjectivité[46] ». Et entre-temps, Marcel Gauchet énonce la perception de l’autorégulation du marché par les libéraux comme « l’énigme advenue d’un ordre se faisant, d’existence indubitable, mais ne dépendant de personne, bien que créé par les hommes, résultant de leurs entreprises et en permanence agi par eux [47]». « Un ordre se faisant » ; cette définition de l’autorégulation de l’économique à travers une forme pronominale désigne bien tout ce que tentent d’approcher les catégories de l’économie politique et tout qui s’offre du même coup au roman comme une gageure : une pronominalisation de l’économie qui en fait quelque chose d’étranger alors qu’elle est pétrie de nos besoins, quelque chose de violemment ironique qui est un ordre constitué de notre liberté, quelque chose d’autonome dont les lois restent à formuler complètement. Cette pronominalisation, c’est ce que les économistes donnent à lire comme une nature. Stendhal poussait l’utilitarisme à ses limites[48] ; Balzac élaborait une stochastique des « passions » et des « intérêts » ; Zola écrivait que « l’hérédité a ses lois, comme la pesanteur[49] ». Mais ces dispositions se ressemblent parce qu’elles sont toutes nourries d’une interrogation sur la possibilité d’un ordre naturel libéré par le désordre révolutionnaire, peut-être identique à celui qui est détecté par l’économie politique. Dans son Histoire du roman moderne, Albérès, que nous savons enclin à décrire le roman du XIXe siècle comme une parenthèse documentaire aliénante dans l’histoire d’un genre fondamentalement intimiste, ironise (ou presque) sur la propension qu’a eue le roman du siècle de Marx à rêver qu’une « volonté » meut l’Histoire et à fonder le réalisme sur ce rêve. Mais lorsqu’il écrit que « nous craignons aujourd’hui que, s’il existe un mécanisme des sociétés, il devance en rapidité l’intelligence humaine, et la broie avant qu’elle ait eu le temps de le connaître et de le définir » ; lorsqu’il ajoute que « Balzac ne pensait sans doute pas autrement, ni Dickens ni Hugo » et qu’« ils donnèrent au roman la fonction royale qui consiste à régner, au nom de l’esprit, sur la réalité sociologique »[50], il nous semble bien désigner ce qu’a pu être la position des romanciers du XIXe siècle devant l’économie politique (qu’ils l’aient lu ou non, qu’ils lui aient préféré les sciences naturelles ou non) : elle interrogeait la possibilité et la légitimité même de la représentation.
 
L’Enfer social (1882), d’Yves Guyot : roman d’un économiste des lois naturelles
Le problème demeure pour nous de migrer de ces considérations générales sur la situation du roman à l’analyse de la poétique romanesque. A quoi pourrait ressembler un roman des lois naturelles de l’économie ? Autre question géante à laquelle nous sommes tentés de répondre en prenant ici un exemple qui va s’avérer mauvais : regardons de plus près la production romanesque d’un homme comme Yves Guyot, cet économiste thuriféraire des lois naturelles, proche de Zola, destinataire en 1877 de la lettre par laquelle ce dernier se défendait d’avoir noirci les ouvriers dans L’Assommoir, informateur du futur auteur de Germinal sur les mines d’Anzin, etc. Ne regardons pas les deux romans intitulés Un fou (1884) et Un drôle (1885) mais celui qui est paru en 1882 sous le titre La Famille Pichot : scènes de l’enfer social (intitulé L’Enfer social sur le frontispice et en tête du chapitre Ier), dont le sujet est plus évidemment en prise avec la question économique[51]. La préface annonce qu’il s’agit d’un roman de la mine, écrit dès 1873 d’après les incidents d’Aubin et de la Ricamarie puis repris par Guyot à l’occasion de la grève d’Anzin de 1878. Nous voyons bien que la préface affiche la solidarité du républicain et futur député radical Guyot avec les mineurs, et la seule question pour nous devient de savoir par où les lois naturelles de l’économie professées dans un ouvrage comme La Science économique vont faire retour dans la fiction (par exemple par où la théorie cyclique des crises, reprise de Juglar, pourrait se glisser dans ce cadre romanesque).
 
Nous comprenons bien qu’il faut pour Guyot être radical en politique et libéral en économie, et nous imaginons a priori ceci. Le roman éviterait de montrer que la concurrence dans le commerce de la houille écrase les salaires. Il prouverait plutôt que c’est le protectionnisme qui peut avoir un effet destructif à long terme sur les salaires, l’emploi, la structure des coûts industriels (observons que lorsque Guyot assume le darwinisme, c’est à l’intérieur de ses développements antiprotectionnistes : « Darwin a observé que dans les îles du Pacifique, la faune et la flore étaient très pauvres », faute d’avoir été exposées à « la concurrence vitale » dont les a préservées la barrière océanique[52]). Guyot pourrait aussi replacer dans ce roman de la mine son analyse de la crise par la surconsommation : on aurait surinvesti dans la production de houille. « Les ouvriers étaient demandés de tous côtés », explique Guyot à propos du fonctionnement des crises des vingt années précédentes : « Les salaires se sont rapidement élevés, les profits ont participé à ce mouvement de hausse ; on a pris des habitudes de luxe. Les prix ont monté partout[53]. » La situation du roman serait identique : les ouvriers se retrouveraient soudain dans un secteur en crise, écrasés par le coût de la vie. Ou encore, le roman montrerait, comme le fait Guyot dans La Science économique et dans ses ouvrages sur la prostitution, que cette dernière vient troubler de manière dramatique la libre fixation des salaires selon la loi de l’offre et de la demande de travail : les ouvrières sont si misérables qu’elles consentent à se prostituer, et les patrons comptent sur l’existence de ce revenu d’appoint pour écraser encore les salaires ; voilà qui serait à la fois économique et terriblement romanesque. Ou enfin, Guyot contesterait la « loi d’airain » de Lassalle en montrant comment les meilleurs mineurs peuvent faire jouer en leur faveur la concurrence entre les patrons…
 
Mais bien sûr le roman de Guyot ne ressemble pas du tout à cela. Il raconte comment un maître de forges omnipotent (Onésime Macreux) et son odieux ingénieur en chef (M. de Torgnac) écrasent les ouvriers des mines de Carboville de leur mépris de toute règle de sécurité : le roman commence par un coup de grisou dû à la négligence de Torgnac, après lequel, sur cent cinquante ouvriers pris dans la mine inondée, seule une douzaine peut être sauvée. Il inverse donc l’ordre des événements saillants de Germinal, qu’il inspire du reste largement[54]. Se présentant en trois parties (I. « Sous terre », II. « Sur terre », III. « Les vaincus »), L’Enfer social possède les caractéristiques paradigmatique et syntagmatique qui seront celles de Germinal : d’une part le montage alterné opposant la misère des ouvriers à l’aisance des patrons (chez ces derniers tout est d’or), d’autre part l’échec de la grève et de la protestation, réprimées par la troupe. C’est-à-dire que ce roman, assez semblable au Cheval de Troie de Nizan et parfaitement représentatif de ce que Susan Suleiman appelle les histoires antagoniques ouvertes sur le plan syntagmatique[55], se présente comme une fiction des vaincus enjoignant le lecteur à poursuivre la lutte – c’est là son effet politique. Composant entre le pessimisme du dénouement déceptif à la mode naturaliste et les ficelles mélodramatiques du roman populaire, le roman est assez hostile aux patrons pour être l’œuvre d’un radical et il est assez grinçant pour ne pas tomber dans le misérabilisme ouvriériste de Legouvé (à la fin, la fille de mineur élevée par le maître de forges pour devenir sa maîtresse proclame sa conversion au lorettisme comme seul moyen de redistribuer les richesses). Mais pour ce qui nous intéresse, l’essentiel est esquivé : effleurer la question du travail des enfants[56], ou bien concentrer le roman sur le mépris des patrons envers la sécurité des mineurs (et le mépris de leurs épouses n’entendant guère le long récit du mineur rescapé[57]), c’est éviter de montrer une grève causée par l’écrasement des coûts dû la concurrence entre les compagnies minières, ce que détaillera au contraire Germinal ; c’est éviter de mettre en scène, où que ce soit, la naturalité de l’ordre économique. Et il faut voir une corrélation entre la boursoufflure feuilletonesque de ce roman et l’effacement du naturalisme économique que professe ailleurs l’auteur.
 
Singularité intéressante, quoique symptôme supplémentaire de l’ossification de cette pensée romanesque de l’économie : L’Enfer social contient une critique de l’économie politique, à travers le portrait d’un personnage d’économiste (M. Myopron) qui apparaît trois fois dans le récit. Il apparaît dans la première scène de dîner chez le maître de forges, où il reproche aux ouvriers de faire trop d’enfants en ignorant la loi de Malthus, puis où il évoque la fixation des salaires[58]. Ces allusions à des lois économiques sont de natures différentes. D’abord Myopron, en énonçant le principe de population, allègue une loi que désavoue Guyot dans ses traités et dont il fait ici une vieille lune conservatrice, trait consensuel à l’époque du roman. Ensuite, Myopron énonce la loi de la fixation des salaires selon l’offre et la demande de travail en se félicitant qu’elle ne s’applique pas. Un convive fait en effet remarquer que les ouvriers peinent à quitter le coron et à changer d’employeur malgré la difficulté de leurs conditions. Myopron répond que c’est heureux : « Du jour où ils transporteront facilement leur marchandise-travail d’un endroit à un autre, elle haussera de taux immédiatement en vertu de la loi qui a fait augmenter le prix des huîtres et des homards[59] ». C’est ce qui fait dire à Onésime Macreux que « l’économie politique est la mère du socialisme, qui se montre bien ingrat[60] ». Cette fois, Myopron est le porte-parole d’une loi endossée par l’auteur. C’est donc un mélange de vrai et de faux que formule le personnage. Cette ambivalence demeure logique : à travers cet « économiste officiel[61] », ce professeur « de la Sorbonne[62] », Guyot dénonce une économie politique organique filtrée par la pensée conservatrice, et qui opère un choix politique parmi les lois naturelles de l’économie. Myopron n’est pas seulement un mauvais économiste au sens de Guyot, c’est-à-dire un homme frappé de myopie théorique et qui ne repart pas des faits[63], il est en outre un économiste bonapartiste (chacun des dîners de Macreux s’achève sur un toast à l’Empereur).
 
Myopron apparaît dans le roman lors d’un autre dîner chez le maître de forges, cette fois pendant la grève des mineurs, et il y affronte un journaliste gouailleur[64]. Passage important où le narrateur précise de l’économiste que « c’était un homme profond, car ayant ouvert la première édition du Traité d’économie politique de Say, il en avait retenu que la forme du gouvernement est indifférente[65]. » Le texte ajoute : « Il avait avec soin oublié d’ouvrir la seconde, qui, publiée après l’empire, dit exactement le contraire ; il trouvait la première idée excellente, souple, facile, commode, se prêtant à toutes les saisons et à toutes les circonstances[66]. » Nous comprenons que ce point prolonge la caractérisation de Myopron en économiste conservateur, mais nous approchons aussi la logique de flexion entre les traités économiques du radical Guyot et ses romans : à La Science économique l’affirmation vigoureuse de la naturalité de l’ordre économique, « Discours préliminaire » du Traité de Say à l’appui ; à L’Enfer social le correctif expliquant que le libre déploiement des lois de l’économie dépend lui-même de la structure du politique. Voilà le buste de Jean-Baptiste Say éclairé sous deux angles différents. Dernier détail : si la conversation entre le journaliste gouailleur et l’économiste tourne à l’aigre, c’est parce que l’économiste vient de faire remarquer que sur le revenu annuel de la production de houille (144 millions de francs, précise le texte), la part des salaires représente presque la moitié (63 millions). Commentaire : la part des ouvriers n’est donc pas indigne. Réponse du journaliste : mais cette masse salariale est versée à des milliers d’ouvriers pauvres, tandis que les profits ne vont dans la poche que de quelques-uns[67]. Symptôme de sa partialité politique, l’économiste organique cite des masses financières en oubliant de les rapporter à des dénominateurs humains.
 
Passons sur l’ultime apparition de l’économiste, qui explique dans la dernière page du roman que les ouvriers ne sont décidément pas « raisonnables ». Nous avons bien compris que le discours des lois naturelles de l’économie est inarticulable sous forme romanesque chez un homme comme Guyot : elles ne sont dites que lorsqu’elles sont invalidées, et loin de mettre en œuvre des déterminismes comme le fera Germinal, L’Enfer social se concentre sur des entraves. Lorsqu’on est un économiste des lois naturelles, il est plus facile de fonder un roman sur le mépris patronal de la sécurité, que d’expliquer comment des mineurs peuvent en venir à négliger leur boisage et leur propre sécurité parce que les enchères négatives orchestrées par le patron malmené par la concurrence ont écrasé le prix de la berline de minerai[68]. Cette tragédie-là est bien naturelle, mais quel économiste des lois naturelles pourrait la dire, sinon un naturaliste pessimiste inspirateur du marxisme ? Il y a un moment où le discours de la loi naturelle est assumé, parce qu’il recouvre peut-être aussi un intérêt bourgeois : c’est lorsque le roman montre le ridicule des pensions d’invalidité versées par le patron aux mineurs rescapés (alors que la caisse de secours est alimentée par eux) et qu’il défend le principe de la gérance de cette caisse par les ouvriers. C’est affirmer le droit de propriété comme fondement de l’économie, point aussi accessible au commun des lecteurs de 1882 que celui de la sécurité. En revanche, il n’est pas question d’augmentation de salaire ou de salaire minimum. Les ouvriers de Guyot ont des revendications acceptables.
 
Mais il faudrait se concentrer sur un dernier point, qui montre à quel point le traité et le roman constituent deux univers discursifs distincts. L’Enfer social est un roman saturé du mot « loi », pris dans un sens bien distinct de celui qu’il revêt dans La Science économique : L’Enfer social est un roman de la loi votée, et même un roman légaliste. Les personnages vertueux – le maître-mineur Ravaner, l’ouvrier Pierre Ringard – avertissent le personnage éponyme, Jérôme Pichot, ouvrier martyr disposé à la violence, que la grève ne doit pas être une « vengeance », une « lessive » ou un « ramonage général »[69]. Les bons ouvriers font la leçon à cet homme qui préfigure le père Maheu de Zola, voire Étienne Lantier (parce que la fureur revendicative de Pichot est comparée à un delirium tremens[70]) : « si vous commettez le moindre excès, si chez vous il n’y a non pas l’apparence d’un excès, mais seulement l’apparence d’une menace ; si on entend une seule parole imprudente, on s’emparera de cette apparence, on s’emparera de cette parole ; on les retournera contre vous, on ne cessera de les répéter, de les grossir, et on fera si bien que la justice de vos réclamations sera complètement reléguée dans l’oubli[71]. » Le propos est trop insistant pour ne pas valoir avertissement oblique de l’auteur au lecteur prolétaire, voire gage donné du républicain radical au lecteur bourgeois. Derrière l’idée que les ouvriers doivent être exemplaires et que l’ordre bourgeois leur est dur, il y a le refus de la revendication socialiste violente, incarnée dans ce roman par « l’agent provocateur » Lèchepique, qui est aussi un agent double. De surcroît, on discerne mal la différence dans ce roman entre le discours de « l’abnégation » que tient Ravaner[72] et le discours de la « résignation » que tient l’odieux curé du coron[73]. A ses compagnons pressés d’en découdre, Ravaner dira encore : « je vous en supplie, ne perdez pas l’avenir des grèves[74] ». Ajoutons pour finir que la troisième partie du roman relate un procès (procès de l’ouvrier héroïque descendu sans autorisation pour sauver les camarades dans le puits inondé, procès du bon ingénieur accusé à tort d’avoir participé au lynchage de l’ingénieur en chef, procès de la femme qui a vengé le viol de sa fille en tuant l’épicier abuseur, procès même de Ravaner qui ne s’est pourtant mêlé à la grève que pour « la maintenir dans la légalité[75] »…). Ce procès sera perdu par tous les ouvriers : l’instruction s’est faite à charge, les avocats ne font pas leur travail, le ministère public a partie facile. Le droit est du côté des mineurs, mais pas la justice : le roman est, comme celui de Nizan, la description d’un monde renversé.
 
Ainsi, L’Enfer social, de l’économiste Yves Guyot, n’est pas du tout un roman des lois naturelles de l’économie contre les mensonges socialistes ou contre le patronat bonapartiste, mais un roman qui réclame la sécurité dans les mines, le transfert aux ouvriers de la propriété de leur caisse de secours ou encore le respect du droit de grève. Au traité la proclamation des lois naturelles, au roman la réclamation d’un cadre juridique. Cette position est parfaitement libérale, on la trouverait chez Hayek[76] ; mais ce qui est intéressant ici est la flexion générique. Pour Guyot dans la préface du roman, les « livres didactiques » sont du côté de l’abstraction, tandis que le roman montre « avec passion les erreurs et les injustices sociales » et ébranle les préjugés et les représentations pour ouvrir le chemin à la science (économique). Le problème est que le roman à la mode de Guyot proroge aussi des représentations, peint de fades Fantine et Valjean, dépeint des types sociaux (la vieille lorette, le militaire bellâtre, le gros capitaliste) qui ne dépareraient pas le rez-de-chaussée du Gil Blas, et fabrique finalement des ouvriers en carton. L’épaississement feuilletonesque des personnages a deux inconvénients. En hypertrophiant la responsabilité des odieux capitalistes et de leurs affidés, il fixe et identifie la tyrannie de l’économique, n’accédant jamais à la mise en scène zolienne d’un mécanisme impersonnel, comme si c’était justement ce naturalisme-là qu’il s’agissait d’éviter. En mettant en outre tous les personnages sur le même plan, en leur accordant égale importance narrative et égale superficialité, il désamorce la flexion commentée par Bruna Ingrao entre singularité / complexité du personnage de premier plan et prévisibilité / simplicité du personnage de deuxième plan, flexion qui permet justement de dire dans le roman la pauvreté de l’anthropologie utilitariste par opposition à la richesse de l’anthropologie / du héros romanesques[77]. A la graisse feuilletonesque des personnages s’ajoute un travers fréquent du roman-procès en tant que mosaïque de discours : ce roman n’a pas d’épaisseur temporelle. Les mineurs ensevelis y sont délivrés en six jours (tandis que le sauvetage sera expansé dans le roman de Zola) ; on ne sait quand la jeune ouvrière violée et enceinte a vu naître son enfant ; le montage alterné des scènes se solde par l’effacement des indications temporelles, etc. Le corps n’a pas d’âge chez Guyot, ni la nature de saisons, ni d’ailleurs les personnages d’intériorité (pas une page ne s’arrache à la scène ou au discours pour proposer un psycho-récit). Si bien que le roman de l’économiste se prive d’une des prérogatives du roman par rapport au discours des traités : un roman « montre en mouvement ce que la théorie pure arrête[78] » et le temps marque une différence éminente entre le récit et le modèle économique[79], mais justement pas chez Yves Guyot apprenti romancier, comme si toutes les dimensions romanesques par lesquelles la naturalité, l’autonomie, la puissance de l’économique pouvaient faire retour se retrouvaient désamorcées dans ce roman des bonnes intentions.
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Ce mauvais exemple, ce contre-exemple même, indique quelques traits de ce que pourrait être un roman de la naturalité économique. Pour que le roman fasse une place aux lois naturelles de l’économie qu’affirme le Traité d’économie politique de Say, que décline la vulgate libérale française du second XIXe siècle ou que brosse de façon plus noire l’école anglaise et le déterminisme marxiste, il faut peut-être d’abord qu’il s’éprouve lui-même comme nature. Cela ne signifie pas bien sûr que la représentation romanesque projette son ordre sur le monde, Foucault disant au contraire le retrait, dans l’intimité des choses, du principe qui les ordonne (l’économie politique et le roman ont désormais cette exploration à mener). Cela signifierait plutôt que le roman peut penser le libéralisme économique parce qu’il en est par certains aspects un analogon. Il suppose en effet une théorie du personnage ou tout du moins une anthropologie, que l’on pense à Stendhal fondant Julien sur les apories de l’utilitarisme ou à Zola interrogeant la résultante collective des appétits individuels. Il appelle aussi une théorie du narrateur, qui permet à Zola de dessiner la violence des déterminismes par l’ellipse du jugement, ou qui permet à Flaubert de contrebalancer la division des points de vue ou des opinions par une impersonnalité narrative montrant, comme Bastiat, « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ». Il installe en outre une temporalité, ce qui lui permet de dire l’épreuve du crédit[80] ou le développement des crises. Se dessine là toute une physique romanesque, un peu semblable à celle que brosse Gracq dans la page où il dit préférer les récits linéaires stendhaliens ou flaubertiens aux récits en étoile proustien et joycien et où il examine « la pression cumulative que vient exercer sur les dernières scènes d’un roman (…) la série engrangée et sans rupture des épisodes qui le précèdent » : « Les secrets processus de capitalisation continue (l’image est par trop mercantile, mais je n’en trouve pas de meilleure) qui, à l’œuvre tout au long du progrès d’un ouvrage de fiction, contribuent de façon sans doute décisive à son enrichissement, sont une des parties les moins étudiées de la technique romanesque… »[81]. Cette physique économique-là s’accompagnerait d’une autre vertu du roman qui est – bien que Gracq conteste ici les « retours-amont » dans le récit – sa propension à dessiner des vies parallèles, à esquisser des rétrospections, enfin à chiffrer les coûts d’opportunité qui affectent les actions du héros tout en les faisant accepter.
 
Nous sommes parti de l’idée que pour le roman, genre hors la loi, l’émergence d’un corpus de lois dites « naturelles » dans une science humaine comme l’économie politique pouvait valoir au XIXe siècle injonction à penser l’homme (ses intérêts, ses passions), à penser les équilibres et les déséquilibres, ou bien encore à penser l’historicité désormais inscrite dans l’économie (pour faire écho aux pages de Foucault sur la théorie de Ricardo[82]). Le roman pouvait vouloir se mouler sur ces lois-là, aussi délibérément qu’il a adhéré à la théorie de l’adaptation au milieu. Il ne faudrait pas cependant lui accorder de toute puissance représentative. La situation de « sécurité épistémologique » que Michel Raimond attribue au roman du XIXe siècle (par opposition au roman d’après la psychanalyse, la découverte de la relativité ou la première Guerre mondiale[83]) est d’emblée menacée, dès lors qu’on reconnaît avec Foucault, dans le changement épistémologique de la charnière XVIIIe – XIXe siècle, l’amorce d’un régime d’investigation de l’ordre sis en les choses et qui interroge l’homme (investigation dont l’une des fins symptomatiques est justement la psychanalyse). Pour Michel Raimond, le romancier du XXe siècle a un peu perdu de ses privilèges parce qu’il est désormais environné de docteurs ès sciences sociales, mais le roman du XIXe siècle aussi : aussi bien, l’ambition de totalité que nous voyons comme le signe sa souveraineté ressemble à la réédition désespérée d’un encyclopédisme plutôt approprié à l’âge classique que décrit Foucault, et qui n’est plus valide. Du coup le roman de Balzac, de Sue, de Zola, dans sa dramatisation de l’opacité sociale ou de la genèse de la valeur, rend assez bien compte de la position malaisée qui est désormais celle de la représentation en général selon Foucault : d’un côté « les choses, avec leur organisation propre, leurs secrètes nervures, l’espace qui les articule, le temps qui les produit », de l’autre « la représentation, pure succession temporelle, où elles s’annoncent toujours partiellement à une subjectivité, à une conscience, à l’effort singulier d’une connaissance… »[84].
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XII
 
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[1] François Quesnay, maxime deuxième, « Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole », in Physiocratie, GF-Flammarion, 1991, p. 237.
[2] Ibid., maxime quatrième.
[3] Ibid., maxime cinquième.
[4] Voir la première partie de l’article de Gilles Dostaler, « Les lois naturelles de l’économie – Émergence d’un débat », L’Homme et la société, n°170-171 (« L’économie hétérodoxe en crise et en critique »), 2008-4 et 2009-1, L’Harmattan, p. 71-92.
[5] Voir Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique – Histoire de l’idée de marché, 3e éd. revue et corrigée, Seuil, « points essais », 1999, p. II.
[6] Ou bien dans le tiré à part de cette introduction réédité en 1887. Mais le « Discours préliminaire » du Traité de Say a été revu sur ce point lors de la réédition de 1826, comme Guyot le sait.
[7] Jean-Baptiste Say, « Discours préliminaire », Traité d’économie politique, cit. in Yves Guyot, La science économique, Paris, C. Reinwald, « Bibliothèque des sciences contemporaines » vol. VII, 1881, p. 7. Yves Guyot cite la version du traité éditée en 1841 chez Guillaumin. La version de 1803 dit ici : « Ces principes ne sont point l’ouvrage des hommes ; ils dérivent de la nature des choses ; on ne les établit pas : on les trouve. » (version de 1803, op. cit., p. xj).
[8] L’Association Charles Gide pour l’Étude de la Pensée économique a organisé les 22-24 septembre 2005 un colloque intitulé « Y a-t-il des lois en économie ? ». La moitié des cinquante communications a été publiée : Arnaud Berthoud, Bernard Delmas et Thierry Demals dir., Y a-t-il des lois en économie ?, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007, 647 p. Ces travaux ont donné lieu parallèlement à un numéro d’Économie et sociétés sous la direction d’Annie Cot (n°10-11, oct-nov 2007).
[9] Voir Kenneth Burke, The Philosophy of literary Form (1941) et A rhetoric of motives (1950).
[10] Voir Gilles Dostaler, paragraphe final de l’article cité, p. 91. Sur ce point, Gilles Dostaler renvoie à la réflexion d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers sur le passage de la science classique à une science contemporaine de l’incertain qui marque « la fin de l’omniscience ». Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance – Métamorphose de la science [1979], Gallimard, « folio essais », 1986, p. 372-373. Voir en outre Giorgio Israel, « Y a-t-il des lois en économie ? » (contribution liminaire),in Arnaud Berthoud, Bernard Delmas et Thierry Demals dir., Y a-t-il des lois en économie ?, op. cit., p. 33. Ou encore Giorgio Israel, « Thèmes de la modélisation contemporaine : l’économie, entre empirisme et métaphores », in La mathématisation du réel – Essai sur la modélisation mathématique, Seuil, 1996, p. 311-322.
[11] Voir le deuxième mouvement de l’article cité de Gilles Dostaler, sur « La vision relativiste contre la physiocratie », p. 82 et sq. Voir aussi Arnaud Berthoud, « Économie et despotisme chez Montesquieu ou l’enjeu politique de l’épistémologie », in Arnaud Berthoud, Bernard Delmas et Thierry Demals dir., Y a-t-il des lois en économie ?, op. cit., p. 81-98.
[12] Voir Bernard Billaudot et Ghislaine Destais, « L’économie, à la recherche des lois de la nature, ne rencontre finalement que les lois des hommes », in Arnaud Berthoud, Bernard Delmas et Thierry Demals dir., Y a-t-il des lois en économie ?, op. cit., p. 558-560.
[13] Jean-Baptiste Say, « Discours préliminaire », Traité d’économie politique, vol. I, Paris, Deterville, 1803, p. iv.
[14] Ibid., p. iv-v.
[15] Charles Davenant, « A memorial concerning the coyn of England » (1695), cit. in Gilles Dostaler, art. cité, p. 74.
[16] Michel Crouzet, Le désenchantement du monde – Stendhal en Amérique II, Classiques Garnier, 2011, en particulier p. 116-123.
[17] Jules Vallès, L’Argent, par un homme de Lettres devenu homme de Bourse, éd. Roger Bellet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 19.
[18] Nous nous permettons de renvoyer à notre article « L’argent et sa liquidité chez Jules Verne », à paraître en 2013 chez Classiques Garnier dans le volume Roman et argent dirigé par Francesco Spandri.
[19] Nous renvoyons ici au tiré à part de cette introduction : Yves Guyot, La science économique, Introduction à la 2e édition, Paris, Reinwald, 1887, 47 p.
[20] Ibid., p. 8.
[21] Ibid., p. 10.
[22] Émile de Laveleye, Le socialisme contemporain [1880], 2e éd., Germer-Baillère, 1883, préface, p. XLI. Nous regroupons ici, dans l’aire du « socialisme de la chaire » de Gustav von Schmoller et Adolph Wagner, aussi bien Émile de Laveleye (avec lequel Schmoller est en accord, et qui traduit dans le dernier chapitre du Socialisme contemporain son évidente proximité avec le Kathedersozialismus) qu’Albert Schäffle, même si ce dernier prétendait faire de La Quintessence du socialisme une synthèse purement objective, n’exprimant pas ses propres opinions. L’appellation même de socialisme était considérée par Schmoller comme problématique : voir sa lettre ouverte à Heinrich von Treitschke (1874-1875), dans Politique sociale et économie politique, V. Giard & E. Brière, Libraires-Éditeurs, 1902, en particulier p. 13 et sq. En nous gardant de vouloir reproduire les amalgames dont se plaignait Schmoller, nous croyons pouvoir considérer ensemble, dans cet article, les divers représentants de ce socialisme théorique et réformateur qu’étaient les membres du Verein für Socialpolitik allemand des années 1870-1880 ainsi que la mouvance française de la Revue socialiste de Benoît Malon, notamment traducteur de Schäffle. Voir sur ce point Marc Angenot, Topographie du socialisme français 1889-1890, Montréal, Université Mc Gill, « Discours social » (nouvelle série), vol. XXV, 2006, p. 20 (texte en ligne).
[23] Émile de Laveleye., op. cit., p. XLII.
[24] Ibid., p. XLI.
[25] Écrits en 1884, ces articles ont été recueillis sous ce titre en 1887 : Gustave de Molinari, Les lois naturelles de l’économie politique, Guillaumin, 1887, 333 p.
[26] Comme le fait Gilles Dostaler dans l’article cité, qui est une archéologie et une étude de réception de l’argumentaire physiocrate.
[27] Voir les premiers chapitres de l’ouvrage et voir le résumé qu’en propose Nicolas Gallois dans son article « Les lois naturelles chez Gustave de Molinari », in Y a-t-il des lois en économie ?, op. cit., en particulier p. 208-216.
[28] Voir Jérôme Lallement, « Trois économistes face à la question sociale au XIXe siècle », Romantisme n°133, 2006, p. 48-58.
[29] Yves Guyot, La science économique, Introduction à la 2e édition, op. cit., p. 27-28.
[30] Ibid., p. 29-30 pour l’ensemble de ces citations.
[31] C’est du moins ainsi que Schumpeter, avec admiration, résume la théorie de Juglar. Voir Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique [1954], trad. sous la dir. de J-L Casanova, t. III, Gallimard, « Tel », p. 484.
[32] Yves Guyot, La science économique, Livre V, chap III sur les crises commerciales, op. cit., 1881, p. 372.
[33] Ibid., p. 358
[34] On connaît l’expression de Thomas Carlyle, qui qualifiait l’économie politique de « lugubre savoir » ou de « science du lugubre » (« dismal science ») ; il utilise l’adjectif « dismal » dans un commentaire de 1839 sur l’Essai sur le principe de population de Malthus, mais ne forgera l’expression « dismal science » qu’en 1849 dans la brochure intitulée Occasional Discourse on the Negro Question.
[35] Michel Crouzet, op. cit., p. 338.
[36] Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Libéralisme et naturalisme : remarques sur la pensée économique de Zola à partir de Germinal », Romanic Review, may-nov 2011, vol 102 n°3-4.
[37] Sur la lecture de Nitti par Zola, voir Fabian Scharf, Émile Zola : de l’utopisme à l’utopie (1898-1903), Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2011, p. 338-339.
[38] Michel Foucault, Les mots et les choses – Une archéologie des sciences humaines [1966], Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1988, p. 251.
[39] Ibid., p. 178.
[40] Ibid., p. 251.
[41] Ibid., p. 252.
[42] Il resterait cependant à souligner ce que la mutation épistémologique décrite par Foucault doit à sa propre focalisation sur la définition de la valeur en fonction du travail. Revenir sur les définitions marginalistes de la valeur qu’il évoque lui-même (ibid., p. 178) montrerait aussi que l’économie politique du XIXe siècle s’est en partie constituée contre cette définition de la valeur-travail endossée par Marx. C’est d’ailleurs en contestant cette définition de la valeur et en promouvant les idées marginalistes que certains socialistes de la chaire se sont opposés au socialisme marxiste : voir Michel Lutfalla, « La quintessence du socialisme d’Albert Schaeffle et les origines de la critique marginaliste de l’économie socialiste », Revue de l’Est, vol. 3, 1972, n°1. p. 143-145.
[43] Frédéric Bastiat, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ou L’économie politique en une leçon [1850], in Frédéric Bastiat, Pamphlets, éd. Michel Leter, Les Belles Lettres, « La bibliothèque classique de la liberté », 2009, 412 p.
[44] Benjamin Constant, De la liberté chez les modernes – Ecrits politiques, textes choisis, présentés et annotés par Marcel Gauchet, Hachette, « Pluriel », 1980.
[45] Thomas Paine, Droits de l’homme – en réponse à l’attaque de M. Burke sur la Révolution française, seconde partie, chap. Ier « De la société et de la civilisation », 2nde édition, Paris, Buisson, 1793, p. 11. Ces lignes sont citées dans la préface de Marcel Gauchet, intitulée « Benjamin Constant : l’illusion lucide du libéralisme ». Voir p. 62 et sq : « La séparation de l’économique », en particulier p. 63.
[46] Ibid., p. 64.
[47] Ibid.
[48] Voir Michel Crouzet, op. cit., p. 248-269.
[49] Émile Zola, clausule du premier paragraphe de la préface de La Fortune des Rougon (1er juillet 1871).
[50] René-Marill Albérès, Histoire du roman moderne, 4e éd. revue et augmentée, Albin Michel, 1962, p. 41.
[51] Yves Guyot, La Famille Pichot – Scènes de l’enfer social, Jules Rouff, 1882, 380 p. Ci-après désigné sous le titre L’Enfer social. Le texte est accessible en ligne sur Gallica.
[52] Yves Guyot, La science économique, Introduction à la 2e édition, op. cit., p. 18.
[53] Yves Guyot, La science économique, Livre V, chap III sur les crises commerciales, op. cit., 1881, p. 365-366.
[54] L’explosion et l’inondation du puits / la corniche de la grotte inondée où les mineurs se battent entre eux pour une place / le sauvetage par une galerie annexe des mineurs qui battent le rappel / le prêtre du côté de la bourgeoisie / le jeune ingénieur compétent objet de désir / l’épicier qui se paie sur les filles des mineurs (une certaine Catherine) / la scène de la paie décevante / le motif répété du travail « à col tordu » / la réception au salon d’une délégation de mineurs / le montage parallèle du jeûne chez les mineurs et du dîner chez le capitaliste / la rivalité oratoire du socialiste modéré et du socialiste insurrectionnel / le dîner apporté en pleine grève chez le capitaliste / le motif « des voix sombres, s’échappant de larges bouches s’ouvrant noires et profondes au milieu de visages maigres » (p. 232) / la foule des grévistes contre la troupe et la fusillade / l’image du « seigneur capital » qui se devine au-dessus des ouvriers (p. 268). Programme pour une étude de la poétique zolienne de reconfiguration des sources…
[55] Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse, ou l’autorité fictive, PUF, « Écritures », 1983, p. 139.
[56] L’Enfer social, op. cit., II, chap. II, p. 128.
[57] Ibid., I, chap. VII, p. 75-92.
[58] Ibid., I, Chap II, p. 32-34.
[59] Ibid., p. 33.
[60] Ibid., p. 33.
[61] Ibid., p. 32.
[62] Ibid., II, chap. VII, p. 175.
[63] C’est l’antienne de l’auteur dans La Science économique : il repart des propos de Say pour souligner l’idée que l’économie politique est l’observation scientifique des faits.
[64] L’Enfer social, II, chap. VI, p. 170-171.
[65] Ibid., p. 170.
[66] Ibid. Le « Discours préliminaire » au Traité de Say dit notamment, dans sa version de 1803 : « Les richesses sont indépendantes de la nature du gouvernement. Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer s’il est bien administré. On a vu des monarques absolus enrichir leur pays, et des conseils populaires ruiner le leur. » Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, op. cit., p. ij.
[67] Ibid., p. 175.
[68] Voir Émile Zola, Germinal, Les Rougon-Macquart, vol. III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », partie III, chap. Ier, p. 1258-1259.
[69] L’Enfer social, op. cit., II, chap. IV, p. 158.
[70] Voir par exemple p. 160.
[71] Ibid., II, chap. IV, p. 154.
[72] Ibid., II, chap. X, p. 212.
[73] Ibid., I, chap. VIII, p. 99.
[74] Ibid., II, chap. XIV, p. 237.
[75] Ibid., III, chap. X, p. 345.
[76] « Le libéralisme est basé sur la conviction que la concurrence est le meilleur moyen de guider les efforts individuels. Il ne nie pas, mais souligne au contraire que pour que la concurrence puisse jouer un rôle bienfaisant, une armature juridique soigneusement conçue est nécessaire ; il admet que les lois passées et présentes ont de graves défauts. » Friedrich Hayek, La route de la servitude [1941], PUF « Quadrige », 2010, p. 33.
[77] Bruna Ingrao, « Economic life in nineteenth-century novels : what economists might learn from literature », in G. Erreygers (dir.), Economics and Multidisciplinary Exchange, London, Routledge, 2001, en particulier p. 22-25 (texte en ligne).
[78] Marie de Gandt, « Le signe au XIXe siècle, entre littérature et économie », in Andrea Del Lungo et Boris Lyon-Caen (dir.), Le Roman du signe. Fiction et herméneutique au XIXe siècle, Presses universitaires de Vincennes, « Essais et savoirs », 2007, p. 72.
[79] Voir par exemple Bruna Ingrao, art. cité, p. 14-15, ou bien Giorgio Israel, Le jardin au noyer – Pour un nouveau rationalisme, Seuil, 2000, p. 101-104.
[80] Voir les travaux d’Alexandre Péraud et son article dans le présent dossier.
[81] Julien Gracq, En lisant en écrivant, José Corti, 1980, p. 76 pour ces deux citations.
[82] Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 268.
[83] Michel Raimond, Le roman, Armand Colin, 1989, p. 22.
[84] Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 252.
[85] Friedrich Hayek, La route de la servitude [1941], trad. G. Blumberg, PUF « Quadrige », 1985, p. 148.
[86] On pense aux tentatives de rabattre le principe de population de Malthus sur le calcul de la résistance qu’oppose l’air à un mobile en mouvement. Voir sur ce point l’étonnant article de Bernard Delmas, « La ‘loi de population’ de l’exponentielle à la logistique et de Malthus à Quetelet et Verhulst »,in Arnaud Berthoud, Bernard Delmas et Thierry Demals dir., Y a-t-il des lois en économie ?, op. cit., p. 155-180.
Christophe Reffait
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