Il en est ainsi des termes de « force » et d’« énergie » qui connurent en Allemagne, à la charnière des 18ème et 19ème siècles, une fortune sans précédent [1] et dont la tragédie de Goethe, Faust I, peut constituer un exemple philosophique et littéraire. Dans cette œuvre maîtresse de l’auteur, dont la gestation longue et souvent difficile l’occupa pendant près de soixante ans et qui finit par paraître en 1808 chez l’éditeur Cotta, les occurrences du terme Kraft et de ses dérivés tels que Drang, Trieb, Streben, Tätigkeit sont pléthore et autorisent, de ce fait, une lecture centrée sur leur analyse et le sens que ces différents termes prennent dans les moments textuels où ils surgissent. La pièce de Goethe apparaît sous cet aspect comme un texte où se fait jour le reflet de l’imprécision sémantique et scientifique de la notion de force [2] qui ne se précisera que vers le milieu du 19ème siècle avec le mémoire de Hermann von Helmholtz Über die Erhaltung der Kraft, où l’on constate alors qu’elle rejoint sémantiquement la notion d’énergie, dont jusqu’en 1847, elle se distinguait. [3]
Avant de « décrire la situation sémantique du mot » [4] dans la tragédie de Goethe, il paraît nécessaire de revenir brièvement sur les définitions et l’histoire de cette notion « neuve » du 18ème siècle et d’en souligner la particularité toute allemande, à savoir que la force est, dans la langue allemande, indissociablement liée à l’effet qu’elle produit, à la réalisation efficace de son action [5]. Le concept de Kraft ne peut être pensé sans son concept corollaire, celui de Wirkung ; l’association de ces deux termes dans la tragédie de Goethe vient d’ailleurs par endroits le confirmer [6].
C’est dans la lecture des œuvres d’Aristote qu’il faut aller chercher les premières définitions du terme de « force » comme mouvement et la transition d’un sens physique originaire du concept [7]à sa portée métaphysique [8] :
La nature, phusis, dont traite la Physique se définit par le mouvement. Tous les êtres naturels, dit Aristote, ont en eux-mêmes immédiatement et par essence un principe de mouvement et de fixité […] Le mouvement, kinesis, ou, comme le dit aussi Aristote, le changement (metabolè), mot formé sur « ballô », « jeter, lancer » et « meta » qui indique le lieu ou le temps suivant […] C’est avec la définition générale du mouvement […] qu’interviennent l’énergie et la potentialité, ou plus littéralement, l’entéléchie [9], entelekhia, et la puissance, dunamis […] La physique d’Aristote est ainsi d’emblée de part en part métaphysique […] C’est le passage de la puissance à l’acte, l’énergie de la puissance qui se déploie tout le temps de l’accomplissement qui constitue le mouvement, donc ni la potentialité pure et inactive, ni le résultat achevé. […] Aristote utilise alors les deux termes d’energeia (ou ergon, le « travail » et son produit, une faculté et sa mise en œuvre) et d’entelekheia, la « fin », terme et but pour désigner cette emprise progressive de la fin, de la réalisation de soi, qui mène au repos […] la dunamis est une notion souveraine et complexe. Elle signifie d’abord dès Homère la potestas, la force physique ou morale, le pouvoir des hommes ou des dieux, la puissance politique : […] le mot désigne alors une réalité efficace. Mais dunamis signifie aussi la potentia, c’est-à-dire un « pas encore », une pure virtualité et la virtus, une faculté […] [10].
En Allemagne, c’est le physicien Leibniz qui pose les fondements de la notion d’énergie : « La première occurrence du terme se trouve dans l’œuvre de Leibniz où la science dynamique désigne la science des forces ou puissances qui meuvent les corps » [11]. Après lui, en 1760, le physicien Leonhard Euler s’interroge sur la notion de force et consacre à la question un traité à caractère pédagogique sous forme de lettres qu’il adresse à une princesse allemande. Dans une lettre restée célèbre, voici comment il définit la force :
[…] le nom de force signifie tout ce qui est capable de changer l’état d’un corps. Ainsi quand un corps qui a été en repos, est mis en mouvement, c’est une force qui a produit cet effet [12] ; et quand un corps en mouvement change ou de direction ou de vîtesse, c’est aussi une force qui a causé ce changement. Tout changement de direction ou de vîtesse dans le mouvement d’un corps demande ou une augmentation, ou une diminution des forces. Ces forces sont toujours hors du corps dont l’état est changé. [13]
Au terme de ce rapide parcours visant à poser quelques jalons pour une compréhension de l’évolution historique des concepts de force et d’énergie, il apparaît que la force est avant tout définie comme l’action d’un corps sur un autre, c’est-à-dire comme une propriété de la matière.
Cette définition a de quoi étonner au regard de la lecture de la tragédie de Goethe, dans laquelle les personnages principaux, Faust et Méphistophélès, sont avant tout présentés dans leur dimension spirituelle et désignés ou se désignant eux-mêmes comme des esprits. Dans le Prologue au Ciel, le Seigneur et le Diable parient sur la capacité de Méphisto à conduire Faust sur sa voie, à savoir la voie des jouissances terrestres, et à le détourner ainsi de son aspiration perpétuellement inquiète vers l’idéal et les sphères célestes. Le Seigneur dit alors à Méphisto :
Der Herr : « Nun gut, es sei dir überlassen ! Zieh diesen Geist von seinem Urquell ab, Und führ ihn, kannst du ihn erfassen, Auf deinem Wege mit herab […] » [14]]
Faust est d’emblée présenté comme un « esprit » attaché à participer de la source originelle, c’est-à-dire du lot divin, de ce qu’il y a de divin en l’homme et qui, dans son titanisme, va aller, dans la scène Nacht, jusqu’à invoquer l’Esprit de la Terre pour tenter de l’attirer de toute sa puissance [15] sur lui, afin de se dire son égal, constitué à son image [16]. Méphisto, quant à lui, se présente à Faust comme un esprit négateur et s’autodéfinit, dans la scène Studierzimmer I, de la façon suivante : « Ich bin der Geist, der stets verneint » [17]. Ainsi, dans le Prologue au Ciel, sont posés les termes d’un rapport triangulaire de forces entre le Seigneur, force puissamment créatrice, « der heilsam schaffenden Gewalt » [18], dont la création provoque chez les archanges, lorsqu’ils la contemplent, un sentiment de vigueur, de force morale [19], de Stärke ; le Diable, défini par le Seigneur comme force active, principe agissant et stimulant [20], et Faust, présenté par l’Erdgeist comme microcosme créateur [21] ; tous les trois sont des forces de nature spirituelle et non matérielle et l’on peut s’interroger ici sur une possible influence de Leibniz sur Goethe. En effet, comme le rappelle Barbara Cassin :
[…] le mot chez Leibniz ne désigne pas un phénomène physique caractérisant des « corps », mais bien un concept métaphysique, destiné à éclairer une notion métaphysique, celle de « substance ». La force, chez Leibniz, est avant tout et par essence active. Elle contient un certain acte ou entéléchie et est intermédiaire entre la faculté d’agir et l’action elle-même [22]. C’est un « pouvoir d’agir », inhérent à toute substance, en sorte que « toujours quelque acte provient de lui ». […] Le mot apparaît chez Leibniz comme indissociable de la notion de force. « Action » est la traduction de « Wirkung » – traduction bancale qui fait néanmoins apparaître l’introduction du concept d’action comme « naturellement » lié à celui de force [23].
La notion de « force » rejoint alors celle de « puissance active » à l’œuvre dans le monde. Un parallélisme structurel entre les termes Kraft et Macht, repéré au vers 196, « Des Hasses Kraft/die Macht der Liebe », dans le Prologue sur le théâtre, amène à penser que Kraft est un équivalent sémantique de Macht, de puissance, de pouvoir et que le monde, tel que le conçoit Goethe, est un jeu métaphysique de forces positives et négatives en équilibre, forces dont le Seigneur et le Diable se feront précisément les représentants dans la scène suivante.
Dans ce jeu d’équilibre de forces, Faust est assurément le représentant de ce qu’on appelle un Kraftmensch, c’est-à-dire qu’il est un être traversé de forces, animé d’énergie, assoiffé de puissance et défini tout d’abord par son titanisme et son aspiration inquiète vers l’idéal. Faust, « figure du déchirement et de l’inquiétude », comme l’a défini Ernst Bloch dans Le principe Espérance [24], est d’abord caractérisé comme étant en mouvement, mais en mouvement diffus et obscur. C’est d’abord le Seigneur qui, dans le Prologue au Ciel parle de l’homme bon, ou de la bonne âme, qui, dépassant ses aspirations confuses, retrouve toujours le droit chemin :
Der Herr : « Ein guter Mensch, in seinem dunklen Drange, Ist sich des rechten Weges wohl bewußt » [25]]
L’un des enjeux de l’intrigue semble même être de mener Faust, de son aspiration diffuse et obscure [26], à la clarté [27] d’une action exercée sur le réel, c’est-à-dire d’une force actualisée en intelligence dans l’action. Le chemin que va parcourir Faust doit le mener des intérieurs métaphoriques tout en grisaille de la scène Nacht à la clarté de lieux illuminés par l’appel ou la présence de la transcendance, comme le lieu ouvert et ensoleillé de la scène Vor dem Tor, dont l’action se situe au moment de Pâques. Les indications scéniques de la première scène, Nacht, précisent que Faust est « unruhig auf seinem Sessel am Pulte », c’est-à-dire inquiet et agité. La souffrance initiale exprimée par Faust est celle d’une force obscure, interne, ce que Goethe appelle le « Streben » [28], mais non actualisée dans la réalité au moment où s’ouvre la tragédie. Faust ne promet-il d’ailleurs pas de mettre en tension toutes ses forces, « das Streben meiner ganzen Kraft/Ist grade das, was ich verspreche » [29], afin de respecter le pacte signé avec Méphistophélès ? Dans le tout premier monologue, Faust est présenté dans toutes ses facultés intellectuelles. Ayant étudié la médecine, la philosophie, le droit et la théologie, il les possède toutes, puisque ces quatre facultés constituaient l’intégralité du savoir à maîtriser au Moyen-âge [30] :
Faust : « Habe nun, ach ! Philosophie, Juristerei und Medizin Und leider auch Theologie Durchaus studiert, mit heißem Bemühn » [31].
Faust, le héros de la pièce [32], est présenté comme un « Kraftmensch » ou « Kraftgenie » [33], c’est-à-dire un être doué d’une puissance exceptionnelle [34] qui le porte vers des sphères situées au-delà de l’humain, aux confins du divin. Le « Kraftgenie » est caractérisé par l’union heureuse de la force et de la plénitude intérieure [35], union qui est la condition même de l’expression exacerbée du génie humain, incarné notamment par le poète [36], mais que le bouffon, dans la même scène, s’empresse de tourner en dérision en utilisant une forme plurielle qui prend alors une valeur ironique [37]. Il n’est pas rare de trouver, notamment sous la plume de Schiller ou sous celle de Goethe dans leur correspondance, les termes de force et de plénitude associés, comme on le constate, par exemple, dans une lettre de Schiller à Goethe du 29 novembre 1794 [38] ou dans une lettre ultérieure en date du 9 décembre de la même année [39]. Le drame intérieur de Faust, sujet défaillant parce que clivé, peut dès lors se comprendre comme la dichotomie entre sa force, sa volonté de pouvoir et de savoir et l’aveu amer de son absence de plénitude intérieure. Force et plénitude ne vivent pas en harmonie en lui. Faust, loin d’être réunifié à lui-même et d’avoir harmonisé le désir et la pensée, souffre d’une scission de son moi [40], il est déchiré entre des forces contradictoires, agitées fortement par elles [41], en proie à une inquiétude qui le caractérise au point qu’on est allé précisément jusqu’à la qualifier de « faustienne ». Faust exprime aux vers 1566-1568 la dichotomie entre une agitation et une animation intérieures et une absence d’action à l’extérieur dont il souffre et qui va jusqu’à susciter en lui des velléités de suicide :
Faust : « Der Gott, der mir im Busen wohnt Kann tief mein Innerstes erregen ; Der über allen meinen Kräften thront, Er kann nach außen nichts bewegen Und so ist mir das Dasein eine Last, Der Tod erwünscht, das Leben mir verhaßt » [42]
Faust, bien plus panthéiste que véritablement chrétien – même s’il a conservé un lien sentimental à la religion de son enfance comme il l’exprime à la scène Vor dem Tor – avoue ici ne pas croire en une intervention de Dieu dans sa vie. Ce Dieu est comme « mort », puisqu’il ne contribue pas au mouvement, au changement, mais l’abandonne au statisme stérile qu’il déplore au début de la tragédie. Les forces contraires qui agitent le personnage et entravent sa réunification apaisée à lui-même sont, d’un côté, sa nostalgie diffuse de la sensualité, du désir, des forces obscures de l’instinct que Méphisto s’est engagé à libérer en lui et, de l’autre côté, la quête insatiable de Faust pour la connaissance, la spiritualité et toute chose qui le rapprocherait du divin en l’homme. C’est ce qu’il appelle, au vers 1768, le « Wissensdrang » [43], son élan vers le savoir, la force qui le pousse vers la connaissance et l’attire vers les sphères supérieures de la science et de l’esprit et lui procure presque une sorte d’ivresse :
Faust : « Schon fühl’ich meine Kräfte höher Schon glüh’ich wie von neuem Wein » [44]
C’est à cette force suprême qui habite l’être humain que Méphisto lui demande précisément de renoncer, c’est cet élan impérieux qu’il lui intime de mépriser :
Méphistophélès : « Verachte nur Vernunft und Wissenschaft, Des Menschen allerhöchste Kraft » [45]
Constatant sa docte ignorance [46], lot de la condition humaine finie et bornée, éprouvant amèrement les limites de l’humaine nature, Faust, en un cri de révolte prométhéenne [47], renonce à toute aspiration humaine à un idéal de nature divine et se tourne alors vers la puissance de la magie [48] dans l’espoir d’accéder à une connaissance, non plus livresque et stérile, mais intime et extatique de la nature [49] et d’avoir les pouvoirs d’un magicien, maître connaissant et maîtrisant les éléments, leur force et leurs propriétés [50] :
Faust : « Drum hab’ich mich der Magie ergeben, Ob mir durch Geistes Kraft und Mund Nicht manch Geheimnis würde kund ; Daß ich nicht mehr mit saurem Schweiß Zu sagen brauche, was ich nicht weiß ; Daß ich erkenne, was die Welt Im Innersten zusammenhält, Schau’alle Wirkenskraft und Samen, Und tu’nicht mehr in Worten kramen » [51]
Il est intéressant de noter, en cet endroit précis du texte, la critique du langage énoncée par Faust qu’il oppose à l’efficacité d’une force agissante et efficace, la « Wirkenskraft ». D’un certain point de vue, la tragédie de Goethe signale une rupture avec le pouvoir du logos, du verbe et développe une apologie de l’action, de la praxis. En effet, dans sa tentative faite pour transposer le Nouveau Testament du grec en allemand, Faust en vient à modifier la parole de Saint Jean qui ouvre l’Evangile et à instaurer une gradation entre l’intelligence, la force et l’action :
Faust : « Ist es der Sinn, der alles wirkt und schafft ? Es sollte stehn : Im Anfang war die Kraft ! […] Mir hilft der Geist ! Auf einmal seh’ich Rat Und schreibe getrost : Im Anfang war die Tat ! » [52]
L’association est claire ici entre la force et l’effet qu’elle produit. La force est indissolublement lié à ce qui agit et crée. « Die Tat » est ici à comprendre comme l’action, à laquelle se subordonne l’intelligence (« der Sinn ») en utilisant la force (« Kraft »). La force est donc nécessaire en vue de l’action et n’a de sens que par l’action qu’elle vise et génère [53]. Faust se fait donc le chantre de l’intuition géniale contre l’intellectualisme stérile incarné par son famulus Wagner et les termes relatifs à la vie de l’âme, aux sentiments, au cœur abondent alors dans son discours ternissant, par son caractère exalté, le caractère pédant, rhétorique et desséché des répliques de Wagner [54] :
Faust : « Wenn ihr’s nicht fühlt, ihr werdet’s nicht erjagen, Wenn es nicht aus der Seele dringt Und mit urkräftigem Behagen Die Herzen aller Hörer zwingt. […] Doch werdet ihr nie Herz zu Herzen schaffen, Wenn es euch nicht von Herzen geht » [55].
Dans sa fascination pour l’irrationnel et les connaissances qu’il peut procurer [56], Faust est frère des philosophes de la nature qui cédèrent eux aussi à la même fascination et remirent en question les sciences positives [57]. Comme eux, Faust souhaite « recréer la nature par la pensée » et n’a plus que mépris envers le savoir scientifique [58], mépris caractéristique des « Naturphilosophies romantique et théosophique qui prétendent toutes deux accéder à un savoir supérieur au savoir rationnel » [59]. Faust, dans un état d’esprit exalté et un fort sentiment de communion possible avec la nature, invoque donc l’Esprit de la Terre, espérant favoriser l’heureuse coïncidence entre microcosme et macrocosme et éprouver un sentiment de plénitude dans une fusion avec la nature :
Faust : « Ha ! Welche Wonne fließt in diesem Blick Auf einmal mir durch alle meine Sinnen ! Ich fühle junges, heil’ges Lebensglück Neuglühend mir durch Nerv’und Adern rinnen. War es ein Gott, der diese Zeichen schrieb, Die mir das innre Toben stillen, Das arme Herz mit Freude füllen, Und mit geheimnisvollem Trieb Die Kräfte der Natur rings um mich her enthüllen ? Bin ich ein Gott ? Mir wird so licht ! Ich schau’in diesen reinen Zügen Die wirkende Natur vor meiner Seele liegen […] Wie alles sich zum Ganzen webt, Eins in dem andern wirkt und lebt ! Wie Himmelskräfte auf und nieder steigen » [60]
Dans ce passage, on peut noter l’analogie entre les forces de la nature et leur action sur le réel. Le verbe wirken ainsi que sa forme adjectivée wirkende Natur apparaissent dans ce passage en lien avec les forces de la nature dont Faust aimerait pénétrer les secrets. Faust avoue son optimisme panthéiste et sa foi en un univers animé de forces bienfaisantes qui apportent partout la vie et entretiennent un échange d’impulsions créatrices ainsi qu’en un mécanisme intelligent de forces qui s’équilibrent harmonieusement. La nature agissante et créatrice est seule puissante.
Il est une autre force en jeu dans la tragédie de Goethe, et non des moindres : la force incarnée par le Diable. C’est la force sensuelle et physique de Faust que Méphisto souhaite mettre en mouvement ; c’est l’une des fonctions du rajeunissement de Faust dans la scène Hexenküche, à l’issue de laquelle Méphisto espère que les forces de Faust, que l’âge et l’étude ont érodées, vont être redoublées : « Die Jahre doppeln seine Kraft », dit-il au vers 2521 [61]. Le mépris que Méphisto affiche pour la force humaine, constituée chez Faust du seul élan vers la science, la raison et le savoir et font de lui un être proche du divin, est encore renforcé par le renversement établi entre la force et le plaisir au profit de ce dernier :
Méphisto : « O nein ! Die Kraft ist schwach, Allein die Lust ist groß » [62]
A cet endroit, l’esprit négateur et provocateur du Diable, qui ne recule devant aucune contradiction, se confirme. Méphisto, assumant dans la pièce le rôle de dispensateur maléfique des jouissances terrestres, méprise la force et la relègue, du même coup, du côté du Bien, à comprendre comme la tension de l’être humain vers quelque chose qui le dépasse et est de l’ordre du divin. Dans ce vers, le Mal apparaît sous la forme de l’enlisement possible de l’humanité dans les simples plaisirs inférieurs. Nous verrons plus loin que Méphisto, qui dénigre la force, est lui-même à comprendre comme une force externe, positive et dynamique, qui amène Faust à mener une enquête sur sa nature d’être humain. Dieu se sert d’ailleurs du Diable comme d’un collaborateur terrestre, comme d’un stimulant qui arrache l’homme à l’inertie à laquelle il menace constamment de céder. Faust doit se rendre à l’évidence que les forces qui le caractérisent [63] et lui permettent d’invoquer l’Esprit de la Terre sont néanmoins insuffisantes à le saisir et à s’y égaler et le condamnent à se vivre comme « mesure » et à renoncer à toute démesure :
Faust : « Nicht darf ich dir zu gleichen mich vermessen : Hab’ich die Kraft dich anzuziehen besessen So hatte ich dich zu halten keine Kraft » [64]
Ainsi, c’est par la mesure possible de sa force que Faust prend conscience de son humanité, de ses potentialités et de ses limites et peut mesurer son pouvoir. Le Diable va railler un peu plus loin la force avec laquelle Faust a dispensé son savoir :
Mephistopheles : « Habt ihr von Gott, der Welt und was sich drin bewegt, Vom Menschen, was sich ihm in Kopf und Herzen regt, Definitionen nicht mit großer Kraft gegeben ? Mit frecher Stirne, kühner Brust ? » [65]
La force qui anime Faust est, pour Méphisto, digne de mépris parce qu’elle n’engage malgré tout pas Faust sur la voie du changement nécessaire ni du mouvement salutaire vers un ailleurs moins stérile et mortifère que sa pièce d’étude, elle signe son orgueil et révèle son titanisme. Dans la scène Wald und Höhle, il raille Faust venu se recueillir dans la solitude et y puiser des forces de vie nouvelles [66] :
Mephistopheles : « Ein überirdisches Vergnügen ! […] In stolzer Kraft ich weiß nicht was genießen […] » [67].
Méphisto condamne en quelque sorte la force humaine qui se prétend surhumaine, la force orgueilleuse par laquelle Faust espère s’égaler aux dieux en un élan prométhéen ou convoquer l’Esprit de la Terre d’égal à égal. A chaque fois, sa déception est amère :
Faust : « Den Göttern gleich’ich nicht ! Zu tief ist es gefühlt ; Dem Wurme gleich’ich, der den Staub durchwühlt » [68]
L’Esprit de la Terre le rabroue brutalement dans la scène Nacht lui signifiant qu’il n’est ni un dieu [69], ni un surhomme [70], et que son intelligence bornée d’être fini et mortel ne pourra jamais approcher de sa perfection [71] :
Faust : « Der du die weite Welt umschweifst,/ Geschäftiger Geist, wie nah fühl’ich mich dir !
Geist : Du gleichst dem Geist, den du begreifst, Nicht mir ! (verschwindet)
Faust : « Nicht dir ! Wem denn ? Ich Ebenbild der Gottheit ! Und nicht einmal dir ! » [72]
Le Diable est pourtant dans la pièce l’incarnation d’une force positive et stimulante, une force maléfique, certes, mais qui, pour distiller le Mal, n’en est pas forcément inhumaine. C’est ainsi que la première définition que Méphisto donne à Faust de lui-même est la suivante ; il se présente comme une force contradictoire qui constamment souhaite le Mal et constamment contribue au Bien :
Faust : Nun gut, wer bist du denn ? Mephistopheles : Ein Teil von jener Kraft, Die stets das Böse will und stets das Gute schafft [73]
La force incarnée par Méphisto est positive en ce sens qu’elle est dynamique, qu’elle provoque en Faust un changement, qu’elle le met en mouvement [74] et est susceptible de l’arracher à l’inertie, l’absence de mouvement, que le Seigneur condamne d’emblée dans le Prolog im Himmel :
Der Herr : « Des Menschen Tätigkeit kann allzuleicht erschlaffen, Er liebt sich bald die unbedingte Ruh » [75]
Ce que le Seigneur considère comme le Mal véritable, c’est l’inertie, l’absence de forces en mouvement et il voit dans le Diable un stimulant, une force externe [76] possible à l’attirance des hommes pour le repos satisfait et la non recherche :
Der Herr : « Der reizt und wirkt und muß als Teufel schaffen » [77]
Pour le Seigneur, la lutte et la quête, pouvant éventuellement s’accompagner de défaite, valent mieux que la stagnation et l’inertie. Au tout début de la tragédie, Faust souffre d’ailleurs d’un fort sentiment d’inertie et est présenté comme incapable de mouvement et donc de progrès :
Faust : « Da steh ich nun, ich armer Tor !/ Und bin so klug als wie zuvor ; » [78]
Il y a, dans la pièce de Goethe, une apologie indéniable du mouvement et du devenir [79] et l’apologie se fonde sur l’effet provoqué et la vie engendrée par l’être en mouvement [80]. Le Malin incite les hommes à agir, à choisir et il va donner à Faust l’occasion d’éprouver et d’exercer la force de sa volonté. Pour Faust, cesser de chercher, se reposer de toute quête équivaudrait à une mort :
Faust : « Wer’ich beruhigt je mich auf ein Faulbett legen ; So sei es gleich um mich getan ! » [81]
Par opposition, il va faire l’apologie de l’action et de l’activité humaines au vers 1759 de la même scène :
Faust : « Nur rastlos betätigt sich der Mann » [82]
C’est parce qu’il est animé par des forces intérieure et extérieure et qu’il recherche le mouvement que Faust est un être en devenir et apprécié par le Seigneur. La pièce fait en filigrane l’apologie de l’être qui devient, qui progresse. Faust s’afflige de voir qu’aucune force neuve en lui n’a provoqué de changement, d’avancée vers les sphères supérieures :
Faust : « Und wenn ich mich am Ende niedersetze, Quillt innerlich keine neue Kraft ; Ich bin nicht um ein Haar breit höher, Bin dem Unendlichen nicht näher » [83]
Ce que Méphisto propose à Faust est la mise en mouvement, la fluidité et la communication des forces qui l’agitent, intérieures et extérieures, c’est-à-dire la fin de toute scission, le dépassement du dualisme :
Mephistopheles : « Komm nur geschwind und laß dich führen : Du mußt notwendig transpirieren, Damit die Kraft durch Inn-und Äußres dringt. Den edlen Müßiggang lehr’ich hernach dich schätzen, Und bald empfindest du mit innigem Ergetzen, Wie sich Kupido regt und hin und wider springt » [84]
L’amour, personnifié dans les vers ci-dessus par Cupidon, est la force toute-puissante qui agite et mène le monde et les hommes :
Mephistopheles : « Gut und schön ! Dann wird von ewiger Treu, und Liebe, Von einzig überallmächti’gem Triebe – Wird das auch so von Herzen gehn ? » [85]
Méphisto place la pulsion qui génère le désir, « der Trieb », au-dessus de la force humaine qu’il n’a d’ailleurs de cesse de railler.
La notion de force est une notion-clef pour comprendre l’œuvre maîtresse de Goethe, elle est même une notion centrale autour de laquelle s’articule l’enjeu même de la pièce qui condamne toute inertie pour encourager et louer l’idée du devenir possible de l’être humain par l’action à laquelle la force est irrémédiablement associée. La tragédie de Goethe est celle de l’errance de l’être humain, d’une force en mouvement, tension vers un idéal obscur, qui porte précisément en elle l’erreur possible. « Er irrt der Mensch, so lang er strebt », annonce le Seigneur dans le Prolog im Himmel, disant ainsi que le mouvement et l’errance sont concomitants, mais valent assurément plus que l’inertie satisfaite. C’est en mettant en mouvement toutes ses potentialités de savant, de magicien, ses forces de philosophe de la nature que Faust dépasse la dichotomie dont il souffre dans un premier temps. Faust entrevoit dans la force en actes un arrachement à sa condition initiale. Ainsi, la pièce de Goethe met en évidence le lien indissoluble en allemand entre Kraft et Wirkung, la force et son effet. N’est appelée dès lors force que toute potentialité réalisée par l’expérience sensible ; c’est pourquoi Méphisto raille la force incomplète de Faust, parce qu’elle est une force ne trouvant pas d’application dans la réalité sensible, c’est une force qu’il appelle « faible » que la seule force de la pensée coupée du désir qui, seul, pourra la compléter harmonieusement. L’homme réunifié à lui-même et non plus scindé comme l’est Faust lorsque s’ouvre la tragédie proprement dite est une entité constituée d’une pensée désirante et d’un désir pensé. Ainsi, la notion de force est ce qui permet de penser le dépassement du dualisme, parce qu’elle est potentialité de l’être, réalisée dans l’action ; elle fournit encore un modèle d’explication possible aux mouvements contradictoires et encore difficilement saisissables de l’âme humaine [86].
[1] Concernant le succès sémantique des concepts de « force » et d’ « énergie », lire l’article de Roland Krebs « L’idée d’énergie dans l’esthétique du Sturm und Drang », in : Recherches Germaniques 26, 1996, p. 3 – 18.
[2] Barbara Cassin : « A l’époque des Lumières, le vocabulaire concernant la force n’est pas encore fixé et il convient de prendre en compte de nombreux termes : en latin vis, virtus, potentia, mais aussi momentus ; en français, force, puissance, vertu, moment, action, effort, énergie, travail et pression et leurs équivalents dans les autres langues européennes » […] « L’indétermination de sens du mot « force » au sein de la tradition mécaniste du XVIIIè siècle et du début du XIXè, indétermination dont les physiciens d’avant 1847 ont eu pleinement conscience sans pouvoir en préciser la nature exacte (contrairement à nous qui avons été éduqués dans la stricte distinction des concepts de force et d’énergie, est particulièrement flagrante dans celles des « Lettres à une princesse d’Allemagne » qu’Euler consacre en 1760 à la question de la force », Dictionnaire européen des philosophies, Le Robert, Seuil, Paris 2004, p. 472 et p 460. Ulrike Zeuch : « Kraft » ist die unbestimmte Einheit aller seelischen Tätigkeiten », in : « Kraft » als Inbegriff menschlicher Seelentätigkeit in der Anthropologie der Spätaufklärung (Herder und Moritz) », Jahrbuch der Deutschen Schillergesellschaft, Alfred Kröner Verlag, Stuttgart 1999, p. 99 – 122 [p. 99].
[3] Barbara Cassin : « Force ». « Le mot d’avant 1847 (c’est-à-dire d’avant la publication du mémoire de Hermann von Helmholtz Über die Erhaltung der Kraft admet depuis deux traductions : force/force/Kraft (action dirigée produisant ou tendant à produire du mouvement, conformément aux lois de la dynamique de Newton) et énergie/energy/Energie (grandeur scalaire, c’est-à-dire non dirigée, obéissant à un principe métaphysique de conservation, au même titre que la « matière », Dictionnaire européen des philosophies, op. cit, p. 457.
[4] Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Presses Universitaires de France, Paris 1988, 521 pages, p. 21.
[5] « Il semble d’ailleurs que le mot « Kraft » en allemand soit « immanquablement associé à « wirken », « Wirkung » (il suffit de lire les entrées correspondantes dans n’importe quel dictionnaire allemand : « Kraft » définit « Wirkung » et « Wirkung » définit « Kraft ») ; autrement dit, la langue allemande possède un mot pour désigner l’actualisation d’un pouvoir, d’une force, et ce mot fait défaut aux langues issues du latin […] Que le lien entre « action » et « force » n’ait rien d’évident en français ordinaire (il n’est ni nécessaire, ni suffisant d’être fort pour agir) est probablement dû à ce que le français n’a qu’un seul mot, « force », là où l’allemand – tout comme l’anglais, du fait de sa double origine latine et saxonne – possède « Kraft » et « Stärke » (force et strength), ce qui permet de distinguer pouvoir et vigueur », Dictionnaire européen…, p. 460 – 462. Peut-être peut-on alors risquer une lecture de la scène initiale, Nacht, comme le moment de crise d’un personnage dont la « force », comprise ici au sens de ses pouvoirs et ses facultés ne trouve pas à s’incarner dans l’action, mais le condamne à une forme d’inertie et d’impasse.
[6] Se reporter par exemple au vers 384 où il est question, comme en redondance, de « Wirkenskraft » ou aux vers 438 et 441 où un parallélisme existe entre l’expression « die Kräfte der Natur » et « die wirkende Natur ».
[7] « La force est donc une vertu, une propriété des corps, un pouvoir qu’ils possèdent en raison même de leur qualité de corps. La force est une propriété de la matière. […] « Force. Cette notion fondamentale permet aujourd’hui de décrire l’action d’un corps sur un autre […], Dictionnaire européen des Lumières, PUF, Paris 1997, p. 460 et p. 471.
[8] « Dans la Métaphysique d’Aristote, l’energeia fait couple avec la dynamis pour expliquer le mouvement à partir d e l’opposition entre le possible et le réel, entre la puissance et l’acte » […] « extension de son usage dans le domaine humain pour désigner ce qui est force ou volonté », Dictionnaire européen des Lumières, Michel Delon (dir.), « Energie », p. 395 et 396.
[9] Denise Blondeau définit Faust comme « l’homme-entéléchie », c’est-à-dire l’homme traversé de potentialités lui permettant de s’engager dans une voie de progrès. Se reporter à la note 76 pour la citation exacte.
[10] Barbara Cassin, Dictionnaire européen des philosophies, p. 458-459.
[11] Dictionnaire européen des Lumières, « Allemagne », op. cit, p. 355.
[12] C’est l’un des rôles que va jouer Méphisto auprès de Faust, à savoir le mettre en mouvement, l’emmener à sa suite dans le vaste monde. Ne se dit-il pas d’ailleurs être « ein Teil von jener Kraft, die stets das Böse will und stets das Gute schafft » ? Méphisto joue pour Faust le rôle d’une force dynamisante qui le propulse vers un autre temps (voir la scène du rajeunissement de Faust) et vers d’autres lieux plus variés et plus ouverts que l’intérieur clos et sombre de ce que Faust compare, dans la scène Nacht, à un cachot. Dans le monologue qui ouvre la tragédie à proprement parler, Faust est présenté avec toute la force de sa volonté, comme une forme d’energeia à qui il manque la dunamis, c’est-à-dire ce qui va insuffler le mouvement, provoquer le changement et qui va se présenter sous les traits de Méphistophélès.
[13] Leonhard Euler, Lettres à une princesse d’Allemagne sur divers sujets de physique & de philosophie, « lettre LXXIV », Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne 2003, p. 137.
[14] Johann Wolfgang Goethe, Faust (édition annotée), Masson et Cie éditeurs, Paris 1940, v. 323 – 326, p. 27. [Toutes les fois que nous citerons la pièce, nous nous référerons à cette édition] [C’est moi qui souligne
[15] Nacht, « Du hast mich mächtig angezogen » « Mich neigt dein mächtig Seelenflehn », « Wo bist du, Faust, des Stimme mir erklang/ Der sich an mich mit allen Kräften drang ? », v. 484, 488, 494-495.
[16] Nacht, « Ich bin’s, bin Faust, bin deinesgleichen ! », v. 500.
[17] Studierzimmer I, v. 1338. [C’est moi qui souligne].
[18] Ibid., v. 1380.
[19] Prolog im Himmel, « Der Anblick gibt den Engeln Stärke », v. 247 et 267. [C’est moi qui souligne].
[20] Ibid., « Drum geb’ich gern ihm den Gesellen zu,/Der reizt und wirkt und muß als Teufel schaffen », v. 342-343. [C’est moi qui souligne].
[21] Nacht, « Wo ist die Brust, die eine Welt in sich erschuf/Und trug und hegte […]”, v. 491-492.
[22] Hans Stammel : « Die Kraft ist nicht mehr allgemein die Ursache einer Bewegung, sondern bewirkt nur die Änderung des einmal eingenommenen Bewegungszustandes eines Körpers », Der Kraftbegriff in Leibniz’Physik, Inaugural-Dissertation der Universität Mannheim, 1982, p. 43.
[23] Barbara Cassin, Dictionnaire européen des philosophies, p. 461.
[24] Ernst Bloch, « Faust, Meistergestalt der Unruhe », cité par D. Blondeau dans Faust, modernisation d’un modèle, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 66.
[25] Prolog im Himmel, v. 328 – 329. [C’est moi qui souligne
[26] Der Herr : « Ihn treibt die Gärung […] », Prolog im Himmel, v. 301 ; « Wenn er mir jetzt auch nur verworren dient », Prolog im Himmel, v. 308 ; « Ein guter Mensch, in seinem dunklen Drange […] », Prolog im Himmel, v. 328 – 329.
[27] Der Herr : « So werd’ich ihn bald in die Klarheit führen », Prolog im Himmel, v. 309
[28] Dans une lettre à Schiller du 25 septembre 1797, Goethe dit de sa pièce qu’elle raconte « das alte Märchen des ewig unbefriedigten Strebens der edlen Menschheit nach dem Urquell ihres allerliebsten Daseins […] », Briefwechsel mit Schiller, Artemis-Verlag, Zürich 1950, p. 429. Pierre Labatut définit la notion de « Streben » comme « une attitude héroïque de l’esprit et de la volonté, une sorte de tension orgueilleuse par laquelle l’individu s’efforce d’exalter toutes ses facultés pour se dépasser lui-même et franchir les limites où il a été placé par le destin. C’est une inaptitude à se résigner à ce qu’il y a de borné et de fragmentaire dans la condition, le savoir et le pouvoir humains », Faust (édition annotée), op. cit, p. LXII.
[29] Studierzimmer II, v. 1742-1743.
[30] Il est à rappeler ici, comme le fait François Colson dans son article « Le traitement romanesque d’un mythe : le Faust de Friedrich Maximilian Klinger » que « Faust est une figure du haut Moyen âge, à la charnière de la Renaissance », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit, p. 41.
[31] Nacht, v. 354-357
[32] A moins que ce ne soit le Diable en la personne de Méphisto, comme le suggère Germaine de Staël : « Le diable est le héros de cette pièce […] », De l’Allemagne I, Garnier-Flammarion, Paris 1968, p. 342.
[33] D. Ladendorf : « Kraftgenie gehört […] zu den Ausdrücken, die eine ganze Literaturperiode schlagend kennzeichnen. Es ist dies die Zeit von 1776 bis Anfang der achtziger Jahre, als eine ganze Reihe genialer und genialitätssüchtiger Dichter gegen Regelzwang und Herkommen anstürmten », cité dans le Trübners Deutsches Wörterbuch, Wörterbuch der Deutschen Akademie (hrg. von Alfred Göße), IV. Bd, Verlag Walter de Gruÿter, Berlin 1943, p. 247.
[34] Faust reconnaît avoir été doté par la Nature d’une force exceptionnelle : « Gabst mir die herrliche Natur zum Königreich ;/Kraft, sie zu fühlen, zu genießen », v. 3220-3221.
[35] Claus Lappe : « Innere Fülle gibt innere Kraft », in : Studien zum Wortschatz empfindsamer Prosa, Inaugural-Dissertation, Saarbrücken 1970, p. 99.
[36] Dichter : « Des Menschen Kraft, im Dichter offenbart », Vorspiel auf dem Theater, v. 157.
[37] Lustige Person : « So braucht sie denn, die schönen Kräfte,/ Und treibt die dichterischen Geschäfte,/Wie man ein Liebesabenteuer treibt », Vorspiel auf dem Theater, v. 158 – 160.
[38] Schiller an Goethe : « Es herrscht in diesen Szenen eine Kraft und eine Fülle des Genies, die den besten Meister unverkennbar zeigt, und ich möchte diese große und kühne Natur, die darin atmet, so weit als möglich verfolgen », ibid., p. 42.
[39] Schiller an Goethe : « Herr von Humboldt hat sich auch recht daran gelabt und findet, wie ich, Ihren Geist in seiner ganzen männlichen Jugend, stillen Kraft und schöpferischer Fülle », ibid., p. 48.
[40] Se reporter au vers 1112 de la scène Vor dem Tor où Faust s’écrie : « Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust »
[41] Méphisto, dans la scène Prolog im Himmel au vers 307, désigne Faust par les termes « die tiefbewegte Brust ». Plus loin, au vers 405, il est fait allusion au bouillonnement intérieur du personnage, « das innre Toben ».
[42] Studierzimmer II, v. 1566-1571
[43] Studierzimmer II, vers 1768, (« Mein Busen, der vom Wissensdrang geheilt ist »). Dans une scène ultérieure, Wald und Höhle, Méphisto évoque et raille l’élan faustien vers l’intuition, ce qu’il appelle « Ahnungsdrang » (« Der Erde Mark mit Ahnungsdrang durchwühlen », v. 3286). Notons également que Faust lui-même qualifie péjorativement au vers 396 son savoir de « Wissensqualm », de savoir brumeux, auréolé d’une épaisse fumée.
[44] v. 462-463. Peut-on risquer ici une compréhension de la forme plurielle comme renvoyant à l’énergie, à la force intérieure du personnage, sa « chaleur animale » propre à tout organisme vivant, et comprendre le terme dans sa forme au singulier comme renvoyant à une force externe ?
[45] Studierzimmer II, v. 1851-1852. Dans la scène Hexenküche, la sorcière, préparant l’élixir de jeunesse à l’intention de Faust, invoque également « die hohe Kraft der Wissenschaft,/ der ganzen Welt verborgen » (v. 2567-2569). Pour plus de détails sur ce monologue de Méphisto, lire l’ouvrage de Joachim Müller, Die dramatische Funktion von Mephistos Monolog in Goethes « Faust » I, Akademie-Verlag Berlin 1980.
[46] Nacht, « Da steh’ich nun, ich armer Tor !/Und bin so klug als wie zuvor » (v. 358-359) et « Und sehe, daß wir nichts wissen können » (v. 364). Notons ici le passage du singulier « ich » au pluriel « wir », indiquant que Faust se reconnaît comme participant, en dernière instance, de l’humanité moyenne dont le lot commun est de savoir qu’elle ne sait rien.
[47] « Es möchte kein Hund so länger leben ! » (Nacht, v. 376)
[48] D. Blondeau : « La pratique magique […] est pour Faust le débordement d’une vitalité intérieure qui s’exprime sur un mode préverbal », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit., p. 68. La « vitalité intérieure » dont parle D. Blondeau correspond à ce que Joachim Müller nomme « Energie » : « Faust beherrscht die Mittel der Magie und macht intensiven Gebrauch davon : er vermag das Buch des Makrokosmos zu entziffern sowie mit Aufbietung äußerster verbaler und gestischer Energie den Erdgeist zu beschwören », in Die dramatische Funktion von von Mephistos Monolog in Goethes « Faust » I, op. cit, p. 13.
[49] Günter Niggl : « Denn in seinem berühmten Eingangsmonolog verwirft dieser Faust nacheinander alle Wissenschaften als nichtig, um zuletzt die « Metaphysik der Magier » als einzig erstrebenswert zu ergreifen und Faust will mit ihr ausdrücklich « Gottgleichheit » gewinnen », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit., « Die Fausttradition vor Goethe », p. 19 – 30, [p. 27].
[50] Studierzimmer II, « Wer sie nicht kennte,/Die Elemente,/Ihre Kraft/Und Eigenschaft,/Wäre kein Meister/Über die Geister » (v. 1277 – 1282).
[51] Nacht, v. 377 – 385.
[52] Studierzimmer I, v. 1232 – 1237.
[53] Ulrike Zeuch : « Tatkraft ist […] die Summe aller seelischen Kräfte. In ihr liegt der Anfang zu allem. Nicht die vorstellende Kraft, nicht das Denken ist das eigentliche Zentrum. Das Denken ist nur ein Teil der alle anderen Seelenkräfte umfassende Tatkraft […] », op. cit, p. 111.
[54] Au moment où il saisit soudain la plénitude des visions qui s’offrent à lui dans sa rencontre avec l’Esprit de la Terre, son famulus Wagner frappe à la porte et Faust s’écrie alors : « Daß diese Fülle der Gesichte / Der trockne Schleicher stören muß ! » (v. 520 – 521)
[55] Nacht, v. 534 – 537 et v. 544 – 545.
[56] Denise Blondeau : « Pour Faust, le savoir cesse d’être sous la dépendance de la Révélation (« mir fehlt der Glaube » et de la Raison (« verachte nun Vernunft und Wissenschaft »), mais est secrètement illuminé par d’autres lois, la loi du cœur, « Blutgesetz », les énergies passionnelles que le Sturm und Drang redécouvre, l’Autre de la Raison », in : B. Dumiche et D. Blondeau, Faust, modernisation d’un modèle, « Le poète et le diable, ou la révolution du langage poétique », op. cit, p. 65 – 82.
[57] « La notion de Naturphilosophie évoque une sorte de Sturm und Drang de la science allemande, un carnaval de la pensée spéculative post-kantienne, où les philosophes et les poètes auraient prétendu concurrencer les sciences positives sur leur propre terrain tout en cédant à la fascination de l’irrationnel […] La Naturphilosophie ne commence véritablement à exister comme mouvement intellectuel identifiable qu’au milieu des années 1790, avec les Idées pour une philosophie de la nature de Schelling (1797) […] Ce programme de recherche perd de son dynamisme dès la fin des années 1810. […] Cette vision du monde repose sur une compréhension de la nature comme lieu d’extériorisation d’un ensemble de forces gouvernées par la polarité : attraction et répulsion mécanique, polarité magnétique, électricité positive et négative […] La thèse de l’identité de la nature et de l’esprit conduira à voir dans la nature un être total, même une totalité organique, dont la philosophie et la science devront restituer l’unité », Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences [sous la direction de Dominique Lecourt], PUF 1999, « Naturphilosophie », p. 674 – 680.
[58] Ce mépris de Faust envers la science positive et rationnelle trouve une cible de choix en la personne de Wagner qu’il qualifie, au vers 609, de « dem ärmlichsten von allen Erdensöhnen ».
[59] Dictionnaire d’histoire et philosophie…, op. cit, p. 679.
[60] Nacht, v. 430 – 449.
[61] Hexenküche, op. cit, p. 156.
[62] Auerbachs Keller in Leipzig, v. 2202.
[63] Faust : « Ich, mehr als Cherub, dessen freie Kraft/Schon durch die Adern der Natur zu fließen/Und, schaffend, Götterleben zu genießen/Sich ahnungsvoll vermaß, wie muß ich’s büßen ! », Nacht, v. 618 – 621.
[64] Nacht, v. 623 – 625.
[65] Straße II, v. 3043-3046. Les termes « Stirne » et « Brust » renvoient à une vigueur presque physique avec laquelle Faust a dispensé son savoir. La « force » ici dont parle Méphisto se rapprocherait de la vigueur de la parole et de la vigueur du corps.
[66] Faust : « Verstehst du, was für neue Lebenskraft/Mir dieser Wandel in der Öde schafft ? », Wald und Höhle, v. 3278-3279.
[67] Wald und Höhle, v. 3282 et v. 3288.
[68] Nacht, v. 652-653.
[69] Nacht, « Bin ich ein Gott ? Mir wird so licht ! », v. 439.
[70] Nacht, v. 460-467.
[71] François Colson : « Le modèle faustien pose une exigence d’absolu qui, pour s’accomplir, recourt à des puissances hors de la portée de l’humanité. Le résultat en est le rejet de l’individu à l’intérieur de ses limites », in Faust, modernisation d’un modèle, op. cit, p. 46.
[72] Nacht, v. 510-517.
[73] Studierzimmer I, v. 1334-1336.
[74] Faust : « Ich wußte nie mich in die Welt zu schicken », v. 2058.
[75] Prolog im Himmel, v. 340-341.
[76] Leonhard Euler : « Cette qualité dont tous les corps sont doués, et qui leur est essentielle, se nomme Inertie […] il seroit impossible qu’il y eut un corps sans inertie. Ce terme d’inertie a d’abord été introduit dans la Philosophie par ceux qui soutenoient que tout corps avoient un penchant pour le repos. Ils envisageoient les corps comme des hommes paresseux, qui préfèrent le repos au travail, et attribuoient aux corps une horreur dans le mouvement, semblable à celle que les hommes paresseux ont pour le travail : le terme d’inertie signifiant à peu près la même chose que celui de paresse. Mais quoiqu’on ait depuis reconnu la fausseté de ce sentiment, et que les corps se soutiennent également dans leur état de mouvement comme dans celui de repos, on a retenu le même mot d’inertie, pour marquer en général la propriété de tous les corps de se conserver dans le même état, soit de repos, soit de mouvement. On ne sauroit donc concevoir l’inertie, sans une répugnance pour tout ce qui tendroit à faire changer les corps d’état : car puisqu’un corps, en vertu de sa nature, conserve le même état tant de mouvement que de repos, et qu’il n’en sauroit être détourné que par des causes externes, il s’ensuit que pour qu’un corps change d’état, il faut qu’il y soit forcé par quelque cause étrangère et que sans cela il demeureroit toujours dans le même état. De là vient qu’on donne à cette cause externe le nom de Force : c’est un terme dont on se sert communément, quoique beaucoup de ceux qui l’emploient n’en aient qu’une idée fort imparfaite […] Toutes les fois que l’état d’un corps est changé, il n’en faut jamais chercher la cause dans le corps même : elle existe toujours hors du corps, et c’est la juste idée qu’on doit se former d’une Force », « Lettre LXXIV Sur l’inertie des corps et sur les forces », op. cit, p. 137. [C’est moi qui souligne].
[77] Prolog im Himmel, v. 343.
[78] Nacht, v. 358 – 359.
[79] A ce propos, B. Dumiche et D. Blondeau précisent que « […] le dualisme manichéen Dieu/Diable caractéristique d’une théologie de la Réforme [n’était] pas dans le propos de Goethe […] Le penseur du XVIII siècle substitue en effet à ce dualisme la vision moniste optimiste (Origène) d’un Dieu-amour et d’un homme-entéléchie engagé dans une voie de progrès », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit, p. 10.
[80] Der Herr : « Das Werdende, das ewig wirkt und lebt », Prolog im Himmel, v. 346.
[81] Studierzimmer II, v. 1692-1693.
[82] Studierzimmer II, v. 1759. Notons également l’éloge du devenir aux vers 183, 346 et 789.
[83] Studierzimmer II, v. 1812-1815.
[84] Hexenküche, v. 2593-2598.
[85] Strasse II, v. 3055 – 3058
[86] Ulrike Zeuch : « […] Kraft [gilt] in der Forschung als historis ch notwendiges Substitut für eine Seelenkonzeption, welche die Einheit im Denken, bzw. im Bewußtsein verankert sieht und welche einhellig als überholt und als zu abstract beurteilt wird, um der Mannigfaltigkeit seelischer Regungen Rechnung tragen, diese erklären und gar beurteilen zu können », op. cit, p. 105.