La Vie devant soi : splendeurs et misères du savoir médical

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De nombreux éléments intertextuels permettent de considérer La Vie devant soi comme l’hypertexte des Misérables. En effet, le roman de Victor Hugo fait partie, avec le Coran, des deux livres que Monsieur Hamil connaît « par cœur » . Du reste, le vieil homme confond les deux ouvrages comme il confond également l’auteur des Misérables avec Momo, qu’il appelle « mon petit Victor » (p. 154 et 155). Dans cette assimilation, l’enfant voit un signe du destin : « c’était peut-être Dieu qui me promettait » (p. 162). Or, la prémonition est d’autant plus plausible que l’écriture constitue, avec le terrorisme et la police, un des trois domaines que Momo s’imagine pouvoir embrasser une fois qu’il sera adulte : « ce que j’aimerais, c’est d’être un mec comme Victor Hugo » (p. 128), « Un jour, j’écrirai un vrai livre moi aussi » (p. 156), « quand je serai grand j’écrirai moi aussi les misérables parce que c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire » (p. 217-218).

Narrateur homodiégétique de La Vie devant soi, Momo y réalise donc la réécriture du roman hugolien. De fait, nombreux sont les points communs qui existent entre les deux œuvres. Ainsi, les personnels romanesques comportent des catégories similaires, en particulier les femmes acculées à la prostitution, les enfants plongés dans la misère, les travailleurs soumis à l’exploitation, les vieillards promis à la détresse, toutes catégories sociales défavorisées sur lesquelles La Vie devant soi porte d’ailleurs un jugement qui n’est pas sans rappeler celui de son hypotexte : Monsieur Hamil, « qui a lu Victor Hugo », souligne Momo, « m’a expliqué en souriant que rien n’est blanc ou noir et que le blanc, c’est souvent le noir qui se cache et le noir, c’est parfois le blanc qui s’est fait avoir » (p. 84). Dans la fiction hugolienne, une place est également réservée aux médecins, en relation avec la maladie — choléra, croup, phtisie ou fièvres diverses — ou avec la mort. Pareillement, le roman de Gary fait intervenir trois médecins, « un jeune médecin » (p. 91), le « docteur Ramon » (p. 214), un pédiatre, mais surtout le « docteur Katz » (p. 29), un généraliste.

La présente étude se propose d’examiner, dans une approche épistémocritique, les différentes modalités de fonctionnement du savoir médical dans La Vie devant soi. Nous ne ferons qu’en noter la fonction référentielle — l’illusion de la réalité d’un univers marqué par le vieillissement, la maladie et la mort passant obligatoirement par l’introduction d’une composante médicale —, pour nous concentrer sur l’analyse de fonctions plus spécifiques, répondant à des stratégies qui nous apparaîtront, dans un premier temps, mélioratives et, dans un second temps, dépréciatives.

I. Les atouts du discours médical

Dans La Vie devant soi, le médecin est tout d’abord caractérisé par sa disponibilité, une disponibilité qui s’exerce à l’égard de chacun, quelles que soient sa race ou sa religion : « Le docteur Katz était bien connu de tous les Juifs et Arabes autour de la rue Bisson pour sa charité chrétienne et il soignait tout le monde du matin au soir et même plus tard. » (p. 30) Ici, le référent médical donne à Gary l’occasion d’exposer une facette positive de la société française, et ce, dans la mesure où il renvoie à une conduite dépourvue de racisme. Comme il s’oppose à de nombreux passages du roman où, au contraire, les comportements racistes abondent, y compris dans le milieu pourtant fondamental de l’enseignement — « Pendant longtemps, je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait. On me l’a seulement appris à l’école. » (p. 12) —, l’univers médical remplit donc une fonction que l’on pourrait qualifier d’équilibrante, d’objectivante, en ce sens que son introduction dans le récit permet à celui-ci d’échapper aux outrances d’un point de vue entièrement critique, aux excès d’une visée strictement dénonciatrice. Ce faisant, il incite le lecteur à nourrir davantage de crédibilité vis-à-vis de l’auteur, dont l’ethos et, partant, la capacité de persuasion se trouvent renforcés.

Certes, parfois, il arrive que, sous le coup de l’exaspération, le docteur Katz se laisse aller à des paroles blessantes, qu’il regrette aussitôt. Ainsi, lorsqu’il surprend les frères de Monsieur Waloumba en train de secouer violemment Madame Rosa couchée sur une couverture, il s’emporte : « Il m’a engueulé quelque chose de terrible et nous a tous traités de sauvages ce qui a foutu en rogne Monsieur Waloumba qui lui a fait remarquer que c’étaient des propos. Le docteur Katz s’est excusé en disant qu’il n’était pas péjoratif […]. » (p. 250) Mais il reste que, d’ordinaire, le discours du médecin est celui d’un individu cultivé, capable de raisonner, qui met ses connaissances d’« honnête homme » et ses capacités de réflexion au service de son patient, notamment pour éloigner celui-ci des préjugés et des jugements trop hâtifs. Ainsi, lorsque Momo jette « dans une bouche d’égout » (p. 26) le produit de la vente de son chien, Madame Rosa, décontenancée, le conduit chez le docteur Katz : elle « voulait me faire faire une prise de sang et chercher si je n’étais pas syphilitique comme arabe » (p. 29). Le docteur Katz réagit violemment contre cette assertion raciste, pourtant véhiculée dans le milieu médical même, puisque « les infirmiers disent que tous les Arabes sont syphilitiques » (p. 189). Il « s’est foutu tellement en colère que sa barbe tremblait […]. Il a engueulé Madame Rosa quelque chose de maison et lui a crié que c’était des rumeurs d’Orléans . » (p. 29) De même, quand Momo est « pris de violence » (p. 56) face à un garde du corps de Monsieur N’Da Amédée qui lui parle de la bicyclette qu’il va offrir à son fils, quand il donne l’impression de faire « rôder des bêtes sauvages en liberté dans l’appartement » (p. 71), Madame Rosa affirme au docteur Katz qu’il présente « tous les signes héréditaires » (p. 56, voir p. 72). Dans les deux cas, le médecin s’insurge et oppose ses connaissances scientifiques aux folles croyances de Madame Rosa : « Taisez-vous, Madame Rosa. Vous êtes complètement inculte. Vous ne comprenez rien à ces choses et vous vous imaginez Dieu sait quoi. Ce sont des superstitions d’un autre âge. » (p. 72) Finalement, c’est à elle qu’il prescrit des « tranquillisants » (p. 31-2, 57 et 73). Ramon, le mari pédiatre de Nadine, contribue pareillement à détruire les craintes de Momo d’être « héréditaire » (p. 215) : « il m’a dit qu’il croyait pas beaucoup à l’héritage et que je devais pas y compter. » (p. 215) Appuyées sur l’expérience, ses paroles sont encourageantes : « Il m’a dit qu’il y avait beaucoup d’accidents de naissance qui ont très bien tourné plus tard et qui ont donné des mecs valables. » Il trouve même des avantages à la situation de Momo : « les enfants de putes, c’est plutôt mieux qu’autre chose parce qu’on peut se choisir un père qu’on veut » (p. 215). Cette fois, le savoir médical remplit, vis-à-vis du lecteur du roman, une autre fonction, didactique. Il s’agit en effet, en plaçant certains arguments dans la bouche de personnages dont les connaissances sont connotées positivement, d’aller à l’encontre de préjugés communément admis et d’augmenter d’autant l’ouverture des esprits.

Cette même fonction didactique intervient au sein de la sphère médicale proprement dite. C’est le cas lorsque le docteur Katz met l’accent sur l’importance des troubles qui trouvent leurs causes à l’extérieur du champ physiologique. Par exemple, l’essoufflement dont souffre Madame Rosa lorsqu’elle monte les escaliers gagne Momo lui-même : « j’avais de l’asthme pour elle, moi aussi, et le docteur Katz disait qu’il n’y a rien de plus contagieux que la psychologie » (p. 75). Au travers de cette remarque qui peut sembler anodine, le lecteur est en réalité informé du processus qui régit la naissance et le développement des désordres psychosomatiques, que la médecine ne « connaît pas encore » (p. 75) et qu’elle peine donc à traiter efficacement : « croyez-en un vieux médecin, les choses les plus difficiles à guérir, ce ne sont pas les maladies » (p. 71). Cette dimension psychologique n’est d’ailleurs pas sans effet sur la perception de l’efficacité que Momo ressent de la pratique médicale. « J’allais souvent m’asseoir », confie Momo, « dans la salle d’attente du docteur Katz, puisque Madame Rosa répétait que c’était un homme qui faisait du bien, mais j’ai rien senti. […] Il y a pas de miracle. » (p. 64) De fait, les bénéfices tirés d’une visite chez le médecin tiennent moins à une amélioration physique provenant d’une médication quelconque qu’à un ressenti qui est de l’ordre des affects : « quand la porte du cabinet s’ouvrait et le docteur Katz entrait, tout de blanc vêtu, et venait me caresser les cheveux, je me sentais mieux et c’est pour ça qu’il y a la médecine » (p. 65). Même si, parfois, Momo interprète mal les propos du docteur Katz — par exemple lorsque celui-ci assure à Madame Rosa « qu’il ne se passera rien » (p. 31) ou qu’il annonce à Momo qu’il a « toute la vie devant » lui (p. 133) —, l’enfant acquiert, à la suite de ses visites chez le médecin, un grand réconfort. En effet, laissé la plupart du temps à lui-même, Momo apprécie d’être, chez le docteur Katz, un sujet d’intérêt : « c’était le seul endroit où j’entendais parler de moi et où on m’examinait comme si c’était quelque chose d’important » (p. 30-1). Par ailleurs, quelles que soient les circonstances, la rencontre n’entraîne jamais ni reproches ni récriminations : « il me souriait toujours très gentiment et n’était pas fâché » (p. 31). La relation est à ce point harmonieuse que Momo voit même dans le vieux médecin un père idéal : « Je pensais souvent en le regardant que si j’avais un père, ce serait le docteur Katz que j’aurais choisi. » (p. 31)

L’atmosphère est sensiblement la même lorsque Momo rencontre Ramon, le « mec de Madame Nadine […] [qui] était un peu médecin » (215). Lui aussi accepte d’emblée un contact égalitaire, d’homme à homme, avec Momo, même si celui-ci est ce jour-là « en état de choc » (p. 213) : il « m’a serré la main et n’a rien dit, comme si c’était naturel » (p. 213). Mieux, il multiplie les attentions à l’égard de l’enfant : « le mec m’a même offert une cigarette et du feu avec son briquet » (p. 214). Mais, surtout, Momo est « écout[é] comme [s’il avait] de l’importance » (p. 214) : « je voyais bien que c’était moi qui l’intéressais » (p. 216). La satisfaction de Momo redouble quand Ramon met en marche un magnétophone pour enregistrer ses paroles : « je me suis senti encore plus important […]. C’était la première fois que j’étais digne d’intérêt et qu’on me mettait même sur magnétophone. » (p. 218) À partir du moment où Ramon manifeste de l’intérêt vis-à-vis de lui, il n’est plus à ses yeux un mec : il devient « le docteur Ramon » (p. 217, 218 et 219). Le respect du médecin à l’égard de Momo génère en retour le respect de Momo à l’égard du médecin. Ici, la présence, au sein de la diégèse, du référent médical remplit une nouvelle fonction, cette fois à l’adresse des médecins eux-mêmes, et qui pourrait être qualifiée de paradigmatique dans la mesure où ceux-ci se voient offrir un modèle de comportement, une attitude idéale, bien souvent éloignés de la façon ordinaire dont beaucoup de médecins traitent leurs patients. En effet, encore aujourd’hui, en France en particulier, la médecine est accusée d’être trop peu humaine, de faire trop peu de cas des émotions et des opinions des malades . Le docteur Ramon, lui, fait preuve d’une grande capacité d’écoute, ce qui permet à Momo d’exprimer toute une part de refoulé : « ça me faisait brusquement du bien » (p. 214) de lui parler. Dans une société où « il y a une telle quantité de manque d’attention » (p. 219), le médecin de La Vie devant soi apparaît ainsi, pour chacun des membres de cette société, mais au premier chef pour ses confrères, comme un exemple à suivre. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si, au couple des adjuvants de Momo que sont Madame Rosa et le docteur Katz succède un nouveau couple où, une fois de plus, l’élément masculin est constitué d’un représentant du corps médical. Du reste, tout porte à croire que le mari de Nadine représente d’une certaine façon le suppléant du docteur Katz puisque qu’à la fin du roman, c’est celui-ci qui cède sa place à celui-là au chevet de Madame Rosa : le docteur Ramon projette d’aller « jeter un œil à Madame Rosa pour voir s’il y avait quelque chose qu’il pouvait faire » (p. 221).

II. Les errements de la pratique médicale

L’intention ainsi formulée par le docteur Ramon est accueillie par Momo avec scepticisme : « je ne voyais pas ce qu’on pouvait encore faire pour Madame Rosa après tout ce qu’on lui avait déjà fait » (p. 221). Cette réflexion est caractéristique de la piètre considération que Momo et, par l’intermédiaire de ce personnage, Gary lui-même nourrissent à l’égard de la pratique médicale.

Ce dénigrement se manifeste tout d’abord par le fait que les techniques médicales sont rarement présentées de façon explicite et, quand elles le sont, elles sont la plupart du temps mal comprises de Momo qui, en en déformant le processus opératoire, contribue à en réduire la portée et, du même coup, à jeter sur elles le discrédit. Ainsi en est-il de l’électrochoc. Le mot n’est pas cité, mais seulement évoqué au travers de l’expression « traitement de choc » (p. 174) : « le docteur Katz disait que beaucoup de personnes sont améliorées par ce traitement à l’hôpital où on leur allume brusquement l’électricité dans ce but » (p. 174). Momo réduit l’électrochoc à un choc et, partant, à l’émotion que celui-ci provoque, à savoir la « peur » (p. 174), en même temps qu’à une fonction de l’électricité, l’éclairage. Ainsi définie, la thérapeutique est prise en charge par Monsieur Waloumba dans le but de tirer Madame Rosa de sa torpeur : « il montait tout de suite avec sa torche allumée et se mettait à cracher le feu » (p. 174) devant elle. Le procédé s’avère du reste efficace puisque, au bout d’une demi-heure, « Madame Rosa est brusquement sortie de son état » (p. 175). Le procédé est identique dans l’épisode où l’acte médical qui est cette fois prescrit par le docteur Katz consiste en des exercices qu’il faut « faire à Madame Rosa pour la remuer et pour que son sang se précipite dans tous les endroits où on a besoin de lui » (p. 249). Une fois de plus, la prescription est mal interprétée : « On a vite couché Madame Rosa sur une couverture et les frères de Monsieur Waloumba l’ont soulevée avec leur force proverbiale et ils se sont mis à l’agiter » (p. 249). Comme « ce n’était pas du tout ce qu’il avait voulu dire » (p. 249), le docteur Katz se fâche, soulignant qu’il n’avait pas demandé « de jeter Madame Rosa en l’air comme une crêpe pour la remuer mais de la faire marcher ici et là à petits pas avec mille précautions » (p. 250). Une fois de plus, le savoir médical officiel, qui n’a pas été compris, laisse la place à un pseudo-savoir, celui de « la médecine au noir » (p. 176), exercée bénévolement par Monsieur Waloumba et ses « frères de tribu » (p. 176). Tous les six frappent sur leurs instruments de musique, chantent et dansent autour de Madame Rosa pour en « chasser les mauvais esprits » (p. 175) et, bien que ces pratiques réussissent plus sur les Africains que sur les Juifs, elles finissent par sembler donner satisfaction : « On a mis les démons en fuite et Madame Rosa a repris son intelligence […]. » (p. 180) Dans les deux cas, la présence du référent médical et le recyclage burlesque qu’en font les immigrés africains remplissent, vis-à-vis du lecteur, une fonction démystificatrice : alors qu’ordinairement, les gens sont portés à croire en la toute-puissance de la science médicale et à prêter à son représentant une confiance aveugle, le lecteur de La Vie devant soi apprend au contraire à s’en méfier.

À vrai dire, si l’on a recours aux pratiques des sorciers africains, c’est à cause de l’impuissance dont fait preuve la médecine, représentée ici par le docteur Katz, dont les connaissances comme les « instruments » (p. 249) qu’il transporte dans sa « petite valise » (p 249) se révèlent inutiles face à la dégénérescence, physique et mentale, dont souffre Madame Rosa. En effet, la compétence médicale du docteur Katz se réduit dans la réalité à « examiner Madame Rosa » (p. 131) et à formuler des diagnostics, à « constater les dégâts » (p. 204). Ainsi, lorsque sa patiente déclare qu’il est « un grand médecin et [a] fait du bon boulot » (p. 131), ces éloges tiennent seulement au fait qu’il lui a annoncé qu’elle n’avait « pas le cancer » (p. 131) Même quand le docteur Katz annonce que « les nouvelles sont bonnes » (p. 205), Madame Rosa n’est pas dupe : elle sait que le médecin « men[t] comme un arracheur de dents » (p. 205) et que, s’il lui cache de quoi elle est atteinte, il a dû en informer Momo. C’est donc à celui-ci qu’elle conjure de lui « dire la vérité. […] Comment ça se fait que je suis là sans savoir d’où et pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai, Momo ? » (p. 167) Et de fait, devant Momo, le docteur Katz a dressé la liste des maladies, très nombreuses, dont Madame Rosa est atteinte : « Je ne comprenais pas les noms que Monsieur Katz [on notera la disparition de l’appellatif docteur] m’énumérait avec satisfaction » (p. 132). Le médecin prend plaisir à étaler sa science, détaillant les phénomènes physiologiques responsables : « Il m’a expliqué que Madame Rosa s’était rétrécie dans ses artères, ses canalisations se fermaient et ça ne circulait plus là où il fallait. […] Le sang et l’oxygène n’alimentent plus convenablement son cerveau. » (p. 132-3) De même, il est capable de prévoir l’évolution de la malade : « Elle ne pourra plus penser et va vivre comme un légume. » Le roman se fait de nouveau révélateur : il dévoile la nature et les limites du savoir médical, lequel s’avère tout théorique, incapable de se traduire dans la réalité au moyen de traitements susceptibles, non seulement d’apporter si ce n’est la guérison, du moins un mieux-être, mais d’enrayer le cours de la maladie qui, lié au vieillissement, rencontre l’impuissance des médecins .

Cette impuissance face aux ravages de la vieillesse est l’occasion pour Momo de faire une critique de la médecine, critique implicite certes, mais forte. En effet, nombreux sont les personnages de La Vie devant soi qui, âgés, n’ont plus la vie devant eux et « sont attaqués par la nature, qui peut être une belle salope et qui les fait crever à petit feu » (p. 158-9). Les ravages du vieillissement aboutissent à une véritable misère biologique, dont le roman énumère de façon détaillée les multiples composantes et qui se manifeste chez le vieillard par une perte d’autonomie et, partant, par une déperdition de dignité. Ainsi, à « soixante-huit » (p. 182) ans, Madame Rosa, dont tous les « morceaux étaient mauvais, le cœur, le foie, le rein, le bronche » (p. 230), est atteinte par « la sénilité débile accélérée » (p. 171) et plongée de plus en plus dans un état d’hébétude qui, dans le langage de Momo, devient un « état d’habitude » (p. 145) : « il fallait torcher Madame Rosa qui ne pouvait plus se défendre toute seule » (p. 172), ce qui « la gên[ait] beaucoup […], à cause de sa féminité » (p. 172). Âgé de « quatre-vingt-cinq » (p. 138) ans, Monsieur Hamil « devient de plus en plus con » (p. 110) ; il ne voit « plus du tout » (p. 266) et est « triste […] d’être conduit pour pisser » (p. 159). Le docteur Katz n’est pas davantage épargné : comme il ne peut « plus se permettre les escaliers qui se portent au cœur » (p. 131), c’est sur le « dos » (p. 203) d’un des frères Zaoum qu’il arrive au sixième étage. Comment la science médicale ne pourrait pas apparaître ridiculisée quand son représentant est tenu, pour se déplacer, d’utiliser ce qui, d’ordinaire, sert à transporter les tout jeunes enfants ou les sacs de farine ?

En raison de la fonction informative impartie au roman, le lecteur de La Vie devant soi apprend donc que le savoir médical est incapable de réparer, voire de simplement contenir les dégâts provoqués par le vieillissement et les humiliations qui en sont la conséquence. Or, le texte acquiert une dimension accusatrice lorsqu’il met l’accent sur une réalité paradoxale : dans le même temps que la médecine apparaît sans ressources vis-à-vis des personnes âgées, les progrès de la pharmacie — fille et alliée de la médecine — et, en particulier, la modernisation, au cours des années soixante, des techniques médicales à l’intérieur des hôpitaux , permettent de prolonger la vie. Le docteur Katz a prévenu : « Ça peut encore durer longtemps » (p. 133) Certes, Madame Rosa peut connaître de temps en temps ce que Momo appelle des « rémissions de peine « (p. 182, voir p. 203), mais sa situation est sans espoir : « Le docteur Katz m’a dit qu’on ne pouvait plus rien pour elle mais qu’avec des bons soins à l’hôpital elle pouvait en avoir encore pour des années. » (p. 170) Il a même appuyé ses dires par l’exemple d’un « Américain qui est resté dix-sept ans sans rien savoir comme un légume à l’hôpital où on le prolongeait en vie par des moyens médicaux » (p. 170), « des installations spéciales qui font du goutte-à-goutte » (p. 209). Madame Rosa sait elle-même que l’acharnement thérapeutique dont font preuve les médecins lorsqu’ils n’acceptent pas de reconnaître le caractère inéluctable et imminent de la mort de leurs malades et multiplient à leur égard des actes et des moyens thérapeutiques aussi disproportionnés qu’inutiles n’est pas étranger à leur souhait d’approfondir leurs connaissances des maladies et de tester de nouveaux traitements : « J’avais un ami […] qui n’avait ni bras ni jambes, à cause d’un accident, et qu’ils ont fait souffrir encore dix ans à l’hôpital pour étudier sa circulation. » (p. 182-3) Madame Rosa assimile l’acharnement thérapeutique dont elle se sent menacée à ce qu’elle a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale : de même qu’à l’époque, elle a été « dénoncée à la police française comme Juive » (p. 69), puis « emmenée dans un Vélodrome et de là dans les foyers juifs en Allemagne » (p. 54), aujourd’hui, dit-elle, « [l]e docteur Katz va me dénoncer à l’hôpital et ils vont venir me chercher » (p. 227). Le rapprochement avec les nazis est encore plus manifeste lorsqu’elle explique à Momo des comportements qu’il est « trop jeune » (p. 227) pour connaître : « Ils vont me faire vivre de force, à l’hôpital, Momo. Ils ont des lois pour ça. C’est des vraies lois de Nuremberg » (p. 227), qui permettent aux médecins, qu’elle compare à « la Gestapo » (p. 245), de « torturer » (p. 182) leurs victimes. Madame Rosa est consciente de la gravité de son état : « Je sais que je perds la tête et je ne veux pas vivre des années dans le coma pour faire honneur à la médecine. » (p. 183) Aussi refuse-t-elle de servir de cobaye aux médecins : « J’ai donné mon cul aux clients pendant trente-cinq ans, je vais pas maintenant le donner aux médecins. » (p. 183) Là, le roman devient pamphlet et l’écrivain se fait polémiste. Gary n’hésite pas à déconsidérer le corps médical en rappelant, par le biais des obsessions de Madame Rosa, le comportement des instances représentatives des médecins sous l’Occupation : l’Ordre des médecins, formé du Conseil supérieur de la médecine et de ses Conseils départementaux, tous constitués de praticiens désignés de 1940 à 1942 par Vichy, puis le Conseil national de l’Ordre des médecins, composé à compter de 1943 de membres élus, ont appliqué jusqu’à la Libération, sans protester, les mesures d’exclusion des médecins de confession juive .

Alors qu’elle est condamnée par la médecine à survivre dans la douleur, ce que Madame Rosa veut, c’est qu’on abrège ses souffrances. S’adressant à Momo, elle lui dit : « demand[e] à tes copains de me faire la bonne piqûre » (p. 183). L’euthanasie est effectivement une question qui préoccupe la société française et qui la divise, comme celle-ci a été préoccupée et divisée quelque temps auparavant par la question de l’avortement. Rien d’étonnant, compte tenu de ce contexte socioculturel, que, dans le langage de Momo, avortement se substitue à euthanasie. Or, comme l’avortement a été dépénalisé en France, avec l’introduction de l’IVG (interruption volontaire de grossesse), en 1975, soit l’année même de la parution de La Vie devant soi, Momo ne saisit pas pourquoi l’euthanasie, elle, continue d’être interdite : « Je comprendrai jamais pourquoi l’avortement, c’est seulement autorisé pour les jeunes et pas pour les vieux. » (p. 260) De fait, nombreux sont ceux qui contestent à un être humain le droit de déterminer le moment où la qualité de la vie s’est tant dégradée qu’il devient acceptable et licite de mettre un terme à son agonie et sa souffrance. Dans le débat sur l’euthanasie et dans la réalité qui est faite de celle-ci, les médecins occupent une place essentielle, non seulement parce qu’ils sont en position d’intervenir sur le moment de la mort, mais parce que, depuis 1967, la signature du certificat de décès incombant non plus aux officiers d’état civil, mais aux médecins, ceux-ci sont à même de contrôler la mort de chaque individu. Momo le confirme : « Tout le monde savait dans le quartier qu’il n’était pas possible de se faire avorter à l’hôpital même quand on était à la torture et qu’ils étaient capables de vous faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque et qu’on pouvait planter une aiguille dedans. » (p. 206) Madame Rosa en est également parfaitement consciente : « Ils vont pas me faire avorter à l’hôpital. » (p. 228) Pourtant, Momo va tenter d’obtenir du docteur Katz, au nom d’une solidarité communautariste, qu’il évite à Madame Rosa de se voir infliger des souffrances inutiles : « Dites, est-ce que vous ne pourriez pas l’avorter, docteur, entre Juifs ? » (p. 233), et ce, « pour l’empêcher de souffrir » (p. 234). Décontenancé, le docteur Katz rétablit rapidement l’exactitude lexicale en introduisant le terme « euthanasie » (p. 234). Il justifie d’abord son refus de hâter la mort en associant ce comportement à un état dégradé de la société, qui ne respecterait pas la vie : « Nous sommes dans un pays civilisé, ici. » (p. 234) Ensuite, il semble obéir implicitement à la peur des sanctions pénales — réclusion criminelle à perpétuité — et disciplinaires — radiation de l’Ordre national des médecins — qui pourraient être prononcées à son encontre : « L’euthanasie est sévèrement interdite par la loi. » (p. 234), elle « est sévèrement punie » (p. 237). Toutes ces raisons font que le docteur Katz ne peut accepter le dernier argument de Momo en faveur de l’euthanasie, argument qui consiste à tirer d’une liberté collective une liberté individuelle : « le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes » — qui, à la base de la décolonisation, reste encore très prégnant au début des années soixante-dix et que le docteur Katz ne conteste pas — doit impliquer pour Madame Rosa « le droit sacré des peuples à disposer d’elle-même » (p. 234), ce qui entraîne la conséquence que, « si elle veut se faire avorter, c’est son droit » (p. 234). Le refus réitéré du docteur Katz conduit Momo à le ranger finalement parmi les « salauds » (p. 244), les « sales cons de médecins [que Momo condamne] pour refus d’assistance » (p. 236) : si vous aviez, lui lance Momo, « un vrai cœur à la place de l’organe vous feriez une bonne action et vous avorteriez Madame Rosa tout de suite pour la sauver de la vie qui lui a été foutue au cul par un père qu’on connaît même pas » (p. 236). S’il agissait ainsi, le docteur Katz permettrait au médecin de faire preuve, vis-à-vis de ses semblables, de la compassion que les vétérinaires, eux, manifestent à l’égard des animaux : « Si Madame Rosa était une chienne, on l’aurait déjà épargnée mais on est toujours plus gentil avec les chiens qu’avec les personnes humaines qu’il n’est pas permis de faire mourir sans souffrance. » (p. 113-4) Ici, le référent médical assure une fonction polémique en ce sens que sa présence permet à Gary d’engager son roman dans un débat qui secoue la société française de l’époque et continue d’ailleurs de l’agiter plus de trente ans après la parution de La Vie devant soi.

III. L’orientation autobiographique

Ainsi, le savoir médical remplit dans La Vie devant soi de multiples fonctions. Si nous rapprochons ce roman d’autres textes de Romain Gary, il est possible de lui attribuer une nouvelle fonction, que nous pourrions qualifier d’autobiographique, en ce sens qu’il établit une relation entre la fiction et les préoccupations de son auteur. De fait, nombreuses sont les œuvres garyennes où le savoir médical est convoqué parallèlement au vieillissement. Ainsi, dès 1960, dans La Promesse de l’aube, un roman largement autobiographique, le narrateur fait plusieurs fois mention de la dégradation de l’état de santé de Nina, sa mère vieillissante, et de la réaction du corps médical : « Le médecin m’avait dit qu’elle pouvait encore tenir pendant des années. » Lui-même relève les méfaits exercés par l’écoulement du temps : « Je vais souvent dans les endroits fréquentés par la jeunesse pour essayer de retrouver ce que j’ai perdu. » Pareillement, alors qu’en 1974, quand Gros-Câlin est soumis à Gallimard, Émile Ajar est présenté comme un médecin exilé au Brésil après un avortement meurtrier, L’Angoisse du roi Salomon, publié en 1979, dénonce le temps, qui « est une belle ordure, […] vous dépiaute alors que vous êtes encore vivant » . À 84 ans, Monsieur Salomon se révolte : « je n’ai pas échappé aux nazis pendant quatre ans, à la Gestapo, à la déportation, aux rafles pour le Vél’ d’Hiv’, aux chambres à gaz et à l’extermination pour me laisser faire par une quelconque mort dite naturelle de troisième ordre, sous de miteux prétextes physiologiques » . Dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, écrit et paru en 1975, soit la même année que La Vie devant soi, Jacques Rainier a 59 ans, c’est-à-dire approximativement l’âge de Gary. Confronté au vieillissement et, par suite, à l’impuissance, il envisage de se tirer une balle dans la tête : « Je voudrais mourir bien avant de mourir mal » . Or, en 1974, dans La nuit sera calme, Gary évoque à maintes reprises son « déclin sexuel » . Comme en écho, dans la biographie qu’elle consacre à Gary, Myriam Anissimov note que « la perspective de l’impuissance le tourmentait » et reproduit le passage d’une entrevue que l’auteur a accordée en 1978 à Caroline Monney et où il parle ainsi de la vieillesse : « Catastrophe. Mais ça ne m’arrivera pas. Jamais. J’imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j’ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J’ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. » Si, en 1980, Gary s’applique cette auto-euthanasie active qu’est le suicide, c’est certainement en partie pour échapper à la catastrophe du vieillissement. Huit ans auparavant, à l’instar d’Hemingway, un autre écrivain français, Henri de Montherlant, s’était lui aussi tiré une balle dans la tête, pour échapper à la cécité : « Je suis presque aveugle. Quand j’aurai la certitude que ce voile noir ne se dissipera pas, je ferai comme notre ami Atticus. »

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. III – Automne 2008

ps:

Christian Milat est professeur de littérature française à l’Université d’Ottawa

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