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Les émotions sont-elles sensibles au contraste entre le réel et l’imaginaire ?

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Aurions-nous les mêmes réponses émotionnelles en regardant un film ou en lisant un récit dans lequel les événements heureux ou malheureux advenant aux protagonistes sont compris comme ayant réellement eu lieu et en regardant un autre film ou en lisant un autre récit semblable en tous points au premier film ou récit mais dans lequel tous les événements advenant aux protagonistes sont compris comme ayant été inventés de toutes pièces ? Appelons cette question « La question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction ». Cette question peut être posée pour tous les récits, que leurs supports soient visuels ou non-visuels.
 
Les neurosciences ne s’intéressent pas particulièrement à la question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction. La philosophie, elle, a déjà proposé presque toutes les réponses possibles à cette question. Dans ce qui suit, une hypothèse jusqu’alors inédite est proposée, une hypothèse à l’interface des neurosciences et de la philosophie. En bref, l’hypothèse est que les réponses émotionnelles aux scènes et événements identifiés comme fictionnels relèvent des «émotions sémantiques», une espèce d’émotions à distinguer des réponses émotionnelles aux scènes et événements reconnus soit comme réels, soit comme des représentations du réel. Selon cette hypothèse, les «émotions sémantiques» seraient des expériences émotionnelles désengageant le système épisodique et centralement modulées par des circuits sémantiques (d’où cette terminologie).
 
L’hypothèse des « émotions sémantiques » puise une partie de son inspiration dans certains travaux de neurosciences, même s’il n’existe pas, à notre connaissance, à ce jour d’étude en neurosciences portant précisément sur la question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction. Seuls les travaux de Metz-Lutz et al. (Metz-Lutz et al. 2010), sans directement porter sur la question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction, s’en rapprochent en partie puisqu’ils traitent de ce qu’ils nomment l’ “adhésion à la fiction”. Quand une scène de fiction est vécue comme réelle, Metz-Lutz et al. notent une corrélation avec des activations au niveau du cortex préfrontal inférieur gauche (IFG, BA47) et du sillon temporal supérieur postérieur gauche et, d’autre part, une diminution significative de la variabilité du rythme cardiaque (HRV). Sur la base des activations observées dans la région temporale supérieure gauche, Metz-Lutz et al. font l’hypothèse que l’expérience de l’adhésion à une pièce de théâtre de fiction repose, au moins en partie, sur une structure cérébrale dédiée au traitement du langage.
 
A côté des travaux de Metz-Lutz et al. il existe en neuroscience des études portant soit sur les processus cognitifs (Abraham et al., 2008, 2009) soit sur les processus perceptuels (Silveira et al., 2012) qui seraient différentiellement impliqués lorsque l’information à traiter a une nature réelle ou fictionnelle. Les travaux d’Abraham et al. font apparaître que le traitement cognitif de questions portant sur des personnes réelles, à la différence des mêmes questions portant sur des personnages de fiction, donnent lieu à des activations au niveau du cortex préfrontal antérieur médian et du cortex cingulaire postérieur. Comme les zones corticales activées sont également impliquées dans l’extraction des souvenirs autobiographiques (Svoboda et al. 2006, Cabeza and Saint Jacques 2007) et les pensées sur soi dans le passé et le futur (Northoff et al. 2006, Hassabis et al. 2007), Arbaham et al. concluent que l’information, lorsqu’elle concerne des entités réelles, aurait une signification personnelle ou une pertinence pour soi : “It appears then that one of the means by which we tell reality apart from fiction (…) seems to lie in the manner in which such information is coded and accessed, namely, if it is personally significant or not. The degree of associated self-relevance is therefore a possibly critical determinant factor that enables us to differentiate between what is real and unreal. (Abraham et al, 2008, 975)”.
 
Dans le domaine perceptuel, le travail en IRMf récemment mené par Silveira et al. (2012) sur la perception de l’art pictural fait apparaître des résultats concordants avec ceux d’Abraham et al.. Silveira et al. ont étudié en imagerie les processus activés par la perception de tableaux réalistes et non-réalistes. Comme ils comprennent les peintures surréalistes comme des peintures non-réalistes, c’est-à-dire comme des peintures dont le contenu représentationnel est impossible dans le monde réel, leurs résultats sont pertinents pour la question qui nous occupe. Silveira et al. observent des activations élevées dans le précunéus et dans le cortex occipital médian lorsque les entrées sensorielles correspondent à une représentation picturale réaliste du monde visuel, des activations en contraste avec celles observées lorsque les entrées sensorielles correspondant à la perception d’une représentation picturale surréaliste. Concernant le précunéus, Silveira et al. rappellent, en citant Cavanna & Trimble (2006), que l’activité du précunéus a été associée à l’imagerie visuelle, à l’extraction des souvenirs épisodiques, et à ce à quoi l’on fait parfois référence comme étant le « soi ». Silveira et al. retrouvent de manière significative certaines conclusions d’Abraham et al.
 
C’est en partie sur la base de ces travaux de neuroscience que l’hypothèse des « émotions sémantiques » est proposée. On peut en effet supposer que ce qui est observé au niveau cognitif par Abraham et al. et au niveau perceptuel par Silveira et al. devrait se retrouver au niveau émotionnel, ainsi que semble l’indiquer l’étude de Metz-Lutz et al. Nous n’avons pas que des relations cognitives et perceptuelles au réel et au fictionnel mais aussi des relations émotionnelles. Les travaux existants envisagent que nous aurions une sensibilité cognitive au contraste du réel et de l’imaginaire (Abraham et al.), ainsi qu’une sensibilité perceptuelle (Silveira et al.) au contraste du réel et de l’imaginaire : pourquoi n’aurions-nous pas également une sensibilité émotionnelle au contraste du réel et de la fiction ? Il faut naturellement être prudent pour envisager que nous aurions une sensibilité émotionnelle au contraste du réel et de l’imaginaire ne serait-ce que parce que Silveira et al. ont également noté que les sujets n’ont pas manifesté de différences significatives dans leur engagement émotionnel avec les images naturalistes et surréalistes. Mais l’hypothèse des « émotions sémantiques » n’envisage pas une différence d’intensité ou d’excitation émotionnelle dans nos engagements avec le réel et le fictionnel mais bien une différence qualitative, aussi subtile soit-elle. Il s’agirait, selon l’hypothèse des « émotions sémantiques », d’une différence dans le type d’engagement que le sujet a dans les expériences émotionnelles que la fiction peut lui procurer et qui distinguerait celles-ci de ses expériences émotionnelles du réel.
 
Les travaux de neuroscience qui ont été cités convergent pour souligner que des régions (cortex cingulaire postérieur, précunéus) seraient engagées dans le traitement du réel tandis que les structures corticales médianes impliquées dans les processus faisant référence au soi seraient désengagées dans le traitement du fictionnel. Comme les régions qui jouent un rôle central dans le traitement du réel et sont désengagées dans le traitement du fictionnel ont aussi une relation étroite avec les structures impliquées dans l’encodage, le stockage et l’extraction des pensées sur soi et expériences personnelles – c’est-à-dire avec le système de la mémoire épisodique ou autobiographique -, il suit de ces études que le système de la mémoire épisodique devrait jouer un rôle pivot pour distinguer les processus en relation au réel des processus en relation au fictionnel. L’hypothèse des « émotions sémantiques » revient à proposer, d’une part, que le désengagement du système épisodique déjà observé dans le traitement cognitif et perceptuel des données fictionnelles devrait être étendu au traitement émotionnel des données fictionnelles et, d’autre part, que ce désengagement épisodique devrait s’accompagner d’une mobilisation de certaines structures du système de la mémoire sémantique. En effet, de la même manière que les aspects épisodiques de la mémoire autobiographique (« Je me souviens être allé à Berlin ») ont été distingués des aspects plus sémantiques de la mémoire (la mémoire impersonnelle ou la mémoire « cognitive » des faits (« Berlin est la capitale de l’Allemagne »), éventuellement des faits personnels (« Je suis né à Berlin »)), les composants épisodiques de l’émotion devraient, selon l’hypothèse des « émotions sémantiques », être également distingués des composants « sémantiques » de l’émotion. La distinction des aspects épisodique et sémantique de la mémoire est due aux travaux pionniers menés en psychologie expérimentale et en neuropsychologie par Tulving (1972, 1988). Les études récentes en neuroimagerie font apparaître que les lobes frontaux et temporaux latéraux gauche semblent impliqués dans la mémoire sémantique générale ou personnelle (Piolino et al. 2008, 2009), – des régions mobilisées par ce que Metz-Lutz et al. appellent l’ « adhésion à la fiction » – tandis que l’hippocampe et les régions postérieures semblent spécifiquement activées dans la mémoire épisodique autobiographique (Cabeza & St Jacques, 2007, Piolino et al. 2009).
 
Si on observe en outre que le soi n’est pas engagé qualitativement de manière identique dans la mémoire épisodique et dans la mémoire sémantique : l’engagement du système sémantique est caractérisé par un glissement d’une forme de conscience du type « souvenir » associée à l’engagement du système épisodique à une forme de conscience du type « savoir » (Conway et al. 1997, Robinson and Swanson 1993, Piolino et al. 2006), ainsi que par un glissement de la perspective dite « field » ou « en première personne » que le sujet a sur ce dont il se souvient de manière épisodique à une perspective dite « en observateur » ou « en troisième personne » (Nigro & Neisser 1983, Robinson & Swanson 1993, Piolino et al. 2006), il apparaît que l’hypothèse des « émotions sémantiques » a aussi un volet phénoménologique dans la mesure où elle envisage une distinction des formes de l’engagement du soi dans les expériences émotionnelles de la fiction et du réel . Selon l’hypothèse des « émotions sémantiques », il y aurait l’introduction d’une distance entre les émotions de la fiction vécues par le sujet et le sujet de cette expérience émotionnelle – le sujet aurait une perspective en troisième personne ou, ce qui paraît plus exact, une perspective en première personne minimale, une attitude de quasi-observateur sur ses expériences émotionnelles – une distance ou un détachement personnel qui n’aurait pas lieu d’être dans les émotions du réel.
 
Une équipe constituée de neuroscientifiques et de philosophes[1] s’est donné pour tâche de mesurer la pertinence et la portée – en psychologie comme en philosophie – d’une distinction des aspects « épisodique » et « sémantique » de l’émotion. Au niveau expérimental, une étude comportementale couplée avec des mesures physiologiques et une étude en neuroimagerie fonctionnelle vont tester les corrélats neuro-cognitifs des « émotions sémantiques ». Au niveau conceptuel et philosophique, il va s’agir d’appréhender l’impact de l’hypothèse des « émotions sémantiques » dans le débat sur les différents « paradoxes du cœur ». Dans sa Philosophy of Horror (Carroll 1990), Noël Carroll emprunte l’expression “paradoxes du coeur” à deux écrivains anglais du XVIIIe siècle, et l’utilise pour faire référence à deux paradoxes, le paradoxe de la fiction et le paradoxe de l’horreur. Carroll les distingue ainsi : « le paradoxe de la fiction [est] la question de savoir comment les gens peuvent être émus (par exemple, être horrifiés) par ce qu’ils savent ne pas exister. (. . .) le paradoxe de l’horreur (. . .) équivaut à la question de savoir comment les gens peuvent être attirés par ce qui est repoussant. Autrement dit, l’imagerie de la fiction d’horreur semble nécessairement repoussante et, pourtant, le genre ne manque pas de consommateurs. De plus, il ne semble pas plausible de tenir ces consommateurs (…) pour anormaux ou pervers sans commettre de pétition de principe. Ils semblent rechercher ce qu’il leur semblerait, sous certaines descriptions, naturel d’éviter. Comment résoudre cette énigme apparente ? » (Carroll 1990, 159-160) L’hypothèse des « émotions sémantiques » pourrait être un premier pas vers une résolution de cette énigme en montrant que les populations nombreuses qui s’adonnent aux fictions apprécient d’être plongées dans des « états sémantiques » émotionnels variés sans payer le prix épisodique neural associé aux états analogues non-fictionnels.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
 
Références bibliographiques
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Jérôme Pelletier
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