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L’utopie mystifiante du savoir dans Mardi d’Herman Melville

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Le narrateur évoque au début du récit une morne campagne de pêche dans les parages de l’Equateur (que l’on nomme en anglais « The Line ») au cours de laquelle les repères géographiques que sont les parallèles et les méridiens deviennent si abstraits qu’ils lui semblent n’être plus que des tracés purement fictifs, « des lignes imaginaires tracées tout autour de la terre », (p. 14). La trajectoire sinueuse du navire dans les parages de l’Equateur ouvre symboliquement la voie à la ligne erratique du récit : « nous passâmes plusieurs semaines à traverser et retraverser la Ligne » (p. 8). Le narrateur raconte ensuite sa décision de déserter l’Arcturion et de se laisser dériver « sans carte ni quadrant » (p. 22) en mettant le cap vers l’Ouest, malgré les objections de Jarl « qu’eut pu soulever un pédant disciple de Mercator » (p. 23). Dès le début, le récit de voyage esquisse un parcours d’un autre type, que l’on ne saurait cartographier suivant les règles classiques. En quittant le baleinier, « navire maternel » (p. 28) qui le rattache encore à l’univers familier de la mère-patriele narrateur largue définitivement les amarres, renaît symboliquement ou, plus exactement, s’expose, tel un survivant spectral, à faire l’expérience dantesque de la désorientation au royaume des ombres : « Quel pitoyable jouet nous étions pour les lames moqueuses qui nous poussaient de l’épaule, de crête en crête, comme les âmes perdues sont bousculées de main en main dans la longue chaîne des ombres postées sur la route du Tartare [as from hand to hand lost souls may be tossed along by the chain of shades which enfiladed the route to Tartarus30] » (p. 32-33)[1]. Le paysage marin auquel il est confronté lui apparaît bientôt comme un milieu indistinct où mer et ciel, confondus dans le miroir des eaux « en une vague ellipse » [« collapsed in a single ellipsis », p. 48], sont plongés dans la même grisaille, comme au premier matin du monde : « Et ce mélange inerte de toutes choses, cette incubation suggéraient le chaos d’avant la création [« This inert blending and brooding of all things seemed a gray chaos in conception] » (p. 48). Comme dans l’ouverture de « Benito Cereno », la prédominance du gris qui estompe le contraste entre ombre et lumière, est le signe révélateur d’une dissolution des repères plus générale. De fait, les hypothèses savantes que le narrateur échafaude au fur et à mesure qu’il dérive font place de plus en plus au sens du merveilleux et au goût du mystère. Un pas de plus est franchi lorsqu’il soustrait Yillah au sacrifice auquel elle était destinée, en se faisant passer pour un demi-dieu ; alors, en présence du roi Média à Odo, il s’attribue un savoir prétendument supérieur, tel un prophète ou un esprit visionnaire, au risque de déraisonner. En contrepoint de ses monologues délirants, l’historien, le philosophe et le ménestrel qui l’accompagnent dans sa quête éperdue de la disparue, laissent entendre au gré de leur dialogue burlesque que les esprits sont condamnés à affabuler en vain. Mardi entremêle ces voix discordantes, confronte la tentation du savoir absolu revendiqué comme le privilège des dieux et les limites prosaïques, voire cocasses, de la connaissance. Ces dialogues pseudo-philosophiques qui sombrent dans la bêtise prouvent qu’il ne subsiste que des bribes dérisoires d’un savoir idéalement encyclopédique. Cependant, à sa manière, cette romance fantasque, qui relate une histoire d’amour fou et de poursuite insensée, met en lumière le phénomène de la possession. Faisant concurrence à la psychiatrie naissante, elle explore l’aliénation mentale et donne à sa manière un aperçu de la connaissance des gouffres. John Locke au début de son Essai sur l’entendement humain (Livre I, chap.1, §6) citait l’art de la navigation en exemple : « Il est très utile au marin de connaître la longueur de sa sonde [‘Tis of great use to the Sailor to know the length of his Line], bien qu’il ne puisse avec elle tester la profondeur de tous les océans ; il suffit qu’il sache que sa sonde est assez longue pour atteindre le fond dans les endroits où elle lui est nécessaire pour choisir son trajet et l’empêcher de se précipiter sur les hauts fonds, où il risque de s’échouer. Notre tâche ici n’est pas de tout connaître, mais seulement ce qui intéresse notre conduite » (p. 62-63). Aux antipodes de cette ligne de conduite dictée par le sens de la mesure, Taji, tel les narrateurs suicidaires des contes de Poe, ose plonger au fond du maelstrom où il croit discerner la forme tournoyante de Yillah, cédant à l’appel de ce qu’Ismaël nomme « les tourbillons cartésiens » [« cartesian vortices »] au chapitre 35 de Moby-Dick.[2] Ayant pris la mesure du pouvoir de mystification de l’esprit humain à l’issue de cette traversée de l’archipel, il entend néanmoins sonder des profondeurs abyssales inexplorées. Ces fabuleuses aventures qui témoignent de la fascination qu’exercent les grands fonds et les blancs des cartes sont après tout contemporaines des premiers relevés bathymétriques du Lieutenant Maury pour le compte de l’US Navy et de la première expédition américaine du capitaine Charles Wilkes en Antarctique, alors terra incognita[3].

Dérives de l’esprit positiviste
Au fil de l’eau, cependant qu’il dérive, le narrateur s’interroge sur des phénomènes naturels qui demeurent mystérieux et presque aussi fabuleux que les magnalia et les mirabilia qui émerveillaient Cotton Mather et Jonathan Edwards : les courants marins (p. 104) et, de façon plus générale, le brassage des eaux qui explique que l’eau de mer ne pourrisse pas (p. 104). Il s’interdit de théoriser, même s’il échafaude une hypothèse : « Mais je ne bâtis pas de théories [But I build no theories112] » (p. 104). Telle était la devise de Newton (« hypotheses non fingo »)[4]. Au chapitre 38, il décrit le spectacle qu’offre l’aspect phosphorescent de la mer (« exhibitions of marine phosphorescence », 122) d’une blancheur spectrale (p. 113), s’inspirant des descriptions qu’en font Charles Darwin au chapitre VIII de son Voyage d’un naturaliste et Frederick Debell Bennett[5]. Il relate les superstitions des marins qui, par goût du merveilleux, l’attribuent aux boucles d’or des sirènes. Puis il mentionne l’explication scientifique de Faraday qui l’impute seulement à un état électrique de l’atmosphère avant de la récuser en invoquant le point de vue des navigateurs chevronnés qui savent par expérience qu’il pourrait être provoqué par une grande quantité de matière animale en putréfaction. Le chapitre se poursuit par des travaux pratiques (« Puisez un baquet d’eau… Maintenant répandez cette eau sur le pont… », p. 114) qui viennent corroborer l’intuition des marins. Mais cette hypothèse dictée par le bon sens et l’expérience des marins est aussitôt en partie infirmée par une autre explication : l’existence de nombreuses espèces de poissons phosphorescents qui « pourraient presque suffire à allumer un brasier dans la mer » (p. 114). Le narrateur énumère ces hypothèses « probables mais non prouvées » (p. 114) sans se prononcer sur leur validité. Pour conclure, il rappelle la théorie d’un naturaliste français au sujet des lucioles qui font de leur corps un « flambeau d’amour » pour attirer les mâles et qui s’exposent ainsi involontairement à leurs prédateurs. Insensiblement, l’histoire naturelle prend une coloration sentimentale et se mue en fable : « Après la science, vient le sentiment [After science comes sentiment, 123] » (p. 114). Tout au long du chapitre, l’observation empirique des faits est infléchie peu à peu dans le sens du merveilleux. Les éclaircissements scientifiques apportent, somme toute, peu de lumière et le lecteur, à l’instar d’un personnage du roman, en est réduit à déchiffrer un vieux grimoire « dans le noir » (p. 345), à la lueur des vers luisants (p. 448-449).

Certes, le narrateur part de considérations scientifiques mais il laisse vaguer son imagination. Par exemple, feignant de s’adresser à « l’étudiant en ichthyologie » (p. 39) au chapitre 13, il ébauche une pseudo-classification des requins en s’appuyant théoriquement sur quelques travaux savants de Müller et de Henle sur les espèces de Chondroptérygiles (p. 40)[6], même s’il emprunte le terme d’ « ichthyologie » à Thomas Browne[7]. L’inventaire des variétés de requins (brun, bleu, blanc …, p. 40-41), calqué en fait sur celui de Frederick Bennett, fait penser par avance au chapitre « Cétologie » de Moby-Dick où Ismaël fait mine de classer des espèces de baleine en fonction de leur format. Mais il recommande avant tout de s’aventurer dans « les Nouveaux Mondes de l’abîme » [The Cathays of the deep] car les fonds marins, selon lui, recèlent monstres et merveilles : « Nulle part ailleurs vous ne trouverez leurs pareils, et surtout pas dans les livres d’histoire naturelle. […] Il y a là plus de merveilles que dans la légende et plus de spectacles irrévélés que vous et moi n’en avons jamais rêvés. Seules les taupes et les chauve-souris devraient rester sceptiques » (p. 39-40) [« There are more wonders than the wonders rejected, and more sights unrevealed than you or I ever dreamt of », 39]. Cette formule qui reprend un passage célèbre de Hamlet au sujet des limites de la philosophie (« There are more things in heaven and earth, Horatio / Than are dreamt of in your philosophy », I, 5, 174-175), en l’agrémentant d’un commentaire farfelu, invite le lecteur à outrepasser le point de vue des naturalistes pour envisager un horizon plus vaste, fantastiquement transfiguré : « Le docteur Faust avait vu le diable : vous avez vu le poisson diable » (p. 40)[8] ; « Croyez-moi, des créatures de Dieu luttant nageoire contre nageoire à des milliers de milles de la terre avec le cercle de l’horizon pour arène, ne constituent pas un sujet indigne d’un chef d’œuvre» (p. 43). De même, au chapitre 19, le narrateur ironise incidemment sur les classifications des chimistes qui assimilent les diamants à une espèce de charbon ; c’est faire fi de l’aura des pierres précieuses ou, plus prosaïquement, de leur valeur marchande : « Ah ! Ces chimistes mentent et Sir Humphrey Davy n’est qu’un filou » (p. 58). Dans Moby-Dick, au chapitre 79, la physiognomonie est dénoncée comme le modèle même de ces pseudo-sciences dont l’autorité est trompeuse : « Physiognomy, like every other human science is but a passing fable ». Autrement dit, la science ou ce qui « passe » pour tel n’est qu’un mythe « passager » ; « passing » a ce double sens.

Lorsque le narrateur relate l’amputation de Samoa, il s’adresse nommément aux médecins et aux chirurgiens, comme l’atteste le titre du chapitre 24, dédié à cette confrérie (p. 73). Mais, simultanément, il se détourne de cette perspective strictement scientifique, car l’opération ainsi décrite est avant tout prétexte à une interrogation quasi-métaphysique sur ce qui constitue l’identité d’une personne. Le narrateur en vient à se demander « lequel des deux était Samoa » (p. 74) : l’homme amputé d’un bras ou le membre retranché, de même que « des dix morceaux d’un ver coupé qui se tortille, lequel est le véritable ver ? » (p. 74) [But which of the writhing sections of a ten-times severed worm, is the worm proper? 78]. L’amputation soulève crûment le problème de l’unité de l’individu, indissociablement âme et corps jusque dans ses moindres parcelles. La mutilation d’Achab dans Moby-Dick suscitera des questions similaires au sujet du membre fantôme et de la moitié absente (« l’imagination se perdait en conjectures sur les lieux où pouvaient bien vagabonder les moitiés absentes [where roamed the absent ones] », p. 92)[9]. La mutilation subie par Samoa préfigure symboliquement la disparition de sa moitié (Anatoo, emportée par la tempête), qui, en un sens, annonce le ravissement de Yillah. Qui plus est, l’amputation a sa contrepartie dans une opération exactement inverse, celle d’une greffe, relatée au chapitre 98. À sa manière, le romancier se livre à des expérimentations, tel un chirurgien qui sectionne ou suture : tantôt il s’interroge sur ce qu’il reste de l’être humain après cette opération de soustraction, tantôt sur ce que pourrait donner la greffe d’un cerveau de porc sur un sujet humain, ses effets pervers éventuels : « Je pense depuis longtemps que les hommes, les cochons, les plantes ne sont que de curieuses expériences physiologiques et que la science finira par permettre aux philosophes de produire de nouvelles espèces en amalgamant et combinant les ingrédients essentiels de créatures diverses » (p. 267). S’il multiplie les expérimentations prétendument réelles (comme l’amputation) ou purement hypothétiques (comme la greffe)[10], l’enjeu heuristique du récit expérimental est de cerner le caractère composite des individus. Il laisse pressentir que chacun abrite potentiellement une multitude « fourmillante » de petites perceptions (p. 403) et que la liaison de l’âme et du corps pose problème (p. 386) : « Qu’est-ce qui maintient cette perpétuelle communication télégraphique entre ces avant-postes, mes orteils et mes doigts, et ce majestueux quartier général installé là-haut sous son dôme : mon cerveau ? » (p. 482) se demande Babbalanja avant que William James, un demi-siècle plus tard, ne se pose la question dans des termes similaires[11]. Babbalanja se dira habité par une foule de démons (p. 282, 283, 405, 407). La menace d’un éclatement du sujet humain se fait jour. Les réflexions qu’inspire le regard de Samoa, seule partie de son corps défiguré restée miraculeusement indemne, laissent également percer cette sourde appréhension : « Mon insulaire, lui, avait une âme dans son œil, une âme qui vous regardait comme une personne logée dans la tête de Samoa. Quel œil ! » (p. 92). L’âme qui le regarde innocemment, face à face, n’exerce pas encore son emprise tyrannique mais l’observateur ne tardera pas à être soumis au regard inquisitorial d’une inconnue invisible parce que son visage est drapé d’une espèce de voile (connu sous le terme de saya y manto, 169)[12] :

« Le troisième jour on remarqua une figure mystérieuse [a mysterious figure] qui faisait songer à l’une de ces silhouettes qui passent parfois, impénétrables et dans le plus parfait incognito, sur la place des Assignations à Lima, dans l’ombre de la tour. Elle était enveloppée d’une sombre cape de tapa, bien serrée autour du corps, et d’une main plaquait un voile sur son visage, si bien qu’on en voyait plus qu’un œil [a solitary eye]. Mais cet œil était tout un monde. Il se fixait tantôt sur Yillah avec un regard sinistre, tantôt sur moi mais avec une expression différente. Quelque pressée et tumultueuse que fût la foule, cet œil insondable nous regardait toujours ; à la fin, il semblait être un esprit qui fouillait mon âme [till at last it seemed no eye but a spirit forever prying into my soul]» (p. 168)

L’identité constitutive de l’œil et du moi (eye/ I), comme par transparence et à la faveur d’une homonymie en anglais[13], s’opacifie à mesure que dans le récit du narrateur, le regard de Samoa cède la place au regard pénétrant de Yillah (p. 140), puis au regard voilé de l’incognito et par la suite, au regard vide, éperdument haineux, des fils vengeurs (p. 274) avant de s’abîmer dans le regard insondable de Hautia (p. 590). Cependant que l’objet de la connaissance se nimbe de mystère, la subjectivité, tel un spectre, se diffracte en une série de figures ou d’esprits fantomatiques.

« I and my divinity » (175), « the capital letter I » (396) : les avatars du moi absolu
Le narrateur s’éloigne du monde balisé et dérive insensiblement loin des certitudes positives, aux confins d’univers inconnu mais que le regard ethnographique a rendu relativement moins étrange et dépaysant : « Accueillons même les fantômes quand ils apparaîtront. Foin de nos étonnements et de nos grimaces ! Le tatouage du naturel de Nouvelle Zélande n’est pas un prodige, ni les façons des Chinois une énigme. Nulle coutume n’est étrange, nul credo absurde [no creed is absurd], nul ennemi qui à la fin ne se révélera pas un ami » (p. 17)[14]. A partir du chapitre 39, il s’aventure dans l’univers déroutant des croyances religieuses ou des coutumes insolites qu’il rapporte avec l’outrance d’un ethnologue excentrique :

« Dans tous les pays, les hommes transportés de douleur se frappent la poitrine, s’arrachent les cheveux ; en certaines contrées, sous le coup d’émotions semblables, on s’arrache des dents […] Ah ! si les éléphants royaux du Siam eussent été là, ils auraient sûrement sacrifié les longues défenses recourbées sur lesquelles ils empalent leurs ennemis les léopards, et le rhinocéros se fût dépouillé de la baïonnette fixée à son front ; et le cachalot impérial de la longue rangée de la longue rangée de blanches tours qui orne sa mâchoire. » (p. 186-187)[15]

Lorsqu’il rencontre une pirogue sacrée à bord de laquelle un vieux prêtre polynésien mène au sacrifice une vierge blonde, il l’enlève pour la soustraire au sort funeste qui lui est réservé. Tel un ethnographe amateur, le narrateur décrit les croyances superstitieuses (« the wildest conceits ») que le prêtre entretenait dans l’esprit de sa victime pour la maintenir abusivement sous son emprise (p. 128) et il tient Yillah pour l’une de ces créatures albinos vouées au sacrifice. Le passage au sujet des Tullas (p. 148) semble directement calqué sur le récit de voyage de Bennett (I, p. 157-158). Le narrateur ne cessera tout au long du roman de dénoncer l’empire des croyances sur les esprits crédules : « À cette époque, les plus folles superstitions concernant l’intervention des dieux dans les affaires humaines avaient plus de force qu’aujourd’hui » (p. 199). La satire de Maramma sous l’emprise tyrannique de Hivohitee, le grand pontife (ch. 103)[16], relève de cette critique en règle de l’aliénation religieuse que Marx théorise à la même époque, notamment dans ses thèses sur Feuerbach. Il faut noter toutefois que lorsque le narrateur se demande comment détromper sa victime (« How to subdue those dangerous imaginings ? How gently dispel them ? », 142), il n’entreprend pas de « dissiper » ces chimères afin de la « désensorceler » sur le champ (p. 131) ; il préfère se donner pour une divinité supraterrestre pour se couvrir à ses yeux d’un certain prestige (p. 129). D’autant que les habitants d’Odo le prennent par erreur pour Taji (p. 150), un demi-dieu venu du soleil (« a sort of half and half deity », 164), de même que Cook le navigateur fut salué comme un dieu vivant de retour sur terre avant d’être sacrifié (p. 150-158)[17]. Le narrateur donne sciemment dans la mystification, tout en faisant sien l’esprit critique des premiers récits proto-ethnographiques[18].

L’avènement du faux Taji dans l’univers déjà foisonnant de divinités de Mardi n’est cependant pas le signe d’un réenchantement du monde. S’il tire parti par sa supercherie de l’esprit superstitieux des mardiens, le narrateur déchante lorsqu’il se rend compte que le monde de Mardi est saturé de divinités inférieures dans son genre. En marge des demi-dieux de droit divin comme le roi Média, il y a la masse grouillante des obscurs, des divinités « plébéiennes » aspirant à la reconnaissance et qui croupissent plus ou moins à l’abandon :

« A côté de ces puissants magnats, moi et ma divinité [I and my divinity] nous trouvions réduits à néant […] En somme, les dieux vivants étaient si nombreux dans Mardi que ma propre divinité ne valait pas cher. Devant cette multitude d’immortels – sans compter les autres, plus purement spirituels, qui hantaient les ruisseaux et les bois – mes vues sur la théologie se faisaient étrangement confuses, et je pensais à ce Juif qui rejeta le Talmud et à son principe de l’universelle pénétration divine, auquel Goethe et d’autres ont souscrit » (p. 160)[19].

Le panthéisme qui perçoit en toute créature une émanation en puissance d’une grande âme unique (« Pour moi, il y a une âme en chaque vague », p. 49) ne fait qu’amplifier et intensifier ce polythéisme foisonnant : « Mais dites-moi, Mohi, combien de vos divinités des rochers et des collines pensez-vous qu’il existe ? Avez-vous des statistiques ? » (p. 300). L’anarchie dans l’échelle des êtres est telle que l’on ne saurait comptabiliser les divinités subalternes qui prolifèrent et qui sont en lutte pour la représentation. Le monde des mardiens (presque aussi fantastique que celui des martiens qui hanteront l’imaginaire américain un siècle plus tard) est placé sous le signe de Mars ; c’est « un univers en guerre » (p. 393), déchiré par des luttes darwiniennes pour l’existence parce qu’il est en mal d’autorité absolue comme dans l’état de guerre décrit dans le Léviathan de Hobbes. « La mythologie mardienne » (p. 157, 159) surpeuplée de demi-dieux rivalisant pour l’hégémonie laisse, somme toute, un immense sentiment de confusion[20].

Dans cet univers désenchanté, endeuillé par la disparition de Yillah, le narrateur nostalgique de l’absolu se prend à rêver à la manière d’un visionnaire. Au chapitre 75, « Time and Temples », le narrateur qui cite en exergue les récits des grands voyageurs (Hackluyt, De Bry, Marco Polo) envisage l’histoire universelle en perspective cavalière et dévoile le passage du temps dans le paysage des temples, non seulement parce qu’il a fallu du temps pour édifier ces chefs d’œuvre mais parce que les matériaux qui ont servi à les construire sont le résultat d’une lente sédimentation. « Qui comptera les cycles écoulés [the cycles that revolved229] avant que les couches de sédiments fussent devenues roches et cristaux dans le sein de la terre ? » (p. 207). Le temps géologique immémorial, celui de la formation des roches, s’est déposé, cristallisé, dans le matériau des monuments et ces ères incommensurables se mettent à tournoyer « comme des cycles dans l’espace » (p. 9) alors que l’univers, perdu dans l’immense galaxie de l’espace-temps est « pareil à une île de la mer » (p. 208)[21]. Mais alors qu’il esquisse un temps infini comme un tunnel interminable (« S’enfonçant de plus en plus dans le tunnel sans fin du temps, l’âme ailée, tel un rapace nocturne se fraie son aventureux chemin», p. 208), le narrateur-devin finit par revenir à lui-même comme si l’histoire de l’univers depuis l’origine pouvait être récapitulée par un sujet surhumain, pour ainsi dire « contemporain de la création » (p. 16) et qui se donne pour la source absolue de toute autorité : « Ainsi mon âme revient à moi [so comes back my spirit to me229] et replie ses ailes » (p. 208). Même ressaisissement suprême, même mouvement de réappropriation de l’histoire par un moi impérial ou divinisé qui, dans les deux cas, postule la puissance démiurgique de ses convictions personnelles : « Poets are thus liberating gods », selon la formule d’Emerson[22]. Le chapitre 97 intitulé « Foi et connaissance », fait l’apologie d’une foi absolue qui se défierait de l’incrédulité dominante pour proclamer ses convictions et faire advenir dans les faits ses vérités, fussent-elles des fictions créées de toutes pièces : « une chose peut être incroyable et pourtant vraie ; quelquefois, elle est incroyable parce qu’elle est vraie. Beaucoup de mécréants nient les choses les moins incroyables, et beaucoup de bigots rejettent les plus évidentes. Mais tenons-nous ferme à tout ce que nous possédons, aveuglons toutes les fuites qui peuvent se produire dans notre foi [stop all leaks in our faith296] » (p. 264). Sous prétexte qu’il faut avoir foi en une vérité dérangeante qui risque d’ébranler les croyances ou les idées préconçues (« les dissidents sont simplement ceux qui adhèrent à plus de vérités que nous », p. 265), le narrateur qui renvoie dos à dos les esprits sceptiques et dogmatiques, s’exprime comme un mage ou un (faux) prophète et va jusqu’à revendiquer en fin de chapitre sa participation à des faits légendaires sous d’innombrables avatars. Il revendique l’intégralité du passé qui, parce que l’esprit s’y projette, paradoxalement se confond avec le champ du possible. Ce qui est réaffirmé à la faveur d’un leitmotiv, c’est la puissance fondatrice du moi qui considère le monde comme l’œuvre de sa création : « Croyez-vous que vous avez vécu il y a trois mille ans ? Que vous avez assisté à la prise de Tyr ? Que vous avez péri à Gomorrhe ? Non. Mais moi j’ai assisté au reflux du Déluge » (p. 265). Et la suite du texte est ponctuée par la reprise anaphorique de la formule « c’est moi qui… » [It was I who ; I, who.., 296]. « C’est moi le Prophète persan voilé, moi l’homme au Masque de Fer, moi Junius. » (p. 266). Moi, Je – fêlés certes[23], mais englobant la totalité de l’histoire depuis les origines. La toute-puissance démiurgique du moi est une fois encore réaffirmée au chapitre 119 (« Rêves »), alors même que le narrateur qui s’abandonne aux rêves vient d’apprendre la disparition de Jarl, tué en représailles par sa faute. L’écrivain, habité par la foule de ses prédécesseurs illustres, se décrit comme une figure prométhéenne possédée et déchirée par sa propre création onirique comparée à l’aigle qui torture Prométhée : « Tandis que j’écris, je pâlis, je tressaille au grincement de ma plume, ma couvée d’aigles fous me dévore et je voudrais renier mon audace, mais un gantelet de fer serre ma main dans un étau et trace chaque lettre en moi. Je voudrais jeter bas ce Dionysos qui chevauche mes reins [this Dionysos that rides me368] ; mes pensées m’écrasent et je gémis » (p. 324)[24]. Le rêve, qui est l’envers de Mardi[25], est bien la voie royale du Moi tout à la fois souverain et défaillant, absolu et aliéné, et qui prétend subsumer en lui la totalité des âmes : « Oui, mille et mille âmes sont en moi. Dans mes grands calmes tropicaux, quand mon navire repose immobile, ensorcelé, sur l’océan de l’éternité, elles parlent. Une voix solitaire. Puis une autre. Puis toutes en chœur » (p. 322). « Ah ! nous vagabondons joliment en rêve, nous autres princes ! » (p. 509). Taji, comme Aléma, le vieux prêtre qu’il a supplanté, veut croire au caractère prophétique des songes (« un songe révéla ces événements à Aléma le prêtre », p. 127). Mais ce moi tourmenté est emporté dans les révolutions du mouvement perpétuel comme le souligne Babbalanja : « Ah ! dieux ! dans ce mouvement universel comment croire que je serais l’unique chose stable ? [Ah, gods ! in all this universal stir, Am I to prove one stable thing ? 238] » (p. 214). Le narrateur reconnaît ce déport et, comme dans la cosmographie de Thomas Wright où chaque planète est représentée comme un œil gravitant dans l’orbite d’autres yeux, le moi (I/eye) n’est que l’épicycle d’un cycle plus vaste : « ainsi avec tout le passé et tout le présent qui affluent en moi, je roule mes flots de la montagne à la mer lointaine. Moi ? Non pas, mais un autre. Dieu est mon seigneur. Et bien qu’une foule de satellites tournent autour de moi, je tourne avec les miens autour de la grande Vérité centrale, solaire, immuable et lumineuse à jamais dans un firmament que rien ne soutient » (p. 323)[26].

Bouffonneries en contrepoint
Tandis que le faux Taji réaffirme sa puissance démiurgique dans des chapitres où il est le seul à s’exprimer, ses compagnons de voyage, qui prétendent chacun détenir la vérité, laissent entendre une polyphonie discordante en contrepoint :

« vos chroniques sont plus extravagantes que mes chansons […] Il ne faut point chercher la vérité en toi historien […] Combien de fois n’avez-vous pas demandé à mes ballades quelque information que ne pouvaient vous fournir vos vieilles chroniques poussiéreuses ? Pour les reliques précieuses, c’est souvent nous, poètes qui sommes les vrais historiens » (p. 249-250) ; « Alors, Mohi et Yoomy, en chœur : « Qui vous demande votre avis, philosophe ? Pilleur du vieux Bardianna ! Marchand de maximes ! » (p. 250) » ; « Et moi, Babbalanja, j’affirme que ce qu’on nomme vulgairement des fictions contient tout autant de réalité qu’en découvre la pioche grossière de Dididi, le creuseur de tranchées » (p. 250).

Alors que la parole solitaire de Taji ( chapitres 75, 97 et 119) esquisse un recentrement sur un illusoire point de vue totalisant, envers et contre tout, le dialogue de ses quatre compagnons (Média, Babbalanja, Mohi et Youmi) confronte seulement des points de vue relatifs et dissonants qui ne s’accordent que par leur excentricité commune (« wild songs », « wild chronicles », « still wilder speculations », 503) : « Media assis [se remit] à se divertir des folles chansons de Youmi, des folles chroniques de Mohi et des spéculations plus folles encore de Babbalanja » (p. 447). À la suite de Taji, et comme pour faire écho à ses méditations sur l’histoire dans la longue durée (ch. 75), Youmi se met à vaticiner sur le temps avant que Média ne le fasse taire (ch. 89, p. 242-243). Alors que le narrateur voit dans la puissance du rêve l’apothéose du moi prométhéen (ch. 119), Babbalanja lui objecte au chapitre 172 : « Ce n’est pas nous qui rêvons, mais un quelque chose en nous [We dream not ourselves, said Babbalanja. But the thing within us566] » (p. 538). Tandis que Taji proclame le droit souverain d’en finir avec l’incrédulité (ch. 97), sa profession de foi a pour pendant l’incroyable récit de Samoa qu’elle enchâsse : une histoire inénarrable de greffe entraînant la métamorphose d’un homme en pourceau. Le chapitre s’ouvre par la formule suivante : « Nous allons relater une chose incroyable » [A thing incredible is about to be related, 296] p. 264, tandis que le chapitre suivant réhabilite les récits de voyage qui passent, proverbialement, pour mensongers (p. 266). Leur juxtaposition dans le récit pose la question de savoir s’il faut croire ce qui n’est vraisemblablement qu’une fiction. Le parti-pris de croire malgré tout («une chose peut-être incroyable et pourtant vraie [a thing may be incredible and still be true]», p. 264), en mettant en suspens délibérément tout esprit critique grâce à ce que Coleridge nommait « that willing suspension of disbelief », est mis à rude épreuve. La volonté de croire, suivant la formule de William James (The Will to Believe), ne peut être que confirmée ou démentie par cette invraisemblable histoire de greffe d’un cerveau de porc sur un sujet humain qui eut pour conséquence de le rendre bestial, puis délirant. Que vaut l’injonction : « aveuglons toutes les fuites qui peuvent se produire dans notre foi » (p. 264) [let us hold fast to all we have and stop all the leaks in our faith296], face à des histoires à dormir debout comme celle de l’évangélisation des requins par un disciple de saint Antoine (p. 258), développée dans Moby Dick, au chapitre 64, lorsque Fleece, le cuisinier noir, entreprend de sermonner les squales dont on peut raisonnablement supposer que, comme tout être humain, ils rêvent aussi du Paradis (« Ce n’est pas là une simple hypothèse », p. 258), ou encore dans le cas d’une fable douteuse comme celle du roi enterré avec son chimpanzé au point que leurs dépouilles ne pouvaient plus être distinguées par les meilleurs experts d’anatomie comparée (p. 514-515) ? « Soutenue fortement par le narrateur, l’authenticité de cette histoire trouva quelques partisans parmi les auditeurs ; mais Babbalanja ne voulut pas se rendre » (p. 266-267).

Enfin, Babbalanja (l’ange qui à trop babiller ou à parler en langues se rend bête, p. 372, p. 522) rappelle tout au long de cette polyphonie dissonante qu’il n’est pas maître de lui-même, qu’il est habité par un démon et que ses pensées lui sont soufflées (au double sens d’inspirées et de subtilisées) par son maître, Bardianna, si bien que pour s’exprimer il doit ressusciter d’entre les morts enfouis en lui (p. 524) : « Nous sommes pleins d’ombres et de fantômes ; nous sommes des cimetières pleins de morts qui se relèvent soudain devant nous. Tous nos pères morts sont en nous, réellement ; c’est cela leur immortalité » (p. 537). Non seulement le récit met en scène la dispute philosophique de Mohi, de Yoomy et de Babbalanja mais leur polyphonie discordante est accentuée par le fait que chacun est plusieurs. Le rêve d’un moi absolument souverain est invalidé par ce démonisme maintes fois souligné, notamment au mitan du récit, publié d’abord aux Etats-Unis en deux volumes chez Harper & Brothers[27], ch.104, p. 281 (voir aussi ch. 133, p. 373-374 et ch. 143, p. 405)[28]. La question de l’autorité ne cesse de se poser dans cet univers obscurantiste sujet à l’aliénation religieuse et où prolifèrent une multitude de demi-dieux habités par des démons. « Qui parle maintenant ? dit Média ; Bardianna, Azageddi ou Babbalanja ? » (p. 524).

Les personnages principaux qui se répondent représentent cette double tendance du moi : l’aspiration au recentrement et l’assujettissement à l’excentricité la plus extravagante. Le personnage de Peepi, aussi instable que le moi emersonien sujet à une infinité d’humeurs changeantes[29] (« ses âmes diverses agissaient et dominaient en lui les unes après les autres », p. 184) et les rites qu’il impose à ses courtisans (comme le fait de regarder le monde à l’envers « la tête entre les cuisses », p. 184) semble une allusion parodique aux injonctions du chef de file du transcendentalisme[30] : « Peepi, entraîné dans cette rotation des âmes, était le moins sûr des hommes[ the most unreliable of beings, 203] » (p. 184)[31]. Quant au monarque absolu de Juam, « l’indivisible Donjalolo », surnommé Fonoo la Fille (p. 196) qui semble incarner la concentration sur soi maximale (« une sphère encapsulée au centre des sphères », p.216), il représente aussi les clivages du moi fêlé en qui coexiste la différence des sexes, condamné qu’il est à passer d’un pôle à l’autre et à se faire passer pour ce qu’il n’est pas (passing a ce double sens en anglais) : « son esprit, comme son corps entre les deux versants du vallon, allait et venait sans cesse entre des extrêmes opposés [passing and repassing between opposite extremes227] » (p. 215-216). Ces monarques déments ont la « tête fêlée » (à l’instar de ce « crack-pated god » [395] qu’est le poète Vavona, p. 350), tout comme le roi Uhia qui lorsqu’il maudit la couronne qui lui écorche les tempes (p. 247) laisse entendre le double sens de crown (couronne / crâne) : « my temples chafed sore by this cursed crown » (276). L’un des opuscules de Bardianna s’intitule Couronnes fêlées [cracked crowns] (p. 393) et Babbalanja de rajouter : « Nous avons déjà de nature le crâne fêlé » (p. 394). Le titre du roman, Mardi, ne porte t’il pas inscrit en lui, en puissance, « Marred I »[32], tant le rêve d’absolu se heurte au démonisme intérieur reconnu par Babbalanja et qui est le fait de tous les personnages ?

« [l’homme impassible] s’enferme à double tour et la clef, c’est le Moi. Une telle réserve n’est que vanité. Cependant, nous sommes tous des égotistes. L’univers tourne autour d’un Je [the world revolves upon an I, 559] et chacun de nous tourne sur lui-même, car nous sommes à nos propres yeux un univers » (p. 501). Et Babbalanja, qui raille « ceux dont l’existence entière est une perpétuelle conscience de leur moi, dont la personne même se tient droite et pleine de suffisance, comme un I majuscule » (p. 352) [erect, self-sufficient as their infallible index, the capital lettre I396], est coupable du même travers lorsqu’il affirme : « Ecoutons nos propres pensées. L’âme n’a pas besoin de mentor mais d’Oro, et d’Oro directement, sans intermédiaire » (p. 519). Il reproche du reste à ses contemporains qui méconnaissent « le prophète vivant dont les lèvres ont été touchées par la pierre ardente » (p. 543) de s’en référer toujours à autrui : « Ils ne sentent rien et leurs opinions elles-mêmes, ils les empruntent. Ils ne peuvent dire ni oui ni non sans avoir auparavant consulté tout Mardi comme une Encyclopédie. Tout le savoir qu’ils possèdent est comme un cadavre dans un cercueil » (p. 543)[33].

Divagations doctrinales
Mardi est un récit polyphonique qui pousse le dialogisme jusqu’à l’absurde : un dialogue de sourds où aucune instance supérieure ne permet d’arbitrer les points de vue divergents. Et ces disputes philosophiques entre interlocuteurs en désaccord parfait qui font songer à des dialogues platoniciens déplacés aux antipodes, sur un atoll polynésien, sont déréglées un peu plus par le fait que chacun est habité par des voix intérieures qui lui soufflent les mots, tel des ventriloques. Babbalanja qui passe pour un sage est comme possédé par son mauvais génie, Azzageddi, qui lui inspire de folles idées. Il voudrait ratiociner doctement mais son divin verbiage vire désastreusement au babil. Mardi est un état des lieux de la Bêtise parmi les prétendants à l’héritage divin du savoir absolu, une parodie des sommes encyclopédiques de la fin de la Renaissance, un pastiche américanisé de Rabelais ou de Montaigne à l’humeur vagabonde. On y retrouve des emprunts à l’anatomie de la mélancolie de Burton (mentionné dès l’ouverture, p. 9) et aux farcissures de Thomas Browne (également cité p. 40) ; dans leur sillage, Melville retrace la dérive du savoir aux croyances, jusqu’aux confins de la folie. Le récit n’est plus dicté par la règle méthodique d’un apprentissage ou d’un dispositif expérimental. Il se présente comme une compilation hétéroclite de gloses non vérifiées, une marqueterie baroque d’élucubrations dans le style macaronique. Le narrateur, comme le bibliothécaire obscur du prologue de Moby-Dick,semble avoir écumé les collections du monde entier ; il livre en vrac une sorte de bric-à-brac des idées reçues, ou des inventaires incongrus qui évoquent une sorte de cabinet de curiosités portatif (p. 335-337) à la manière du Musée Américain de Barnum. Ces divagations drolatiques, qui doivent beaucoup à Swift et à Sterne, portent la marque de l’humour yankee, irrévérencieux à l’égard de toute prétendue autorité instituée au point de comparer le trône à une chaise percée (« Un roi sur son trône ! En somme, rien qu’un monsieur assis », p. 166). À défaut d’un point de vue totalisant, encyclopédique, les discussions pseudo-savantes donnent lieu à des dérives fantaisistes et s’achèvent souvent par un énorme éclat de rire, comme le montre l’examen de quelques chapitres représentatifs de cette veine.

Commençons par le chapitre 121, consacré à l’ambre et à l’ambregris. La conversation, par définition fumeuse, a trait d’abord à la pipe de Mohi en écume de mer puis, de fil en aiguille, à l’ambre, son origine et sa nature : « Pas un mot de plus sur l’écume de mer avant de nous avoir dit quelque chose pour éclaircir le mystère de l’ambre. Qu’est-ce que l’ambre, vieil homme ? » (p. 328). Mohi cite pêle-mêle Pline l’Ancien et d’autres auteurs plus obscurs. Les explications sont de plus en plus funambulesques : selon un certain Vondendo, l’ambre serait « une espèce d’or bitumineux qui a suinté des cavernes de contrebandiers antédiluviens, près de la mer » (p. 329). Youmi surenchérit dans le fabuleux et son explication est immédiatement traitée d’absurde : « j’ai entendu dire que l’ambre n’est pas autre chose que les larmes congelées de sirènes malheureuses » (p. 329). Mohi, l’historien qui a sauvé de l’oubli « un fatras » de gloses pseudo-savantes qui ne font qu’encombrer la mémoire selon Babbalanja (« Mohi has somehow picked up all my worthless forgettings which are more than my valuable rememberings », 373), finit par avancer sa propre hypothèse, qu’il défend malgré ses détracteurs sous prétexte que l’ambre porte l’empreinte de fragments organiques ou de traces animales : « N’en déplaise à tous ces messieurs les savants, l’ambre n’est que la cervelle du cyprin doré rendue cireuse, puis ferme sous l’action de la mer » (p. 329). Babbalanja lui objecte que cette espèce de cire porte avant tout l’empreinte d’idées reçues et, par extrapolation, en déduit que ces caractères primitifs pourraient recéler l’équivalent des Tables de la Loi. Les remarques extravagantes (« Another of your crazy conceits », 374)s’enchaînent ou plus exactement s’enchâssent par incrustation (« imbedded in amber », 374)[34]. Puis sans transition, au hasard d’une simple remarque de Mohi, la conversation en vient à porter sur l’ambregris : « Sachez donc, Monseigneur, que le Farnou se rapproche plus de l’ambre gris que de l’ambre » (p. 330) et la question posée naguère au sujet de l’ambre se pose à nouveau à propos de l’ambregris (« Mais, qu’est-ce donc que cet ambre gris, Barbe Tressée ? demanda Babbalanja », p. 330). La réponse donne lieu à un florilège d’explications plus loufoques les unes que les autres. Le roi Média, fort de son autorité de demi-dieu, se permet de trancher : « Il est drôle pour un demi-dieu d’écouter les hypothèses que forgent les mortels sur des choses dont ils ne savent rien … théologie, ambre, ambregris…» (p. 330-331). Il soutient que « l’ambregris provient d’une sécrétion morbide du cachalot » et que cette matière fécale causée par la dyspepsie est aussi prisée que le spermaceti, ce qui semble effectivement avéré. Le chapitre 92 de Moby-Dick reviendra sur les propriétés réelles ou mythiques de cette substance. Au fil du chapitre, de digression en digression, les personnages échangent des bribes de connaissances dans la plus grande confusion, amalgamant l’ambre et l’ambregris qui n’ont aucun rapport hormis une vague homonymie, avant de faire l’éloge d’un objet ordinaire, la pipe avec une grandiloquence presque obscène : « Bien dit, vieil homme, s’exclama Babbalanja ; comme une bonne femme, la pipe est une amie et une compagne de vie. Celui qui épouse une pipe n’est plus célibataire » (p. 332). Ce fatras cocasse d’informations mal digérées, de légendes et de dictons saugrenus, est mis en dialogue dans le plus pur style fumiste. Pour ce qui est des sources pseudo-savantes, il doit beaucoup à l’encyclopédie populaire Chambers qu’il parodie[35]. Dans la même veine facétieuse, pseudo-encyclopédique, les personnages affabulent au sujet d’un polype d’eau douce qui se serait retourné comme un gant, soi-disant pour ne plus être tributaire de son appareil digestif[36]. La conversation, à partir d’un substrat scientifique, dévie vers des hypothèses farfelues :

« la science souvent nous leurre. Ce qui est indéniable pour le polype, certains biologistes prétendent que cela vaut également pour nous, Mardiens ; étant donné, disent-ils, que le revêtement intérieur de nos organes [the lining of our interiors] n’est que la continuation de l’épiderme, nous aussi, à une époque très reculée, nous avons dû nous retourner [we too must have turned wrong side out507] ­– hypothèse qui peut indirectement expliquer nos perversions morales, et aussi certains termes qui autrement n’auraient pas de sens : la « tunique » de l’estomac, par exemple [« the coat of the stomach »] originellement, ce devait être un pardessus et non un sous-vêtement » (p. 452).

Extrapolant à partir de l’observation incontestable que le homard et la tortue portent leur squelette à l’extérieur, Babbalanja érige en paradigme le modèle de la peau retournée et, de proche en proche, en arrive à énoncer cette aberration que les hommes descendent nécessairement des kangourous et non des singes, « comme le pensait le vieux Boddo » (p. 452)[37], sous prétexte que la poche des marsupiaux serait une espèce de scrotum invaginé. La leçon d’anatomie comparée tourne à la farce. Babbalanja multiplie les énormités comme lorsqu’il ergote au sujet de l’atrophie progressive de l’appendice caudal qui serait dans l’espèce humaine le dernier vestige de nos cousins simiesques. Comble d’absurdité, son discours insensé est entremêlé d’informations attestées sur les ruses de la reproduction sexuelle des plantes, peut-être inspirées de La métamorphose des plantes de Goethe.

Le chapitre 132 fournit un autre exemple de traitement burlesque de théories scientifiques en vogue. S’intitulant géologue (« nous géologues », p. 370), Babbalanja déchiffre le paysage de l’île semblable à une page couverte de hiéroglyphes et entreprend de décrire l’atoll : « le mur de corail qui entoure les îles n’est que le bord émergé du cratère du chaos primordial profondément enseveli sous les eaux » (p. 370). On reconnaîtra à travers ce passage syncrétique l’engouement contemporain pour les hiéroglyphes et les pictogrammes (Champollion est cité p. 120), les hypothèses de Darwin sur la formation des récifs de corail (au chapitre 20 du Journal of Researches) et le débat entre Plutonisme et Neptunisme[38]. Le soulèvement des fonds marins suite à une éruption volcanique n’a rien d’absurde quoique Média puisse penser de la morale de l’histoire telle que Babbalanja la formule : « Ainsi œuvre la Nature qui mène ses guerres au hasard.Le chaos, un cratère ; et ce monde, une bombe » (p. 370) [Thus works Nature, at random warring. Chaos a crater, and this world, a shell417]. Babbalanja a recours à la métaphore prosaïque des sandwichs pour vulgariser les théories de Lyell au sujet de la formation des strates géologiques : « Monseigneur, prenons alors une autre théorie, celle qui vous plaira. Par exemple le célèbre système de sandwich » (p. 370). À l’image d’un sandwich, la nomenclature savante alterne avec le lexique de la gastronomie : « nous avons le sandwich du grès rouge ancien, plaqué sur la couche précédente et qui nous offre, incrustés parmi d’autres mets exquis, la première entrée de poisson, comme c’est la règle » (p. 370). La stratification au cours des âges est comparée au menu d’un banquet : « puis vient la craie, ou sandwich Corallien, mais qui n’en est pas moins tendre. Trois services succulents : éocène, miocène et pliocène » (p. 371)[39]. La géologie qui remettait en cause le credo chrétien sur la Genèse et qui, de ce fait, était en passe de supplanter la théologie naturelle de William Paley, au point de devenir un dogme de substitution, y est traitée sur le mode bouffon d’un festin. Le chapitre comporte en outre une allusion à l’Unitarisme et au débat sur la Trinité lorsqu’il s’agit de départager deux serviteurs de Média qui décèlent respectivement l’empreinte d’une seule patte ou de trois doigts d’un oiseau aquatique géant (p. 369). Babbalanja les met d’accord, arguant que « un c’est autant de tiers ou, si vous préférez, mille millièmes. On n’est pas spécialement obligé de s’arrêter aux tiers » (p. 369).

Au chapitre 143, la science est assimilée à un dogme parce qu’il y a une part de croyance dans tout pseudo-savoir. On ne croit pas parce que l’on sait assurément mais en raison même de son ignorance : « La masse des Mardiens croient, non pas parce qu’ils savent, mais parce qu’ils ne savent pas » [the mass of Mardians do not believe because they know, but because they know not, 455] » (p. 403). La foi ne se fonde pas sur un savoir certain ; tout au contraire, c’est le savoir qui repose sur une forme de croyance. Prenant l’exemple de la révolution copernicienne qui a renversé l’ancien système de Ptlolémée, Babbalanja souligne que seule l’autorité de la science fait que chacun tient pour vrai ce qu’il ne peut vérifier empiriquement par lui-même. La science donne des « raisons de croire » sur fond d’obscurantisme :

« les astronomes soutiennent que Mardi se meut autour du soleil. Moi, qui n’ai jamais étudié spécialement ces questions, je me refuse absolument à le croire. A moins que, voyant clairement une chose, je ne croie aveuglément le contraire. Pourtant tout Mardi accepte ainsi en aveugle [blindly subscribe] un système astronomique que pas un homme sur cinquante mille ne peut scientifiquement prouver » (p. 402); “Il me semble quelquefois que nos théoriciens se divertissent pareillement de la gloutonne crédulité des Mardiens. » [Thus our theorists divert themselves with the greediness of Mardians to believe456] (p. 403)

La science s’apparente à une croyance sans ancrage qui n’est érigée en dogme qu’en raison d’une crédulité insatiable. Le texte anglais joue sur la quasi paronomase (« greediness », greed / creed / readiness) qui réduit l’appétit de connaissances à un cas pathologique de voracité : il faut imaginer les esprits naïfs gobant avec gourmandise les idées reçues. Par la force des choses, la conscience avide de savoir navigue entre science et foi[40].

Au terme de cette quête dont l’objet même échappe, il ne subsiste rien du projet fondateur et totalisant de la philosophie. Au chapitre 171, Babbalanja (sous l’influence de son malin génie, Azzageddi) se gausse de Doxodox qui prétend avoir pénétré « des Principes situés dans les Principes non situés » (p. 506) et qui a recours à une nomenclature absconse : « Les Dicibles parfaits sont de genres divers : interrogatifs, percontatifs, adjuratifs, optatifs, imprécatifs, exécratifs, substitutifs, compulsatifs, hypothétiques et pour finir, douteux » (p. 506)[41]. Cette phraséologie creuse repose sur des distinguos byzantins : « Quand je dis : S’il fait chaud, il ne fait pas froid, c’est une simple Somption. Si j’ajoute : Mais il fait assez chaud, cela est une Assomption » (p. 506). Mohi, jouant sur les connotations du préfixe Ass– en anglais, ne se prive pas d’ironiser sur son idiotie : « Ainsi nommée d’après l’as-sommant syllogiste lui-même, sans doute » (p. 506)[42]. Le fait d’avoir été traités de monstres par des infirmes difformes confirme Babbalanja dans l’idée de la relativité du jugement : « nos axiomes et nos postulats sont loin d’être infaillibles. Par rapport à l’univers, l’humanité n’est qu’une secte, disait Diloro, et les principes primordiaux ne sont que des dogmes » (p. 516). Il cite Bardianna au sujet de l’empire des croyances et sur l’impossibilité de faire l’économie de la foi pour l’exercice de la pensée : « Aucun homme qui pense ne peut se détourner du grand acte de foi. Les pensées du premier homme furent pareilles aux nôtres. La révélation suprême nous domine tous ; et quand nous croyons à quelque chose qui la heurte, ce n’est pas tant à ce quelque chose que nous croyons qu’à l’impossibilité pour nous de ne pas croire » [we do not so much believe as believe that we cannot disbelieve578] p. 521-522. La création littéraire, erratique et qui n’en finit pas de s’engendrer d’elle-même, est en définitive assimilée à « une sorte de somnambulisme de l’esprit » (p. 540) : « Quand Lombardo se mit à son oeuvre, il ne savait pas où il allait. Il n’avait pas de plan préconçu ; il écrivait, il écrivait et, en écrivant, il descendait de plus en plus profondément en lui-même » (p. 539). La puissance d’invention prime sur la prétendue autorité du savoir car, en fin de compte, les connaissances cristallisent des croyances. Ce qui est cru a été créé de toutes pièces, ex nihilo et, faisant table rase du passé, peut-être recréé à nouveau, indéfiniment. Plus encore que la création en acte, c’est la puissance créatrice à l’œuvre dans l’innovation scientifique ou l’inventivité littéraire qui est ici exaltée : « Enfin ! J’ai créé la force qui crée [Here we are at last! I have created the Creative595] » (p. 539)[43].

Le mardi-gras des idéologies et la fantasmagorie du savoir
La « somme des folies de Mardi » (p. 300) est virtuellement infinie et la quête de la vérité est interminable : « Point de Yillah dans un tel pays » (p. 247) ; « inutile de chercher ici la douce Yillah » (p. 497). « Et toujours pas de trace de Yillah » (p. 592). Le faux Taji s’entête cependant à poursuivre Yillah, l’âme-sœur, fût-elle une chimère, au risque de s’égarer irréversiblement : « O lecteur, écoute ! J’ai voyagé sans carte [I’ve chartless voyaged556]. Ce n’est pas avec la boussole et la sonde que nous avons découvert ces îles mardiennes. Ceux qui s’élancent hardiment à l’aventure rompent toutes les amarres et, se détournant des brises banales, propices à tous, gonflent leurs voiles de leur propre souffle » (p. 499). La recherche interminable de la disparue à travers l’archipel devient, chemin faisant, la quête spirituelle d’une vérité cachée et qui pourrait n’être que la projection fantasmatique du désir de savoir, un fantôme que l’on poursuit en vain, une utopie :

« Mais ce nouveau monde dont je parle est bien plus étrange que celui de l’homme qui partit de Palos avec sa caravelle. C’est le monde de l’esprit [It is the world of mind, 557] qui offre plus de merveilles que les jardins d’or des Aztèques n’en offrirent à l’aventureuse bande de Balboa.

Le désir ardent crée le fantôme de son avenir et le croit présent [But fiery yearnings their own phantom future make and deem it present557]. Si donc, après tant d’angoisses cruelles, le verdict devait proclamer que nous n’avons pas atteint le havre d’or, qu’importe ! Pour le voyageur hardi mieux vaut sombrer dans l’abîme insondable que flotter sur les bas-fonds vulgaires. O dieux ! si je dois naufrager, que mon naufrage soit total ! » (p. 500).

Mardi retrace le parcours de la conscience malheureuse en mal de « l’objet perdu » (p. 177), « en quête de je ne sais quel objet auquel il [Babbalanja] faisait de mystérieuses allusions » [some object mysteriously hinted197] (p. 179). La recherche interminable d’une vérité à découvrir fait croire illusoirement en un au-delà que l’esprit présuppose fallacieusement : « Pouquoi l’homme y croit-il ? Pour une unique raison, d’une force évidente : c’est qu’il la désire ? » (p. 258) ; [Why does man believe in it ? One reason, reckoned cogent, is that he desires it, 289]. Yillah incarne l’aspiration à atteindre cette vérité nue qui se dérobe dans l’outre-monde des esprits : « tout ce qui se cachait de secret en elle m’était de plus en plus cher et étrange. Avais-je commerce avec un esprit ?» (p. 176). Le motif du voile d’Isis sous-tend le texte : « Monseigneur, la Nature est une vierge immaculée qui se tient toujours nue [unrobed] devant nous » (p. 390). Tandis que le faux Taji pousse jusqu’à la folie le désir utopique de savoir, au contraire, Babbalanja s’arrête à Serenia et consent à ne pas outrepasser les limites de la connaissance cependant que, corollairement, Média renonce définitivement à son statut de demi-dieu : « J’ai été fou. Il y a des choses auxquelles nous ne devons pas penser. Au-delà d’une certaine borne, bien visible à tous, toute connaissance humaine est vaine … La raison ne me domine plus [Reason no longer domineers630] » (p. 576-577). Ailleurs, Babbalanja, avec des accents presque nietzschéens, dénonce cette aspiration à l’au-delà parce qu’elle détourne de l’ici-bas : « Sans cesse nous dédaignons les merveilles dont notre espérance peuple l’au-delà. Nous attendons ce qui, déjà est notre présent » (p. 519). Après avoir sillonné un océan de verbiage, le narrateur finit par s’abandonner à ce désir éperdu de savoir et plonge aveuglément dans l’inconnu. Traité d’insensé par Mohi, il prend la barre et se lance dans ce projet dément : « Me voici empereur de mon âme ! Et mon premier acte est l’abdication. Salut à toi, royaume des ombres ! » (p. 599). En définitive, il ne gouverne que pour sombrer dans la folie. La poursuite folle de Yillah, la « belle insensée » (p. 127), « perdue dans ses rêves » (p. 128 et 172) [rapt in a dream » 139lost in reveries189] et qui donne de sa vie antérieure des récits délirants (p.127-128 et p. 141-145) l’attire irrésistiblement dans les profondeurs ténébreuses du gouffre, au fond d’un vortex comme dans Alastor de Shelley (v. 378-379) ou dans certains contes de Poe (« Une descente dans le Maelstrom », « Manuscrit trouvé dans une bouteille », la fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym)[44] : « Une forme blanche, vaguement lumineuse, tournoyait lentement dans les profondeurs » (p. 597) ; « Je vis la blanche forme tournoyer encore puis disparaître sous la voûte profonde et noire. Seules maintenant les eaux continuaient à tourbillonner » (p. 597). Hautia, entourée de danseuses qui tournoient autour d’elle, tels des derviches tourneurs[45], laissait entendre la fin du moi, emporté dans l’œil du maelstrom : « Moi, l’irrésistible tourbillon qui engloutit tout [I, the vortex that draws all in] », p. 595.

À l’issue d’un fantastique tour du monde qui est aussi un vaste panorama des platitudes, la circumnavigation s’achève par une plongée dans les tréfonds de la conscience aliénée ou, plus exactement, d’une conscience qui s’abîme dans la poursuite d’une illusoire profondeur qu’elle présuppose « là-bas » (« Thither »)[46]. Rien de plus superficiel que cet arrière-fond en trompe l’œil qui leurre la conscience malheureuse. Au fil de cette traversée fantasmagorique, on aperçoit au passage « une bande d’émeutiers en bonnet rouge, armés de marteaux et de faucilles » (p. 425) et la révolution est perçue comme un séisme apocalyptique : « Tout en éruption, les volcans, le peuple [His people rise against him with the red volcanoes499] » (p. 445). Le panorama politique du monde entier au lendemain des révolutions inabouties de 1848 conduit à constater le règne universel de la servitude ou, plus exactement, son retour en force (« cet instinct inné qui soumet l’homme à l’homme [The inbred servility of mortal to mortal527] », p. 471). Ce sombre bilan est parachevé par cet aperçu inquiétant sur ce que l’on nommera au tournant du siècle, « la psychologie des profondeurs ». La fable politique de Vivenza aux prises avec Dominora décrit schématiquement l’Amérique de la Destinée Manifeste divisée par la question de l’esclavage[47] ; cette allégorie transparente prélude pourtant à une plongée dans l’abîme de l’aliénation mentale car le motif obsédant de la folie perce sous le propos politique : « Doit-on laisser les fous livrés à eux-mêmes ? Non, qu’un autre gouverne celui qui ne peut pas se gouverner ! » (p. 440). Alanno (qui est la représentation caricaturale de l’abolitionniste William Allen) est comparé à un « malheureux fou tout près peut-être de se détruire dans sa frénésie » (p. 461). Le périple commencé à Maramma et qui s’achève à Serenia esquisse une phénoménologie de l’esprit du Christianisme sur la scène contemporaine, alors que les Etats-Unis s’attribuent un destin messianique. Les théories de Burke (p. 75) et de Malthus (p. 391-392) comparaissent dans ce défilé. Mais la fin de l’histoire (au double sens du terme, story et history) ne s’arrête ni à Vivenza ni même à Serenia « où des Mardiens prétendent unir paradoxalement la Révélation et la raison » (p. 568) et qui serait le siège ultime d’Alma. La recherche se poursuit au-delà comme l’a bien montré Philippe Jaworski, ou plutôt en deçà, dans les prétendues profondeurs de la conscience. Le roman n’est peut-être pas tant une invitation à laisser l’esprit vagabonder, l’exaltation de l’aventure du gai savoir une fois l’imagination libérée du carcan des religions et de la science, que la découverte d’un assujettissement inéluctable et funeste, comme si la conscience malheureuse n’était somme toute, qu’un « esclave en fuite » inévitablement rattrapé par ses poursuivants et condamnée à se perdre au fond d’un gouffre. Le roman prend acte de la question brûlante des droits des esclaves fugitifs (p. 459) [« missing men », 515] et, par l’intermédiaire de personnages reconnaissables – Nulli (Calhoun), Alanno (Allen) – se fait l’écho du débat politique houleux autour du Fugitive Slave Act, auquel le beau-père de Melville, Lemuel Shaw, était directement lié en tant que président de la Cour suprême de l’état du Massachussetts[48]. L’esclave en fuite devient l’archétype d’une aliénation plus fondamentale : l’homme reste un « esclaves-né, jusqu’à son dernier souffle [thrall to the last528], jappant après sa liberté » (p. 471). Le roman n’en finit pas de rappeler que l’on ne cesse de « se soumettre à une forme déguisée d’esclavage » (p. 522). Comme dans un conte de Poe, la fugue forcenée reconduit inévitablement au centre du tourbillon : « Et maintenant Babbalanja, dit Média, à quoi tend toute cette rhapsodie ? Vous tournez éternellement en rond » (p. 408). L’injonction si émersonienne de prolonger indéfiniment le cycle, comme il le préconisait dans son essai intitulé « Cercles », reviendrait, somme toute, à éviter de sombrer[49].

La recherche éperdue de Yillah, jusqu’au fond du maelstrom, histoire de savoir, dissimule une sombre histoire de désir dévorant, de destruction qui inéluctablement s’accomplit, indéfiniment retardée par la découverte de l’amour, relayée par l’amour du savoir qui est la version sublimée de la passion érotique. La passion du savoir (passionnel et non rationnel, passif et non actif, réactif et non pas volontaire) y apparaît comme un avatar de la passion tout court qui, elle-même, n’est que la forme différée, différenciée, d’une pulsion de mort où s’entremêlent jusqu’à se confondre, auto-destruction et anéantissement de l’autre. Le sacrifice de Yillah qui devait être accompli par Aleema avait été différé par sa volonté : « un jour un tumulte s’éleva dans l’île contre Aleema : il devait sans plus tarder consommer le sacrifice de Yillah » (p. 275). Le crime originel, un crime passionnel, commis par amour, est sanctionné par la disparition de la femme aimée et par la poursuite infernale des fils vengeurs, comme si l’amour sublimé était la continuation du meurtre et comme si le meurtre du père était sa condition nécessaire qui, en contrepartie, scelle l’arrêt de mort de l’idylle et entraîne la contamination inévitable de l’amour et de l’assassinat. La poursuite éperdue de Yillah, qui semble incarner toutes les aspirations idéalistes du narrateur, se double immanquablement de la traque des fils, immanquablement suivis des messagères d’Hautia, comme si le poursuivant, lui-même pourchassé, ressemblait à s’y méprendre aux spectres qui le harcèlent (voir le chapitre 118). D’étranges « affinités » électives (« nameless affinities », p. 145 et 262) relient ces figures sporadiques et passagères du moi. Le spectre du Père mort hante le parricide habité à jamais par le fantôme d’autres fils qui lui ressemblent comme des frères : « Les étrangers, sur le champ, m’avaient reconnu ; armés de leurs javelines, ils se ruèrent vers moi en hurlant, comme j’avais fait moi-même. La foule nous croyant tous fous, nous sépara » (p. 273). La foule sépare temporairement ces doubles réversibles qui se chassent aux deux sens du terme, au sens où chacun pourchasse l’autre en cherchant à le chasser de soi. L’intrigue principale du récit qui encadre d’interminables digressions enclenche la série indéfinie des dédoublements (les fils vengeurs et les messagères, Yillah et Hautia, etc…), à l’instar du cœur qui n’est « pas un organe simple mais double » (p. 560).

Croire au savoir, à la raison émancipatrice, prétendre supplanter le Créateur tout-puissant, tel est le fantasme des savants fous de Poe qui, loin d’être un phénomène marginal, est le signe révélateur du « grand homme moyen » des démocraties égalitaires selon Emerson (« an average great man » suivant son étrange formule, utilisée au sujet de Platon dans Representative Men) : l’homme entend forger son destin et s’inventer soi-même souverainement, ayant décrété une fois pour toutes la mort de Dieu et l’émancipation de l’humanité de toute tutelle religieuse. Le narrateur de Mardi, contrairement à celui du « cœur révélateur » (« The Tell-Tale Heart »), ne se targue pas de ses facultés intellectuelles ni de son savoir-faire ; il ne va pas jusqu’à faire de l’assassinat un des beaux-arts, mais il commet bel et bien un crime. Le ravissement de Yillah, arrachée au Prêtre sacrificateur avant de disparaître à nouveau définitivement, implique la mise à mort d’une figure paternelle, l’exécution du Père de la horde primitive investi des fonctions de Grand Prêtre, à mi-chemin entre Dieu le père et le patriarche. L’intrigue échevelée de ce « pur roman d’aventures polynésiennes » [a romance of polynesian adventures] (p. 5) effare le lecteur moderne autant par son caractère irrationnel que parce qu’elle semble, par une obscure préscience, l’ébauche de Totem et Tabou et des écrits tardifs de Freud sur la pulsion de mort, au-delà du principe de plaisir. La rêverie romantique sur l’engrenage complexe « des Cycles et des Epicycles » (p. 408), sur l’imbrication d’Eros et de Thanatos qui se relaient comme dans la drôle d’histoire de bottes du facteur de Hirovitee (p. 309-310), contiendrait-elle en germe une forme de connaissance préscientifique ou parascientifique ?

La sombre vérité de la folie cherche à se dire, par le biais de l’outrance grotesque ou de la fantaisie débridée, à la limite du nonsense : « sortez- nous quelque paradoxe. Que nous puissions rire. Dîtes qu’une femme est un homme, ou vous-même une cigogne » (p. 375) ; « Un point d’exclamation, voilà toute l’autobiographie de Mardi » (p. 524). Par moments, Babbalanja semble « fou à lier » [stark mad] (p. 395) et parle en langues (« Gogle-goggle, fugle-fi, fugle-fogle-orum », p. 372, 525, 541) à moins qu’il ne cite les paroles soufflées par un autre (p. 450). La fatrasie conduit à délier le délire. Dans l’état de somnambulisme où finit par errer le narrateur, entre veille et cauchemar, parmi les lotophages de Tennyson, peu importe en définitive la norme rationnelle du vrai ou du faux : « Vrai ou faux, en voilà assez sur Nora-Bamma » (p. 239).

Pour en finir avec la question sérieuse de la corrélation du savoir et de la fiction, disons, en guise de conclusion, que Melville s’ingénie à affoler le lecteur victorien. « Savez-vous surfer ? » feint-il de demander aux cousins d’Amérique de Bouvard et Pécuchet. S’il décrit ce sport nautique encore inconnu du grand public en 1850, en s’inspirant des observations d’Ellis dans Polynesian Researches[50], c’est moins pour introniser une planche à surf dans le panthéon des Belles Lettres que parce que l’art d’écrire consiste au fond à composer avec les turbulences :

« Suspendu sur ce long et énorme rouleau [Hanging over this scroll] liquide, lisse et vertigineux comme la courbe du Niagara, le baigneur mesure de là-haut l’abîme et pousse des cris de triomphe ; tous ses muscles sont en mouvement pour se maintenir à la crête de la vague.

Un nageur adroit change de position sur sa planche ; tantôt il la chevauche à moitié ; tantôt, comme un cavalier sur la piste [like the rider in the ring], il se dresse debout, tout debout dans l’embrun, et semble voler [like a man in the air]. A la fin, dans un dans un chaos d’écume et de vapeur, la vague surgonflée éclate comme une bombe [the overgrown billow bursts like a bomb]. Les baigneurs s’en dégagent habilement et, comme des phoques aux Orkneys [like seals], se tiennent ruisselants sur le rivage » (p. 244-245).

Suspendu entre envol et plongeon, à la surface du rouleau qui, en anglais comme en français, est un terme qui s’applique à la fois aux vagues et au support parcheminé de l’écriture, le surfeur devient fugitivement une figure de l’écrivain, autrement dit, un témoin survivant de l’espèce humaine, prédestinée à rechuter. Tel est peut-être le message scellé (sealed) dans ces ondes de papier tourbillonnantes, transmises par les rescapés surnageant comme des phoques (« seals »). Melville ne raconte pas autre chose depuis son tout premier écrit de jeunesse, The Death Craft, le vaisseau fantôme, qui laisse aussi entendre the craft of death, autrement dit, l’art stylé du naufrage.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X

 

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[1][1] L’édition française utilisée est l’édition Gallimard, « Folio Classique », 2011. Traduction de Rose Celli, revue par Philippe Jaworski. Nous citons par ailleurs entre crochets le texte original dans l’édition de référence, Northwestern University Press and The Newberry Library, 1970. La pagination est indiquée en italiques pour éviter toute confusion avec celle de l’édition Gallimard.

[2] Ces tourbillons sont décrits par Descartes dans ses Principes, III, art. 46 ainsi qu’à l’article 59 des Principia.

[3] Bruce A Harvey, « Science and the Earth » in A Companion to Herman Melville, ed.Wyn Kelley, Oxford, Blackwell, 2006, p.81. Cette théorie a été critiquée par Newton.

[4] Newton : « I frame no hypotheses », Lettre à Robert Hooke du 5 février 1676.

[5] On trouvera un chapitre entier intitulé « Marine Phosphorescence » dans Narrative of a Whaling Voyage de Frederick Bennett (II, 319-326) que l’on peut aisément consulter grâce à google.books. Melville avait lu la description plus savante qu’en fait Darwin dans son Journal of Researches, mieux connu sous le titre de Voyage of the Beagle( Voyage d’un naturaliste en français), dont il avait fait l’acquisition le 10 avril 1847 en même temps que de L’anatomie de la mélancolie de Robert Burton. Voir Hershel Parker, Herman Melville : A Biography, Vol I, 1819-1851, p. 499.

[6] Voir Georges Gusdorf, Le Romantisme II, Payot-Rivages, 1984, p. 648-649.

[7] “… some there are in the Land which were never maintained to be in the Sea, as Panthers, Hyena’s, Camels, Sheep, Molls, and others, which carry no name in Ichthyologie, nor are to be found in the exact descriptions of Rondeletius, Gesner, or Aldonvandus”, Pseudo-Doxa Epidemica, ed. Robin Robins, Oxford UP,1981, vol. 1, p. 262.

[8] Ce passage fait allusion autant au Faust de Marlowe qu’à celui de Goethe. Les auteurs de la notice (Dominique Marçais, Mark Niemeyer et Joseph Urbas ) font observer que les dernières paroles de Taji ont une tonalité faustienne. Voir la notice de Mardi, p. 649.

[9][9] Dans Moby-Dick, l’amputation donne lieu à une réflexion sur l’intégrité du corps politique au sein du Léviathan social qui est déjà en germe dans Mardi comme le soulignent Joseph Urbas, Mark Niemeyer et Dominique Marçais p. 650 et 651 : sa majesté le moi est divisée et la figure unificatrice du roi ne permet plus de parer aux divisions intestines. Au chapitre 78, Melville invente même un néologisme pour tourner en dérision la personne du souverain, réduite à néant : « Your nullities » (p. 236 dans l’édition anglaise). La souveraineté idéale est sapée par ce déchirement intérieur. Melville se souvient en particulier de ce passage de « The American Scholar » (le savant américain) d’Emerson (1837) où il décrit des hommes tronqués devenus monstrueux : « The state of society is one in which the members have suffered amputation from the trunk, and strut about so many walking monsters, – a good finger, a neck, a stomach, an elbow, but never a man » (Emerson’s Prose and Poetry,Norton, 2001, p. 57). Nietzsche reprend pratiquement textuellement ce passage dans Ainsi parlait Zarathoustra,II, chapitre « De la rédemption ». L’île des estropiés décrite au chapitre 174 y fait penser également.

[10] David Jaffé mentionne les passages extraits de Polynesian Researches de William Ellis (New York, 1833) dans lequel il décrit une trépanation et une prétendue greffe de ce type (III, 39). « Some Sources of Melville’s Mardi », American Literature, vol. 9, n°1 (1937), p. 67 et 68.

[11] On trouve les mêmes métaphores du réseau postal et du réseau télégraphique dans Pragmatism [1907], ed. A.J. Ayers, Harvard UP, 1975, ch. IV, p. 67-68.

[12] Selon Merrell R. Davis (Melville’s Mardi : A Chartless Voyage, Yale UP, 1952, p. 136), Melville emprunterait à Charles Wilkes la description de cette mantille qui masque la quasi-totalité du visage des femmes de Lima (Narrative of the United States Exploring Expedition, I, 238). Mary Louise Pratt reproduit dans Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation, p. 169) une illustration de saya y manto tirée du récit de voyage de W. B.Stevenson, Narrative of Twenty Years Residence in South America (1825).

[13] Ralph Waldo Emerson en joue dans un passage célèbre au début de Nature (1836) où il évoque une expérience de contemplation extatique qui débouche sur un sentiment de communion panthéiste : « I become a transparent eye-ball ; I am nothing ; I see all ». [Je deviens une pupille transparente ; je ne suis rien, je vois tout »]. Cette homophonie se double d’autres harmoniques (I / Isle / I-sland). Dans Moby-Dick, Melville fait implicitement allusion à un passage des Méditations de John Donne (Méditation XVII) au sujet du « continent commun des hommes : « No man is an island entire of itself… but part of the main, the common continent of men». [« Nul homme n’est une île, complète en elle-même : chaque homme est un morceau du continent, une part de l’ensemble ». Traduction de Franck Lemonde, Méditations en temps de crise, Rivages, 2002, p. 72. Sachant que main a le double sens en anglais de « continent » et d’« océan », la question posée dans le roman est de savoir si le genre humain est comparable à un continent homogène ou, au contraire, à un archipel d’insulaires isolés (« each Isolato living on a separate continent of his own », ch. 27).

[14] L’apparition de Queequeg, tatoué de pied en cap, avec qui Ismaël va se lier d’amitié malgré ses appréhensions et ses préjugés, est ébauchée dans ce passage. Voir Geoffrey Sanborn, The Sign of the Cannibal, Duke UP, 1998 et Samuel Otter, Melville’s Anatomies, California UP, 1999 au sujet des représentations des Maoris et des polynésiens.

[15] On mesurera l’écart entre la fantaisie débridée de Melville et sa source, Polynesian Researches (1835) de William Ellis, IV, p.176, citée par Merrell Davis, op. cit., p. 146.

[16] Le nom de Maramma est calqué sur Maremma qui apparaît dans le Purgatoire de Dante. V, 132.

[17] Il faut lire à ce sujet l’étude de Marshall Sahlins, Des îles dans l’histoire, Gallimard/Le Seuil, 1989, ch. 4, « Le capitaine Cook ou le dieu qui meurt », p. 114-141.

[18] Voir, à propos du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Maspéro, 1971, p. 452-459.

[19] Melville se moque du panthéisme de Goethe dans une lettre à Hawthorne de juin 1851 dans laquelle il met au défi ceux qui se targuent de communier avec le grand Tout (« live in the All ») avec une rage de dents : «Voici un gaillard qui souffre d’une rage de dents. « Mon brave, lui dit Goethe, cette dent vous tourmente cruellement ; mais vivez donc dans le Tout et vous serez heureux ! » [but you must live in the All, and then, you will be happy]. Comme avec tous les grands génies , il y a une immense part de boniment chez Goethe [There is an immense deal of flummery in Goethe] et, à proportion de mon contact avec lui, il y en a une immense part aussi chez moi » (D’où viens-tu Hawthorne ? Lettres à Nathaniel Hawthorne et autres correspondants, trad. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1986, p. 124. Melville inscrit le nom de Spinoza en marge des livres 14 à 16 du deuxième tome de l’Autobiographie de Goethe et emprunte dans Pierre, or the Ambiguities la formule latine de Goethe : « Nemo contra Deum, nisi Deus ipse » (Livre XX du vol.2 de l’Autobiographie). Voir, au sujet de ces annotations et citations, James McIntosh, « Melville’s Copy of Goethe’s Autobiography and Travels », Studies in the American Renaissance, (1984), p. 390 et p. 395-396. Melville a par ailleurs eu connaissance du cycle de conférences consacrées par Emerson aux hommes illustres à partir de 1845 et qui s’achevait sur la figure de Goethe (« Goethe, or The Writer ») : ces conférences ont donné lieu à Representative Men, publié en 1850. Il connaît sans doute les thèses de Spinoza à travers le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, prêté par Evert Duyckinck et acquis en 1849.

[20] Bruce Franklin a montré l’influence de Sir William Jones et de ses travaux de mythologie comparée dans The Wake of the Gods : Melville’s Mythology, Stanford, 1963, p. 23-25.

[21] L’image est reprise au chapitre 175 : “Si nos îles sombraient dans l’espace comme des cailloux [like pebbles, were the isles to sink in space], Sirius, l’étoile du Chien, flamboieraient encore dans le ciel. Mardi en comparaison n’est qu’un atome » (p.521). La formule fait penser aux « trous noirs » théorisés par John Mitchell en 1783.

[22] Emerson, « The Poet », Emerson’s Prose and Poetry, op. cit., p. 193.

[23] Deleuze fait remonter à Kant le constat de cette schize constitutive, l’écartèlement du « Je » transcendantal, du « je pense » cartésien et du Moi empirique théorisé par Locke et Hume. Voir Anne Sauvagnargues, Deleuze, l’empirisme transcendental, P.U.F, 2009, p. 22-26.

[24] Philippe Jaworski soulève la question complexe du contexte de ce chapitre qui met en scène « une reconstitution, depuis la plus petite cellule campagnarde où travaille, dans une dérisoire majesté, la plume de l’écrivain » (Melville, le désert & l’empire, Presses de l’ENS, 1986, p. 86). Dominique Marçais, Mark Niemeyer et Joseph Urbas citent dans la notice le commentaire qu’en fait Edgar A. Dryden (p. 638) : « Mardi devient non seulement le récit de rêves passés mais aussi le récit de rêves contemporains de la narration ». Est-ce à dire que le narrateur a survécu au naufrage du faux Taji, qu’il est désormais prisonnier comme le suggère John Wenke et que ce chapitre au présent tranche sur le récit passé qu’il en fait rétrospectivement (Melville’s Muse,Kent State UP, 1995, p. 23) ou que l’imposteur qui se donne pour un demi-dieu est déjà en puissance un écrivain mystificateur et que le passage du passé au présent s’opère sans solution de continuité. Ce cas de métalepse narrative pose plus profondément la question de savoir qui dit « je » en moi. L’énonciation équivoque, qui s’auto-dénonce à la façon d’une anti-prophétie autoréalisatrice, met en jeu la topique et la temporalité du sujet divisé, dissocié en une constellation d’avatars. Philippe Jaworski fait observer que ce qui « structure la Voix du narrateur, c’est un principe de non-identité » (op. cit, p.37), la conjonction des contraires qui ne sont pourtant pas sans affinité .

[25] Harold Beaver fait observer que le titre Mardi peut se lire quasiment comme un palindrome : I dr(e)am. « Mardi : A Sum of Inconsistencies », Herman Melville. Reassessments, ed. A. Robert Lee, Londres, Vision and Barnes & Noble, 1984, p. 28. L’observation a de quoi laisser le lecteur songeur et elle ferait sourire si la voyelle manquante E n’était précisément la lettre rajoutée au patronyme d’Herman Melvill(e) après la mort de son père, mort ruiné et dément en 1832, pour effacer symboliquement l’opprobre qui entachait le renom de la famille (voir la chronologie incluse dans l’édition folio, p. 604-605). Cette lettre supplémentaire qui est le chiffre même du nom de plume que se donne le jeune écrivain réapparaît comme par enchantement dans le paysage désolé des îles Galapagos où les îles d’Albemarle et de Narborough dessinent sur la carte un E inversé qui crève les yeux à cause de son échelle démesurée. L’archipel qui inspira la réflexion de Darwin sur les variations génétiques renvoie en miroir, grandeur nature, un caractère acquis et donne à lire, non pas la genèse de l’évolution des espèces, mais la généalogie secrète de l’écriture. I/E. On notera que dans le chapitre des voyelles (ch. 129), trois personnages féminins, affublés de surnoms ridicules (A, I et O) et pour ainsi dire réduits à trois fois rien, finissent par s’affaler lamentablement : la chute concomitante des trois grâces du petit monde des Tapariens (régi par les modes vestimentaires à l’instar du Sartor Resartus de Carlyle) esquisse en pointillé l’équivalence potentielle du A, du I et du O : A , comme la première lettre de l’alphabet mais aussi l’article indéfini en anglais ; I, lettre cardinale puisqu’elle est la signature du moi en anglais ; O, cercle parfait qui contient crypté en lui le chiffre du néant, zéro. I (Moi/ je) est ce je ne sais quoi (A indéfini) qui se réduit à rien (O, zéro). Les grandes absentes du chapitre qui tourne en rond autour du moi sont E (he ?) et U (you ?). Curieusement, il est question, à propos du nom du Souverain Pontiffe de Maramma, de l’élision de sons significatifs : « Pendant toute la vie d’un pontife, la syllabe principale de ce nom était bannie de l’usage courant [the leading sound in their name]» (p. 293). Les voyelles, dénuées de sens ou au contraire, hautement symboliques et, dans tous les cas, symptômes de la déraison, sont le contraire de la langue quasiment algébrique de la chimie où les particules élémentaires sont désignées symboliquement par des lettres.

[26] Pierre-Etienne Royer met en évidence un dilemme dans le texte : « la vérité est-elle une croyance ou existe-t-elle en soi ? ». « La croyance dans Mardi », Cycnos, Herman Melville : espaces d’écriture, vol. 17, n°2 (2000), p. 97.

[27] Le premier tome s’achevait au chapitre 104 comme le fait observer Elisabeth Foster dans sa notice de l’édition Northwestern Newberry. L’édition anglaise Bentley, en revanche , comportait trois volumes.

[28] Philippe Jaworski a bien mis en lumière les intermittences du moi dans sa préface, p. XVII.

[29] Ralph W.Emerson, « Self-Reliance » : « I shun father and mother and wife and brother, when my genius calls me. I would write on the lintels of the door-post, Whim.” (Emerson’s Prose and Poetry, op.cit, p. 123).”Life is a train of moods like a string of beads, and as we pass through them, they prove to be many-coloured lenses which paint the world their own hue, and each one of them shows only what lies in its focus”(“Experience”, p. 200).

[30] Emerson écrit au chapitre VI de Nature : « Turn the eyes upside down, by looking at the landscape through your legs » (op. cit, p.45).

[31] Emerson declare dans le premier chapitre de Representative Men : « Rotation is the law of nature » (“Uses of Great Men”). C’est précisément parce que le moi est en mouvement qu’il ne peut être identifié à un type déterminé car il évolue constamment en se différenciant, que le cycle de ses métamorphoses déjoue le culte de la personnalité et tout tentation absolutiste pour le moi muré en sa monarchie solitaire. Emerson qui dans l’essai, « Self-reliance » ( « la confiance en soi ») refonde le corps politique sur l’individu tout en faisant le constat de sa division intérieure, présente le kaléidoscope des états d’âme comme la meilleure garantie de l’alternance en régime démocratique (rotation in office).

[32] Marred I suggère que le moi est d’entrée de jeu vicié, gâché (marred) ; mardy est aussi un verbe en anglais. « To mardy a child » signifie gâter un enfant. On notera une occurrence du verbe mar au chapitre 69 : « nothing must occur to mar the freedom of the party » (« rien ne devait troubler la liberté de la compagnie », p. 188) et une autre de « marred » « much marred in symmetry by battle ax blows» ; « mais dont la symétrie se trouvait irrémédiablement gâtée par la hache de combat » (p. 74). Hershel Parker a suggéré que cet archipel imaginaire pouvait avoir été inspiré par la désignation des noms de mers sur les portulans et les cartes marines anciennes : Mar di Sur (voir notice p. 676, note 3 de la page 150). Mardi entraînerait ainsi le lecteur « Thither », à l’autre bout de la terre, dans une mer innommée, vers une destination inconnue.

[33] Ce passage rappelle le début de Nature d’Emerson, publié en 1836 : « Our age is retrospective. It builds the sepulchres of the fathers » (op. cit, p. 27). “Notre époque est tournée vers le passé. Elle construit les tombeaux de nos pères” (traduction de Monique Bégot, La confiance en soi et autres essais, Rivages, 2000, p. 17.

[34] Embedded signifie à la fois « incrusté » et « enchâssé » en anglais. C’est le maître mot d’un récit gigogne, tout en digressions à la manière de certains chapitres de l’Anatomie de la mélancolie ou de Tristram Shandy.

[35] On peut mettre en regard le texte de Melville et l’article « Amber-grease » (sic) de l’encyclopédie ainsi que l’article « Succinum » dans le supplément à la Cyclopedia d’Ephraïm Chambers. Ces textes peuvent être aisément consultés grâce au ARTLF project. Melville puise également ses informations dans Bennett (op. cit, II, 225-228). Tout le chapitre VII est consacré aux produits dérivés de la baleine.

[36] Melville parodie les recherches d’Abraham Trembley (rebaptisé Ridendiabola, p. 451) au sujet des polypes (Hydra and the Birth of Experimental Biology. Memoires Concerning Polyps, 1744, p. 158 et p. 162) : « after it has been inverted, its lips fold back over the body, and the everted anterior part of the body as well folds back after the rest of the inverted body“ (p. 162). Cet ouvrage est consultable grâce à google.books.

[37] Allusion à James Burnett (1714-1799), Lord Mondobbo, qui rattachait l’espèce humaine aux orang-outangs.

[38] La théorie du soulèvement des grands fonds volcaniques est conforme aux thèses d’un James Hutton tandis que la théorie de « la soupe » originelle « où les solides, en s’agglomérant, formèrent des grumeaux granitiques » (p. 370) est la vulgarisation de celles d’Abraham Gottlob Werner (et, par extension, celles de Goethe).

[39] Voir à ce sujet, l’article approfondi d’Elisabeth S. Foster, « Melville and Geology », American Literature, vol. 17, n°1 (Mar, 1945), p.50-65. Elisabeth Foster confronte méthodiquement Mardi et les Principles of Geology de Lyell (1830-1833), en citant également les Principles of Zoology (1848) de Louis Agassiz et Augustus A. Gould. Merell Davis mentionne également au sujet de ce chapitre des allusions au traité de Robert Chambers, Vestiges of the Natural History of Creation ainsi qu’aux ouvrages de Hugh Miller : The Old Red Sandstone (1841) et Footprints of the Creator (1849).

[40] Voir à ce sujet l’article de Pierre-Etienne Royer, « la croyance dans Mardi », Cycnos, Herman Melville : espaces d’écriture, vol. 17, n°2 (2000), p. 75-100. Il cite plusieurs fois l’ouvrage de William James, The Will to Believe et il met l’accent sur la puissance créatrice des croyances, leur importance décisive dans le passage à l’acte. William James (et, avant lui, Emerson) distingue la foi créatrice, infiniment plastique, des croyances religieuses, figées, qui n’expriment que la stérilité de l’esprit de système.

[41] Melville emprunte une partie de ce vocabulaire abscons (« tétrade », « hypostase », etc…) à Plotin qu’il a lu dans la traduction de Taylor (Select Works of Plotinus ainsi que The Six Books of Proclus… on the Theology of Plato), comme l’a montré Merton M.Sealts Jr, dans « Melville and The Platonic Tradition », Pursuing Melville 1940-1980, University of Wisconsin Press, 1982, p.294-295.

[42] Cette distinction entre « sumption » et « assumption » est calquée sur l’article « Syllogism » de la Cyclopedia d’Ephraïm Chambers (op. cit.). Quant au « Syllogisme du Requin » ( p.507), il est emprunté à l’article « Crocodile » du même dictionnaire.

[43] On trouverait plusieurs exemples d’éloge de la créativité, de ce qu’il nomme « the creative power » (« Experience », p. 202) ou « the creative impulse » (« Art ») dans les essais d’Emerson : « the genius and creative principle of each and all eras in my own mind » (« History », p. 108). D’autres maximes semblent étonnamment faire écho à ces déclarations : « Power ceases in the instant of repose ; it resides in the moment of transition from a past to a new state, in the shooting of the gulf, in the darting to an aim »(« Self-Reliance », op. cit., p.129).[« Le pouvoir cesse à l’instant même du repos; il réside dans l’instant du passage d’un instant ancien à un état nouveau, lorsque le golfe est franchi, lorsqu’on s’élance vers le but », traduction de Monique Bégot, op. cit., p. 108]. ”Poets are thus liberating Gods”; “the religions of the world are thus the ejaculations of a few imaginative men” (“The Poet”, p. 194).

[44] Henri Justin a mis en évidence l’importance de la chute dans l’abîme dans l’imaginaire d’Edgar Allan Poe. Poe dans le champ du vertige, Paris, Klincksieck, 1991, p. 222-233.

[45] Comme le fait très justement observer Véronique Simmonin-Garevorian dans sa thèse exclusivement consacrée à Mardi, p. 298-300. Le langage des fleurs. Voyage dans l’inconnu, au-delà des frontières culturelles et linguistiques dans Mardi : And a Voyage Thither. Thèse de doctorat non publiée, sous la direction de Viola Sachs, Université Paris VIII Vincennes St Denis, 1997.

[46] Anne Wicke a consacré un bel article au motif du plongeon dans l’œuvre d’Herman Melville. « Le plongeur », Profils Américains, 5, 1993, p. 25-42. La lettre de Melville à Evert A.Duyckinck, datée du 3 mars 1849 est particulièrement éloquente : « J’aime tous les hommes qui plongent … Je ne parle pas de M. Emerson pour le moment – mais de tout le corps de plongeurs de la pensée qui ont plongé et qui sont revenus à la surface les yeux injectés de sang depuis le commencement du monde » (D’où viens-tu, Hawthorne ?op. cit., p. 82.

[47] James Duban exhume le substrat historique de cette allégorie dans Melville’s Major Fiction : Politics, Theology and Imagination. Dekalb, Northwestern Illinois UP, 1983, p. 11-30.

[48] Voir Brook Thomas, Cross-Examinations of Law and Literature, Cambridge UP, 1987, p. 94-95.

[49] Emerson décrit l’évolution de la conscience en expansion comme un mouvement giratoire centrifuge , le contraire des d’un vortex, dans « Circles » : « the life of man is a self-evolving circle, which , from a ring imperceptibly small, rushes on all sides outwards to new and larger circles, and that without end. The extent to which this generation of circles, wheel without wheel will go, depends on the force or truth of the individual soul” (op. cit.,p.175). [« La vie d’un homme est un cercle qui se nourrit de lui-même, qui part d’un minuscule anneau pour se déborder et éclater perpétuellement en cercles nouveaux et toujours plus grands. Jusqu’où cette formation de cercles, cette roue sans roue, peut-elle aller, cela dépend de la force ou de la vérité de l’âme individuelle », traduction d’Anne Wicke , Michel Houdiard éditeur, p. 56-57] “Without” dans « Wheels without wheels » signifie à la fois “sans” et “extérieur à” (par opposition à « within ». La traversée des Cyclades dans Mardi conduit schématiquement du cercle émersonien du moi en majesté au maelstrom d’Edgar Poe après s’être longtemps pris à « jouer aux rois et aux couronnes » (p. 534).

[50] Polynesian Researches, IV, p. 269-270. Le passage plagié est cité in extenso par David Jaffé, op. cit., p. 60-62.

 

Michel Imbert
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