Crises : Climat et critique, table des matières et introduction

       Crises : climat et critique, une introduction – Sarah Bouttier, Theo Mantion, Sarah Montin et Pierre-Louis Patoine

  1. La critique saisie par les crises climatique et écologiques : l’écocritique comme remède, comme modèle, comme arme – Julie Sermon
  2. Faire une littérature environnementale. Le pragmatisme à l’essai – Jonathan Hope
  3. Géopoétique de la catastrophe. The Book of the Dead de Muriel Rukeyser – Elvina LePoul
  4. Vivid Entanglements: Materializing Climate Crisis in Mainstream Poetry – Sarah Montin
  5. “Infamy in the Air”: Toxic Climate, Racial Atmospherics, and the Politics of Contagion in the Literature of the Nineteenth-Century United States – Thomas Constantinesco
  6. A Martial Meteorology: Carceral Ecology in Jesmyn Ward’s Sing, Unburied, Sing – Savannah DiGregorio
  7. Du “Storm Cloud” à Vertigo Sea. L’art britannique au prisme de l’“angloseen” – Charlotte Gould et Sophie Mesplède
  8. Jonathan Franzen: His Bird Solution – Béatrice Pire
  9. William Golding, Gaia, and the Crisis Ecology of Lord of the Flies Theo Mantion
  10. « Quelque chose qui flotte, qui bouge… qui grouille… » Some Flows of the Formless in Late Anthropocene Fiction – Terry Harpold
  11. Rewriting the Unthinkable: (In)Visibility and the Nuclear Sublime in Gerald Vizenor’s Hiroshima Bugi: Atomu 57 (2003) and Lindsey A. Freeman’s This Atom Bomb in Me (2019) – David Lombard

Introduction

l’impensable (Patrick Lagadec) ? Quelles nouvelles manières de lire la critique peut-elle inventer, au-delà du premier mouvement salutaire qu’a été l’écocritique ?

e siècle, donc dans une histoire longue des « politiques de la respiration », qu’il étudie en convoquant la pensée de Frederick Douglass et Harriet Jacobs, Emily Dickinson et Ralph Waldo Emerson, entre autres. Cette approche nous permet de penser le racisme et le colonialisme comme des phénomènes matériels, produisant des atmosphères contagieuses, où l’asphyxie fait face aux aspirations démocratiques et de libertés, et où la littérature et la critique peuvent nous aider à penser des formes positives de conspiration, un « respirer ensemble » vertueux.

Sing, Unburied, Sing montre comment le « trauma environnemental » traverse les générations et structure les communautés, de l’échelle locale jusqu’à celle du capitalisme globalisé.

Paul Cureton).

C’est également vers le domaine aérien, ou plutôt aviaire, que se tourne Béatrice Pire dans une enquête sur la passion de l’écrivain américain Jonathan Franzen pour les oiseaux, et l’influence de cette « compulsion » sur la genèse éthique de son roman Freedom (2010), ainsi que sur l’évolution de ses positions à propos des changements climatiques. Dans des interventions telles que son essai « My Bird Problem » (2006), Franzen établit – comme le fait Derrida dans L’Animal que donc je suis (2006), que Pire évoque également – des parallèles et différences entre les conditions humaine et aviaire, et nous engage à penser les discours sur le changement climatique dans leur dimension idéologique et eschatologique.

Hiroshima Bugi : Atomu 57 (2003), et une autobiographie de Lindsey A. Freeman, This Atom Bomb in Me (2019) – Lombard prolonge la pensée de chercheurs qui ont critiqué le sublime nucléaire, notamment pour son renvoi du complexe atomique au domaine de l’innommable, à un au-delà du matériel, du politique et du domestique, et qui ont proposé de développer la notion inverse de « nucléaire prosaïque ». Ces deux œuvres permettent de révéler le sublime nucléaire comme un cadre trop abstrait et universel, qui tend à effacer l’histoire multiculturelle qui complique les réponses sensorielles, affectives et éthiques face à cette technologie et à ses usages militaires et civils.

Ouvrages cités

Buell L., The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1995.

Chakrabarty, D., « The Planet, An Emergent Humanist Category », Critical Inquiry, vol. 46, n° 1, 2019, p. 1-31, doi.org/10.1086/705298.

Ghosh, A., The Great Derangement: Climate Change and the Unthinkable, Chicago, Chicago University Press, 2016. 

Lagadec, P., Le Continent des imprévus – Journal de bord des temps chaotiques, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

Morin, E., « La notion de crise », Communications, n° 25, 1976, p. 149-163.

Morton, T., Hyperobjects: Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2013.

Rivière, J., « La crise du concept de littérature », La NRF, n° 125, février 1924, p. 159-170, republié dans Fabula LhT, n° 6, mai 2009, https://www.fabula.org/lht/6/riviere.html.

 




Nineteenth-Century French Studies vol. 49 n° 1–2

The Editorial Board of Nineteenth-Century French Studies is pleased to announce the publication of volume 49 numbers 1–2 (Fall–Winter 2020-2021). In addition to four varia articles — about abjection in Ourika, botany and Baudelaire, rural life in Huysmans, and sonic violence in Zola — this issue features a special section entitled ‘Célébrités de Delille,’ edited and with an introduction by Hugues Marchal. With these articles and over twenty reviews, this issue continues the journal’s longstanding tradition of covering the full range of studies of nineteenth-century French literature and related fields. A full table of contents is below and also online at www.ncfs-journal.org.

All of the journal’s book reviews from this volume are accessible online and without subscription. In addition, the web site offers complete archives of the journal’s publications since it began in 1972: table of contents from every issue, abstracts of all of the articles, and all of the book reviews published online. Finally, the web site also provides complete information about all aspects of the journal’s activities.

 

Nineteenth-Century French Studies volume 49 numbers 1 & 2 / Fall–Winter 2020–2021

ARTICLES

Mary Jane Cowles
Paternal Law and the Abject in Ourika

Doyle Calhoun
Flowers for Baudelaire: Urban Botany and Allegorical Writing

Erag Ramizi
Se paysanner: Perilous Non-Contemporaneity in Joris-Karl Huysmans’s En rade

Aimée Boutin
The Sound Crack in Émile Zola’s La Bête humaine

 

SPECIAL SECTION: « Célébrités de Delille »
edited by Hugues Marchal

Hugues Marchal
Introduction

Hugues Marchal
On récite déjà les vers qu’il fait encore »: Delille victime du teasing?

Nicolas Wanlin
Transferts de gloire: Le panthéon scientifique de Delille

Timothée Léchot
Les entrailles de la célébrité: Le cadavre de Jacques Delille en 1813

Muriel Louâpre
La célébrité au futur antérieur: comment Delille fut occulté des mémoires

 

REVIEWS

NB In agreeing to publish a review with Nineteenth-Century French Studies , authors retain the copyright to their review and give Nineteenth-Century French Studies the right to first publication of that review. (effective September 2014) 


LE ROMAN ET LE ROMANESQUE

Bray, Patrick M. The Price of Literature: The French Novel’s Theoretical Turn
David F. Bell

Ripoll, Élodie. Penser la couleur en littérature: explorations romanesques des Lumières au réalisme
Maury Bruhn

Paraschas, Sotirios. Reappearing Characters in Nineteenth-Century French Literature: Authorship, Originality, and Intellectual Property
Robert Finnigan

Pasco, Allan H. The Nineteenth-Century French Short Story: Masterpieces in Miniature
Warren Johnson

 

NOTEWORTHY WOMEN

Léo, André. Le Père Brafort, roman. Texte établi, annoté et commenté par Alice Primi et Jean-Pierre Bonnet
Claudie Bernard

Tilburg, Patricia A. Working Girls: Sex, Taste, and Reform in the Parisian Garment Trades, 1880–1919
Susan Hiner

Mitchell, Robin. Vénus noire: Black Women and Colonial Fantasies in Nineteenth-Century France
Julia Caterina Hartley

 

THÉÂTRE ET BEAUX-ARTS

Gleis, Ralph, editor. Gustave Caillebotte: Painter and Patron of Impressionism
Kedra Kearis

Braun, Juliane. Creole Drama: Theatre and Society in Antebellum New Orleans
Courtney Sullivan

Dandona, Jessica M. Nature and the Nation in Fin-de-siècle France: The Art of Émile Gallé and the École de Nancy
Claire O’Mahony

 

TRAVEL AND WANDERING

Pedrazzini, Mariacristina, and Marisa Verna, editors. Paris, un lieu commun
Daniel Finch-Race

Gosetti, Valentina, and Alistair Rolls, editors. Still Loitering: Australian Essays in Honour of Ross Chambers
William Paulson

Le Calvez, Éric, editor. Flaubert voyageur
Sucheta Kapoor

 

REVOLUTION, EMPIRE, MONARCHY

Coller, Ian. Muslims and Citizens: Islam, Politics, and the French Revolution
Clayton W. Kindred

Zanone, Damien, editor. “La chose de Waterloo”: une bataille en littérature
Benjamin McRae Amoss

Samuels, Maurice. The Betrayal of the Duchess: The Scandal That Unmade the Bourbon Monarchy and Made France Modern
Sara Phenix

 

REREADING NINETEENTH-CENTURY CLASSICS

Del Lungo, Andrea, and Pierre Glaudes, editors. Balzac, l’invention de la sociologie
Paul J. Young

Barjonet, Aurélie, and Jean-Sébastien Macke, editors. Lire Zola au XXIe siècle: colloque de Cerisy
Clive Thomson

Bordas, Éric, editor. Balzac et la langue
Kristina Roney

Diaz, José-Luis, and Mathilde Labbé, editors. Les XIXe siècles de Roland Barthes
Patrick M. Bray

 

BOHEMIANS, DANDIES, DECADENTS

Glinoer, Anthony. La Bohème: une figure de l’imaginaire social
Brett Brehm

Kociubińska, Edyta, editor. Le Dandysme: de l’histoire au mythe
Pamela A. Genova

Montoro Araque, Mercedes. Gautier, au carrefour de l’ âme romantique et décadente
Pramila Kolekar




Pour en finir avec l’anthropomorphisme ? (appel à contribution)

Appel à contribution pour la revue XXI/XX – Reconnaissances littéraires, nº 3.

Les propositions de contribution, d’une longueur de 300 mots environ, doivent être envoyées à Florian Alix et Thomas Augais, accompagnées d’une brève notice biobibliographique, au plus tard le 15 mars 2021, aux adresses suivantes : florian.alix.13@gmail.com ; thomas.augais@sorbonne-universite.fr

Les réponses seront transmises début mai 2021. Et les articles, d’une longueur de 35 000 signes (espaces comprises) devront être envoyés au plus tard le 1er octobre 2021. 

*

Le comité éditorial de la revue XXI/XX – Reconnaissances littéraires, publiée aux éditions Classiques Garnier, est composé d’enseignants-chercheurs de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université, spécialistes de littératures françaises du xxe siècle et comparatistes.

Elle a ainsi défini l’esprit qui l’anime : « Le titre, XXI/XX, veut signifier la volonté de prendre pleinement appui sur le présent, pour embrasser le paysage littéraire du siècle précédent. La littérature du xxe siècle émet vers nous des signes de reconnaissance. Il nous revient de nous en saisir pour nous aider à démêler ce en quoi nous reconnaissons notre donne. Telle est sans doute l’une des ambitions de la revue, décrire l’état présent du souci littéraire, en prenant appui sur la littérature du xxe siècle, qui s’installe insensiblement dans le recul, le quant à soi d’une période révolue, mais dont nous nous sentons encore puissamment solidaires. C’est cette distance interne que nous voudrions explorer, cette étrangeté sournoise qui vient colorer ce qui s’éloigne. »

 

Pour en finir avec l’anthropomorphisme ?

 

            La notion d’environnement sur laquelle se fonde la conscience écologique contemporaine apparaît problématique : elle suppose un centre, l’homme, et une nature périphérique rejetée en orbite dans ses alentours comme elle l’est dans les lointains suburbains des mégalopoles modernes. Le terme écocritique, d’importation américaine – il fait son apparition en 1978 dans un article de William Rueckert intitulé « Literature and Ecology : An Experiment in Ecocriticism » – n’est pas exempt d’un tel anthropocentrisme latent. C’est la parution en 1995 du livre de Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, qui donne son élan à l’écocritique conçue de manière interdisciplinaire comme la rencontre entre les études littéraires et environnementales. Cette rencontre est au cœur des travaux de l’ASLE (Association for the Study of Literature and Environment), créée en 1992 aux États-Unis et dont le journal, l’ISLE (Interdisciplinary Studies in Literature and Environment) rapproche les sciences naturelles des disciplines culturelles (Peraldo 2016, p. 165). Pourtant les travaux nés de l’écocritique s’avèrent marqués par l’approche romantique de la nature (Morton 2010), un idéalisme teinté de nostalgie pour les grands espaces sauvages (Wilderness) que dénonce Alain Suberchicot dans son essai Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée (2012). Certains critiques contournent cet écueil en délaissant l’écocritique pour la géocritique, qui se démarque du concept ambigu de « nature » pour se focaliser sur la question de l’espace (Westphal 2007). L’’ecocriticism conçu par Buell se définit en outre « selon des critères éthique et thématiques au détriment des critères esthétiques » (Buekens 2019).

            Pour Gabriel Vignola, « l’écocritique s’est constituée sur la faille épistémologique classique qui veut que nature et culture s’opposent » (Vignola 2017), à partir notamment d’un corpus de textes issus des nature writings qui s’élabore à partir de cette dichotomie[1]. Or, l’écologie « nous invite […] à transformer le regard que nous posons sur la théorie littéraire », Vignola plaide donc quant à lui pour l’approche écosémiotique qui permet de « problématiser la question du langage, de la représentation et de la littérature différemment, dans une perspective inspirée des modèles de l’écologie telle qu’elle se développe en sciences naturelles » (ibid.). Ainsi la sémioticienne spécialiste de littérature anglaise Wendy Wheeler invite-t-elle à remettre en question la conception binaire du signe saussurien et l’approche structuraliste d’une littérature considérée comme un « univers autosuffisant » (ibid.) pour privilégier la sémiotique peircienne qui inscrit la langue dans le « continuum évolutif » (ibid.) d’un univers tout entier « perfusé de signes[2] ». N’est-ce pas là rejoindre l’intuition de nombreux écrivains, en particulier des poètes ? Lorand Gaspar par exemple, qui dans son essai de 1978, Approche de la parole, s’interroge sur la continuité entre la molécule d’A.D.N. et le langage humain (Gaspar, p. 41).Ou encore Édouard Glissant, qui fonde ses conceptions poétiques sur la continuité du vivant dans ces dernières œuvres. En s’appuyant sur la biologie de la signification de Jakob von Uexküll, l’écosémiotique postule que « la langue et, dans un second temps, la littérature constituent un horizon de signification symbolique qui se déploie à l’intérieur de l’Umwelt[3] humain et qui contribue à modeler l’expérience subjective du monde » (Vignola 2017).

            Le partage entre nature et culture n’a donc pas valeur d’universalité comme l’ont montré les travaux de Philippe Descola qui préfère substituer à cette opposition binaire l’étude d’une « écologie des relations » (Descola 2019). Ce partage est pourtant à l’origine de la notion de « sciences humaines » et l’émergence des « humanités environnementales » a à se débattre avec ce « clivage » (Choné, Hajek et Hamman 2016) sur lequel repose la notion d’humanités. Ainsi pour Laurence Dahan Gaida, l’opposition entre sciences et humanités doit tomber en même temps que celle entre nature et culture, l’épistémocritique qu’elle promeut doit donc s’attaquer aux « partages entre les ‘deux cultures’ » qui ne sont que la « traduction contingente des représentations propres à un moment de la culture occidentale » (Dahan-Gaida 2016). C’est, indépendamment des partages disciplinaires, le lien de co-appartenance entre l’homme et son oikos qui est à reconsidérer pour y déceler peut-être, comme le suggère Michel Collot, l’émergence d’une « pensée-paysage » (Collot 2011).

            Ces différentes perspectives visent notamment à relativiser le concept de nature, en l’ancrant dans des territoires et dans des sociétés spécifiques. De ce point de vue, la nature et la définition de l’environnement changent selon les espaces et des études récentes croisant géo- et écocritique interrogent la construction imaginaire des territoires dans l’intrication d’un imaginaire de la nature et des activités humaines qui se déploient dans un espace (Tally Jr. et Battista, 2016). Cette question s’est aussi posée dans l’articulation de l’écocritique et des études postcoloniales, qui sont contemporaines dans leur développement (Marzec, 2007 ; Roos et Hunt, 2010 ; Huggan et Tiffin, 2015). À travers la mise en relation entre des espaces différents du globe, la manière complexe dont ils sont perçus par les différentes collectivités humaines mises en jeu par cette dynamique historique induit un travail de mise en perspective, dont on pourrait trouver les échos aussi bien chez Véronique Tadjo que chez Paule Constant pour le continent africain. Un type de questionnement similaire parcourt l’écoféminisme qui lie rapport à l’espace, situation sociale et rapport au corps dans la manière de se représenter la question de la nature (Campbell, 2008). Reste alors à savoir si ces tentatives de nuance permettent véritablement une sortie de la conception anthropocentrique de l’espace et du monde.

            Dans la perspective des travaux récents de l’écopoétique (Schoentjes 2015), ce troisième numéro de la revue XXIXX Reconnaissances littéraires se propose de guetter, depuis le tournant du XXe siècle jusqu’à la littérature de l’extrême contemporain, les moments d’affleurement de cette remise en cause de l’anthropocentrisme et de la séparation entre nature et culture au profit d’une tentative d’approche de ce que le poète André du Bouchet désigne comme la « relation compacte appelée monde[4] ». Comment le texte littéraire peut-il devenir le lieu d’une mise en rapport de l’humain et du non-humain ? Les études se concentreront, d’un genre littéraire à l’autre, sur des textes où de telles prises de conscience se font jour et vont de pair avec l’invention de formes nouvelles. Ce numéro de XXI/XX sera donc ouvert à des travaux sur les formes contemporaines lorsqu’elles témoignent d’un « parti-pris des animaux » (Bailly 2013) ou des « animots », selon le mot-valise proposé par Anne Simon, de la croyance « aux fauves » de l’anthropologue Natassja Martin[5] aux « Adieux du primate aux primatologues[6] » de Pierre Senges, des « lectures au zoo » organisées par Suzanne Doppelt[7] qui se demande « ce que l’autruche voit dans le sable » aux performances de François Durif qui a « tout à apprendre de la mouche[8] », de la « connaissance des becs » prônée par la poétesse sonore Axelle Glaie[9] au Journal d’un veau de Jean-Louis Giovannoni[10] ou aux Neuf Consciences du malfini de Patrick Chamoiseau[11]. Ce qui se formule chez les écrivains contemporains en lien avec la conscience des enjeux environnementaux pourrait d’ailleurs trouver à s’enraciner dans les figures animales chez Colette ou René Vivien, dans les réécritures des contes de Marcel Aymé à Birago Diop, ou plus singulièrement dans Le Lion de Kessel ou Gros-Câlin d’Ajar/Gary. Autant de voix prêtées à « l’animal que donc je suis » (Derrida, 2006), voix qui peuvent muer en l’arbre ou en la plante « que donc je suis », si le « parti pris des animaux » devient celui des végétaux, des minéraux ou plus globalement du vivant qui bouleverse en profondeur notre conception du signe, ouvrant la voie à des écritures zoocentristes, dendrocentristes ou tout simplement en prise sur des milieux dont le centre est partout et la circonférence nulle part… Des propositions émanant du champ ouvert par le développement des animal studies seront donc plus que bienvenues.

            Il serait fécond qu’à l’échelle de l’ensemble de ce numéro ces proposition soient mises en rapport avec l’héritage pongien et/ou avec un certain nombre de voix, poétiques (Segalen, Maeterlinck[12], Michaux, Artaud, du Bouchet, Césaire, etc.) ou romanesques (Ramuz, Giono, Gracq, Claude Simon, Le Clézio, Pascal Quignard, etc.) capables (cette capacité serait bien sûr à interroger) d’un tel décentrement de la pensée et du langage. Les études portant sur les majores pourront y côtoyer une attention aux minores en particulier dans la littérature expérimentale du début du XXe siècle à aujourd’hui.

            Comment donner voix au vivant dans son altérité et son intimité ? On pourra par exemple s’interroger sur le rôle de la fréquentation des artistes ou des scientifiques dans l’émergence de cette révolution copernicienne qui fait de l’homme un épiphénomène dans l’ordre du vivant, résultat d’une fusion symbiotique de bactéries, rappelle la biologiste Lynn Margulis pour laquelle celui-ci se place d’une certaine manière « au-dessous » des bactéries : « L’humanité, minuscule partie d’une immense biosphère d’essence fondamentalement bactérienne, avec les autres formes de vie, doit se totaliser en une forme de cerveau symbiotique qui est au-delà de ce qu’il peut comprendre et se représenter vraiment. » (Margulis et Sagan 2002, p. 163)

            Il sera également possible de questionner la représentation, par exemple celle des écocides, qu’elle soit fictive ou non fictive, comme prise de conscience de l’épuisement d’un certain humanisme alors que l’anthropos doit être repensé pour inclure « toute cette collectivité des existants liée à lui » et pourtant « reléguée […] dans une fonction d’entourage » (Descola 2005, p. 19) dans une anthropologie qui, souligne Descola, s’est constituée en réduisant « la multitude des existants à deux ordres de réalités hétérogènes » (ibid., p. 12).

 

Bibliographie

BAILLY, Jean-Christophe, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013.

BOURGEOIS-GIRONDE, Sacha, Être la rivière, Paris, P.U.F., 2020.

BUELL, L. The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1995.

—, Writing for an Endangered World. Literature, Culture, and Environment in the U.S. and Beyond, Cambridge (MA, É.‑U.), The Belknap Press of Harvard University Press, 2003 [2001].

—, The Future of Environmental Criticism. Environmental Crisis and Literary Imagination, Malden (MA, É.‑U.), Blackwell Publishing, 2005.

BUEKENS, Sara, « L’écopoétique : une nouvelle approche de la littérature française », Elfe XX-XXI [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 10 septembre 2019, consulté le 13 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/elfe/1299 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elfe.1299

CAMPBELL, Andrea (dir.), New Directions in Ecofeminist Literary Criticism, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2008.

CHONÉ, Aurélie, HAJEK, Isabelle et HAMMAN, Philippe, Guide des humanités environnementales, Presses universitaires du Septentrion, 2016, Environnement et société, 978-2-7574-1150-6. 10.4000/books.septentrion.19315. hal-01876082.

COLLOT Michel, La Pensée-paysage, Arles, Actes Sud, 2011.

DAHAN-GAIDA, Laurence, « Épistémocritique de la nature », dans Aurélie Choné, Isabelle Hajek et Philippe Hamman, Guide des humanités environnementales, Presses universitaires du Septentrion, 2016, Environnement et société, 978-2-7574-1150-6. 10.4000/books.septentrion.19315. hal-01876082, p. 173-182.

DERRIDA, Jacques, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.

DESCOLA, Philippe, Par-delà nature et culture, « Folio », Gallimard, 2005.

DESCOLA, Philippe, Une écologie des relations, Paris, CNRS, De vive voix, coll. « Les grandes voix de la recherche », 2019.

GASPAR, Lorand, Approche de la parole, Paris, Gallimard, 1978.

HUGGAN Graham et TIFFIN Helen, Postcolonial Ecocriticism. Literature, animals, environment, New York, Routledge, 2015 [2010].

JAQUIER, Claire, « Écopoétique, un territoire critique ». En ligne : <https://www.fabula.org/atelier.php?Ecopoetique_un_territoire_critique> (consulté le 7/10/2020)

LATOUR, Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015.

MARGULIS, Lynn et SAGAN, Dorion, « Le cerveau symbiotique » dans L’Univers bactériel, trad. Gérard Blanc avec la collaboration d’Anne Beer, Paris, Seuil, 2002. Titre original : Microcosmos, Four Billion Years of Evolution from Our Microbial Ancestors, Summit Books, a division of Simon & Schuster, Inc., New York, 1986.

MARZEC, Robert, An Ecological and Postcolonial Study of Literature, From Daniel Defoe to Salman Rushdie, Palgrave Macmillan US, 2007.

MORTON, Timothy, The Ecological Thought, Cambridge (MA, É.‑U.), Harvard University Press, 2010.

PEIRCE, Charles Sanders, The Collected Papers of Charles Sanders Peirce, vol. 1-6 : C. Hartshorne & P. Weiss (dir.), Cambridge (MA, É.‑U.), Harvard University Press, 1931-1935 ; vol. 7-8 : A. W. Burks (dir.), même éditeur, 1958.

PERALDO, Emmanuelle, « Écocritique » dans Aurélie Choné, Isabelle Hajek et Philippe Hamman, Guide des humanités environnementales, Presses universitaires du Septentrion, 2016, Environnement et société, 978-2-7574-1150-6. 10.4000/books.septentrion.19315. hal-01876082, p. 165-172.

PHILLIPS, Dana, The Truth of Ecology: Nature, Culture, and Literature in America, Oxford/New York, Oxford University Press, 2003.

ROOS, Bonnie et HUNT, Alex (dir.), Postcolonial Green. Environmental Politics and World Narratives, Charlottesville, University of Virginia Press, 2010.

RUECKERT, William « Literature and Ecology », dans C. Glotfelty & H. Fromm (dir.), The Ecocriticism Reader. Landmarks in Literary Ecology, Athens, The University of Georgia Press, 1996, p. 107. Paru à l’origine dans Iowa Review, vol. 9, no 1, 1978, p. 71‑86.

SCHOENTJES, Pierre, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Editions Wildproject, 2015.

STONE Christopher, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels, trad. de Tristant Lefort-Martine, Lyon, Le Passager clandestin, 2017 [1972].

SUBERCHICOT, Alain, Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris, Champion, 2012.

TALLY JR., Robert T. et BATTISTA, Christine M. (dir.), Ecocriticism and Geocriticism. Overlapping Territories in Environmental and Spatial Literary Studies, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016.

UEXKÜLL, Jakob von, Milieu animal et milieu humain, trad. de l’allemand et annoté par C. Martin-Freville, Paris, Payot & Rivages, 2010 [1934].

VIGNOLA, Gabriel, « Écocritique, écosémiotique et représentation du monde en littérature », Cygne noir, no 5, 2017. En ligne : <http://revuecygnenoir.org/numero/article/vignola-ecocritique-ecosemiotique> (consulté le 7/10/2020).

WESTPHAL, B. La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007.

WHEELER, Wendy, « Figures in a Landscape: Biosemiotics and the Ecological evolution of Cultural Activity », L’Esprit Créateur, vol. 46, no 2, 2006, p. 100‑110.

—, « Postscript on Biosemiotics: Reading Beyond Words – and Ecocriticism », New Formation, no 64, 2008, p. 137‑154.

WHITE, Kenneth, Panorama géopoétiqueThéorie d’une textonique de la Terre, entretiens avec Régis Poulet, Carnets de la grande ERRance, 2014.

 

 

[1] « L’un des rares chercheurs à s’être engagé dans une telle démarche interdisciplinaire, alliant l’écologie scientifique à la critique littéraire, est [Dana] Phillips. Citant Bruno Latour et Richard Rorty, Phillips soutient qu’il importe de montrer les rapports de continuité entre nature et culture » (Vignola 2017)

[2] Charles Sanders Peirce, The Collected Papers of Charles Sanders Peirce, vol. 5 : C. Hartshorne & P. Weiss (dir.), Cambridge (MA, É.‑U.), Harvard University Press, 1931-1935, p. 448.

[3] « Jakob von Uexküll a élaboré le concept d’Umwelt, concept clé de la biosémiotique qui réfère au fait que chaque espèce, que chaque individu au sein de chaque espèce, perçoit son environnement en fonction de ce qui lui est significatif aux fins de sa survie et d’après les sens que lui confère son anatomie. » (Vignola 2017)

[4] André du Bouchet, Peinture, Montpellier, Fata Morgana, 1983, p. 21.

[5] Natassja Martin, Croire aux fauves, Paris, Verticales, 2019.

[6] https://remue.net/Pierre-Senges-Adieux-du-primate-aux-primatologues

[7] Lectures de Sabine Macher, Cole Swensen, Frédéric Boyer, Suzanne Doppelt, Anne Portugal et Daniel Loayza, organisée par Suzanne Doppelt dans le cadre de sa résidence à la Ménagerie du Museum national d’Histoire naturelle (Paris V). En ligne : https://remue.net/Lectures-au-zoo (consulté le 13 octobre 2020).

[8] François Durif, Signes de vie. En ligne : https://remue.net/francois-durif-signe-de-vie (consulté le 13 octobre 2020).

[9] Axelle Glaie, Ménure superbe. En ligne : https://remue.net/menure-superbe-2-par-axelle-glaie (consulté le 13 octobre 2020).

[10] Jean-Louis Giovannoni, Journal d’un veau, roman intérieur, Paris, Deyrolle, 1996.

[11] Patrick Chamoiseau, Les Neufs Consciences du malfini, Paris, Gallimard, 2009.

[12] Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles. La vie des fourmis. La vie des termites, Paris, Plon, 1968.




11-Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture

Jonathan Hope, Université du Québec à Montréal, et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle

En engageant nos corps, les pratiques littéraires s’inscrivent dans un contexte économique et écologique particulier, aujourd’hui profondément marqué par le capitalisme néolibéral. Ce contexte promeut un usage éphémère du texte où la lecture, vécue comme production-consommation, s’accélère pour permettre une accumulation de connaissances et d’expériences. La littérature travaille; elle devient un travail. Mais elle s’affirme également, parfois, comme une activité non-rentable, synonyme de repos, voire de perte ou à tout le moins d’une certaine forme de stabilité. À cette relation travail / repos se superpose une autre, plus écosystémique : celle entre le jour, moment de l’effort et de l’accomplissement, et de la nuit, moment de paresse, de sommeil, de rêve.

Cet article prolonge la critique historique des rythmes imposés au vivant par la modernité industrielle, notamment capitaliste (mais pas que : la célébration du travail et de la productivité du stakhanovisme soviétique peut en témoigner). Cette critique s’énonce déjà au XIXe siècle avec Le Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880) et prend les formes les plus diverses au siècle suivant : au cinéma avec Charlie Chaplin et son film Modern Times (1936), dans la gastronomie avec le mouvement slow food fondé par Carlo Petrini en 1986, ou dans le roman avec La lenteur de Milan Kundera (1995). Elle s’amplifie depuis la dernière décennie, à travers des publications telles qu’Alienation and acceleration de Hartmut Rosa (2010), La société de la fatigue de Byung-Chul Han (2010), Global burn-out signé par Pascal Chabot (2013), The slow professor cosigné par Maggie Berg et Barbara Seeber (2016), ou tout récemment Les hommes lents de Laurent Vidal (2020), et De si violentes fatigues de Romain Huët (2021). Nous nous proposons de reconsidérer notre rapport à la littérature à la lumière de cette critique. C’est en ce sens que nous envisagerons des rapports plus lents à la littérature, notamment la relecture, qui font du texte un espace habitable protecteur.

I. Régimes du travail et de l’épuisement infinis

Comme l’a étudié Roger Ekirch (2015), l’endormissement a une histoire : soumises à des forces sociales et économiques, les pratiques humaines de sommeil ont muté au fil du temps. Une des grandes transformations chez les dormeurs occidentaux, mise au jour par l’historien, est la transition d’un sommeil segmenté (biphasique) à un sommeil consolidé (monophasique). L’effet principal de cette transition serait la catégorisation de l’insomnie comme trouble ou maladie, alors qu’elle correspondrait plutôt à une manière de dormir ancestrale. Dans la mouvance de ces sleep studies, Jonathan Crary (2014) dénonce quant à lui une mutation brutale dans les vies humaines : celle de la perpétuité de la vie active, et la fin du repos, du sommeil et du rêve. Dans sa volonté de domestication biopolitique des corps et des populations, le régime du 24/7 ne saurait endurer la différence que représentent les rythmes circadiens, des rythmes géologiques et biologiques pourtant partagés par la quasi-totalité des choses sur Terre. Pour Crary, la corruption du sommeil et du corps par le travail atteint un point de non-retour avec les lumières du 18e siècle – celles littérales des lampes à gaz comme celles métaphoriques du libéralisme philosophique – qui permettent, intiment de travailler sans fin. Nous voici donc propulsés dans une nouvelle ère, une nouvelle version de l’éternité, réglée sur l’économie de marché.

L’informatisation et le développement des réseaux de radio, de télé, et l’étendue toujours grandissante du world wide web ont exacerbé le devenir infini du travail. L’employé peut, doit dorénavant travailler à toute heure du jour et de la nuit, alors que de plus en plus d’activités ont été ajustées pour transcender les fuseaux horaires d’une planète qui ne dort jamais complètement. Le roman d’anticipation de Cory Doctorow, Eastern Standard Tribe (2004), pousse cette logique jusqu’à imaginer un monde socioéconomique progressivement restructuré par des tribus d’individus qui échappent aux contingences de la géographie en ajustant leur rythme circadien à celui d’un fuseau horaire auquel ils s’identifient. Cette « libération » des rythmes circadiens permet aux systèmes gestionnaires d’envisager le travail permanent, dont le corolaire est la consommation permanente. Celle-ci n’est-elle pas d’ailleurs devenue l’utilité principale d’Internet, une forme technique qui favorise la transformation de la consommation en travail ? Contrairement aux commerces du quartier, Amazon, Cairn.info et Netflix sont ouverts à perpétuité. Nous avons intériorisé, au nom du progrès et de l’innovation technique, les contraintes, les impératifs et les rythmes du capitalisme contemporain, une nouvelle économie du travail qui renforce le caractère destructeur d’une compétition dérégulée, libérée des contraintes physiques et biologiques du cycle diurne-nocturne.

Une telle posture s’accorde bien avec la thèse connue de Max Weber selon laquelle, dans l’Europe luthérienne et calviniste des 16e et 17e siècles, « la valorisation religieuse du travail du métier temporel, exercé sans relâche et de façon permanente et systématique, est tenue pour le moyen suprême de l’ascèse » et constitue une condition de l’expansion de « l’esprit du capitalisme » (2008, 286). La valorisation de l’activité constante, du travail systématique et sans repos, participe ainsi à l’émergence du capitalisme industriel au 18e siècle. Si le contexte religieux local nourrit son développement, celui-ci est également tributaire du commerce triangulaire qui s’érige alors en système global venant encadrer une course à la productivité entre les nations d’Europe occidentale. Le rythme soutenu et toujours plus frénétique de cette course sera importé sur les autres continents et imposé à leurs populations dites « paresseuses »; elle marquera notamment l’industrie sucrière coloniale qui, dès le 17e siècle, développe des techniques de division et d’organisation du travail qui serviront de modèle aux manufactures européennes (Mintz 1986, 47). On pourrait ainsi mettre en continuité, en prenant soin de ne pas les confondre, les rythmes machiniques imposés aux esclaves dans les plantations de canne à sucre des Caraïbes, à ceux qui ont été imposés aux ouvriers des usines au 19e siècle – et qui demeurent aujourd’hui la source de nombreux conflits de travail. D’ailleurs ce n’est pas un moindre paradoxe que dans le capitalisme actionnarial postindustriel, les personnes-cadres s’imposent à elles-mêmes ces rythmes de travail jusqu’à l’épuisement (Chabot 2013, 13). Dans son analyse des sociétés gestionnaires, Vincent De Gaulejac note à ce sujet que « [l]e gestionnaire ne supporte pas les vacances. Il faut que le temps soit utile, productif, donc occupé. Le désœuvrement lui est insupportable » (2009, 83). Si l’« occupation » est déjà promue comme une vertu dans la culture monastique médiévale (Piron 2018, 15-16), et qu’un manuel du 16e siècle destiné au « gentilhomme campagnard » lui recommande de s’assurer que ses « gens ne demeurent oisifs et ne perdent pas une minute de temps sans l’appliquer à quelque besogne » (cité dans Vigarello 2020, 83), c’est bien l’ordre temporel productiviste qui se généralise avec l’organisation moderne du travail qui bouleverse le mode de vie de plus larges pans de la population. Ce nouvel ordre temporel va jusqu’à modifier notre manière de dormir et de vivre la nuit : dans un grand mouvement d’encadrement et de régulation du sommeil, les humains occidentaux aujourd’hui dormiraient en moyenne trois heures et demie de moins par nuit qu’il y a un siècle1. Ceci peut expliquer non seulement pourquoi nous sommes si fatigués (!), mais également le foisonnement de politiques de santé au travail qui insistent sur la qualité de vie. Un employé en santé, qui dort bien, est un employé lucratif : le bien-dormir est alors mis au service de la productivité et strictement adapté à la réalité du travail.

II. Les lettres dans le tourbillon du travail perpétuel

Les pratiques littéraires ne sont pas à l’abri de cette idéologie du travail et de l’épuisement. Un exemple bien connu : Gustave Flaubert associant son art à un dur labeur. Ses correspondances sont criblées de références à l’acharnement avec lequel il abat le travail, y compris ce conseil (souvent cité) à Louise Colet, formulé quelques années avant la rédaction de Madame Bovary : « on n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée » (Barthes 1968, 49). Ailleurs, Flaubert se plaint des journées peu productives, ou de ces centaines de pages de notes préparatoires.

Contemporain de Flaubert, l’américain Henry David Thoreau valorise également un rapport à l’art et à la culture placé sous le signe de l’effort conscient et de l’activité rentable. Personnage ambigu, Thoreau est à la fois une figure emblématique du self-made man (cet homme productif, libéral et démocratique qui réussit sa vie grâce à ses propres efforts et qui contribue à la formation de l’Amérique), et un oisif, ascétique, et environnementaliste assumé. Pourtant, dans Walden, Thoreau inféode régulièrement l’activité artistique au travail acharné. Il écrit en ce sens : « la réforme morale est un effort pour rejeter le sommeil […] Nous devons apprendre à nous ré-éveiller et à nous garder éveillés, non par des aides mécaniques, mais par l’attente infinie de l’aube, qui ne nous abandonne pas dans notre sommeil le plus profond » (2000, 85). Plus loin, Thoreau déclare que l’homme de lettres n’échappe pas à cette logique de travail, décrivant la bonne lecture comme « un exercice noble, une épreuve plus difficile que n’importe quelle activité dont nous avons coutume. Cela réclame un entrainement d’athlète, l’application d’une vie entière à cette tâche » (95-96). Et il ajoute : « Cela seul est lecture, dans un sens élevé, non ce qui nous berce comme un luxe et endort les facultés plus nobles, mais bien ce qui nous demande de nous tenir sur la pointe de pieds, en y consacrant les heures où nous sommes les plus alertes et éveillés » (99). Thoreau propose donc une axiologie des états de conscience, valorisant la lecture comme un travail diurne qui consiste à extraire une plus-value cognitive de l’œuvre d’art, et non comme un loisir nocturne, temps de repos et d’endormissement. Cet éthos de la croissance commande à l’individu une constante amélioration afin qu’il ou elle puisse participer activement et journellement au développement de la société.

Le caractère productif de la littérature est un motif récurrent. Dans « L’ère du soupçon », Nathalie Sarraute fait l’éloge du lecteur travailleur, celui qui « n’a jamais vraiment rechigné devant l’effort » (2019, 64). Autant le lecteur d’œuvres classiques que celui des œuvres plus exigeantes de l’après-guerre refusent « de demander au roman ce que tout bon roman lui a le plus souvent refusé, d’être un délassement facile » (78). Ainsi, ils emboitent le pas au romancier qui doit « découvrir de la nouveauté » et éviter de commettre le « crime le plus grave : répéter les découvertes de ses prédécesseurs » (79). Cette position n’est pas sans rappeler celle défendue quelques années plus tard par Roland Barthes. Dans Le plaisir du texte, Barthes pense une littérature qui serait libérée du stéréotype et de l’idéologie grâce à son rapport privilégié à la nouveauté et à la jouissance.

Pour échapper à l’aliénation de la société présente, il n’y a plus que ce moyen : la fuite en avant […] toutes les institutions officielles de langage sont des machines ressassantes : l’école, le sport, la publicité, l’œuvre de masse, la chanson, l’information, redisent toujours la même structure, le même sens, souvent les mêmes mots : le stéréotype est un fait politique, la figure majeure de l’idéologie. En face, le Nouveau, c’est la jouissance. (2002b, 243-244)

La « vraie » littérature servirait ainsi à créer de la nouveauté qui nous affranchit de la répétition. Pour jouir, il faut « fuir en avant », innover, rester en éveil face aux « machines ressassantes » de l’idéologie. Ailleurs, Barthes attribue à l’écriture la capacité de « produire des sens nouveaux, c’est-à-dire des forces nouvelles, s’emparer des choses d’une façon nouvelle, ébranler et changer la subjugation des sens » (2002a, 100). Ces commentaires participent d’une valorisation du nouveau en art répandue chez les intellectuels européens d’après-guerre. On trouve une de ses formulations les plus saisissantes dans la critique de l’industrie culturelle formulée quelques années plus tôt par Max Horkheimer et Theodor Adorno. Dans leur Dialectique de la Raison, ils dénoncent l’instrumentalisation commerciale de l’art aux mains de l’industrie culturelle :

[L]es éléments inconciliables de la culture, l’art, et le divertissement, sont subordonnées à une seule fin et réduits ainsi à une formule unique qui est fausse : la totalité de l’industrie culturelle. Celle-ci consiste en répétitions. (1983, 202)

L’intensification de la culture de masse s’impose par la réitération. Accompagnant un certain développement hégémonique de la science, de la technique et de l’économie au 20e siècle, celui de l’industrie culturelle aurait exacerbé l’aliénation des classes soumises à son emprise abrutissante. C’est pourquoi, d’après Horkheimer et Adorno, seules les avant-gardes autonomes auxquelles l’industrie culturelle « est totalement opposée » (137) peuvent nous libérer des ronronnements de l’idéologie que véhicule cette industrie.

Des pratiques littéraires désaliénantes, jouissives, seraient alors des pratiques marquées par l’éveil, l’innovation et la productivité. Ainsi, pour Umberto Eco (1965), ce qu’il nomme l’œuvre ouverte est celle qui est propice à l’accroissement de significations et qui invite les lecteurs à produire toujours plus d’interprétations. Il n’est pas anodin à cet égard que l’exemple type de l’œuvre ouverte que propose Eco soit Finnegans Wake de James Joyce : ce roman expérimental emblématique de la modernité investit les états limites du sommeil et du rêve, et exige un lecteur souffrant, dans les mots souvent cités de Joyce, d’une « insomnie idéale » (2012, 95). L’objectif n’est pas de bannir le sommeil afin de travailler le roman, mais, plus sournoisement, de mettre le sommeil au travail de l’interprétation. Dans le même esprit, la « mort de l’auteur » diagnostiquée par Barthes en 1968, libère les lectrices et les lecteurs tout en les faisant entrer dans le régime de la productivité. Barthes écrira justement, dans une perspective proche de celle d’Eco : « [l]e texte [authentique] est une productivité […] le texte ‘travaille’ [la langue], à chaque moment et de quelque côté qu’on le prenne » (2002c, 448).

Pour être clair, il ne s’agit pas ici d’accuser Sarraute, Barthes, Eco, Joyce, Adorno et Horkheimer d’avoir tenté de mettre en place d’un régime productiviste ou gestionnaire de la lecture. Mais il est curieux de constater qu’ils ont par moments mobilisé des références et des valeurs similaires à celles qui se déploient dans le monde du travail intensifié : comme si le projet moderniste visant la création d’expériences littéraires nouvelles et libérant les lecteurs avait trouvé son revers funeste dans un système économique basé sur l’accélération de la production et la croissance de la consommation.

Le caractère innovant incarné par des œuvres exigeantes a pu représenter une sorte de libération, une garantie de l’autonomisation des lettres. Or, le principe d’innovation est progressivement, mais sûrement devenu une nouvelle source d’aliénation. Les systèmes gestionnaires, qui se faufilent et s’imposent dans les milieux de l’enseignement et de la culture, possèdent leur logique propre. Ils normalisent une vision unidimensionnelle et instrumentaliste de la littérature où l’innovation apparaît comme une fin en soi. Aujourd’hui, la justification des lettres par le travail utile et rentable est reconduite, réaffirmée avec force. Une telle pression est à l’œuvre dans l’industrie de l’édition qui doit soutenir le rythme des rentrées littéraires, des salons et des foires, et qui doit se conformer aux exigences sans cesse renouvelées du numérique. Elle est évidente dans nos départements de lettres, notamment avec la quête perpétuelle de nouveaux axes de recherche et la course aux subventions qui investissent et consolident un imaginaire de l’innovation infinie. Pensons notamment aux subventions dites à haut risque / haut rendement, qui célèbrent l’innovation et l’audace, qualités que favoriseraient la flambée de sommes importantes sur de courtes périodes. Alors que les pratiques littéraires sont contraintes à explorer et à expérimenter avec le nouveau, nous sommes en droit de nous demander ce que vaut l’injonction d’innovation elle-même répétée. Paradoxalement, la nouveauté se trouve consacrée en stéréotype, voire, en termes barthésiens, en mythe. Ne gagnerait-on pas à interpréter cette injonction d’innovation comme le symptôme d’une culture prisonnière d’une « tradition du nouveau », dont la seule finalité est sa propre croissance?

III. Bis repetita placent : se reposer dans la relecture

En s’appropriant une éthique de l’innovation, de la production et de l’éveil, le champ de la littérature et les pratiques qui le structurent ont pu participer à l’accélération culturelle et à la dégradation de la vie naturelle. Comment réaménager le champ littéraire afin de résister à ces impératifs de productivité? Comment protéger ses voies d’évasion, et rester sensibles aux logiques cycliques du rêve, de l’oisiveté et du repos? Autrement dit, quels sont les usages homéostasiques de la littérature, des usages qui permettraient de réguler et de stabiliser nos manières d’habiter un quotidien régit une idéologie productiviste? Car ces usages existent bel et bien; or ils restent sous-théorisés. En ce sens, nous manquons de catégories critiques pour parler de ces œuvres qui ne demandent pas de travail et qui ne sont pas innovantes, des œuvres « paresseuses » qui nous emportent et nous absorbent, voire qui nous ennuient. Quelle place donnons-nous aux œuvres faciles et familières, qui refusent l’érotique du Nouveau (Barthes 2002b, 243) et qui ne sont pas cooptées par des régimes de productivité? On pourrait évoquer ici certains exercices d’écritures, par exemple l’écriture automatique des surréalistes, la tenue d’un journal, la fan fiction. Il est d’ailleurs probable que le refus du travail de l’intelligence motive une large part de lectrices et de lecteurs qui recherchent un état physiologique apaisant et réparateur, avoisinant le sommeil. C’est d’ailleurs souvent la lecture qui fait glisser enfants et adultes dans les bras de Morphée. La littérature mène donc aussi bien à l’effort innovant qu’au confort reposant, ou à des expériences divertissantes ou consolatrices, typiques par exemple des romans historiques ou sentimentaux, des genres populaires bien établis.

C’est justement à travers ces genres qu’Emma Bovary et un de ses amants, Léon Dupuis, abordent la littérature. Emma, on le sait, est une grande lectrice de romans sentimentaux et de romans de chevalerie; elle ne peut qu’être perdante dans le cadre réaliste du roman de Flaubert. L’impulsivité et l’insouciance d’Emma sont indissociables de la mise en garde, à peine voilée, que fait Flaubert à l’endroit de ce qu’on appellerait aujourd’hui, la chick lit et la fantasy. Dans une discussion sur leurs préférences littéraires, Léon souligne le grand plaisir qu’il a à lire au coin du feu :

– On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensée, s’enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes.
– C’est vrai! C’est vrai! disait-elle. (1964, 602)

Assistant à la discussion, Charles Bovary ne peut s’empêcher de reprocher à sa femme : « elle aime mieux, quoiqu’on lui recommande l’exercice, toujours rester dans sa chambre à lire » (602). Entendons-nous ici Flaubert lui-même valoriser l’effort, l’entrainement et le travail, et condamner la paresse qu’encouragent des œuvres faciles?

Du haut de son poste dans une prestigieuse université de l’Ivy League, Vladimir Nabokov dénigrait Emma Bovary, ou ce qu’elle représente, cette « philistine » étalant sa « vulgarité mentale » (1980, 143)2 : « Emma Bovary est une mauvaise lectrice. Elle lit des livres émotivement, d’une façon superficielle et juvénile » (136). Nabokov qualifie Emma, sans détour, de bad reader, une formule qu’il réutilise dans l’analyse de la discussion littéraire entre Léon et Emma, selon lui une « bible du mauvais lecteur » (150). Nabokov écrit :

Les livres ne sont pas écrits pour ceux qui aiment les poèmes qui font pleurer, ou pour ceux qui aiment des personnages nobles mis en prose, comme le pensent Léon et Emma. Seuls les enfants peuvent être excusés pour s’être identifiés aux personnages d’un livre, ou pour aimer des histoires d’aventures mal écrites. Mais c’est ce que font Emma et Léon. (150)

Or, que Nabokov le veuille ou non, nous avons tous et toutes un peu d’Emma en nous. C’est pour un confort similaire à celui recherché par Emma que des lecteurs et lectrices compulsent ou dévorent des œuvres qui ne leur sont pas désignées (dont ils ne sont pas des « lecteurs idéaux » comme diraient Joyce-Eco), par exemple un adulte « cultivé » lisant une bande dessinée classique ou un roman jeunesse. La reconnaissance de ce partage n’entraîne pas l’abandon de la riche tradition moderniste, des avant-gardes et des œuvres ouvertes; elle n’entraîne pas le désaveu des approches critiques de la littérature. La lecture d’œuvres qui seraient, pour Nabokov, « bien écrites » peut certainement s’opposer aux rythmes machiniques de la Modernité en soustrayant du temps et de l’énergie à l’effort gestionnaire et en le dépensant dans une pratique littéraire. Or, placée sous le signe du progrès, de l’éveil et de la productivité, cette lecture exigeante reproduit la logique du travail infini. Face à cette lecture laborieuse, les lectures de loisir et les lectures-perte-de-temps paraissent alors comme des activités parasites qui contreviennent aux exigences de l’innovation. Tout compte fait, Emma Bovary nous enjoint à revivifier des pratiques de lecture immersive et sensible, de relecture et, pourquoi pas, les « histoires d’aventures mal écrites ».

La relecture – entendue ici comme le recyclage et la réutilisation des textes – est une pratique propre à déstabiliser tout particulièrement les conceptions linéaires du progrès. Étonnamment subversive, la relecture de loisir peut être frappée par l’opprobre (notamment dans un contexte universitaire) : elle est une stagnation mentale, un gaspillage de temps dans un monde où chaque seconde doit être rentable. La relecture devient un plaisir coupable, soumise aux mêmes pressions que le sommeil pris dans la nasse des systèmes gestionnaires. Elle implique le rejet d’une idéologie de l’innovation qui valorise avant tout l’acquisition, l’exploitation et l’élimination de produits culturels. Meyer Spacks, dans son ouvrage On rereading, nous rappelle justement que la relecture est sécurisante, qu’elle nous abrite du stress de la vie quotidienne, qu’elle facilite le sommeil et permet de revenir dans le temps, de ralentir la fuite en avant. Elle joue ainsi un rôle homéostasique car, comme l’explique Spacks, « bien que l’on puisse relire pour mieux comprendre un texte, on peut supposer que les habitués de la relecture (moi y compris) relisent surtout par plaisir, pour se détendre. On cherche parfois à atténuer plutôt qu’à intensifier notre conscience » 2011, 33). Ces caractéristiques cruciales de la relecture entrent en contradiction avec les normes cognitives et comportementales qui règlementent une partie importante du champ littéraire. En réglant la question du récit, de son déroulement et de son dénouement, en réglant aussi l’effet de surprise devant un texte nouveau, la relecture libère des ressources attentionnelles qu’il est possible d’attribuer à d’autres tâches, que ce soit la conscience de divergences entre l’intention de l’auteur et nos réactions de lecteur, ou l’établissement de nouveaux liens avec le contexte socio-historique, ou bien un investissement sensoriel et corporel plus fort. Spacks écrit : « Les relectures successives élargissent l’espace de liberté qui entoure un livre et, ce faisant, les réactions possibles du lecteur » (12). La relecture rend donc possible une nouvelle expérience du texte qui n’est pas fondée sur un travail volontaire :

La relecture, pour moi, est un processus d’attention rehaussée, même lorsqu’elle m’apparait comme un délassement ; et ‘faire attention’ constitue le geste fondateur de la critique littéraire. Cependant, je ne concentre pas délibérément mon attention sur des passages particuliers lorsque je relis. Il faut utiliser la voix passive : l’attention est donnée. Je n’ai pas l’impression de choisir ce que je remarque tout à coup ; c’est le texte qui demande mon attention en des endroits inattendus, et se révèle ainsi sous un jour nouveau. (16)

Spacks envisage ici une relecture réceptive, proche de la « sage passivité » de Wordsworth ou de la « capacité négative » de Keats, qui s’oppose à la « recherche irritée de faits rationnels », à cette lecture enchaînant jugements et interprétations, problèmes et solutions (70). La relecture dépend donc d’une capacité à se laisser affecter par un texte déjà connu, nous le montrant « sous un jour nouveau ». Cette capacité ne nous engage pourtant pas dans un travail délibéré et conscient que demandent la production d’interprétations nouvelles et la maîtrise intellectuelle de formes innovantes. Emma Bovary, faisant justement preuve de cette capacité singulière, serait alors une lectrice non plus mauvaise, mais experte, capable d’atténuer sa conscience et de recevoir le texte dans toute sa puissance expérientielle. Ce faisant, elle se repose sur une parole partagée, celle d’une littérature accueillante qui abrite temporairement ses lectrices de l’aliénation de la vie moderne; une littérature capable d’être lue sans les lumières de la rationalité qui voudrait s’imposer comme unique accès au monde.

Contrevenant au rythme soutenu de la productivité, la relecture favorise la suspension d’une certaine conscience réflexive, plongeant les lecteurs et les lectrices dans des textes déjà connus qui, lorsqu’ils sont largement partagés, participent au maintien d’une culture commune. Se « laisser aller » à ces récits revient donc, pour l’individu, à se reposer entre les mains d’un imaginaire collectif. Cela ne lui permet sans doute pas de rattraper les trois heures et demie de sommeil disparues au fil du dernier siècle, mais à tout le moins le relecteur « passe le temps » en marge de l’ordre temporel dystopique du 24/7 décrit par Crary. Que le repos de l’esprit rationnel passe par une plongée dans le fond commun des lettres, nous rappelle la structure même du sommeil. Dans « Le sommeil, la nuit » Maurice Blanchot faisait d’ailleurs remarquer que les effets bénéfiques du sommeil et du rêve dépassent largement les limites de l’individu. La dormeuse et le rêveur ne sont pas des solitaires qui perdent leur temps, arrachés à l’histoire. Ils vivent plutôt une autre forme de temps, un temps partagé, indissociable de l’organisation sociale, des vicissitudes et des accomplissements de l’espèce. Le sommeil extirpe l’individu de son action délibérée et le met entre les mains d’une communauté, des autres qui veillent. Blanchot note à cet effet que « le sommeil est un acte de fidélité et d’union » (1988, 358) avec le monde.

Comment intégrer nos usages de la littérature à ces trames cycliques de la vie ? La lectrice absorbée et détendue devant un texte familier fait, comme le dormeur, l’expérience d’une certaine désindividuation. Serait-il envisageable de ralentir les rythmes de la culture pour développer une relation familière à celle-ci, une relation habitationnelle où les corps s’abritent de la tension causée par les rythmes machiniques du capitalisme contemporain et de la consommation exhaustive des ressources qu’il implique ? Ainsi, ce ne serait plus par l’invention de nouveaux langages, célébrés par Sarraute, Nabokov, Eco, Barthes, Adorno et Horkheimer, que nous échapperions à la répétition aliénante des discours de pouvoir, mais en opposant, aux injonctions d’innovation et d’accélération, des manières plus tranquilles d’habiter les textes et nos corps, parmi nos semblables et au sein d’un environnement planétaire partagé.


1 « Au fil du vingtième siècle, il y a eu des offensives régulières contre le temps accordé au sommeil – maintenant l’adulte nord-américain moyen dort approximativement six heures et demie par nuit, une érosion des huit heures de la génération précédente, et (c’est difficile à croire), en diminution de dix heures depuis le début du vingtième siècle. Vers la moitié du vingtième siècle, l’adage familier selon lequel « nous passons le tiers de notre vie endormis » semblait avoir une certitude axiomatique, une certitude qui continue d’être minée » (Crary 2014, 11, traduction personnelle).
2 Suzanne Fraysse aborde cette situation par le biais de l’éthique et du désir, en envisageant la mauvaise lectrice que serait Emma à l’aune des habitudes de lecture (élitistes) de Flaubert et Nabokov. Elle dénonce « la mauvaise foi de [leur] posture moralisatrice ». Plus loin, Fraysse remarque, en parfaite résonance avec notre argument, que « [l]a déontologie de la lecture formulée par Nabokov s’entache indiscutablement de préjugés culturels éculés, et que le discours critique actuel, soucieux de légitimer l’étude littéraire au sein des universités, reprend bien souvent à son compte lorsqu’il distingue l’utilisation (libre, ludique, voire délirante) de l’interprétation (sérieuse, légitime) des textes » (2004, par. 37).


Bibliographie

Barthes, Roland, « Flaubert et la phrase », Word nº 24 vol. 1-3, 1968, p. 48-54.

_____ « Dix raisons d’écrire », Œuvres complètes III, Paris, Seuil, 2002a [1969].

_____ Le plaisir du texte, Œuvres complètes IV, Paris, Seuil, 2002b [1973].

_____ « Texte (théorie du) », Œuvres complètes IV, Paris, Seuil, 2002c [1973].

Berg, Maggie & Barbara Seeber, The Slow Professor. Challenging the Culture of Speed in the Academy, University of Toronto Press, 2016.

Blanchot, Maurice, « Le sommeil, la nuit », L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1988 [1955].

Chabot, Pascal, Global burn-out, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

Chaplin, Charlie, Modern Times, United Artists, 1936.

Crary, Jonathan, 24/7. Terminal Capitalism and the Ends of Sleep, London, Verso, 2014.

De Gaulejac, Vincent, La société malade de gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2009.

Doctorow, Cory, Eastern Standard Tribe, New York, Tor Books, 2004.

Eco, Umberto, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil 1965 [1962].

Ekirch, Roger, « The Modernization of Western Sleep: or, Does Insomnia Have a History? », Past & Present, vol. 1, nº 226, 2015 p. 149-192.

Flaubert, Gustave, Madame Bovary. Mœurs de province, in Œuvres complètes I, Paris, Seuil, 1964 (1857), p. 573-692.

Fraysse, Suzanne, « Madame Bovary est-elle une mauvaise lectrice? L’éthique de la lecture selon Flaubert et Nabokov », in Nicole Terrien et Yvan Leclerc (dir.), Le bovarysme et la littérature de langue anglaise, Mont Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2004, p. 123-144.

Han, Byung-Chul, La société de la fatigue, traduit de l’allemand par Julie Stroz, Oberhausbergen, Circé, 2010 [Müdigkeitsgesellschaft, 2014].

Horkheimer, Max et Theodor Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1983 [Dialektik der Aufklärung, 1947].

Huët, Romain, De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien, Presses universitaires de France, 2021.

Joyce, James, Finnegan’s Wake. The Restored Edition, London, Penguin, 2012 [1939].

Kundera, Milan, La lenteur, Paris, Gallimard, 1997 [1995].

Lafargue, Paul, Le droit à la paresse, Paris, Maspero, 1978 [1880].

Spacks, Patricia Meyer, On rereading, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

Mintz, Sidney W., Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, New York, Penguin Books, 1986.

Nabokov, Vladimir, « Gustave Flaubert. Madame Bovary », Lectures on Literature, New York, Harcourt, 1980 p. 125-178.

Piron, Sylvain, L’occupation du monde, Bruxelles, Zones Sensibles, 2018.

Rosa, Harmut, Alienation and Acceleration. Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality, Aalborg, Nordic Summer University Press, 2010.

Sarraute, Nathalie, L’ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard 2019 [1956].

Thoreau, Henry David, Walden and Other Writings, New York, The Modern Library, 2000 [1854].

Vidal, Laurent, Les hommes lents. Résister à la modernité XVe-XXe siècle, Paris, Flammarion, 2020.

Vigarello, Georges, Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2020.

Weber, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion 2008 [Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, 1920].

 




Le Guin / Stengers : aventures de pensée

Tout pouvoir humain peut être contrecarré et renversé par des humains.
Résistance et changement souvent viennent de l’art, et très souvent de notre art, l’art des mots.
– Ursula K. Le Guin

 

Sommaire :

1 – Isabelle Stengers, Université Libre de Bruxelles : Ursula Le Guin – Penser en mode SF
2 – Pierre Cassou-Noguès, Université Paris 8, Habiter, l’espace, la Terre
3 – Noémie Moutel, Université de Caen Normandie : « Sur », d’Ursula K. Le Guin : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène
4 – Hélène Barthelmebs, Université du Luxembourg : Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin et évolution de la pensée critique féministe
5 – Thierry Drumm, Université Libre de Bruxelles : De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? Ursula K. Le Guin, Tenar et le feu de l’imagination
6 – Eliane Beaufils, Université Paris 8 : Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines
7 – Marie-Pier Boucher, Université de Toronto : Penser avec Isabelle Stengers
8 – Laurence Dahan-Gaida, Université de Franche-Comté : L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges

Sous-dossier : écologies de l’attention

9 – Laurence Perron, Universités du Québec à Montréal et Rennes 2 : Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti
10 – Bruno Trentini, Université de Lorraine : De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration
11 – Jonathan Hope, Université du Québec à Montréal, et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle : Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture


Ce numéro a été conçu en hommage à la grande dame de la science-fiction et de la fantasy américaine, Ursula K. Le Guin (1929-2018). Grande, comme sont grands les territoires sur lesquels elle entraîne nos imaginations : des archipels de Terremer jusqu’aux planètes de l’Ekumen, d’une Californie future jusqu’à l’antiquité romaine, Le Guin nous plonge dans des mondes où se pensent éthique et esthétique planétaires, communautés inter-espèces, sociétés anarchistes ou hermaphrodites, savoir indigène, intelligence végétale… des mondes qui mettent en jeu notre épistémè, moderne et occidental, pour mieux en percevoir les nuances, ses ombres violentes comme ses lumières. À une époque où l’humanité fait face au dérèglement climatique et à la sixième extinction de masse, à l’épuisement des sols et à la destruction des forêts ; alors que nous vivons toujours avec les tristes conséquences de l’entreprise coloniale et que se développe des formes nouvelles d’impérialisme, que prolifèrent les conflits armés, et que subsistent d’importantes inégalités liées à l’identité de genre ou aux caractéristiques physiques, Le Guin nous entraîne ailleurs, au-delà de notre quotidien, nous permettant ainsi de réimaginer notre monde, et nous donnant des raisons, et des manières, d’espérer.

Loin des idéologies toutes faites et des idées bien arrêtées, les récits et essais d’Ursula Le Guin nous invitent à l’aventure, à la pensée complexe et à l’engagement. Chacune à sa manière, les différentes contributions de ce numéro répondent à cette invitation, revisitant ce qui fait « science » dans la fiction de l’autrice, ce qui fait savoir, entre féminisme et écologie, philosophie de la connaissance et théorie de l’habiter.

Nous plongeant dans des histoires où la fiction s’entrelace aux science humaines (à l’anthropologie, notamment) l’écrivaine aura dessiné pour nous une méthode pour « penser en mode SF », pour reprendre ici l’expression de la philosophe Isabelle Stengers, qu’elle emprunte elle-même à Donna Haraway. Dans son article « Ursula Le Guin – Penser en mode SF », Stengers revisite une série de nouvelles, de romans et d’essais de l’écrivaine (entre autres « Ceux qui partent d’Omelas », « Un Homme du peuple », « Sita Dulip’s Method », les romans du cycle de Terremer, les essais de Words Are My Matter), explorant la manière dont la fiction spéculative, en construisant des mondes consistants, nous permet – plus que toute « expérience de pensée » menée en sciences humaines et sociales – de percevoir, niché dans les interstices du présent, les germes d’un futur plus juste et plus joyeux. Stengers nous offre ici l’occasion de considérer les littératures de l’imaginaire, non pas comme un réservoir d’allégories, mais comme un terrain où faire des expériences, où les images ont la capacité de produire des mondes dans lesquels les corps et les pensées des personnages, de l’auteur et des lecteurs s’entretissent. En comparant le travail Le Guin à celui du scientifique, qui élabore des hypothèses et les met à l’épreuve au laboratoire, ou encore en le situant dans le contexte de la contre-culture des années 1960 et 1970, et de la pensée féministe, Stengers nous invite à suivre l’écrivaine et à penser en mode SF.

C’est à cette tâche que s’attèle Pierre Cassou-Noguès dans « Habiter, l’espace, la Terre ». Philosophe dont la pratique emprunte depuis plusieurs années les chemins de la fiction (par exemple dans Technofictions, 2019, ou dans Mon zombie et moi, 2010), Cassou-Noguès s’appuie ici sur trois textes d’Ursula Le Guin (les nouvelles « Paradise Lost » et « Newton’s Sleep », ainsi que l’essai « Living in a Work of Art »), pour repenser la question de l’habiter, à contre-courant d’une certaine doxa écologiste contemporaine, bio-régionaliste et valorisant l’ancrage au sol et à la terre/Terre. En mettant Le Guin en rapport avec Heidgger, Husserl, Levinas et Le Corbusier, Cassou-Noguès se demande alors ce que signifie « vivre dans une œuvre d’art », dans un habitat façonné par un autre.

Dans « « Sur » : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène », Noémie Moutel se penche elle aussi sur la question de l’habitation, mais aussi de l’exploration, deux pratiques mises en scène dans cette nouvelle que Le Guin fait paraître en 1982. En dialogue avec la philosophe Émilie Hache, Moutel revient sur la notion de « maison », et sur la manière dont celle-ci peut devenir le site d’une réécriture alternative de l’histoire – autrefois dite « héroïque » – de l’expansion territoriale occidentale (dont l’exploration de l’Antarctique devient ici une métonymie). En produisant une nouvelle toponymie de l’Antarctique, non-conquérante et émancipatoire, les exploratrices de « Sur » deviennent alors des modèles pour une habitation écoféministe du territoire.

Le féminisme est également au cœur des préoccupation d’Hélène Barthelmebs qui, dans « Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer et évolution de la pensée critique féministe », nous propose une analyse de la figure de la sorcière, en regard de la culture phallocentrée qui caractérise l’archipel de ce monde fantasy. Comment le « pouvoir féminin » s’affirme-t-il dans ce cycle commencé dans les années 1960, et que Le Guin revisitera jusqu’en 2001 ? Barthelmebs nous entraîne dans une enquête anthropologique, suivant la figure de la sorcière entre destin individuel des personnages et histoire collective de Terremer. Elle démontre ainsi la manière dont ce cycle dépasse la pensée binaire qui opposerait la série « femmes / nature / négatif / sorcellerie » à « hommes / culture / positif / magie ».

Nous restons en Terremer avec Thierry Drumm, qui se demande « De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? ». En se concentrant sur le personnage de Tenar, qui apparaît pour la première fois dans Les Tombeaux d’Atuan (1970), Drumm considère l’œuvre de Le Guin comme le site d’une pratique spécifique, capable de transformer, par le « feu de l’imagination », nos manières de penser et de sentir. En s’appuyant sur l’essai « The Carrier Bag Theory of Fiction », il montre comment la pratique romanesque de l’écrivaine trace une alternative au récit héroïque de « l’Homme Civilisé » et à sa « conception gladiatoriale de la fiction ».

Ce même essai de Le Guin inspire Éliane Beaufils, qui passe par la « théorie de la fiction-panier » pour pour discuter de trois performances (Testversuch Phase I, de Folke Köbberling, Lydia Stäubli et Corinna Voigt ; 36.5 A Durational Performance with the Sea, de Sarah Cameron Sunde ; et Cracks, de Charlotta Ruth). Son article, « Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines », montre que la force heuristique de la pensée de l’écrivaine porte au-delà du champ restreint de la littérature. Face à ce que Bruno Latour nomme le Nouveau Régime climatique, Beaufils nous présente le travail de ces artistes contemporaines qui remplacent l’héroïsme par une sensibilité au monde, à ses rythmes lents, et aux vies précaires dont il est tissé.

Avec Marie-Pier Boucher, il s’agit à nouveau de « Penser avec Isabelle Stengers », dans un article qui nous permet de situer celui de la philosophe dans le contexte plus large de ses travaux. En passant, entre autres, par L’invention des sciences modernes (1993), L’hypnose entre magie et science (2002) ou encore par Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle (2020), Boucher esquisse la philosophie de la connaissance sur le fond de laquelle se joue la rencontre entre Stengers et Le Guin. Mais plus qu’une épistémologie, c’est un « tempérament stengerien » qui apparaît ici, ce tempérament qui module la pensée de l’imagination, de la fiction et du récit que la philosophe déploie au contact de l’écrivaine.

Dans sa contribution à ce numéro, Stengers revisite la question de l’expérience de pensée, grâce à Le Guin (et à William James et Donna Haraway). Cette même question occupe ici Laurence Dahan-Gaida. Mais pour la résoudre, elle se tourne plutôt vers Borges, auteur dont Le Guin était par ailleurs une grande lectrice (ayant notamment rédigé l’introduction pour l’édition anglaise de son Antologia de la Literature, parue chez Carroll & Graf en 1990). Dans « L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges », Dahan-Gaida démontre que la fiction spéculative nous permet « l’essai d’une autre pensée en vue d’élargir les limites du possible pensable et imaginable », et d’ainsi expérimenter d’autre manières de connaître notre monde. Empruntant aux travaux du philosophe Hans Vaihinger (1852-1933), mais aussi à Meillassoux et à Latour, sa contribution nous rappelle que la littérature arrive à dépasser l’illustration, ou la « radicalisation fictionnelle » d’une pensée (par exemple philosophique), en l’ancrant dans des mondes qui la re-problématisent. La littérature apparaît ainsi comme une « pensée qui ne pense pas ».

Finalement, ce numéro réunis trois articles hors-dossiers sous la rubrique « Écologies de l’attention ». Ils traitent en effet, chacun à sa manière, de la capacité de la littérature (ou plus largement des pratiques culturelles) à moduler notre rapport à l’environnement, que celui-ci soit transformé par des politiques industrielles désastreuses (« Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti », de Laurence Perron) ou menacé par une idéologie productiviste qui s’insinue jusque dans nos styles cognitifs et interprétatifs (« De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration », de Bruno Trentini, et « Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture », de Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine).

Dans son article, Laurence Perron expose les stratégies stylistiques mises en œuvre par Wolf et Mindszenti pour réintégrer, dans le langage, le monstre radioactif, version Tchernobyl. Elle dessine ainsi les contours d’une « poétique de la radioactivité » qui, en dépassant la simple thématisation, arrive à reproduire, dans le corps textuel, les ravages dont sont victimes les corps irradiés.

Bruno Trentini s’attache quant à lui à distinguer et d’articuler les états d’alerte, de concentration et de distraction, dans le cadre de pratiques culturelles comme le jeu vidéo ou l’art contemporain. Il défend l’hypothèse que l’état écologique de l’alerte – un mode attentionnel très englobant, qui s’oppose ainsi à la concentration – fonde la possibilité d’une flânerie et d’une distraction enracinées dans le monde. L’alerte et la distraction apparaissent alors comme des modes de résistance face aux exigences cognitives de notre société productiviste, qui valorise d’abord la concentration.

Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine proposent également de nous attarder sur la manière dont nous portons attention au texte littéraire, opposant une lecture travaillante, rentable et productrice de profits intellectuels, et des pratiques de lecture (dont la relecture) qui tendraient à ralentir et à apaiser le rythme de la production culturelle. En passant par Max Weber, Thoreau, Sarraute, Barthes, Nabokov et par des penseurs contemporains comme Jonathan Crary ou Patricia Meyer Spacks, cet article pense aux usages « homéostasiques » de la littérature, corps de paroles partagées sur laquelle la lectrice peut se reposer.




Parution : Écologies de l’immersion

Chères et chers collègues,

Nous avons le plaisir de vous annoncer la parution du dernier numéro de Kinéphanos : « Écologie de l’immersion » disponible en libre accès ici : https://www.kinephanos.ca/2020/ecologies-de-limmersion/.

La table des matières se trouve ci-bas.

En vous souhaitant bonne lecture, santé et sérénité,

Gabriel Gaudette, Carl Therrien et Pierre-Louis Patoine

 

Immersion for Entangled Audiences:
The Nonhuman World and Affective Patterning in Narrative Experiences

MARCO CARACCIOLO
Ghent University

Shimmer et Chimère.
Genre, transe et rimes à l’ère de l’anthropocène dans Annihilation de Jeff Vandermeer et Alex Garland

CLÉMENT HOSSAERT
Université de Montréal

Immersion sous contrainte et écologie des territoires hostiles dans la série Metro :
enjeux ludiques et affectifs de la pratique vidéoludique en milieu post-apocalyptique

GUILLAUME BAYCHELIER
Université Bordeaux Montaigne

Incorporation et écologie sonore vidéoludiques :
la marche sonore comme outil d’analyse

CHARLES MEYER
Université Panthéon-Sorbonne – Paris 1 & OMNSH

Éléments naturels et espaces immersifs dans les œuvres de Doug Aitken à l’ère de l’Anthropocène
MARIE-LAURE DELAPORTE
Université Paris Nanterre

Les modalités de captation d’attention dans l’art immersif à l’ère de l’anthropocène
MEHREZ ABASSI
Université Aix-Marseille




Langage intérieur / Espaces intérieurs. Inner Speech / Inner Space

Pourquoi se parler, intérieurement ? De quoi nous parlons-nous ? Comment se structurent nos espaces mentaux ? L’abondance des études sur le langage intérieur ces dernières décennies est spectaculaire. Néanmoins, des lacunes subsistent et des pans entiers restent à explorer, comme la question des espaces intérieurs. La représentation des espaces intérieurs n’a généralement été abordée que sous un angle métaphorique, ou indirect. Les liens entre espaces intérieurs et langage intérieur n’ont guère été explorés au sein d’une discipline et encore moins à l’interface entre plusieurs disciplines. L’objectif de ce numéro d’Épistémocritique est de poser des premiers jalons dans cette direction, à la convergence entre linguistique, neurosciences, études littéraires, théâtrales et cinématographiques.

Why do we talk to ourselves? What do we talk about, when we do? How does inner speech represents inner space? And how is such inner space structured? During the last decades, studies of inner speech have multiplied. However, many questions remain unexplored within this emerging field, such as that of the relation between inner space and inner speech, which has essentially been treated as a metaphor, or indirectly, by the concerned disciplines, or at their interdisciplinary interfaces. This issue of Epistemocritique endeavors to remediate this lack through contributions at the crossroads of linguistics, cognitive neuroscience, and literary, theater and film studies.

Epistémocritique, volume 18

Langage intérieur / Espaces intérieurs. Inner Speech / Inner Space

Introduction « Voix et représentations intérieures de l’espace » 

Introduction « Inner voices and represantation of inner space »

Smadja Stéphanie, « Le langage intérieur : un nouveau protocole d’enquête. Fait linguistique et fait endophasique. »

Smadja Stéphanie, Paulin Catherine, « Espaces et parole intérieure en prison » 

Bloch Béatrice, « Habiter en nomade le « je » (Lecture et écriture du « je » dans Prison, de François Bon) » 

– Jaén Portillo Isabel, « Body, Interiority and Affect in Memoria Histórica Cinema: Can Cinema of Empathy Advance the Cause of the Victims of Fascism?» 

– Diem Christophe, « “How Can I Return to Form, Now My Formal Thought Has Gone?”: Meandering Thought, Contested Subjectivity, and the Struggle for Form in Sarah Kane’s 4.48 Psychosis » 

– Caralp Jean-Michel, « De la chambre biographique à la chambre comme métaphore du psychisme dans l’œuvre de Kafka. Ou la littérature comme mode auto-thérapeutique du syndrome d’Asperger » 

– Lœvenbruck Hélène, « What the neurocognitive study of inner language reveals about our inner space » 

– Patoine Pierre-Louis, « Lecture incarnée et endophasie : avec quel corps (genré) habite-t-on The Sun Also Rises de Hemingway et The Aspern Papers de Henry James ? »

Article hors série :

Thomas M. Byron, « Limitations in Experimental Method in Balzac’s La Peau de chagrin » 

Notes sur les auteurs

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII




Introduction : Inner Voices and Representation of Inner Spaces

What is this little voice in our head? What is it used for? Why talk to ourselves, silently or out loud? What are the forms and modes of inner language? And what role does it play in our relationship to literature, theater, film? In spite of the abundant studies that have been published these last forty years, mostly in English, most account of inner speech begin with the avowal of a lack of comprehension (see for example, the recent monograph by sociologist Norbert Wiley, 2016). Let us attempt to go beyond such avowal by distinguishing the questions that have polarized research, the disciplinary configurations of this research, and their possible deficiencies (for a fuller state of the art on inner speech, see Bergounioux, 2001, and Smadja, forthcoming). Within the study of inner speech, important zones remain unexplored; one of these is inner space – the mental representation and experience of space – as it has mostly been discussed in an indirect and/or metaphorical manner, when it is discussed at all. This can be surprising, as inner speech appears as a crucial tool for the construction of the imagined spaces that we daily inhabit, when we remember familiar environments, when we project ourselves in the fictional spaces of a novel, when we daydream, or when we plan a trip to an actual place. The current issue of Epistemocritique – A journal of literature and knowledge explores this zone, at the conjunction of inner space and inner speech. To orient ourselves in this exploration, we propose in this introduction a few milestones that have been structuring the field of inner speech studies.

During the second half of the XIXth century, inner speech is the object of a number of reflections, mainly in France but also in other European countries such as Germany. In France, a clear opposition appears between philosopher Victor Egger (1881), and physicians Gilbert Ballet (1886) and Georges Saint-Paul (1892, 1905, 1912), both of whom are followers of Ribot and Charcot. This opposition is not so personal as it is disciplinary and ideological; Eggers defends a philosophical tradition which includes theological, psychological, linguistic and literary aspects, while Ballet and Saint-Paul represent the new medical discourse, proclaiming its scientific nature, and approaching psychology through physiology. That Georges Saint-Paul would coin the term endophasia, a synonym of inner speech, is symptomatic of this new positivist discourse. Beside these scholarly debates, French writer Édouard Dujardin publishes the very first interior monologue (1887), an innovation recognized only in the 1920s. Other arts like poetry, painting, theater and music also participate, at the turn of the XXth century, in this new interest for interiority and its representation (see Jenny 2002).

In the decades that precede the Second World War, the emergence of psychoanalysis, with its central notion of the unconscious, change the way we understand subjectivity and thus inner speech: this evolution is perceptible in the work of Charcot’s disciples, but not in that of Egger. During this period, two psychologists appear, who will push the study of inner language toward that of egocentric speech (the monological discourse of children): the Swiss Jean Piaget, who invents the term, and the Russian Lev Vygotski, who dies in 1934 (at the young age of 37), before seeing the publication of Thought and Language, maybe his most remarkable work, that same year. This monograph will remain unknown in the West until 1962, when it is finally translated in English. This first translation, however, is incomplete, and we have to wait until 1985 for a first integral translation, in French, by Françoise Scève, followed by a new, more complete English version. With this work, Vygotsky revolutionizes the study of endophasia, considering its linguistic forms but also its beneficial functions, mostly neglected until then, except maybe in its literary representations through interior monologue and stream of consciousness.

When Vygotsky’s French translation appear, in the 1980s, structuralism is becoming a thing of the past, and a number of notions such as consciousness and subjectivity are once again attracting the attention of scholars and scientists[1], favoring a renewed interest in inner speech. The new dynamism of neuroscience, starting in the 1970s – but prepared by illustrious ancestors, notably specialists of aphasia and psychologists such as Freud – also contributed to the field’s explosive development during the last decades of the XXth century. This development is equally due to researches made in psychology and philosophy and, quite independently, in literary studies; all the while, linguistics has been slow to consider the topic, except, in France, with the works of linguist Gabriel Bergounioux (2004) and of neuro-linguist Hélène Lœvenbruck (2014, 2016). Also in France, Guillaume, and to a lesser extent, Culioli, have explored the topic, along a few others. In the United States, developmental psychologist Katherine Nelson (1989, 2005) has produced important work from the study of young Emily’s monologues in the crib.

What is the state of this expanding field, today? How do we now think about inner speech? In French, we use a number of slightly diverging phrases to designate it. « Inner language » is the broadest, evoking not only linguistic, but also visual or auditory languages. « Inner discourse » is mostly used by specialists of stylistics or by linguists, and the same holds true for « endophasia, » even though the expression originally comes from medicine. « Inner speech » is a hyponym for « inner language » and designates the verbal component of inner life. In recent years, the functions and contents of inner language have been abundantly analyzed. The components of inner life (speech, images, emotions, sensations) have been studied by Hurlburt and colleagues (2011). Although less studied than that of overt speech, the neuronal functioning of inner speech has become the object of attention these last years. The research program Inner Speech (funded by the French National Agency for Research, and directed by Hélène Lœvenbruck at the Neurocognition and Psychology lab at Grenoble University) has generated crucial developments in the domain, synthetically presented in her article in the present issue. Her team has for example helped us distinguish between deliberate inner speech and mental wandering, a form of « meandering thought » central to Christof Diem’s study of Sarah Kane’s play 4.48 Psychosis. « Endophasic formulae, » to re-use Georges Saint-Paul’s expression (talking to oneself, writing and reading one’s thoughts) have been less frequently studied, and the main lacuna in the domain remains the linguistic forms of inner speech. This is due to the lack of methods for collecting and establishing a corpus, a lack the 2R Monologuer protocol presented by Smadja in this issue aims at remediating. Since 2010, Monologuer[2] is the first international research project to account for inner speech through an extensively interdisciplinary framework, using linguistics as a platform to reunite specialists coming from literary studies, neuroscience, philosophy, medicine, musicology, and sociology. Over forty-five researchers are now involved, but also artists and other civil society actors. We are comparing artistic representations and real-life restitutions to examine inner speech under its many guises. Our approach combines fundamental research, research-action (through our collaborations with Doctors of the World, or with hospitals), and research-creation (for the moment essentially focused on dance and theater). A dedicated collection (« Monologuer ») has also been created by Hermann editions, under the direction of Stéphanie Smadja.

While staying true to its literary vocation, the current issue of Epistemocritique reflects the interdisciplinarity of this research program, which is essential if we are to better understand the complex relation between inner speech and inner space. Indeed, if most of the contributions here reunited cross the borders of literary studies (or sit squarely outside it, for example: Lœvenbruck’s neurolinguistic article), they all supply us with methodological or conceptual tools to approach literature, an artistic practice that mobilizes inner speech (that of both reader and writer) with particular strength. By opening its pages to forms of knowledge built through methods little used in literary studies (for example, experimental protocols and fieldwork in the case of Smadja’s and Paulin’s investigation of inner speech in prison environments), this issue of Epistemocritique endows us with precise observations on some of the cognitive and bodily processes through which texts come to life. Resolutely contemporary, epistemocritique here benefits from the most up-to-date researches on inner speech to ask fresh questions to literature, theater or film. Such interrogations prolong a history of literary studies borrowing tools from linguistics, a history on which Smadja, in her contribution « Inner speech: a new protocol, » builds a methodological proposition for the study of this elusive phenomenon.

Psychological studies of inner speech have generally adopted one of two methods: the random beeper (or DES, for « descriptive experience sampling, » described in Hurlburt 2011) or the retrospective questionnaire (Georges Saint-Paul 1892). We could also consider psychoanalytical sessions, when inner speech is exteriorized, as a possible approach, although the presence of the analyst might constitute a disruptive factor. Likewise, the retrospective questionnaires present a major disadvantage, residing precisely in their retrospective character: representation then becomes reconstruction. Is this an inescapable problem? Although inner speech cannot be accessed directly, measurement bias can still be limited, for example through the use of the random beeper. Developed by Hurlburt and colleagues in the 1970s, it is kept by participants at all time, and it rings from six to eight times a day, during three to seven days. When it rings, the participant reports what was passing though her mind. After three to seven days, an interview is conducted in person by the experimenter, to discuss explicitly the inner experience of the participant. This method has two main advantages: firstly, the participant is not influenced a priori by an epistemological framework, as he takes notes before any interview or question by the researchers; secondly, the beeper rings randomly so the participant never knows when she will have to note her inner experience. The transcription remains however slightly retrospective. More of a problem, maybe, is the relatively small number of occurrences for each experiment and participant, which does not allow the elaboration of general quantitative hypotheses. Such general hypotheses have however been elaborated through the combination of more than thirty years of research by Hurlburt and his team.

In 2014, a new research protocol was elaborated for the Monologuer program (see the monographs by Smadja, and Smadja and Paulin (both forthcoming) for a detailed description of the protocol; see also the related article in the present issue). This protocol has been refined by the research team working on real-life corpora (notably Catherine Paulin, Gabriel Bergounious, Hélène Lœvenbruck, and Louis Hsiang-I-Lin) and by the participants, whose suggestions have been incorporated as the project evolved. In October 2018, 113 participants had experimented the protocol, a number that allowed the elaboration of qualitative and quantitative hypotheses on the forms and functions of inner speech. Finally, the neurological experiments recently made possible by the development of neuroimaging techniques have opened the way to a new confrontation of results gained by introspective methods and by physiological measurements (see for example Fernyhough and Alderson-Day).

Starting from these various sources of information, we can interrogate the forms taken by specific aspects of inner life and language, such as its relation to inner space. Inner space appears linked to the verbal, but also to the visual and kinesthetic aspects of inner life. The latter, sensorimotor dimension, has mainly been considered through the question of spatial navigation (see for example Epstein 2008, Kravitz et al., or the studies of grid cells and place cells), or of our interactions with the objects that surround us (Filimon et al. 2007). As for the verbal representation of space, it has been analyzed from four main angles: from a semantic angle, within a linguistic perspective (see for example Jeanne-Marie Barbéris 1998, which however deals only with overt expression of spatial representations); from the angle of comprehension, within literary texts or ordinary language (see especially Irrazabal & Burin 2016, but also AbdulSabur et al. 2014, Chow et al. 2013, Ferstl et al. 2007, Speer et al. 2009, Zwaan et al. 1999); from poetical or philosophical angles (Papasogli 2000, Beugnot 2002, Chrétien 2014); and finally in the context of studies on working memory (Logie 1995, Brunye & Taylor 2008, De Beni et al. 2005, Gyselinck et al. 2007).

In this issue, it is through embodied cognition and elements extracted from Lœvenbruck’s researches on inner speech that Pierre-Louis Patoine discusses the reader’s embodied, gendered experience of movement through imagined spaces during her encounter with Hemingway’s The Sun Also Rises and Henry James’ The Aspern Papers. It is also through literature that Béatrice Bloch (discussing the novelistic work of François Bon) and Jean-Michel Caralp (on Kafka) investigate the inner experience of private and public spaces, an experience also explored through on site, real-life investigation (Smadja and Paulin’s work on the inner speech of prisonners). Finally, film (Isabel Jaén on Benito Zambrano) and theater (Christof Diem on Sarah Kane) are examined in their relation to inner life. This issue reflects the interdisciplinary approach integral to the study of inner speech, with contributions coming from neuro-linguistics (Lœvenbruck), linguistics (Smadja and Paulin), literary studies (Bloch), psychoanalysis (Caralp), philosophy and theater studies (Diem), and film studies and cognitive science (Jaén). The issue begins with linguistics and ends with neuro-linguistics, and forms along the way subcategories such as the representation and experience of space in prison (Smadja and Paulin, Bloch, Jaén), the synthesis of recent findings in neuroscience (Lœvenbruck) and their application to embodied literary reading (Patoine) or film viewing (Jaén). Beyond its cognitive dimension, inner speech is explored in relation to specific historical moments such Francoist Spain, which Jaén discusses through the analysis of the film La voz dormida and its empathic and political impacts, or postmodernity and its disintegration of the Cartesian subject, at the center of 4.48 Psychosis analyzed by Diem. Diem’s article allows us to consider inner speech under psychic dysfunction, a situation also touched upon by Lœvenbruck’s discussion of auditory verbal hallucination in schizophrenia, or by Caralp’s discussion of Kafka’s possibly Asperger-like rapport to inner space, an a posteriori diagnostic that will surely provoke interesting debates. In the end, many questions remain open: is the mental representation of space based on inner speech or images? How do we pass from one modality to the other? Are public, private and intimate spaces represented differently in inner speech? And what can we learn, from our representation of inner space, of our ways of inhabiting and of sharing our world?

 

Bibliography

AbdulSabur N. Y., et al., « Neural correlates and network connectivity underlying narrative production and comprehension: a combined fMRI and PET study », Cortex, vol. 57, 2014, p. 107-127.

Alderson-Day B. and Fernyhough C., « Inner speech: development, cognitive functions, phenomenology, and neurobiology », Psychological Bulletin, vol. 141, n° 5, 2015, p. 931-965.

Alderson-Day B., et al., « The brain’s conversation with itself: neural substrates of dialogic inner speech », Social Cognitive and Affective Neurosciences, vol. 11, n° 1, 2016, p. 110-120.

Barbéris J.-M., Ville et espace : les chemins de la parole, thèse de doctorat, Montpellier, [sn], 1995.

Beni R. de, Pazzaglia F., Gyselinck V., Meneghetti C., « Visuo-spatial working memory and mental representation of spatial descriptions », European Journal of Cognitive Psychology, vol. 17, n° 1, 2005, p. 77–95.

Benveniste É., Problèmes de linguistique générale I (1966), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2000.

Benveniste É., Problèmes de linguistique générale 2 (1970), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998.

Benveniste É., Dernières leçons, collège de France 1968 et 1969, édition établie par J.-C. Coquet and I. Fenoglio, préface de J. Kristeva, postface de T. Todorov, Paris, Gallimard / Seuil, 2012.

Bergounioux G., « Le temps pour s’entendre. L’endophasie de Broca à Saussure », Les Logiques du temps, Orléans, Psypropos, 1994, p. 129-143.

Bergounioux G., Le Moyen de parler, Paris, Verdier, 2004.

Bergounioux G. (dir), Langue Française, n° 132 : La Parole intérieure, décembre 2001.

Bergounioux G., « Les deux sources de la théorie de l’endophasie », Histoire Épistémologie Langage, vol. 32, n° 2, 2010, p. 9-22.

Beugnot B., « Quelques figures de l’espace intérieur », Études littéraires, vol. 34, n° 1-2, 2002, p. 29–38.

Biard J. (dir.), Le Langage mental du Moyen Âge à l’âge classique, Louvain, Peeters, 2009.

Bolte Taylor J., My Stroke of Insight: A Brain Scientist’s Personal Journey, London, Hodder and Stoughton, 2008.

Bouveresse J., Le Mythe de l’intériorité, Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976.

Brunye T. T. and Taylor H. A., « Working memory in developing and applying mental models from spatial descriptions », Journal of Memory and Language, vol. 58, n° 3, 2008, p. 701-729.

Certeau M. de, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

Certeau M. de, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, Folio essais, 2008.

Certeau M. de, L’Ordinaire de la communication, en collab. avec Luce Giard, Paris, Dalloz, 1983.

Certeau M. de, Le Lieu de l’autre : histoire religieuse et mystique, Paris, Seuil, 2005.

Chow H. M., Mar R. A., et al., « Embodied comprehension of stories: interactions between language regions and modality-specific neural systems », Journal of Cognitive Neuroscience, vol. 26, n° 2, 2013, p. 279-295.

Chrétien J.-L., Conscience et roman, La Conscience au grand jour, tome 1, Paris, Éditions de Minuit, 2009.

Chrétien J.-L., Conscience et roman, La Conscience à mi-voix, tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 2011.

Chrétien J.-L., L’Espace intérieur, Paris, Éditions de Minuit, 2014.

Cohn D., Transparent Minds. Narrative Modes for Presenting Consciousness in Fiction (1978), Princeton, Princeton UP, 1983.

Cohn D., La Transparence intérieure, modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981.

Cohn D., The Distinction of Fiction, Baltimore, John Hopkins UP, 2000.

Cohn D., Le Propre de la fiction, Paris, Seuil, 2001.

Danan J., Transpositions du monologue intérieur au théâtre, thèse de doctorat sous la direction de Jean-Pierre Sarrazac, Paris, [sn], 1994.

Danan J., Le Théâtre de la pensée, Rouen, Ed. Médianes, 1995.

Denis M., « Imagery and the description of spatial configurations », in de Vega M., et al. (dir.), Models of Visuo-Spatial Cognition, New York, Oxford UP, 1996, p. 128–197.

Dubor F., L’Art de parler pour ne rien dire : Le Monologue fumiste fin de siècle, Rennes, PUR, 2005.

Dubor F., Anthologie de monologues fumistes, Rennes, PUR, 2006.

Dubor F. and Heulot-Petit F. (dir.), Le Monologue contre le drame ?, Rennes, PUR, 2011.

Dubor F. and Triau C. (dir), Pratiques du discours solitaire au théâtre, Poitiers, La Licorne, n° 85, 2009.

Egger V., La Parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, thèse présentée à la faculté des lettres de Paris, Paris, Germer-Baillière,1881.

Epstein R. A., « Parahippocampal and retrosplenial contributions to human spatial navigation », Trends in Cognitive Sciences, vol. 12, n° 10, 2008, p. 388-396.

Fernyhough C., The Voices Within: The History and Science of how We Talk to Ourselves, London, Profile Book, 2016.

Ferstl E. C. and von Cramon D. Y., « Time, space and emotion: fMRI reveals content-specific activation during text comprehension », Neuroscience Letters, vol. 427, n° 3,  2007, p. 159-164.

Filimon F., Nelson J. D., Hagler D. J. and Sereno M. I., « Human cortical representations for reaching: mirror neurons for execution, observation, and imagery », Neuroimage, vol. 37, n° 4, 2007, p. 1315-1328.

Franklin N. and Tversky B., « Searching imagined environments », Journal of Experimental Psychology: General, vol. 119, n° 1, 1990, p. 63-76.

Gyselinck V., et al., « Working memory components and imagery instructions in the elaboration of a spatial mental model », Psychological Research, vol. 71, n° 3, 2007, p. 373-382.

Gyselinck V., Jamet É. and Dubois V., « The role of working memory components in multimedia comprehension », Applied Cognitive Psychology, vol. 22, 2008, p. 353–374.

Gyselinck V. and Pazzaglia F. (dir.), From Mental Imagery to Spatial Cognition and Language: Essays in Honour of Michel Denis, London, Psychology Press, 2012.

Hurlburt R., Sampling Normal and Schizophrenic Inner Experience, New York, Plenum, 1990.

Hurlburt R., Sampling Inner Experience in Disturbed Affect, New York, Plenum, 1993.

Hurlburt R., Investigating Pristine Inner Experience: Moments of Truth, Cambridge, Cambridge UP, 2011.

Hurlburt R. and Akhter S., « The descriptive experience sampling method », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol. 5, n° 3-4, 2006, p. 271-301.

Hurlburt R., « Unsymbolized thinking », Consciousness and Cognition, vol. 17, n° 4, 2008, p. 1364-1374.

Hurlburt R. and Heavey C. L., « Telling what we know: describing inner experience », Trends in Cognitive Sciences, vol. 5, n° 9, 2001, p. 400-403.

Hurlburt R., Exploring Inner Experience: The Descriptive Experience Sampling Method, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 2006.

Hurlburt R., « The phenomena of inner experience », Consciousness and Cognition, vol. 17, n° 3, 2008, p. 1-13.

Hurlburt R., « Investigating pristine inner experience: implications for experience sampling and questionnaires », Consciousness and Cognition, vol. 31, 2015, p. 148-159.

Hurlburt R., Heavey C. L. and Bensaheb A., « Sensory awareness », Journal of Consciousness Studies, vol. 16, n° 10–12, 2009, p. 231-251.

Hurlburt R., Heavey C. and Kelsey J., « Toward a phenomenology of inner speaking », Consciousness and Cognition, vol. 22, n° 4, 2013, p. 1477-1494.

Irrazabal N. and Burin S., « Spatial inferences in narrative comprehension: the role of verbal and spatial working memory », Spanish Journal of Psychology, vol. 19, E11, 2016, p. 14-19.

Jenny L., La Fin de l’intériorité, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2002.

Kravitz D. J., Saleem K. S., Baker C. I. and Mishkin M., « A new neural framework for visuospatial processing », Nature Reviews Neuroscience, vol. 12, 2011, p. 217-230.

Kveraga K. and Bar M., Scene Vision: Making Sense of What We See, Cambridge, MIT Press, 2014.

Logie R. H., Visuo-Spatial Working Memory, Hove, Lawrence Erlbaum Associates, 1995.

McKeown M. J., et al., « Analysis of fMRI data by blind separation into independant spatial components », Human Brain Mapping, vol. 6, n° 3, 1998, p. 160-188 [http://www.dtic.mil/dtic/tr/fulltext/u2/a460194.pdf].

Martin-Achard F., Voix intimes, voix sociales. Usages du monologue romanesque aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier, 2017.

Meneghetti C., Beni R. de, Gyselinck V. and Pazzaglia F., « Working memory involvement in spatial text processing: what advantages are gained from extended learning and visuo-spatial strategies? », British Journal of Psychology, vol. 102, n° 3, 2011, p. 499-518.

Morin A., « Self-talk and self-awareness: on the nature of the relation », The Journal of Mind and behaviour, vol. 14, n° 3, 1993, p. 223-234.

Morin A., « Possible links between self-awareness and inner speech. Theoretical background, underlying mechanisms, and empirical evidence », Journal of Consciousness Studies, vol. 12, n° 4-5, 2005, p. 115-134.

Morin A., « Self-awareness deficits following loss of inner speech: Dr. Jill Bolte Taylor’s case study », Consciousness and Cognition, vol. 18, n° 2, 2009, p. 524-529.

Morin A., « Inner Speech », in V. Ramachandran (dir.), Encyclopedia of Human Behavior, New York, Academic Press, 2012, p. 436-443.

Morin A. and Everett J., « Conscience de soi et langage intérieur : quelques spéculations », Philosophiques, vol. 17, n° 2, 1990, p. 169-188.

Morin A., « Inner speech as a mediator of self-awareness, self-consciousness, and self-knowledge: an hypothesis », New Ideas in Pyschology, vol. 8, n° 3, 1990, p. 337-356.

Morin A. and Michaud J., « Self-awareness and the left inferior frontal gyrus: inner speech use during self-related processing », Brain Research Bulletin, vol. 74, n° 6, 2007, p. 387-396.

Morin A., Uttl B. and Hamper B., « Self-reported frequency, content, and dunctions of inner speech », Procedia – Social and Behavioral Sciences, vol. 30, 2011, p. 1714-1718.

Netter Docteur A., La Parole intérieure et l’âme, Paris, Alcan, 1892.

Ossola C. (dir.), Le antiche memorie del nulla (1997), Roma, Edizioni di Storia e letteratura, 2008.

Ossola C., « Apoteosi e ossimoro », Rivista di storia e letteratura religiosa, XII, 1977, p. 47-103.

Palo M. de, « Bréal, Bergson et la question de l’arbitraire du signe », in C. Stancati et al. (dir.), Henri Bergson: esprit et langage, Liège, Mardaga, 2001, p. 241-254.

Palo M. de, La Conquista del senso. La semantica tra Bréal e Saussure, Roma, Carocci, 2001.

Palo M. de, « L’asymétrie du signe chez Saussure », in Bouquet S. (dir.), Ferdinand de Saussure, Cahier de l’Herne, n° 76, 2003, p. 246-259.

Palo M. de, « Saussure et le sujet parlant », Langage & Inconscient, vol. 3, 2007, p. 82-101.

Palo M. de, « Le “je”, la phénoménologie et le discours: Bühler, Benveniste et Husserl », Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft, n° 20, 2010, p. 55-165.

Palo M. de, « Sujet cognitif et sujet linguistique », in Formigari L. and Palo M. (dir.), Sciences du langage et psychologie à la charnière des 19e et 20e siècles, numéro de Histoire Épistémologie Langage, t. XXXII, fasc. 2, 2010, p. 37-55.

Palo M. de, « Freud et Saussure: épistémologie et signification », Blityri, I, 0, 2012, p. 179-202.

Palo M. de, « La logique des sentiments: Ribot, Bally et Saussure », Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 67, 2014, p. 47-67.

Panaccio C., « Le langage mental en discussion : 1320-1335 », Les Études philosophiques, vol. 3, 1996, p. 323-339.

Panaccio C., Le Discours intérieur : de Platon à Guillaume d’Ockham, Paris, Seuil, 1999.

Papasogli B., Le « Fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au xviie siècle, Paris, Champion, 2000.

Pazzaglia F., De Beni R. et Meneghetti C., « The effects of verbal and spatial interference in the encoding and retrieval of spatial and nonspatial texts », Psychological Research, vol. 71, 2007, p. 484–494.

Perrone-Bertolotti M., et al., « What is that little voice inside my head? Inner speech phenomenology, its role in cognitive performance, and its relation to self-monitoring », Behavioural Brain Research, n° 261, 2014, p. 220-239.

Perrone-Bertolotti M., et al., « Langage intérieur », in S. Pinto and M. Sato (dir.), Traité de neurolinguistique. Du cerveau au langage, Louvain-la-Neuve, Deboeck, 2016, p. 109-131.

Philippe G., Le Discours en soi : la représentation du discours intérieur dans les romans de Sartre, Paris, Honoré Champion, 1997.

Philippe G., « Archéologie et contexte d’un modèle textuel : la représentation du discours intérieur dans les romans de Sartre et les approches théoriques de l’endophasie » in F. Rastier (dir.), Textes et sens, Paris, Didier, 1996, p. 109-146.

Philippe G., « Le paradoxe énonciatif endophasique et ses premières solutions fictionnelles », in Gabriel Bergounioux (dir.), Langue française, n° 132 : La Parole intérieure, 2001, p. 96-105.

Philippe G., « La langue littéraire, le phénomène et la pensée », in G. Philippe and J. Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 91-119.

Philippe G., « Elle se venge par le monologue », in É. Lecarme-Tabone and J.-L. Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir. Cahier de l’Herne, Paris, 2012, p. 176-181.

Philippe G. and Piat J. (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.

Philippe G. and Zufferey J., Le Style indirect libre. Naissance d’une catégorie, Limoges, Lambert-Lucas, 2018.

Rinck M., « Spatial situation models », in Shah P. and Miyake A. (dir.), The Cambridge Handbook of Visuo-Spatial Thinking, Cambridge, Cambridge UP, 2005, p. 334–382.

Rinck M., Williams P., Bower G. H. and Becker E. S., « Spatial situation models and narrative understanding: some generalizations and extensions », Discourse Processes, vol. 21, n° 1, 1996, p. 23-55.

Rinck M., Bower G. H., « Temporal and spatial distance in situation models », Memory & Cognition, vol. 28, n°  8, 2000, p. 1310-1320.

Saint-Paul G., Essais sur le langage intérieur, Lyon, Stock, 1892.

Saint-Paul G., Le Centre de Broca et les paraphasies, Paris, Maurin, 1902.

Saint-Paul G., Le Langage intérieur et les paraphasies : la fonction endophasique, Paris, Alcan, 1904.

Saint-Paul G., L’Art de parler en public. L’aphasie et le langage mental, Paris, Octave Doin & fils, 1912.

Salado R., « Personnages sans contours. Monologue intérieur et porosité des limites », in F. Lavocat, C. Murcia and R. Salado (dir.), La Fabrique du personnage, Paris, Champion, 2007, p. 487-498.

Salado R., « Stream of Consciousness et monologue intérieur, contribution à l’histoire de deux notions critiques « modernes » », in C. Bernard and R. Salado (dir.), Modernité/Modernism, Textuel, n° 53, 2008, p. 109-131.

Santone L., « Victor Egger “Annunciatore” di Édouard Dujardin e di James Joyce. Nuovi elementi sulla genesi del monologo interiore », Fin de siècle and Italy. Joyce Studies in Italy, n° 5, Rome, Bulzoni, 1998, p. 245-278.

Santone L., Egger, Dujardin, Joyce : microscopia della voce nel monologo interiore, Rome, Bulzoni, rééd. 2009.

Smadja S., La Parole intérieure. Qu’est-ce que se parler veut dire ?, Paris, Hermann, coll. « Monologuer », accepté à paraître.

Smadja S. and Paulin C., La Parole intérieure en prison, Paris, Hermann, coll. « Monologuer », accepté à paraître.

Speer N. K., Reynolds J. R., Swallow K. M. and Zacks J. M., « Reading stories activates neural representations of visual and motor experiences », Psychological Science, vol. 20, n° 8, 2009, p. 989-999.

Stricker S., Du langage et de la musique, traduit de l’allemand par Frédéric Schwiedland, Paris, Alcan, 1885.

Thouret C., Seul en scène, Le monologue dans le théâtre européen de la première modernité (1580-1640), Genève, Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », 2010.

Vygotski L., Pensée et langage (1934), suivi de « Commentaires sur les remarques critiques de Vygotski » de Jean Piaget, Paris, La Dispute, 1997.

Vygotski L., Psychologie de l’art, Paris, La Dispute, 2005.

Vygotski L., Leçons de psychologie, Paris, La Dispute, 2011.

Vygotski L., Conscience, inconscient, émotions, Paris, La Dispute, 2003.

Wiley N., The Semiotic Self, Chicago, University Press of Chicago, 1994.

Wiley N., « Inner speech as a language: a Saussurian inquiry », Journal for the Theory of Social Behaviour, n° 36, 2006, p. 319-341.

Wiley N., « Inner speech and agency », in Margaret S. Archer (dir.), Conversations About Reflexivity, Londres, Routledge, 2009, p. 17-37.

Wiley N., Inner Speech and the Dialogical Self, Philadelphia, Temple UP, 2016.

Winsler A., Fernyhough C. and Montero I. (dir.), Private Speech, Executive Functioning, and the Development of Verbal Self-Regulation, Cambridge, Cambridge UP, 2009.

Zivin G. (dir.), The Development of Self-regulation through Private Speech, New York, Wiley, 1979.

Zwaan R. A., « Situation models: the mental leap into imagined worlds », American Psychological Society, vol. 8, n° 1, 1999, p. 15-18.

Zwaan R. A., « The immersed experiencer: toward an embodied theory of language comprehension », The Psychology of Learning and Motivation, vol. 44, 2003, p. 35-62.

Zwaan R. A. and Radvansky G. A., « Situation models in language comprehension and memory », Psychological Bulletin, vol. 123, n° 2, 1998, p. 162-185.

 

 

 

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII


[1] Let us remember however that structuralism did not completely neglect the question of the subject, a crucial question in, for example, the researches of Emile Benveniste on enunciation, which necessarily imply consideration of the speaker’s subjectivity.




Introduction : Voix et représentations intérieures de l’espace

Qu’est-ce que cette petite voix dans notre tête ? À quoi sert-elle ? Pourquoi se parler, en son for intérieur ou à voix haute ? Quelles sont les formes et les modalités de langage intérieur ? Et quel rôle joue-t-il dans notre rapport au texte littéraire, théâtral ou cinématographique ? Malgré d’abondantes publications ces quarante dernières années, principalement en anglais, la plupart des études sur la parole intérieure commencent par un sempiternel constat de méconnaissance. Récemment encore, le sociologue Norbert Wiley (2016) ne déroge pas à cette règle tacite. Il faudrait en réalité distinguer soigneusement les questions qui ont polarisé l’attention, les disciplines qui restent peu impliquées, et les lacunes qui s’en suivent (pour un état de l’art plus complet sur le langage intérieur, voir Bergounioux, 2001, et Smadja, à paraître). Au sein d’un domaine où il subsiste encore des pans entiers à explorer, l’espace intérieur, c’est-à-dire les représentations mentales de l’espace, a un statut particulier, puisqu’il n’est quasiment pas abordé ou seulement de façon indirecte et/ou métaphorique. Pourtant, notre parole intérieure participe de l’élaboration des espaces imaginés que nous habitons au quotidien, qu’il s’agisse de nous remémorer des environnements familiers, de nous projeter dans des espaces fictionnels lors de la lecture d’un roman ou à l’occasion d’une rêverie, ou de planifier un déplacement vers un lieu réel. Le présent numéro d’Épistémocritique – Revue de littérature et savoirs vise à remédier à ce manque, en explorant les liens entre parole et espace intérieurs. Afin de nous mieux orienter dans cette exploration, nous vous proposons maintenant quelques repères qui ont jalonné l’histoire de ce domaine.

Pendant la deuxième moitié du xixe siècle, le langage intérieur fait l’objet de plusieurs ouvrages, principalement en France mais aussi en Allemagne. En France, une opposition très nette se dégage entre le philosophe Victor Egger d’un côté (1881) ; et les médecins Gilbert Ballet (1886) et Georges Saint-Paul (1892, 1905, 1912) de l’autre, tous deux dans la lignée de Ribot et Charcot. Il s’agit moins d’une querelle de personnes que d’une opposition disciplinaire et idéologique entre, d’une part, une tradition philosophique qui inclut une réflexion théologique, psychologique, linguistique, littéraire et, d’autre part, la revendication d’un nouveau discours savant médical, qui mêle approche physiologique et réflexions psychologiques. La création du terme endophasie, synonyme de parole intérieure, par Georges Saint-Paul est tout à fait significative à cet égard. En parallèle, l’écrivain français Dujardin publie le tout premier monologue intérieur (1887), dont la nouveauté reste inaperçue jusqu’aux années 1920. La poésie, le théâtre et la musique participent également, en ce tournant du xxe siècle, d’une convergence vers la représentation de l’intériorité (voir Jenny 2002).

Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, l’invention de la notion d’inconscient et la création de la psychanalyse modifient la conception du sujet et l’appréhension de la parole intérieure : l’effet en est déjà visible chez les disciples de Charcot, contrairement à Victor Egger qui ignore totalement ce nouveau champ. Deux psychologues contribuent par ailleurs à déplacer la question du langage intérieur vers celle du langage égocentrique, autrement dit le monologue à voix haute des enfants : le Suisse Jean Piaget, qui invente le terme, et le Russe Vygotski, mort précocement en 1934. L’ouvrage majeur de ce dernier, Pensée et langage, paraît de façon posthume cette même année. À l’étranger, il reste méconnu de nombreuses années, jusqu’à une traduction en anglais, lacunaire et fautive (1962), puis une traduction intégrale en français par Françoise Scève (1985), suivie d’une nouvelle publication anglaise, plus complète, au cours de la même décennie. Vygotski révolutionne totalement les études sur l’endophasie. Il en envisage les formes linguistiques mais aussi les fonctions positives, jusque-là peu mises en valeur si ce n’est à travers les représentations littéraires.

La traduction française de Vygotski intervient à une période post-structuraliste. Un certain nombre de notions reviennent alors en force sur la scène scientifique, telles que la conscience, le sujet, la subjectivité[1]. Bien qu’on puisse citer d’illustres prédécesseurs, à commencer par tous les aphasiologues mais aussi Freud, les neurosciences constituent une source de renouvellement épistémologiques et scientifiques, en particulier depuis les années 1970. C’est dans ce contexte que la recrudescence et l’explosion des études sur le langage intérieur prennent tout leur sens. Si les neurosciences, la psychologie et la philosophie sont extrêmement présentes, les études littéraires le sont tout autant mais rarement en discussion avec les précédentes, et la linguistique se démarque par une absence presque totale, heureusement démentie par les travaux du linguiste Gabriel Bergounioux (2004) et de la neurolinguiste Hélène Lœvenbruck (2014, 2016). Il faudrait également ajouter en France les travaux de Guillaume et dans une moindre mesure de Culioli, ainsi que quelques articles récents. À l’étranger, citons également Katherine Nelson (1989, 2005), dont les recherches s’élaborent à partir des monologues de la petite Emily, avant de dormir (monologue in the crib). Dans la perspective du programme interdisciplinaire Monologuer, ce numéro d’Épistémocritique ouvre un dialogue entre ces champs disciplinaires afin de mieux comprendre l’articulation entre langage et espace intérieurs.

Bien que les articles réunis ici dépassent largement les frontières des études littéraires, le numéro relevant pleinement le pari de l’interdisciplinarité en accueillant notamment un article de neurolinguistique (celui d’Hélène Lœvenbruck), ils fournissent tous des outils, conceptuels ou méthodologiques, pour comprendre la littérature, cette pratique artistique qui mobilise la parole intérieure, celle du lecteur comme celle de l’écrivain, pour nous immerger au sein d’espaces intérieurs. En ouvrant ses pages à des savoirs construits par des méthodes peu utilisées en études littéraires (protocoles expérimentaux et enquêtes de terrain linguistiques, par exemple avec Smadja et Paulin dans le cadre d’une enquête en milieu carcéral), ce numéro d’Épistémocritique fournit des observations précises sur les mécanismes cognitifs et corporels par lesquels le texte advient. Résolument contemporaine, l’épistémocritique se saisit ici des recherches les plus actuelles menées sur la parole intérieure, et nous permet ainsi d’interroger à nouveaux frais la manière dont celle-ci traverse les textes littéraires, théâtraux et cinématographiques. Neuves, ces interrogations s’inscrivent dans une histoire des idées où les études littéraires, tout au long du xxe siècle, se nourrissent des apports de la linguistique, une histoire que décrit Stéphanie Smadja dans son article « Le langage intérieur : un nouveau protocole d’enquête ». Le pari pris par ce numéro est que les recherches, menées ces dernières années dans ce champ qui s’est constitué autour de la parole intérieure, sont à même de poursuivre cette histoire.

Quel est le bilan aujourd’hui de ce champ florissant ? En français, nous avons plusieurs termes pour désigner la parole intérieure, qui ne sont pas tous synonymes. Le « langage intérieur » est plus large et désigne le langage verbal mais aussi visuel ou sonore. Le « discours intérieur » est davantage utilisé par des stylisticiens ou des linguistes, tout comme la notion d’« endophasie », créée par un médecin mais rarement employée aujourd’hui en dehors des deux disciplines précédemment évoquées. La « parole intérieure » est un hyponyme de « langage intérieur » et désigne la composante verbale de la vie intérieure. Les fonctions du langage intérieur et ses contenus ont été abondamment analysés. Les composantes de la vie intérieure (paroles, images, émotions, sensations) ont notamment été étudiées par Hurlburt et ses collègues (2011). Bien que le fonctionnement neuronal du langage intérieur ait été moins exploré que celui du langage extériorisé, il est devenu, ces dernières années, l’objet d’un certain nombre d’études. Le projet ANR Inner Speech, porté par Hélène Lœvenbruck au sein du laboratoire de Psychologie et Neurocognitition à l’Université de Grenoble, a favorisé des avancées dans le domaine, synthétisées dans l’article que présente la chercheure dans ce numéro. La même équipe a souligné la différence entre parole délibérée et vagabondage mental, vagabondage dont traite l’article de Christof Diem dans le contexte de la dramaturgie de Sarah Kane. Les « formules endophasiques », pour reprendre l’expression de Georges Saint-Paul (se parler / lire sa pensée / écrire sa pensée / etc.), ont été moins étudiées. La principale lacune dans le domaine reste les formes linguistiques de la parole intérieure, faute de disposer de méthodes de collecte et d’un corpus d’analyse : pallier cette lacune est l’un des objectifs du protocole 2R Monologuer.

Depuis 2010, Monologuer[2] est le premier programme de recherche, interdisciplinaire et international, à aborder le langage intérieur selon un empan disciplinaire très large : la linguistique comme discipline socle, mais aussi la littérature, les neurosciences, la philosophie, la médecine, la musicologie, la sociologie, etc. Plus de quarante-cinq chercheurs sont aujourd’hui impliqués, mais aussi des artistes et des acteurs de la société civile. Nous comparons des représentations artistiques et des restitutions de vie réelle pour étudier le langage intérieur sous tous ses aspects. Notre démarche relève à la fois de la recherche fondamentale, de la recherche-action (projet avec Médecins du Monde, projets en hôpital) et de la recherche-création (pour l’instant essentiellement autour de la danse et du théâtre). Une collection éditoriale correspond au programme de recherche : la collection « Monologuer » aux éditions Hermann (directrice de collection : Stéphanie Smadja).

Les études de terrain sur la parole intérieure se fondent en général sur deux types de méthodes : la méthode du bip aléatoire ou DES (Hurlburt 2011) et le questionnaire rétrospectif (Georges Saint-Paul 1892). Il faudrait également considérer les séances de psychanalyse, qui sont évidemment en lien avec une parole intérieure que l’on extériorise bien que la présence de l’analyste soulève de multiples questions du point de vue énonciatif. L’inconvénient des questionnaires rétrospectifs réside précisément dans leur caractère rétrospectif : la représentation est alors reconstruction. Or, s’il est impossible d’accéder directement au langage intérieur, il est néanmoins nécessaire de limiter les biais. Le bip aléatoire d’Hurlburt suppose que le participant conserve sur lui une petite machine qui sonne de façon aléatoire six à huit fois par jour, sur trois à sept jours. Quand la machine sonne, le participant reporte ce qui se passait dans son esprit à ce moment-là. À l’issue de ces trois à sept jours, un entretien en face à face est organisé pour expliciter les expériences intérieures des participants. La méthode d’Hurlburt combine deux avantages, précieux : d’abord, le participant n’est pas influencé a priori par un cadre épistémologique donné, puisqu’il note ses ressentis avant l’entretien et avant la moindre question des chercheurs. Ensuite, le bip sonne de façon aléatoire et le participant ne sait jamais à l’avance quand il va noter son expérience intérieure. En revanche, la transcription reste légèrement rétrospective, avec un décalage réduit. Plus problématique, le nombre d’occurrences pour chaque expérience et chaque participant ne permet pas tout à fait d’élaborer des hypothèses quantitatives générales. Ce serait plutôt le nombre d’expériences combinées sur plus de trente ans par Hurlburt et ses collègues qui favoriserait les hypothèses générales.

Dans le cadre du programme Monologuer, un protocole d’enquête a été créé par Stéphanie Smadja en 2014 (voir les ouvrages de Smadja et Paulin à paraître, et Smadja à paraître, pour un descriptif détaillé du protocole ; ainsi que leurs articles dans le présent numéro). Ce protocole a été amélioré depuis par les chercheurs qui travaillent sur les corpus de vie réelle (notamment par Catherine Paulin, Gabriel Bergounioux, Hélène Lœvenbruck, Louisa Hsiang-I Lin) comme par les participants aux enquêtes Monologuer, dont les suggestions ont été prises en compte au fur et à mesure. En octobre 2018, 113 participants avaient suivi ce protocole, ce qui permet d’élaborer des hypothèses à la fois qualitatives et quantitatives sur les formes et les fonctions du langage intérieur. Enfin, les expérimentations neuroscientifiques permises par les avancées technologiques récentes ouvrent la voie à une confrontation inédite entre résultats de l’introspection et corrélats neuronaux ou physiologiques, menée par plusieurs équipes (par exemple Fernyhough et Alderson-Day).

À partir de ces différentes sources d’informations, nous pouvons interroger les formes que prend un aspect précis de la vie intérieure ou du langage intérieur. Ce numéro d’Épistémocritique porte sur l’espace intérieur, qui reste impensé en tant que tel dans presque toutes les disciplines précédemment évoquées. L’espace intérieur relève à la fois de la dimension verbale et de la dimension visuelle et kinesthésique de la vie intérieure. Pour la seconde, l’espace a été essentiellement envisagé par rapport à la question de l’orientation (spatial navigation : voir par exemple Epstein 2008, Kravitz et al. 2011 ; ou les travaux menés autour des cellules de lieu et des cellules de grille) ou de la situation dans l’espace et de la saisie des objets qui nous entourent (voir Filimon et al. 2007). Ce n’est donc pas l’espace en tant que tel mais ce qui s’y passe qui fait l’objet d’étude, autrement dit le mouvement dans l’espace. La représentation verbale de l’espace est analysée de quatre façons : d’un point de vue sémantique, en linguistique (voir notamment la thèse de Jeanne-Marie Barbéris 1998, qui ne concerne cependant que les représentations de l’espace lors d’échanges extériorisés) ; du point de vue de la compréhension, soit de textes littéraires soit de langage ordinaire (voir en particulier Irrazabal & Burin 2016 mais aussi AbdulSabur et al. 2014 ; Chow et al. 2013 ; Ferstl et al. 2007 ; Speer et al. 2009 ; Zwaan et al. 1999) ; du point de vue poétique et philosophique (voir Papasogli 2000, Beugnot 2002 et Chrétien 2014) ; enfin, dans le cadre d’études sur la mémoire de travail (voir l’ouvrage de Logie en 1995 mais aussi les articles de Brunye & Taylor 2008 ; De Beni et al. 2005 ; Gyselinck et al. 2007). C’est finalement principalement en lien avec la mémoire ou la lecture silencieuse que les représentations de l’espace en parole intérieure sont envisagées (voir dans le présent numéro l’article de Pierre-Louis Patoine sur les déplacements dans les espaces imaginés dont le lecteur fait l’expérience à travers un langage intérieur incarné).

Des métaphores spatiales sont souvent utilisées pour représenter le temps. Nous pourrions supposer qu’il serait donc plus simple de représenter l’espace, mais ce dernier suscite lui aussi, bien souvent, des discours indirects ou métaphoriques, quand il n’est pas passé sous silence, comme simple condition d’énonciation allant pour ainsi dire de soi. L’espace, comme le temps, peut se définir au moins de deux façons : l’espace physique, dont la représentation se fondait sur des critères stables et mesurables jusqu’aux nouveaux paradigmes de la physique quantique, et l’espace perçu subjectivement. Bernard Beugnot commente en 2002, dans un article portant sur « quelques figures de l’espace intérieur » :

[…] l’espace est une imagerie, omniprésente certes, mais souvent nimbée de flou et toujours sous la menace d’antithèses simplistes (extérieur / intérieur ; public / privé) ou d’une contamination par la modernité. Sorte donc de forme vide qui n’accède à l’existence que par l’habitat qu’elle appelle et suscite, par les formes qu’elle accueille ou invente, par l’investissement graphique ou visuel de représentations mentales, ce par quoi la catégorie générale acquiert une spécificité, devenant territoire, c’est-à-dire espace porteur de la signature du singulier. (30)

Contrairement à l’article de Bernard Beugnot, ce numéro d’Épistémocritique n’est consacré ni à un espace « intérieur » au sens d’espace intime (donc un espace physique extérieur), ni à un espace « moral ou spirituel » en tant que tel ni aux métaphores spatiales pour décrire la vie intérieure, mais aux représentations intérieures de l’espace, c’est-à-dire aux représentations spatiales telles qu’elles peuvent résonner en langage intérieur. Il peut s’agir de représentations d’espaces privés ou publics, à travers une enquête de vie réelle (Stéphanie Smadja et Catherine Paulin à partir d’une enquête sur la vie intérieure en milieu carcéral) ou à travers des corpus littéraires (Béatrice Bloch sur le romancier François Bon ; Jean-Michel Caralp sur Kafka ; Pierre-Louis Patoine sur Hemingway et Henry James), cinématographiques (Isabel Jaén Portillo sur Benito Zambrano) ou dramaturgiques (Christof Diem sur Sarah Kane). Ce numéro reflète l’approche interdisciplinaire appelé par son objet, le langage intérieur, dans la mesure où la neurolinguistique est représentée (Lœvenbruck), mais aussi la linguistique (Stéphanie Smadja et Catherine Paulin), les études littéraires (Béatrice Bloch), la psychanalyse (Jean-Michel Caralp), la philosophie et les études dramaturgiques (Christof Diem) ou cinématograhiques et cognitives (Isabel Jaén Portillo).

Au sein d’un parcours qui commence par la linguistique et s’achève avec la neurolinguistique, des sous-ensembles se dessinent, comme les représentations de l’espace en milieu carcéral (restitutions de vie réelle : Catherine Paulin et Stéphanie Smadja ; représentations littéraires ou cinématographiques à partir d’expériences réelles : Béatrice Bloch et Isabel Jaén Portillo) ou encore l’apport des neurosciences avec la synthèse des avancées les plus récentes par Lœvenbruck et l’article de Patoine qui montre l’utilité de celles-ci pour comprendre la lecture littéraire, dans la perspective de la « cognition incarnée » également adoptée par Jaén. Au-delà de sa dimension cognitive, la parole intérieure est également discutée en lien avec des moments historiques particuliers, comme la période franquiste, dont Jaén analyse la représentation filmique dans La voz dormida et son impact empathique et politique sur le spectateur, ou la postmodernité et sa remise en question du sujet cartésien, sujet dont la désintégration est mise en scène dans le texte de Sarah Kane, 4.48 Psychosis, étudié par Christof Diem. L’article de Diem nous permet d’envisager le rapport entre parole intérieure et dysfonctionnement psychique (ici, la psychose), un rapport également éclairé par les recherches menées par Lœvenbruck sur l’hallucination auditive dans la schizophrénie, ou celles de Jean-Michel Caralp sur le rapport à l’espace intérieur chez Kafka, qui révèlerait un un possible syndrome d’Asperger, diagnostic a posteriori qui ne sera pas sans provoquer débats et controverses. Au final, plusieurs questions restent ouvertes : les représentations intérieures de l’espace se fondent-elles plutôt sur la parole intérieure ou sur les images ? Quel est le sens du passage d’une modalité à l’autre ? Que révèlent les constructions intérieures des espaces intimes de la représentation de soi ? Les espaces privés et les espaces publics sont-ils représentés différemment ? Et que nous apprennent nos représentations intérieures de l’espace de notre façon d’habiter le monde et de vivre ensemble ?

Bibliographie

AbdulSabur N. Y., et al., « Neural correlates and network connectivity underlying narrative production and comprehension: a combined fMRI and PET study », Cortex, vol. 57, 2014, p. 107-127.

Alderson-Day B. et Fernyhough C., « Inner speech: development, cognitive functions, phenomenology, and neurobiology », Psychological Bulletin, vol. 141, n° 5, 2015, p. 931-965 [http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4538954/].

Alderson-Day B., et al., « The brain’s conversation with itself: neural substrates of dialogic inner speech », Social Cognitive and Affective Neurosciences, vol. 11, n° 1, 2016, p. 110-120.

Barbéris J.-M., Ville et espace : les chemins de la parole, thèse de doctorat, Montpellier, [sn], 1995.

Beni R. de, Pazzaglia F., Gyselinck V., Meneghetti C., « Visuo-spatial working memory and mental representation of spatial descriptions », European Journal of Cognitive Psychology, vol. 17, n° 1, 2005, p. 77–95.

Benveniste É., Problèmes de linguistique générale I (1966), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2000.

Benveniste É., Problèmes de linguistique générale 2 (1970), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998.

Benveniste É., Dernières leçons, collège de France 1968 et 1969, édition établie par J.-C. Coquet et I. Fenoglio, préface de J. Kristeva, postface de T. Todorov, Paris, Gallimard / Seuil, 2012.

Bergounioux G., « Le temps pour s’entendre. L’endophasie de Broca à Saussure », Les Logiques du temps, Orléans, Psypropos, 1994, p. 129-143.

Bergounioux G., Le Moyen de parler, Paris, Verdier, 2004.

Bergounioux G., (dir), Langue Française, n° 132 : La Parole intérieure, décembre 2001 [http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/issue/lfr_0023-8368_2001_num_132_1].

Bergounioux G., « Les deux sources de la théorie de l’endophasie », Histoire Épistémologie Langage, vol. 32, n° 2, 2010, p. 9-22.

Beugnot B., « Quelques figures de l’espace intérieur », Études littéraires, vol. 34, n° 1-2, 2002, p. 29–38.

Biard J. (dir.), Le Langage mental du Moyen Âge à l’âge classique, Louvain, Peeters, 2009.

Bolte Taylor J., My Stroke of Insight: A Brain Scientist’s Personal Journey, London, Hodder and Stoughton, 2008.

Bouveresse J., Le Mythe de l’intériorité, Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976.

Brunye T. T. et Taylor H. A., « Working memory in developing and applying mental models from spatial descriptions », Journal of Memory and Language, vol. 58, n° 3, 2008, p. 701-729.

Certeau M. de, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

Certeau M. de, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, Folio essais, 2008.

Certeau M. de, L’Ordinaire de la communication, en collab. avec Luce Giard, Paris, Dalloz, 1983.

Certeau M. de, Le Lieu de l’autre : histoire religieuse et mystique, Paris, Seuil, 2005.

Chow H. M., Mar R. A., et al., « Embodied comprehension of stories: interactions between language regions and modality-specific neural systems », Journal of Cognitive Neuroscience, vol. 26, n° 2, 2013, p. 279-295.

Chrétien J.-L., Conscience et roman, La Conscience au grand jour, tome 1, Paris, Éditions de Minuit, 2009.

Chrétien J.-L., Conscience et roman, La Conscience à mi-voix, tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 2011.

Chrétien J.-L., L’Espace intérieur, Paris, Éditions de Minuit, 2014.

Cohn D., Transparent Minds. Narrative Modes for Presenting Consciousness in Fiction (1978), Princeton, Princeton UP, 1983.

Cohn D., La Transparence intérieure, modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981.

Cohn D., The Distinction of Fiction, Baltimore, John Hopkins UP, 2000.

Cohn D., Le Propre de la fiction, Paris, Seuil, 2001.

Danan J., Transpositions du monologue intérieur au théâtre, thèse de doctorat sous la direction de Jean-Pierre Sarrazac, Paris, [sn], 1994.

Danan J., Le Théâtre de la pensée, Rouen, Ed. Médianes, 1995.

Denis M., « Imagery and the description of spatial configurations », in de Vega M., et al. (dir.), Models of Visuo-Spatial Cognition, New York, Oxford UP, 1996, p. 128–197.

Dubor F., L’Art de parler pour ne rien dire : Le Monologue fumiste fin de siècle, Rennes, PUR, 2005.

Dubor F., Anthologie de monologues fumistes, Rennes, PUR, 2006.

Dubor F. et Heulot-Petit F. (dir.), Le Monologue contre le drame ?, Rennes, PUR, 2011.

Dubor F. et Triau C. (dir), Pratiques du discours solitaire au théâtre, Poitiers, La Licorne, n° 85, 2009.

Egger V., La Parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, thèse présentée à la faculté des lettres de Paris, Paris, Germer-Baillière,1881.

Epstein R. A., « Parahippocampal and retrosplenial contributions to human spatial navigation », Trends in Cognitive Sciences, vol. 12, n° 10, 2008, p. 388-396.

Fernyhough C., The Voices Within: The History and Science of how We Talk to Ourselves, London, Profile Book, 2016.

Ferstl E. C. et von Cramon D. Y., « Time, space and emotion: fMRI reveals content-specific activation during text comprehension », Neuroscience Letters, vol. 427, n° 3,  2007, p. 159-164.

Filimon F., Nelson J. D., Hagler D. J. et Sereno M. I., « Human cortical representations for reaching: mirror neurons for execution, observation, and imagery », Neuroimage, vol. 37, n° 4, 2007, p. 1315-1328.

Franklin N. et Tversky B., « Searching imagined environments », Journal of Experimental Psychology: General, vol. 119, n° 1, 1990, p. 63-76.

Gyselinck V., et al., « Working memory components and imagery instructions in the elaboration of a spatial mental model », Psychological Research, vol. 71, n° 3, 2007, p. 373-382.

Gyselinck V., Jamet É. et Dubois V., « The role of working memory components in multimedia comprehension », Applied Cognitive Psychology, vol. 22, 2008, p. 353–374.

Gyselinck V. et Pazzaglia F. (dir.), From Mental Imagery to Spatial Cognition and Language: Essays in Honour of Michel Denis, London, Psychology Press, 2012.

Hurlburt R., Sampling Normal and Schizophrenic Inner Experience, New York, Plenum, 1990.

Hurlburt R., Sampling Inner Experience in Disturbed Affect, New York, Plenum, 1993.

Hurlburt R., Investigating Pristine Inner Experience: Moments of Truth, Cambridge, Cambridge UP, 2011.

Hurlburt R. et Akhter S., « The descriptive experience sampling method », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol. 5, n° 3-4, 2006, p. 271-301.

Hurlburt R., « Unsymbolized thinking », Consciousness and Cognition, vol. 17, n° 4, 2008, p. 1364-1374.

Hurlburt R. et Heavey C. L., « Telling what we know: describing inner experience », Trends in Cognitive Sciences, vol. 5, n° 9, 2001, p. 400-403.

Hurlburt R., Exploring Inner Experience: The Descriptive Experience Sampling Method, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 2006.

Hurlburt R., « The phenomena of inner experience », Consciousness and Cognition, vol. 17, n° 3, 2008, p. 1-13.

Hurlburt R., « Investigating pristine inner experience: implications for experience sampling and questionnaires », Consciousness and Cognition, vol. 31, 2015, p. 148-159.

Hurlburt R., Heavey C. L. et Bensaheb A., « Sensory awareness », Journal of Consciousness Studies, vol. 16, n° 10–12, 2009, p. 231-251.

Hurlburt R., Heavey C. et Kelsey J., « Toward a phenomenology of inner speaking », Consciousness and Cognition, vol. 22, n° 4, 2013, p. 1477-1494.

Irrazabal N. et Burin S., « Spatial inferences in narrative comprehension: the role of verbal and spatial working memory », Spanish Journal of Psychology, vol. 19, E11, 2016, p. 14-19.

Jenny L., La Fin de l’intériorité, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2002.

Kravitz D. J., Saleem K. S., Baker C. I. et Mishkin M., « A new neural framework for visuospatial processing », Nature Reviews Neuroscience, vol. 12, 2011, p. 217-230.

Kveraga K. et Bar M., Scene Vision: Making Sense of What We See, Cambridge, MIT Press, 2014.

Logie R. H., Visuo-Spatial Working Memory, Hove, Lawrence Erlbaum Associates, 1995.

McKeown M. J., et al., « Analysis of fMRI data by blind separation into independant spatial components », Human Brain Mapping, vol. 6, n° 3, 1998, p. 160-188.

Martin-Achard F., Voix intimes, voix sociales. Usages du monologue romanesque aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier, 2017.

Meneghetti C., Beni R. de, Gyselinck V. et Pazzaglia F., « Working memory involvement in spatial text processing: what advantages are gained from extended learning and visuo-spatial strategies? », British Journal of Psychology, vol. 102, n° 3, 2011, p. 499-518.

Morin A., « Self-talk and self-awareness: on the nature of the relation », The Journal of Mind and behaviour, vol. 14, n° 3, 1993, p. 223-234.

Morin A., « Possible links between self-awareness and inner speech. Theoretical background, underlying mechanisms, and empirical evidence », Journal of Consciousness Studies, vol. 12, n° 4-5, 2005, p. 115-134.

Morin A., « Self-awareness deficits following loss of inner speech: Dr. Jill Bolte Taylor’s case study », Consciousness and Cognition, vol. 18, n° 2, 2009, p. 524-529.

Morin A., « Inner Speech », in V. Ramachandran (dir.), Encyclopedia of Human Behavior, New York, Academic Press, 2012, p. 436-443.

Morin A. et Everett J., « Conscience de soi et langage intérieur : quelques spéculations », Philosophiques, vol. 17, n° 2, 1990, p. 169-188.

Morin A., « Inner speech as a mediator of self-awareness, self-consciousness, and self-knowledge: an hypothesis », New Ideas in Pyschology, vol. 8, n° 3, 1990, p. 337-356.

Morin A. et Michaud J., « Self-awareness and the left inferior frontal gyrus: inner speech use during self-related processing », Brain Research Bulletin, vol. 74, n° 6, 2007, p. 387-396.

Morin A., Uttl B. et Hamper B., « Self-reported frequency, content, and dunctions of inner speech », Procedia – Social and Behavioral Sciences, vol. 30 2011, p. 1714-1718.

Netter Docteur A., La Parole intérieure et l’âme, Paris, Alcan, 1892.

Ossola C. (dir.), Le antiche memorie del nulla (1997), Roma, Edizioni di Storia e letteratura, 2008.

Ossola C., « Apoteosi e ossimoro », Rivista di storia e letteratura religiosa, XII, 1977, p. 47-103.

Palo M. de, « Bréal, Bergson et la question de l’arbitraire du signe », in C. Stancati et al. (dir.), Henri Bergson: esprit et langage, Liège, Mardaga, 2001, p. 241-254.

Palo M. de, La Conquista del senso. La semantica tra Bréal e Saussure, Roma, Carocci, 2001.

Palo M. de, « L’asymétrie du signe chez Saussure », in Bouquet S. (dir.), Ferdinand de Saussure, Cahier de l’Herne, n° 76, 2003, p. 246-259.

Palo M. de, « Saussure et le sujet parlant », Langage & Inconscient, vol. 3, 2007, p. 82-101.

Palo M. de, « Le “je”, la phénoménologie et le discours: Bühler, Benveniste et Husserl », Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft, n° 20, 2010, p. 55-165.

Palo M. de, « Sujet cognitif et sujet linguistique », in Formigari L. et Palo M. (dir.), Sciences du langage et psychologie à la charnière des 19e et 20e siècles, numéro de Histoire Épistémologie Langage, t. XXXII, fasc. 2, 2010, p. 37-55.

Palo M. de, « Freud et Saussure: épistémologie et signification », Blityri, I, 0, 2012, p. 179-202.

Palo M. de, « La logique des sentiments: Ribot, Bally et Saussure », Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 67, 2014, p. 47-67.

Panaccio C., « Le langage mental en discussion : 1320-1335 », Les Études philosophiques, vol. 3, 1996, p. 323-339.

Panaccio C., Le Discours intérieur : de Platon à Guillaume d’Ockham, Paris, Seuil, 1999.

Papasogli B., Le « Fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au xviie siècle, Paris, Champion, 2000.

Pazzaglia F., De Beni R. et Meneghetti C., « The effects of verbal and spatial interference in the encoding and retrieval of spatial and nonspatial texts », Psychological Research, vol. 71, 2007, p. 484–494.

Perrone-Bertolotti M., et al., « What is that little voice inside my head? Inner speech phenomenology, its role in cognitive performance, and its relation to self-monitoring », Behavioural Brain Research, n° 261, 2014, p. 220-239.

Perrone-Bertolotti M., et al., « Langage intérieur », in S. Pinto et M. Sato (dir.), Traité de neurolinguistique. Du cerveau au langage, Louvain-la-Neuve, Deboeck, 2016, p. 109-131.

Philippe G., Le Discours en soi : la représentation du discours intérieur dans les romans de Sartre, Paris, Honoré Champion, 1997.

Philippe G., « Archéologie et contexte d’un modèle textuel : la représentation du discours intérieur dans les romans de Sartre et les approches théoriques de l’endophasie » in F. Rastier (dir.), Textes et sens, Paris, Didier, 1996, p. 109-146.

Philippe G., « Le paradoxe énonciatif endophasique et ses premières solutions fictionnelles », in Gabriel Bergounioux (dir.), Langue française, n° 132 : La Parole intérieure, 2001, p. 96-105.

Philippe G., « La langue littéraire, le phénomène et la pensée », in G. Philippe et J. Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 91-119.

Philippe G., « Elle se venge par le monologue », in É. Lecarme-Tabone et J.-L. Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir. Cahier de l’Herne, Paris, 2012, p. 176-181.

Philippe G. et Piat J. (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.

Philippe G. et Zufferey J., Le Style indirect libre. Naissance d’une catégorie, Limoges, Lambert-Lucas, 2018.

Rinck M., « Spatial situation models », in Shah P. et Miyake A. (dir.), The Cambridge Handbook of Visuo-Spatial Thinking, Cambridge, Cambridge UP, 2005, p. 334–382.

Rinck M., Williams P., Bower G. H. et Becker E. S., « Spatial situation models and narrative understanding: some generalizations and extensions », Discourse Processes, vol. 21, n° 1, 1996, p. 23-55.

Rinck M., Bower G. H., « Temporal and spatial distance in situation models », Memory & Cognition, vol. 28, n°  8, 2000, p. 1310-1320.

Saint-Paul G., Essais sur le langage intérieur, Lyon, Stock, 1892.

Saint-Paul G., Le Centre de Broca et les paraphasies, Paris, Maurin, 1902.

Saint-Paul G., Le Langage intérieur et les paraphasies : la fonction endophasique, Paris, Alcan, 1904.

Saint-Paul G., L’Art de parler en public. L’aphasie et le langage mental, Paris, Octave Doin & fils, 1912.

Salado R., « Personnages sans contours. Monologue intérieur et porosité des limites », in F. Lavocat, C. Murcia et R. Salado (dir.), La Fabrique du personnage, Paris, Champion, 2007, p. 487-498.

Salado R., « Stream of Consciousness et monologue intérieur, contribution à l’histoire de deux notions critiques « modernes » », in C. Bernard et R. Salado (dir.), Modernité/Modernism, Textuel, n° 53, 2008, p. 109-131.

Santone L., « Victor Egger “Annunciatore” di Édouard Dujardin e di James Joyce. Nuovi elementi sulla genesi del monologo interiore », Fin de siècle and Italy. Joyce Studies in Italy, n° 5, Rome, Bulzoni, 1998, p. 245-278.

Santone L., Egger, Dujardin, Joyce : microscopia della voce nel monologo interiore, Rome, Bulzoni, rééd. 2009.

Smadja S., La Parole intérieure. Qu’est-ce que se parler veut dire ?, Paris, Hermann, coll. « Monologuer », accepté à paraître.

Smadja S. et Paulin C., La Parole intérieure en prison, Paris, Hermann, coll. « Monologuer », accepté à paraître.

Speer N. K., Reynolds J. R., Swallow K. M. et Zacks J. M., « Reading stories activates neural representations of visual and motor experiences », Psychological Science, vol. 20, n° 8, 2009, p. 989-999.

Stricker S., Du langage et de la musique, traduit de l’allemand par Frédéric Schwiedland, Paris, Alcan, 1885.

Thouret C., Seul en scène, Le monologue dans le théâtre européen de la première modernité (1580-1640), Genève, Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », 2010.

Vygotski L., Pensée et langage (1934), suivi de « Commentaires sur les remarques critiques de Vygotski » de Jean Piaget, Paris, La Dispute, 1997.

Vygotski L., Psychologie de l’art, Paris, La Dispute, 2005.

Vygotski L., Leçons de psychologie, Paris, La Dispute, 2011.

Vygotski L., Conscience, inconscient, émotions, Paris, La Dispute, 2003.

Wiley N., The Semiotic Self, Chicago, University Press of Chicago, 1994.

Wiley N., « Inner speech as a language: a Saussurian inquiry », Journal for the Theory of Social Behaviour, n° 36, 2006, p. 319-341.

Wiley N., « Inner speech and agency », in Margaret S. Archer (dir.), Conversations About Reflexivity, Londres, Routledge, 2009, p. 17-37.

Wiley N., Inner Speech and the Dialogical Self, Philadelphia, Temple UP, 2016.

Winsler A., Fernyhough C. et Montero I. (dir.), Private Speech, Executive Functioning, and the Development of Verbal Self-Regulation, Cambridge, Cambridge UP, 2009.

Zivin G. (dir.), The Development of Self-regulation through Private Speech, New York, Wiley, 1979.

Zwaan R. A., « Situation models: the mental leap into imagined worlds », American Psychological Society, vol. 8, n° 1, 1999, p. 15-18.

Zwaan R. A., « The immersed experiencer: toward an embodied theory of language comprehension », The Psychology of Learning and Motivation, vol. 44, 2003, p. 35-62.

Zwaan R. A. et Radvansky G. A., « Situation models in language comprehension and memory », Psychological Bulletin, vol. 123, n° 2, 1998, p. 162-185.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII


[1] Cette hypothèse générale serait à nuancer, dans la mesure où le structuralisme n’a pas entièrement négligé la question du sujet. Il suffit par exemple de penser aux travaux de Benveniste, centrés sur l’énonciation, qui impliquent nécessairement la subjectivité du locuteur.

[2] https://cerilac.univ-paris-diderot.fr/monologuer

 

 




Notes sur les auteurs

Maîtresse de conférences HDR à l’université Bordeaux Montaigne, Béatrice Bloch a publié deux ouvrages sur le roman contemporain (1998) et le récit poétique contemporain (2017). Elle est également l’auteur de nombreux articles sur la fiction contemporaine, la lecture, la théorie du cinéma, la poésie contemporaine et l’imaginaire littéraire. Elle est spécialiste de Claude Simon, Julien Gracq, Chloé Delaume, Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier. Elle dirige depuis 2017 le département des lettres.
beatrice.bloch@orange.fr

 

Thomas M. Byron holds a J.D. from Emory University and more recently completed a Ph.D. at Boston University upon defending his dissertation : Of Evolution, Information, Vitalism and Entropy: Reflections on the History of Science and Epistemology in the Works of Balzac, Zola, Queneau, and Houellebecq. His most recent published work has taken an interdisciplinary approach to the legal sphere – his article in the Pace Law Review employed a Bergsonian lens to propose a deconstruction of the legal notion of creativity in copyright law, and his most recent article applies Pierre Duhem’s philosophy of science to copyright’s treatment of scientific theory.
tbyron@bu.edu

 

Qualifié comme maître de conférences, Jean-Michel Caralp est chargé de cours en littérature française à l’université de Montpellier. Sa thèse a été consacrée au « Vertige de la prémonition de Maeterlinck au surréalisme », sujet qu’il explore avec une approche à la fois littéraire ou esthétique et neurobiologique. À partir de 2010, il a été chargé de former et de piloter un réseau d’écoles doctorales arts et médias réunissant 13 universités. Il consacre à présent sa recherche aux questions de temporalité dans la littérature française aux xixeet xxesiècles et aux relations de la littérature avec les sciences ou technologies, plus particulièrement avec la psychiatrie et la neurobiologie. Il est membre associé du RIRRA21.
jmcaralp@gmail.com

 

Qualified as a lecturer, Jean-Michel Caralp teaches French Literature at the University of Montpellier. His thesis studied « The Vertigo of Premonition in Modern Literature from Maeterlinck to Surrealism » both with literary or aesthetic and neurobiological approaches. Since 2010, he was commissioned to organize and lead a network connecting thirteen French universities around the Arts and Medias research fields. His current research deals with temporality in the xixthand xxthcenturies French Literature and with the links between literature and the sciences, technologies and above all psychiatry and neurobiology. He is an associate member of RIRRA21.
jmcaralp@gmail.com

 

Christof Diem is a university assistant at the Department of English at the University of Innsbruck (Austria). He is currently working on his PhD project on mind wandering and grotesque thought structures in Shakespearean drama. He studied English Philology and Linguistics as well as French Literature and Linguistics at the University of Innsbruck and at Université René Descartes, Paris 5, Sorbonne. His research interests include British theatre, cognitive literary studies, postmodernism/poststructuralism and gender studies/queer studies.
christof.diem@uibk.ac.at

 

Dr. Isabel Jaén holds PhDs from Purdue University and the Universidad Complutense de Madrid (Spain). She is Professor of Spanish at Portland State University (United States). Her research fields include early modern literature and psychology, cognitive literary studies, contemporary literature and film, historical memory, women studies, migration, and transatlantic studies. Dr. Jaén is co-president of LALISA (Latin American, Latino, and Iberian Studies Association) and co-director of Cine-Lit(a partnership between several Oregon universities and the Portland International Film Festival aimed at promoting Hispanic film and fiction). She is also co-founder and former co-director (2005-2015) of the Literary Theory, Cognition, and the Brain Working Group at the Whitney Humanities Center in Yale University, former executive member of the MLA Division for Cognitive Approaches to Literature (2008-2012, chair in 2011), and former member of the Purdue Cognitive Literary Studies Steering Committee (2008-2010). Her publications include Cognitive Literary Studies (University of Texas Press, 2012), Cognitive Approaches to Early Modern Spanish Literature (Oxford University Press, 2016), and Self, Other, and Context in Early Modern Spain (Juan de la Cuesta, 2017). Dr. Jaén is currently co-editing Cervantes and the Early Modern Mind, which includes the work of humanists and scientists from the US, Spain, France, and the UK (forthcoming with Routledge).
isabel.jaen@gmail.com

 

Hélène Lœvenbruck (Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition (LPNC), UMR CNRS 5105, Université Grenoble Alpes) est chargée de recherche au CNRS en Langage et Cognition et a reçu la médaille de bronze du CNRS en 2006 pour ses travaux sur les corrélats neuraux du pointage verbal. Ingénieure en traitement numérique de l’information, titulaire d’un DEA de sciences du langage et d’un doctorat en sciences cognitives, elle s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire pour étudier trois fonctions essentielles du langage : la fonction communicative, la fonction cognitive d’élaboration et d’expression de la pensée, et la fonction métacognitive d’autonoèse. Elle mène dans ce but des expérimentations neurocognitives avec des adultes, des enfants et des nourrissons, chez des participants sains et pathologiques, sur trois axes principaux : (i) la prosodie et le pointage multimodal, (ii) le développement multimodal du langage chez les enfants typiques et les enfants présentant des troubles du langage ou de l’audition, (iii) le langage intérieur, les ruminations mentales et les hallucinations auditives verbales.
helene.loevenbruck@univ-grenoble-alpes.fr

 

Hélène Lœvenbruckis a CNRS researcher in the field of Language and Cognition. She was awarded a bronze medal from the CNRS in 2006 for her work on the neural correlates of prosodic pointing. She received the engineering degree in electronics, signal processing, and computer science from the Institut National Polytechnique de Grenoble, a master’s degree in phonetics and a PhD in cognitive sciences from Grenoble University. She develops a interdisciplinary approach to explore three essential functions of language: the communicative function, the cognitive function of thought construction and expression and the metacognitive function of autonoesis. To this aim, she conducts neurocognitive experiments on adults, children and infants, in healthy as well as pathological populations, along three main axes: (i) prosody and multimodal pointing, (ii) multimodal language development in typical children and children with language or hearing impairments, (iii) inner language, mental rumination and auditory verbal hallucination.
helene.loevenbruck@univ-grenoble-alpes.fr

 

Pierre-Louis Patoine est maître de conférence de littérature américaine à la Sorbonne Nouvelle, où il co-dirige avec Liliane Campos le groupe de recherche Science/Littérature [litorg.hypotheses.org]. Co-rédacteur-en-chef d’Épistémocritique, ses travaux se situent à l’intersection des sciences du vivant et des études littéraires. Ses recherches portent sur la littérature contemporaine, la biosémiotique, l’écocritique et la neuroesthétique. Son premier ouvrage, intitulé Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique est paru en 2015 chez ENS Éditions.
pl_patoine@yahoo.fr

 

Catherine Paulin est professeur de linguistique à l’université de Strasbourg et membre de l’équipe de recherche LILPA (Linguistique, Langues, Parole). Elle étudie la lexicologie, l’interface entre le lexique et la syntaxe, les modes de représentation de variétés orales en littérature. Elle est coresponsable d’un axe du programme Monologuer : Monologue et société.
cpaulin@unistra.fr

 

Stéphanie Smadja est maître de conférences (linguistique, stylistique) à l’Université Paris Diderot et membre de l’équipe CERILAC (Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires en Lettres Arts Cinéma). Elle étudie les formes et les fonctions de la parole intérieure au croisement de la linguistique, la neurolinguistique et la littérature ; les innovations stylistiques en prose littéraire et en prose scientifique (xixe-xxiesiècles). Responsable du programme Monologuer, elle dirige la collection du même nom aux éditions Hermann.
stephaniesmadja@yahoo.fr




Lecture incarnée et endophasie : avec quel corps (genré) habite-t-on The Sun Also Rises de Hemingway et The Aspern Papers de Henry James ?

I started out trying to beat dead writers that I knew how good they were. (Excuse vernacular) I tried for Mr Turgenieff first and it wasn’t too hard. […] Mr Henry James I would just thumb him once the first time he grabbed and then hit him once where he had no balls and ask the referee to stop it.

–Ernest Hemingway (lettre à Charles Scribner, 1949)

Hemingway contre Henry James… Un combat de boxe fantasmé, où Hemingway nie la virilité de son adversaire (he had no balls) et lui refuse l’honneur de l’affrontement (ask the referee to stop it). En réalité, c’est sur le ring de l’écriture que les deux auteurs américains se font face. S’ils ont tous deux vécu en expatriés, tous deux écrit sur l’Europe, sur ses villes et ses campagnes, du point de vue du style, tout les oppose : d’un côté, les phrases courtes et drues d’un Hemingway minimaliste qui reprend les codes d’une parole hyper-masculinisée ; de l’autre, les formules longues et rusées de James qui, dans leur élégance, seraient moins viriles. Comment ces styles modulent-ils la voix intérieure du lecteur, cette voix qui suit les inflexions du texte ? Et dans quelle mesure le texte littéraire, en modulant ainsi la voix intérieure du lecteur, lui fait-il endosser un corps marqué par les normes régulant l’identité de genre, normes anatomo- et biopolitiques (Foucault 1994) définissant les standards de la masculinité et de la féminité ? Ces normes influencent-elles la manière dont le corps genré, que secrète la voix intérieure du lecteur, habite les espaces écrits par James et Hemingway ?

L’objectif de cet article est d’expliciter les a priori qui se cachent derrière l’opposition simplificatrice entre le style « viril » de Hemingway et celui plus « féminin » de James, en étudiant la forme que ceux-ci donnent à la voix intérieure du lecteur et, à travers elle, comment ils disposent de son corps genré, le faisant déambuler –ou non– dans les rues de Paris ou de Venise, aux côtés des héros-narrateurs de The Aspern Papers (James 1888) et de The Sun Also Rises (Hemingway 1926). À travers cette enquête, nous verrons comment la question de la parole intérieure est à même de renouveler la manière dont nous pensons la lecture littéraire, son articulation aux normes de genre et sa capacité à nous immerger dans des espaces textuels. Nous nous pencherons tout d’abord sur la manière dont Hemingway relie masculinité et style littéraire en se positionnant face à Henry James, avant de nous intéresser à la construction d’un corps empathique autour de la voix intérieure du lecteur, voix dont le rythme, notamment respiratoire, module notre manière d’habiter les espaces du texte.

Le tournant du XXe siècle est un moment clé pour étudier les formes que prend, au sein de la culture américaine, la masculinité. Celle-ci y est en effet mise en crise par l’émergence et la structuration de mouvements féministes toujours plus importants (Kimmel 1996). Les femmes se négocient alors une place dans des espaces socio-professionnels que le siècle précédent leur interdisait, et font face à la critique, par exemple celle que le jeune Henry James adresse, dans une chronique parue en 1865, au roman de Harriet Prescott, Azarian: An Episode, en raison de son style, qu’il juge excessivement fleuri (donc en des termes proches de ceux que Hemingway utilisera à son égard, un demi-siècle plus tard), un style trop romantique alors que l’heure serait au réalisme et à sa vision « scientifique » du monde, développée par des auteurs masculins que James admire, tels que Balzac et Mérimée (Boyd 2017, 118-120). Le style littéraire devient donc ici l’enjeu d’un affrontement entre masculinité et féminité, tels qu’ils se conçoivent en cette seconde moitié du XIXe siècle.

Ce dénigrement d’un style qui serait trop féminin n’est cependant pas nouvelle puisque, comme nous le rappelle la poétesse et historienne Anne Carson (1995, 119), la Grèce antique critique déjà la volubilité excessive et la voie aiguë de la femme : pour Aristote, les créature braves et justes (lions, taureaux, coqs et hommes) ont toutes des voix graves. La voix, incluant la voix intérieure, est toujours produite à l’interface d’une vie individuelle et collective (Michlin 2005, 197), elle est marquée par la place qu’elle occupe au sein de divisions socio-économiques, raciales et de genre, place qui limite ou amplifie sa légitimité au sein du paysage discursif et sonore que nous habitons (d’où la célèbre question que pose Gayatri Spivak en 1983 : « le subalterne peut-il parler ? »). Si James critique l’écriture de Prescott dès 1865, c’est peut-être avec le naturalisme (Stephen Crane, Jack London) et ses évocations de la sociabilité et de l’amitié masculines, que la littérature américaine devient le lieu d’une construction spécifique de la masculinité moderne (Town 2004). Chez Crane et chez London, l’écriture et la vie littéraire permettent de remplir le vide nostalgique laissé par la fin de la conquête de l’Ouest, qui implique la disparition (symbolique) d’un certain héroïsme. Le naturalisme américain s’intéresse ainsi à des usages particuliers de l’espace (l’aventure masculinisée contre la domesticité féminisée), une configuration que nous retrouverons chez Hemingway. Ce dernier hérite en effet de cette nostalgie d’un monde permettant le déploiement d’une certaine masculinité, et cherchera à développer un style, une voix qui reflète cet idéal.

Cette recherche se manifeste notamment dans les commentaires machistes de Hemingway à propos de James. Dans une lettre à son ami peintre Waldo Peirce, datée du 13 décembre 1927, Hemingway évoque une lecture à haute voix d’un texte de James, que lui aurait fait sa seconde femme, Pauline :

Pauline has been fine and has read Henry James (The Awkward Age) out loud–and knowing nothing about James it seems to me to be shit. […] the men all without exceptions talk and think like fairies except a couple of caricatures of brutal « outsiders. » (Hemingway 1981, p. 266)

Ce jugement de qualité littéraire (seems to me to be shit),  Hemingway le prononce au nom du caractère efféminé des voix et des pensées des personnages de James, ici qualifiés de « tantes » (fairies ; comprendre : homosexuels). Il n’est pas étonnant de retrouver chez cet auteur un tel entrelacement du stylistique et du masculin et ce, dès 1927, un an après la publication de The Sun Also Rises et deux ans avant celle de A Farewell to Arms. Cet entrelacement sera en effet central à sa carrière d’écrivain, placée sous le signe « viril » de la vitalité, de l’authenticité et de l’esprit aventurier. Chasseur, boxeur, reporter de guerre, marié successivement à quatre femmes, Hemingway s’efforcera tout au long de sa vie d’incarner au mieux les formes visibles de ce que Robert Connell (1995) nomme la masculinité hégémonique (notamment militaire et sportive), nous proposant une performance genrée qui, dans son exagération, se trouve à la limite du camp (voir l’essai classique de Susan Sontag, Notes on Camp, publié en 1966, et, plus récemment, la discussion du straight camp par le cinéaste Bruce LaBruce, 2012). Par son caractère spectaculaire, cette performance de la masculinité révèle son caractère construit, artificiel mais aussi (et donc) artistique, lorsqu’elle se transpose avec génie dans le domaine de l’écriture. Par son articulation stylistique, la masculinité se libère paradoxalement des normes sociales et devient un objet esthétique (Worden 2011, 107). Comme le gay camp dynamise l’écriture d’un Oscar Wilde ou le cinéma d’un John Waters, le straight camp apparaît comme un style de vie, un mode d’existence et une sensibilité qui nourrit l’écriture de Hemingway, et oriente la manière dont la lectrice s’incorpore cette écriture, la manière dont elle lui donne voix, intérieurement.

Le côté camp, excessif et affecté, du rôle viril joué par Hemingway apparaît également dans des lettres plus tardives, adressées à son éditeur Charles Scribner, et dans lesquelles il fait aussi référence à James. Comme dans la lettre citée en épigramme, avec son combat de boxe imaginaire, Hemingway relie, dans cette correspondance de 1950, performance du genre et style littéraire. Il y raconte une journée mouvementée et festive, passée à Fossalta di Piave, la commune vénitienne où il aura été blessé à la jambe le 8 juillet 1918, alors qu’il officie comme infirmier pour la Croix-Rouge :

I do not imagine this is the type of life which would have agreed with Henry James but fuck all male old women anyway. He wrote nice but he lived pretty dull I think too dull maybe and wrote too nice about too dull. (Hemingway 1981, p. 703)

L’écriture de James, que Hemingway juge trop gentille et ennuyeuse (wrote too nice about too dull) est ici encore associée à un manque de vigueur et de virilité (fuck all male old women anyway) qui contraste avec l’esprit baroudeur, bourlingueur (évoqué ici sous le vocable « the type of life ») que s’attribue l’auteur de Men Without Women (1927). Cet esprit ne définira pas uniquement la manière dont Hemingway vit, mais également celle dont il écrit ; il informe son style minimaliste si particulier, qui changera la face de la littérature américaine au XXe siècle.

C’est cette transposition littéraire qui nous intéressera ici, et ses effets sur le corps empathique du lecteur (j’emploie ici le terme « empathie » dans le sens que lui donne son inventeur, le psychologue Edward Titchener, qui traduit ainsi en 1909 le concept allemand d’Einfühlung en évitant les tonalités émotionnelles du terme « sympathie », et en soulignant le caractère essentiellement sensori-moteur du phénomène ; voir Jorland 2004). Ce corps empathique se construit autour de la voix intérieure de lecteur, et lui permet d’habiter les univers textuels dans lesquels il s’immerge, comme un scaphandre permet au plongeur d’explorer les fonds marins. Nous nous pencherons sur les formes que ce corps sonore et spatial prend chez Hemingway (actives et conquérantes) et James (contemplatives). Mais auparavant, il nous faudra clarifier le fonctionnement de la voix intérieure du lecteur, et la manière dont celle-ci sollicite son corps sensori-moteur. Pourquoi l’adhésion de notre voix intérieure à un style littéraire particulier implique-t-elle une mise en phase plus globale de notre corps avec les configurations sensorielles et motrices véhiculées par ce style ?

Comme la musicienne interprète une partition, suivant avec son instrument les contours de la mélodie qui s’y trouve inscrite, la lectrice interprète le texte à travers sa voix intérieure. Le style du texte, sa prosodie, son registre et son ton impriment alors à sa parole intérieure ordinaire des formes littéraires plus ou moins inouïes. Des formes porteuses d’états affectifs et sensoriels, évoquant les cris, les pleurs et les rires, les grognements et les gémissements, les essoufflements qui collent à la langue et au corps parlant depuis nos toutes premières expériences vocales. Comme la voix du poupon donne une forme sonore à ses passions corporelles (faim, fatigue, contentement), l’écriture d’un James ou d’un Hemingway propose des manières d’être au monde, des configurations sensori-motrices particulières. Comment la lectrice empathique adopte-t-elle ces états de corps, et plus particulièrement ceux liés à l’expérience de l’espace, à travers sa voix intérieure ?

Dans sa « Nota sobre (hacia) Bernard Shaw », publiée en français en 1957, Jorge Luis Borges écrit : « un livre est plus qu’une structure verbale, ou qu’une série de structures verbales ; il est le dialogue engagé avec le lecteur, une intonation imposée à sa voix, et les images changeantes et durables qu’il laisse dans sa mémoire » (p. 244 – je souligne). Ne serait-ce donc pas cette intonation imposée à la voix du lecteur qui véhiculerait l’expérience imaginaire, ces « images changeantes » qui s’actualisent avec plus ou moins d’intensité lors de la lecture, et qui relèvent de toutes les modalités sensorielles : images visuelles, bien sûr, mais aussi images sonores, gustatives et olfactives, images tactiles, proprioceptives, musculaires et viscérales. Des décennies de recherches sur la cognition incarnée (voir Dokic et Perrin 2017, ou Shapiro 2010 pour un aperçu), menées notamment en neuropsychologie et en philosophie de l’esprit, ont démontré que ces « images changeantes » reposent sur des simulations neuronales des actions et des sensations qui les constituent. Par exemple, un lecteur comprendra le récit d’une course épuisante en activant les patrons sensori-moteurs normalement actifs lorsqu’il court (Holt et Beilock 2006), mais dans une version atténuée et inhibée, de telle sorte que, sans qu’il se mette à courir réellement, on pourra détecter des activations neuromusculaires au niveau de ses jambes (voir par exemple Decety et al. 1991).

Comme le suggère Borges, cette sollicitation empathique du corps de la lectrice passe par la subvocalisation et le partage de la voix ou de l’intonation. Le texte littéraire donne une forme particulière à notre appareil phonatoire, à notre souffle, à notre langue, et, par là, à notre corps imaginant (simulant) des situations perceptives et affectives, des situations qui n’échappent pas aux discours régulateurs des identités de genre (Butler 1990) : un texte nous mettant dans la peau d’un ouvrier du bâtiment fan de foot et de voitures sports (!) ne nous invitera pas à simuler les mêmes images sensori-motrices (ni ne nous imposera les mêmes intonations) qu’un récit narré par une assistante maternelle qui passerait sa vie à se maquiller… Nous verrons maintenant comment les recherches menées en neuropsychologie de la lecture et de l’endophasie nous permettent de mieux comprendre le lien entre voix intérieure et corps empathique, et la manière dont ce lien module notre expérience spatiale des univers construits par James et Hemingway.

1. Neuropsychologie de la voix intérieure : une question lexicale et rythmique

Dans son ouvrage de 2007, Les Neurones de la lecture, Stanislas Dehaene explique que la lecture implique presque toujours deux voies parallèles et complémentaires : celle de la conversion des graphèmes (signes écrits) en phonèmes (unités de son, qui mobilisent donc la voix intérieure) et celle de la reconnaissance lexicale directe (54). Selon Dehaene, des mots familiers, reconnus rapidement, se passent plus facilement de l’articulation intérieure que des mots plus rares, qui seront plus fréquemment prononcés intérieurement, en amorce de leur traitement sémantique. Qu’en est-il dans The Aspern Papers et The Sun Also Rises, deux courts romans narrés à la première personne par leur protagoniste principal ?

Publié en 1888, alors que James est au milieu de sa carrière littéraire, The Aspern Papers met en scène un critique américain, obsédé par le poète romantique (fictif) Jeffrey Aspern, et qui tente de s’emparer des lettres d’amour que ce dernier aurait écrit à Juliana Bordereau, qui est maintenant plus que centenaire et qui s’est retirée dans son palazzo vénitien avec sa nièce Tita, protégeant jalousement ces lettres des regards profanateurs des curieux. Le héros-narrateur (jamais nommé, et à travers lequel le récit est entièrement focalisé) va donc élaborer un stratagème pour s’emparer de ces « papiers » : espérant séduire la nièce et convaincre Juliana, il loue pour l’été une partie du palazzo des Bordereau. Dans l’extrait suivant, notre critique littéraire s’y est installé depuis quelques semaines, et attend l’occasion de se lier d’amitié avec Tita. Il décrit ici ces jours passés dans le jardin :

I had an arbor arranged and a low table and an armchair put into it; and I carried out books and portfolios (I have always some business of writing in hand), and worked and waited and mused and hoped, while the golden hours elapsed and the plants drank in the light and the inscrutable old palace turned pale and then, as the day waned, began to flush in it and my papers rustled in the wandering breeze of the Adriatic. (183)

Si on reprend le modèle de Dehaene, où les mots plus rares ont tendance à pousser le lecteur vers la conversion graphème/phonème et donc vers la subvocalisation, on peut penser que l’écriture de James, d’une grande richesse lexicale (arbor, portfolios, elapsed, inscrutable, waned, Adriatic), sollicitera la voix intérieure du lecteur. Nous verrons bientôt quel type de corps se constitue à travers cette voix intérieure. Pour l’instant, contentons-nous de comparer le vocabulaire jamesien avec celui de The Sun Also Rises.

L’extrait suivant porte également sur une expérience spatiale, celle d’un déplacement en taxi à travers la Rive gauche parisienne. Dans ce premier roman, publié en 1926, le héros-narrateur Jake nous entraîne de Paris à Pampelune (en Espagne), en quête d’une vie pleine et festive malgré une blessure sexuelle reçue pendant la guerre (Jake est donc impuissant ; il suggère d’ailleurs, dans une conversation avec son ami Bill, que « Henry » –Henry James– aurait été victime d’un accident similaire, 178). Dans ce passage qui se trouve au tout début du roman, nous sommes à la fin d’une tournée de bars bien arrosée, et Jake fait une promenade en taxi avec la séduisante Brett, l’aristocrate britannique dont il est amoureux (malheureusement amoureux, car impuissant) :

The taxi went up the hill, passed the lighted square, then on into the dark, still climbing, then leveled out into a dark street behind St. Etienne du Mont, went smoothly down the asphalt, passed the trees and the standing bus at the Place de la Contrescarpe, then turned onto the cobbles of the Rue Mouffetard. There were lighted bars and late open shops on each side of the street. We were sitting apart and we jolted close together going down the old street. Brett’s hat was off. Her head was back. I saw her face in the lights from the open shops, then it was dark, then I saw her face clearly as we came out on the Avenue des Gobelins. The street was torn up and men were working on the car-tracks by the light of acetylene flares. Brett’s face was white and the long line of her neck showed in the bright light of the flares. The street was dark again and I kissed her. Our lips were tight together and then she turned away and pressed against the corner of the seat, as far away as she could get. Her head was down. (106)

Mis à part les toponymes (St. Etienne du Mont, Place de la Contrescarpe…) et certains termes plus techniques (asphalt, cobbles, acetylene flares), les mots qu’emploie Hemingway sont plutôt courants, et solliciteraient donc moins la subvocalisation. En passant directement par la reconnaissance lexicale, le lecteur aurait tendance à parcourir plus rapidement le texte, mimant ainsi les déplacements constants du narrateur à travers la ville. Cette rapidité provient également du rythme des phrases qui accumulent les verbes (went, passed, leveled, went, passed, turned) pour un seul sujet (taxi), créant une succession de mouvements saccadés, notamment dans l’énumération qui ouvre le passage. La répétition des termes (dark street, street, saw, dark, saw, street, street, dark) favorise également la reconnaissance lexicale. Mais ce rythme rapide et ces répétitions, s’ils accélèrent la lecture, créent aussi une musique particulière qui peut nous pousser à porter attention à l’aspect sonore de la phrase, incitant ainsi à la subvocalisation.

Nous reviendrons à ces deux extraits, mais rappelons d’abord que cette subvocalisation n’est pas une activité purement cérébrale, abstraite et séparée de la vie du corps parlant. Nous l’avons mentionné plus haut, la parole intérieure active, de manière atténuée, l’appareil vocal et articulatoire qui entre en action lors de la parole à haute voix. Cette mobilisation de l’appareil phonatoire, des muscles des lèvres, de la langue, de la gorge et du système respiratoire, est révélée par de nombreuses études (Grèzes & Decety 2001 ; Jones & Fernyhough 2007) que présente Hélène Loevenbruck en partie 3.4 de sa contribution au présent numéro. Le caractère incarné de la parole intérieure influence notamment son tempo, comme l’a démontré une équipe de psycholinguistes (Smith et al. 1986), qui a observé qu’elle était généralement plus rapide que la parole extérieure (qui, elle, doit aller jusqu’au bout du processus phonatoire), mais que la difficulté de prononciation d’un mot à haute voix ralentissait de façons congrue sa prononciation intérieure (par exemple, en anglais, wrist-watch sera plus long à prononcer que wristband, à haute voix comme en voix intérieure). Un virelangue (tongue twister) sera ainsi également difficile à prononcer à haute voix que silencieusement.

Un texte dont la prononciation est laborieuse, ou au contraire fluide, mettra donc plus ou moins à l’épreuve le corps parlant du lecteur. Qu’en est-il dans les extraits précédents ? Si, du point de vue lexical, le style de Hemingway semble limpide, servant une syntaxe qui suit un rythme rapide, ce rythme est syncopé, haché par les répétitions, la ponctuation, et l’extrême concision des syntagmes. La voix intérieure du lecteur est tenue en alerte par ce rythme qui lui impose une intonation (pour reprendre l’expression de Borges) haletante (The taxi went up the hill, passed the lighted square, then on into the dark, still climbing, then leveled out…). En contraste, la phrase jamesienne s’écoule avec fluidité, portée par les conjonctions (and worked and waited and mused and hoped, while the golden hours elapsed and the plants drank in the light and the inscrutable old palace turned pale). Cette musicalité nous berce, et repose l’appareil phonatoire du lecteur. Un tel repos dispose le corps du lecteur à la contemplation esthétique, à une perception libérée de toute action, comme celle par laquelle le héros-narrateur déguste ces après-midi dorés, caressé par la brise de l’Adriatique. Le style jamesien nous invite à nous détendre avec ce personnage narrateur, à entrer avec lui dans une temporalité itérative et routinière, au sein d’un espace clos et domestiqué (I had an arbor arranged and a low table and an armchair put into it; and I carried out books and portfolios…). Au contraire, chez Hemingway, la scène ne se produit qu’une fois, et se constitue d’une succession d’instants (I saw her face in the lights from the open shops, then it was dark, then I saw her face clearly…). Cette succession, en passant par la voix intérieure du lecteur, lui donne un corps en mouvement, un corps qui perçoit activement son environnement.

Ces rapports distincts à l’espace, produits par des intonations particulières imposées à la voix de la lectrice, nous permettent-ils de mieux comprendre les a priori genrés qui motivent les commentaires de Hemingway à propos de James ? Par son lexique précieux, ornemental, James nous invite à savourer chaque mot, comme un promeneur dans un jardin s’arrête de fleur en fleur. Sa syntaxe mélodieuse nous invite à habiter tranquillement cet espace domestique sensuel, où les déplacements sont rares, tellement rares que le narrateur y tourne en rond, attendant une rencontre fortuite avec les Bordereau. L’énumération (…and worked and waited and mused and hoped…) nous berce, nous immerge dans un quotidien empreint d’une certaine douceur. Est-ce cette configuration que Hemingway rejette comme un style trop gentil (wrote too nice) servant des thèmes trop ennuyeux (about too dull), configuration qui dénoterait un manque de vigueur et de virilité (fuck all male old women anyway) ? Il est en tous cas certain que l’énumération, chez Hemingway, est plus nerveuse, décrivant des mouvements précis, non pas dans un espace domestique mais dans un espace public, toponymique, cartographique (rue Mouffetard, Avenue des Gobelins…) parcouru à toute vitesse et décrit de manière plus factuelle que sensuelle. Le corps du lecteur, corps phonatoire et empathique se déplaçant dans le Paris nocturne, n’est pas invité à la contemplation, mais à rester sur le qui-vive. Le style minimaliste de Hemingway nous entraîne ainsi dans une cavalcade moderniste, urbaine, où l’éclairage artificiel (lighted bars… I saw her face in the lights from the open shops, then it was dark… the light of acetylene flares) alterne brusquement avec l’obscurité. Contrairement au style évocateur de James, tout semble décrit ici de manière frontale et directe… Pourtant, un aspect crucial de cette scène est évoqué de manière indirecte et délicate : les émotions du héros-narrateur, son amour pour Brett et la souffrance que son impuissance lui cause dans de telles circonstances. La litote (ou ce que Hemingway appelait la « théorie de l’iceberg ») joue ici un rôle essentiel : le lecteur doit inférer, derrière l’accumulation de faits, tout ce qui est de l’ordre de l’affectif. Ce style, qui maîtrise activement, objectivement l’espace urbain et impose à la voix intérieure du lecteur un rythme saccadé porteur d’un corps dynamique, apparaît comme la performance d’une parole hyper-masculinisée, performance à la limite du straight camp qui aura fait émerger le minimalisme dans la prose américaine (puisqu’en poésie, Emily Dickinson (1830-1886) est déjà minimaliste). Nous avons vu que cette performance passait par une modulation du rythme de la lecture. Ce rythme possède aussi une dimension respiratoire, qui dispose le corps du lecteur empathique, et va conditionner son immersion dans des espace imaginés.

2. Moduler la respiration du lecteur

Le rythme respiratoire est essentiel en poésie, mais il joue également un rôle dans notre expérience de la prose. Ce rythme est porteur d’états de corps : une respiration qui s’accélère est liée à une intensification d’un état émotionnel (colère, passion…), sensoriel (douleur…) ou moteur (effort physique), alors que la décélération et la régularité sont associées à la relaxation et au repos. Chez le nourrisson, mais aussi en musique ou en poésie, une voix qui augmente en puissance ou en hauteur est liée à une intensification de l’effort expressif et à l’intensité de l’émotion (Sessions, 1941, p. 105 -109). Or, la voix intérieure module notre rythme respiratoire, comme l’ont démontré Conrad et Schönle (1979, étude présentée par Lœvenbruck 2018, partie 3.4). Ces chercheurs ont en effet observé que, lors d’épisodes endophasiques, le rythme respiratoire s’apparentait à celui de la parole à voix haute plutôt qu’à celui du repos. Au repos, le cycle respiratoire est symétrique, avec des phases d’inspiration et d’expiration de longueur comparable. Mais lorsque nous parlons, ce rythme devient asymétrique, avec de courtes inspirations et de longues expirations qui nous permettent d’émettre une variété de phonations. On peut ainsi penser qu’une écriture qui ménage peu, trop, ou juste assez de pauses créera des effets d’essoufflement ou au contraire de respiration régulière et aisée. Ces états respiratoires contribuent à moduler l’expérience que le lecteur fait des espaces décrits par le texte.

Examinons dans cette perspective un dernier extrait de The Aspern Papers, que nous comparerons ensuite avec un passage de The Sun Also Rises. Vers la fin de la novella de James, le narrateur décrit Venise, qu’il s’apprête à quitter, ayant pratiquement renoncé à s’emparer des lettres d’Aspern :

I don’t know why it happened that on this occasion I was more than ever struck with that queer air of sociability, of cousinship and family life, which makes up half the expression of Venice. Without streets and vehicles, the uproar of wheels, the brutality of horses, and with its little winding ways where people crowd together, where voices sound as in the corridors of a house, where the human step circulates as if it skirted the angles of furniture and shoes never wear out, the place has the character of an immense collective apartment, in which Piazza San Marco is the most ornamented corner and palaces and churches, for the rest, play the part of great divans of repose, tables of entertainment, expanses of decoration. And somehow the splendid common domicile, familiar, domestic, and resonant, also resembles a theater, with actors clicking over bridges and, in straggling processions, tripping along fondamentas. (248-249)

Comme dans l’extrait précédent, qui évoque les moments que passe le narrateur dans le jardin des Bordereau, nous suivons ici la description d’un rapport quotidien à l’espace, et non d’une scène unique. Cet aspect habituel, confortable, apparaît bien sûr dans l’imagerie domestique qui domine le passage (corridors of a house, furniture, collective apartment), mais également par la construction élégante et équilibrée des phrases qui rythme la respiration de manière assez lente, quoique possiblement retardant le souffle du lecteur par l’accumulation de propositions (where people crowd together, where voices sound as in the corridors of a house, where the human step circulates). Cette respiration paisible correspond à la position de spectateur réceptif qu’adopte le narrateur. Par ailleurs, le rapport au lieu est indirect (et donc apaisé car évitant la confrontation) : il passe en effet par l’intermédiaire de la métaphore domestique (as in the corridors of a house […] as if it skirted the angles of furniture). Ce caractère indirect, ces énumérations quelque peu labyrinthiques (in which Piazza San Marco is the most ornamented corner and palaces and churches, for the rest, play the part of great divans of repose, tables of entertainment, expanses of decoration) peuvent entraver et ralentir notre respiration, entraînant notre voix intérieure vers des formes inhabituelles, littéraires, hors du quotidien, créant un corps habitant un monde esthétisé (transformé en spectacle à contempler), un monde domestiqué.

Chez Hemingway, ce n’est pas la ville qui devient domestique, mais au contraire la vie intime qui se fond dans celle de l’espace public. À la fin de la soirée lors de laquelle il aura fait un tour de taxi avec Brett, le héros-narrateur rentre chez lui :

I went out onto the sidewalk and walked down toward the Boulevard St. Michel, passed the tables of the Rotonde, still crowded, looked across the street at the Dome, its tables running out to the edge of the pavement. Some one waved at me from a table, I did not see who it was and went on. I wanted to get home. The Boulevard Montparnasse was deserted. Lavigne’s was closed tight, and they were stacking the tables outside the Closerie des Lilas. I passed Ney’s statue standing among the new-leaved chestnut-trees in the arc-light. There was a faded purple wreath leaning against the base. I stopped and read the inscription: from the Bonapartist Groups, some date; I forget. He looked very fine, Marshal Ney in his top-boots, gesturing with his sword among the green new horse-chestnut leaves. My flat was just across the street, a little way down the Boulevard St. Michel. (110)

Cette description circulaire, qui commence et se termine avec la destination du narrateur (Boulevard St. Michel), se fait, comme la précédente, sur un rythme assez rapide, décrivant des actions et des perceptions de manière objective (bien que nous ayons ici droit à deux marques de subjectivité : I wanted to get home […] He looked very fine). La succession de propositions factuelles, définitives, de moments présents (I went out onto the sidewalk and walked down toward the Boulevard St. Michel, passed the tables of the Rotonde, still crowded, looked across the street at the Dome), crée ici encore un rythme haché que la voix intérieure suit, haletante. Ce caractère haletant, essoufflé du lecteur empathique renforce son impression de déambuler avec le narrateur qui, contrairement à celui de James, use ses chaussures sur les pavés de la ville. Et alors que James compare Venise à un théâtre, c’est ici le domaine militaire qui est évoqué (He looked very fine, Marshal Ney in his top-boots, gesturing with his sword), inscrivant le lieu dans une histoire masculine. The Sun Also Rises, par le rythme enlevé qu’il imprime à la voix intérieure de la lectrice, la dote d’un corps en action, tendu vers un but, qui traverse énergiquement les espaces du roman sans se soucier des contraintes sociales (I did not see who it was and went on). Au contraire, chez James, c’est à travers un corps contemplatif, construit par le rythme posé de son écriture, que nous nous immergeons dans un espace urbain domestiqué.

3. En guise de conclusion : influence de la persona de l’auteur et construction du style vocal

J’aimerais terminer avec quelques observations générales concernant l’impact que peut avoir le style de Hemingway et de James sur la voix intérieure du lecteur, sur son immersion spatiale et sur la manière dont cette configuration stylistique et spatiale s’inscrit dans une performance de la masculinité.

Dans son article, Hélène Loevenbruck (partie 2.3) évoque une étude de Alexander et Nygaard (2008) qui démontre que nous lirons plus rapidement un texte si nous avons été exposés à la voix rapide de son auteur, et que nous le lirons plus lentement si nous lui connaissons au contraire une diction lente. Notre voix intérieure semble donc imiter le style vocal que nous attribuons à l’auteur. À l’inverse, notre accent régional module notre voix intérieure, qui fera par exemple rimer ou non certains mots (Filik & Barber 2011). Il semble donc que notre interprétation vocale d’un texte résulte d’une négociation entre le caractère propre de notre voix et les formes prosodiques et phonologiques associées à un texte, qu’elles soient inscrites directement dans son écriture même, ou qu’elles soient associées de manière paratextuelle à celui-ci (connaissance de la voix de l’auteur, ou de l’idiolecte ou sociolecte parlé par un personnage, par exemple). L’image publique d’un auteur, sa persona, influence donc la manière dont nous interprétons vocalement ses textes. Les attitudes plus ou moins masculinisées de Hemingway ou de James vont donc informer notre manière de donner voix à leurs textes.

Si notre connaissance de la persona de l’auteur, ou notre accent régional module notre voix intérieure lors de la lecture, cette même lecture peut en retour modifier notre manière de parler intérieurement. Les recherches nombreuses menées sur l’apprentissage d’une langue seconde montrent que la manière dont nous parlons change en fonction de notre parcours géoculturel et social, ainsi que du contexte. Dans son article, Loevenbruck (partie 1.1) passe en revue des études de psycholinguistique (notamment Resnik 2018) qui montrent que la parole intérieure, chez les expatriés, se transforme en fonction des années de vie à l’étranger et des modalités de l’usage de la deuxième langue, qui peut finir par remplacer, dans la parole intérieure même, la langue maternelle. On peut penser, avec Gabriel Bergounioux (2004), mais aussi Smadja et Paulin (2018) que la littérature peut aussi jouer sur cette malléabilité remarquable, et que, par exemple, un lecteur obsédé par Proust, lisant et relisant A la recherche du temps perdu tout au long de sa vie, finira par voir sa parole intérieure prendre des formes proustiennes, et se développer une sensibilité proustienne, un corps proustien. Cela sera tout aussi vrai d’une lectrice assidue de Hemingway ou de James, qui intégrera peut-être son style lexical, syntaxique et le style perceptif (voire moteur) qui l’accompagne.

Parce qu’elle impose à notre voix intérieure des formes qui échappent en partie au quotidien, la littérature permet d’endosser temporairement des états de corps différents de ceux que nous imposent les discours et les pratiques qui régissent notre identité de genre et la manière dont nous apprenons à habiter l’espace (« marcher comme un homme », « s’assoir comme une femme », etc.). C’est donc l’étrangeté constitutive de la littérature, l’extériorité de ses formes phonologiques et articulatoires, rythmiques et prosodiques imposées à nos voix intérieures qui est porteuse de son potentiel à déstabiliser les normes de genre auxquels nous sommes soumis. Si on peut critiquer l’hyper-masculinité que campe Hemingway dans ces lettres (injurieuses) et dans son style, ou s’ennuyer avec l’écriture de James, qui serait trop affectée, ces œuvres contrastées nous permettent de prendre conscience des a priori genrés concernant nos manières d’habiter l’espace (l’association traditionnelle entre, d’une part, masculinité, activité et espace publique et, d’autre part, féminité, passivité et espace domestique). Mais, au-delà de cette prise de conscience et du jugement moral qu’elle implique, ces textes nous invitent à adopter des manières variées d’habiter l’espace, le temps d’une lecture, grâce au corps empathique que constitue notre voix intérieure. Ainsi, s’immerger dans les styles de James et de Hemingway, c’est faire l’expérience d’une diversité sensori-motrice qui élargit notre monde et ses conceptions étriquées du genre.

Ouvrages cités

Alexander, J. D. et L. C. Nygaard, « Reading voices and hearing text: talker-specific auditory imagery in reading », Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, vol. 34, n° 2, 2008, p. 446-459.

Bergounioux G., Le Moyen de parler, Paris, Verdier, 2004.

Borges, J. L., Enquêtes 1937-1952, Paris, Gallimard, 1957.

Boyd, S. E., Masculinity and the Highly Wrought Style in Nineteenth-Century American Literature, thèse de doctorat, UNC-Chapel Hill, 2017.

Butler, J., Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990.

Carson, A. « The Gender of Sound », in Glass, Irony, and God, New York, New Direction Books, 1995, p. 119-142.

Decety, J., M. Jeannerod, M. Germain et J. Pastene, « Vegetative response during imagined movement is proportional to mental effort », Behavioral Brain Research, vol. 42, n° 1, 1991, p. 1-5.

Filik, R. et E. Barber, « Inner speech during silent reading reflects the reader’s regional accent », PloS One, vol. 6, n° 10, 2011, e25782.

Foucault, M., « Les mailles du pouvoir », Dits et Écrits, vol. 4, Paris, Gallimard, 1994 (1976), p. 1001-1013.

Labruce, B., « Notes on Camp/Anti Camp », Bruce Labruce Manifestos, 2012 [http://brucelabruce.com/2015/07/07/notes-on-camp-anti-camp/], consulté le 22 octobre 2018.

Lœvenbruck, H., « What the neurocognitive study of inner language reveals about our inner space », Épistémocritique, vol. 18, 2018 [http://rnx9686.webmo.fr/what-the-neurocognitive-study-of-inner-language-reveals-about-our-inner-space/], consulté le 20 décembre 2018.

Connell, R. W., Masculinities, Berkeley, University of California Press, 1995.

Grèzes, J. et J. Decety, « Functional anatomy of execution, mental simulation, observation, and verb generation of actions: A meta-analysis », Human Brain Mapping, vol. 12, 2001, p. 1-19.

Hemingway, E., The Hemingway Reader, C. Poore (dir.), New York, Charles Scribner’s Sons, 1953.

Hemingway, E, Ernest Hemingway, Selected Letters, 1917-1961, C. Baker (dir.), New York, Scribner, 1981.

Holt, L. E. et S. L. Beilock, « Expertise and its embodiment: examining the impact of sensorimotor skill expertise on the representation of action-related text », Psychonomic Bulletin & Review, vol. 13, 2006, p. 694-701.

James, H., The Turn of the Screw and Other Short Novels, New York, Signet Classic, 1962.

Jones, S. R. et C. Fernyhough, « Thought as action: Inner speech, self-monitoring, and auditory verbal hallucinations », Consciousness and Cognition, vol. 16, 2007, p. 391-399.

Jorland, G., « L’empathie, histoire d’un concept », in A. Berthoz et G. Jorland (dir.) L’empathie, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 19-49.

Kimmel, M., Manhood in America: A Cultural History, New York, Free, 1996.

Michlin, M., « Les voix interdites prennent la parole », Sillages critiques, vol. 7, 2005, p. 197-214.

Resnik, P. (2018). « Multilinguals’ use of L1 and L2 inner speech », International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, 2018, p. 1-19.

Sessions, R., « The Composer and His Message », in A. Centeno (dir.), The Intent of the Artist, Princeton (NJ), Princeton UP, 1941, p. 101-134.

Shapiro, L., Embodied Cognition, Abingdon, Routledge, coll. « New Problems in Philosophy », 2010.

Smadja, S. et C. Paulin, « Espace et parole intérieurs en prison », Épistémocritique, vol. 18, 2018 [http://rnx9686.webmo.fr/espaces-et-parole-interieure-en-prison/], consulté le 20 décembre 2018.

Smith, B., J. Hillenbrand, J. Wasowicz et J. Preston, J., « Durational characteristics of vocal and subvocal speech-implications concerning phonological organization and articulatory difficulty », Journal of Phonetics, vol. 14, 1986, p. 265-281.

Sontag, S.,  « Notes on Camp », in Against Interpretation, New York, Farrar Straus & Giroux, 1966.

Town, C. J., « « The Most Blatant of All Our American Myths »: Masculinity, Male Bonding, and the Wilderness in Sinclair Lewis’s Mantrap », The Journal of Men’s Studies, vol. 12, n° 3, 2004, p. 193-205.

Worden, D., Masculine Style. The American West and Literary Modernism, New York, Palgrave MacMillan, 2011.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII

 




1 – Nouveaux paradigmes du virus et du parasite, entre littérature, biologie et théorie critique

Au confluent des sciences du vivant et de la littérature, ce numéro d’Épistémocritique interroge le rôle du virus et du parasite dans l’imaginaire littéraire et artistique contemporain. Signes d’agentivité non-humaine, de prolifération, d’envahissement ou d’épidémie, ces figures ont gagné en importance au cours des dernières décennies, alors que l’extension des réseaux numériques et techniques intègre toujours davantage le vivant à des environnements médiatisés, où la technique se constitue en milieu (Ellul 1977 p. 45). Littéraux ou figurés, le virus et le parasite permettent de penser les relations qui s’établissent entre différentes formes de vie, à une époque où s’affrontent politiques immunitaires et politiques de l’hospitalité, et où l’humain doit redéfinir sa place au sein d’un écosystème planétaire.

Si elles sont étroitement liées –le virus constituant un cas particulier de parasite– ces deux figures ont connu un parcours inverse, du point de vue disciplinaire. Notion plus récente, puisqu’elle date du XIXsiècle, le virus migre, dans les années 1980, du domaine médical jusqu’au domaine informatique et par conséquent médiatique et social (en décrivant par exemple les logiques systémiques des réseaux sociaux). Plus ancien, le parasite est issu du théâtre grec antique, où il concerne d’abord les relations familiales et sociales, et sera importé en biologie pour décrire un type spécifique de symbiose, où un organisme en exploite un autre pour se reproduire, s’abriter ou s’alimenter, une relation qui s’établit souvent aux échelles les plus petites du vivant (les vertébrés ne comportant que quelques espèces parasites, chez les poissons). Bien que ces transferts épistémiques suivent des parcours inverses, ils impliquent tous deux un changement d’échelle : du micro au macro, lorsque le virus passe du médical au sociotechnique ; du macro au micro, pour le parasite qui, de personnage humain au théâtre, devient parfois microorganisme en biologie. Ces changements d’échelles nous amènent à re-conceptualiser les relations qui se tissent au sein du vivant et de son environnement.

Ce renouvellement conceptuel nous intéressera dans ce numéro qui, au-delà du traitement thématique de l’épidémie et de la pathologie, se penche sur les relationsvirales ou parasitaires et leur fécondité dans l’œuvre littéraire. Actant systémique et invisible, le virus évoque l’épidémie et la contagion, mais aussi la transmission horizontale de gènes (par l’action des virus bactériophages), qui dessine des logiques héréditaires jusqu’ici négligées, brouillant les frontières entre les espèces. Il brouille également celle qui sépare le vivant du non-vivant. Le parasite figure quant à lui des relations d’exploitation et de dépendance, mais aussi de symbiose et de co-évolution. Parce qu’il modifie le fonctionnement de son hôte, détournant ses ressources tout en évitant la logique de l’échange, il se joue du système, le travaille de l’intérieur.

Les six contributions qui constituent ce numéro thématique nous permettent d’envisager le monde contemporain à partir du terrain ouvert par ces figures. Avant de leur laisser la parole, nous vous proposons un bref état des lieux théoriques où circulent aujourd’hui virus et parasites.

Ce numéro a été co-dirigé par Aude Leblond, Liliane Campos et Pierre-Louis Patoine. Matérialisant la convergence cybernétique du carbone et du silicone, il infecte alors aussi bien les ordinateurs que les humains, avec une intensité jusque-là inconnue. À partir de ce moment, il se diffuse de manière explosive au sein de la « culture postmoderne », finit par atteindre un plateau, où la culture est redéfinie en écologie virale. (2006, en ligne, notre traduction)

À partir de ce moment charnière, le virus apparaît comme le symbole de l’intrication non seulement du biologique et de l’informatique, mais plus largement de l’humain avec ses réseaux techniques, au sein du capitalisme tardif (ou postmodernité, telle que la définit notamment Jameson 1991). Les réseaux informatiques ont leurs virus ; les réseaux médiatiques et financiers, leurs logiques virales ; les réseaux sociaux et urbains, leurs épidémies. Dans chacun de ces cas, le virus lie le destin de l’humain à la vie des systèmes, qu’ils soient techniques, sémiotiques ou biologiques et migratoires. Nous verrons, avec l’étude qu’en propose Claire Larsonneur dans ce numéro, que l’œuvre de l’écrivain David Mitchell explore notamment ces liens complexes entre l’humain et les entités systémiques qui l’enveloppent et l’accompagnent.

II. Viralité des média

Figure de l’agentivité systémique, le virus permet entre autres de penser les logiques médiatiques contemporaines, alors que la contagion, la réactivité des systèmes d’information semblent primer sur la « vérité ». La campagne du président américain Donald Trump, en 2016, est à ce sujet exemplaire, bien que le caractère viral de toute entreprise de marketing/ propagande soit présente dès l’apparition des média de masse – ce qu’illustre par exemple la carrière du publicitaire Edward Bernays (1891-1995), neveu de Sigmund Freud, lecteur de Gustave Le Bon (l’auteur de La Psychologie des foules, 1895) et l’un des premiers « spin doctors », actif dès les années 1920. Le caractère viral de la circulation des idées a par ailleurs été identifié, dans les années 1970, par Richard Dawkins, avec sa notion de memequi, si elle renvoie au paradigme génétique (se voulant le pendant culturel du gène), mobilise tout de même un imaginaire de la contagion. Cet imaginaire a depuis nourri de nombreux projets critiques – voir par exemple la monographie que consacre Peta Mitchell (2013) à la force contagieuse de la métaphore.

Le rapprochement entre systèmes médiatiques et contagion apparaît également chez le philosophe américain Eugene Thacker, notamment dans un articlede 2005 où il commente le film de Danny Boyle 28 Days Later(2002). S’ouvrant sur les images d’une expérience médicale où des singes sont bombardés d’images médiatiques violentes, ce film nous plonge ensuite en pleine épidémie de « rage » où les humains deviennent des zombies aussi violents que ces images médiatiques initiales. C’est ici non plus leur sémioticité, mais la logique de la contagion infectant des réseaux qui unifie les différentes figures du virus (médiatique, informatique, biologique). Dans un article de 2001, les sociologues Boase et Wellman comparent ainsi les modes de contagion des virus informatiques, biologiques et publicitaires, que déterminerait la structure –ramifiée ou « tissés serrés »– des réseaux infectés. Ainsi, les réseaux « tissés serrés » favoriseraient la dissémination rapide du virus (quelle que soit sa nature), et augmenteraient la chance d’infection pour les membres du réseaux ; les réseaux ramifiés, quant à eux, permettraient au virus une dispersion plus large par des sauts entre milieux différents.

À l’heure où la pensée des réseaux (notamment au sens de Latour 1991) et des systèmes complexes modifie la manière dont les scientifiques de tous domaines approchent leurs objets, la notion de virus devient centrale. Informatiques et médiatiques, mais également économiques et financières, les logiques virales semblent intimement liées à un certain ordre néolibéral qui domine notre monde au tournant du millénaire.

III. Économie politique du virus : de la quarantaine à la résistance ?

En 1996, alors que sévit la « crise de la vache folle » (et que les scientifiques s’inquiètent des possibilités de transmission de l’encéphalopathie spongiforme bovine aux humains, via l’ingestion de viande contaminée), Jean Baudrillard met en relation civilisation techno-industrielle et logiques virales, dans l’une de ses tribunes publiées dans Libération:

C’est parce que le corps de la vache est devenu un non-corps, une machine à viande, que les virus s’en emparent. C’est parce que notre corps humain est devenu un non-corps, une machine neuronale et opérationnelle, qu’il est désimmunisé et que les virus s’en emparent. Et c’est aussi parce que l’informatique est devenue une pure affaire de technique médiatique qu’elle devient vulnérable à tous les virus de l’information.

Ici encore, le virus révèle la participation des vivants, humains et non-humains, à des réseaux techniques qui les dépassent et les déterminent. Le « devenir-machine » des corps humains et bovins au sein de ces réseaux n’est pas sans lien avec la manière dont le pouvoir économique s’exerce dans le capitalisme tardif, en réseaux financiers, en réseaux d’influence, par la main invisible mais puissante du Marché (ce dernier étant d’ailleurs sensible à la contagion émotionnelle : les marchés « s’affolent », les marchés sont « déprimés » ou « rassurés »). Comme l’écrit Bardini : « L’hypervirus gouverne notre époque comme un despote indifférent (il pratique l’indifférence libérale» (2005, en ligne, notre traduction). Figure de l’agentivité systémique, le virus rend visible la puissance et les modes d’action de ces réseaux financiers et techniques.

Écrivant dans la foulée des attentats du 11 septembre 2011, Baudrillard utilise ainsi l’image du virus pour évoquer la correspondance entre le « système de domination » d’une certaine « mondialisation triomphante », système décentralisé fonctionnant en réseaux, et son revers terroriste « de structure virale », contre lequel il peine à se défendre :

Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l’ombre portée de tout système de domination […]comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition –, contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien.

À partir de ces métaphores virales s’est développée toute une pensée critique consacrée aux « politiques immunitaires », notamment sous la plume de Roberto Esposito (2010), à la suite des travaux de Foucault sur le biopouvoir. Pour Esposito, la gouvernementalité contemporaine est obsédée par l’immunisation, obsession qui se traduit non seulement au niveau des politiques sanitaires, mais aussi des politiques sécuritaires, qui prennent par exemple la forme d’interventions préventives (militaires et policières) de plus en plus légitimées, dans les discours, par le terrorisme et son organisation virale. Si on revient à un niveau plus littéral, on constate que les épidémies qui ont marquées l’actualité des dernières années (grippe H1N1, Ebola) et la manière dont elles sont gérées se superposent aux inégalités Nord-Sud, donnant lieu à des fantasmes de « mise en quarantaine » qui influencent la manière dont nous régulons les territoires, les espaces habités, les transports, les réseaux (à ce sujet, voir notamment Manaugh et Twilley 2014 et Garcia 2013).

Face à ces réactions « immuno-politiques » et de mise en quarantaine, Thacker et Galloway (2007) proposent au contraire de mettre à profit les logiques virales pour en faire des stratégies de résistance face au pouvoir exercé en réseau. Ces philosophes notent que les virus se répandent aisément dans les environnements homogènes (comme les monocultures favorisées par l’industrie agroalimentaire), et pensent que les éléments subversifs (idées/memes, virus informatiques) peuvent exploiter la qualité homogène des réseaux (médiatiques, financiers, techniques). Les auteurs défendent donc l’idée d’actions techniques et politiques au niveau des réseaux.

Le principal attrait de la figure du virus, dans le contexte de ces analyses des sphères économique, politique et médiatique, réside dans sa capacité à révéler l’agentivité systémique, la structuration du pouvoir en réseaux complexes que traversent des contagions : dans cette perspective, le virus reste donc avant tout un agent pathogène. Nous verrons avec la contribution d’Éric Bapteste et de Liliane Campos qu’un récent changement de paradigme en virologie nous amène à compléter et à compliquer cette vision pathologique du virus, qui n’est plus seulement cause d’épidémies mortifères, mais apparaît comme contribuant de manière positive à de nombreuses formes de vie, permettant par exemple de diversifier les attributs génétiques de certains organismes.

IV. Du virus à la logique parasitaire : au-delà de l’approche pathologique

Le développement de ce nouveau paradigme est notamment dû au perfectionnement, au cours des dernières décennies, de la génomique environnementale, qui a rendu possible l’étude des microorganismes en dehors du laboratoire, grâce au séquençage de l’ADN trouvé dans des échantillons d’environnements naturels.Nous commençons ainsi à mieux comprendre les interactions complexes entre virus et bactéries au sein d’écosystèmes variés. Pour le première fois, l’étude des bactéries et des virus ne concerne plus prioritairement l’humain et ses maladies, mais des dynamiques environnementales beaucoup plus larges. Comme le souligne Éric Bapteste, l’étude des virus hors-laboratoire a démontré leur participation essentielle aux cycles écologiques et l’avantage qu’ils peuvent conférer à leurs hôtes, ce qui nous permet de dépasser une pensée du virus essentiellement réduit à son aspect pathologique. La génomique environnementale nous permet ainsi d’approfondir notre perception des forces écologiques qui nous entourent, un approfondissement mené en parallèle par l’art et la poésie contemporaine, qui viennent compléter le traitement plus traditionnel des formes animales et végétales par une attention portée aux microorganismes. Dans ce numéro, Sarah Bouttier se penche sur la manière dont quatre poètes et auteurs contemporains travaillent l’agentivité non-humaine de ces organismes minuscules.

Par ailleurs, on sait aujourd’hui que le transfert latéral de gènes, qui brouillent les frontières entre les espèces, est souvent le fait d’agents viraux (voir par exemple Canchaya 2003). Et que notre ADN porte en lui du matériel génétique d’origine virale, puisqu’aux origines de la vie, les bactéries phagocytent des virus, intègrent leur matériel génétique, et évoluent en s’hybridant. Les organismes complexes, les mammifères, l’humain, descendent de ces hybrides, et portent en eux ces assemblages génétiques complexes. La relation parasitaire (ici, le virus bactériophage parasitant la bactérie) redéfinit les limites de l’espèce, mais aussi celles de l’organisme, comme le démontrent les recherches récentes sur le microbiome. Comment définir une identité purementhumaine alors que notre corps compte plus de bactéries que de cellules propres, et que celles-ci contribuent de manière déterminante à nos humeurs ? Ces faits biologiques, nouvellement mis en lumière, sont au cœur des travaux de bio-artistes tels que Marion Laval-Jeantet ou François-Joseph Lapointe, mais concernent plus largement la manière dont nous concevons l’œuvre d’art aujourd’hui, dans la mesure où l’organisme constitue depuis l’Antiquité un modèle pour celle-ci. Le modèle organiciste est primordial chez les Romantiques, et reste influent, par exemple dans le Structuralisme, où le texte est constitué en corps autonome, en individu singulier et proportionné, par le jeu de ses relations internes. Or, virus et parasites nous empêchent de considérer l’organisme comme une unité séparée de son environnement, de ses milieux externes comme internes.

V. Le parasite, figure littéraire

Si le virus conjure principalement des notions de réseaux et de contagion, de force microscopique, systémique, sémiotique et génétique, le parasite constitue une catégorie plus globale qui concerne une relation symbiotique ne profitant pas également aux partenaires. Ce caractère plus général, cette appartenance à des échelles variées, influence la destinée culturelle et conceptuelle de la figure du parasite.

Comme l’explique Guillaume Bagnolini dans son article, la notion de parasite est un emprunt que les sciences naturelles font au domaine social, mais aussi artistique, car le parasite est un personnage théâtral hérité de l’antiquité. La richesse sémiotique et politique de cette figure à travers les siècles a fait l’objet d’un certain nombre d’études récentes : pour cerner l’évolution de son rôle artistique et politique, on se reportera notamment aux ouvrages de Florence Fix et Isabelle Barbéris (2014), ainsi que de Myriam Toman et Anne Tomiche (2001). Il constitue donc un terme particulièrement intéressant pour une pensée épistémocritique soucieuse de comprendre la manière dont le savoir circule entre les domaines scientifique, littéraire et artistique.

Pour Anne-Julia Zwierlein, cette circulation est visible au 19esiècle dans le développement en parallèle de la parasitologie (par des chercheurs comme Darwin ou T. Spencer Cobbold) et de la présence du parasite en littérature (chez Charles Dickens, George Eliot, Bram Stoker, Robert Browning, Thomas Hardy, H. G. Wells ou Conan Doyle). Selon Zwierlein, la transformation de la fonction littéraire du parasite au cours du siècle se conclut par son intériorisation psychologique, un déplacement qui aurait lieu vers la fin du 19echez Conan Doyle notamment.

Le siècle suivant reprendra pourtant à son compte le parasitisme comme stratégie d’écriture, chez des auteurs comme Nabokov, Joyce, Borges, et bien sûr William S. Burroughs, chez qui le langage est un virus parasite exploitant l’espèce humaine pour se reproduire (voir notamment son essai The Electronic Revolution, 1970). Contemporain de Burroughs, Philip K. Dick aura également traité le parasite de manière décisive, notamment dans son roman A Scanner Darkly(1977), qu’analyse Sophie Musitelli dans ce numéro. Dans les années 1980 – 2010, la figure du parasite est renouvelée par les œuvres de Don DeLillo ou William T. Vollmann, la poésie d’Antony Dunn (‘Bugs’ collection), Paul Farley, Susan Wicks ou Sarah Howe.

Nous avons donc affaire à un terme scientifique qui est déjàune figure littéraire, et qui n’a jamais cessé de l’être. Avec les articles de Fleur Hopkins et de Guillaume Bagnolini, ce numéro nous invite toutefois à explorer la manière dont la fiction se réapproprie les définitions biologiques du parasite. Nous suivrons ainsi les récursions d’une notion qui part de la littérature, et passe par la science avant de revenir à la littérature.

Les exemples littéraires cités ici participent toutefois d’une tendance artistique contemporaine plus générale, qui consiste à explorer le rôle des parasites face au système, et parfois à adopter le parasitisme comme posture de résistance. Dans la performance et l’art contemporain, le parasitage est plus qu’une simple thématique, il revêt ainsi une dimension politique qui en fait une véritable stratégie. Anna Watkins Fischer (2012) montre par exemple comment les œuvres parasites de Sophie Calle et de Chris Kraus s’inscrivent dans une tactique féministe qui se mime elle-même, et tire sa force de cette performance ironique et équivoque. Cette pratique parasitique est emblématique de ce que Fischer analyse par ailleurs (2014) comme un brouillage mimétique entre actions politiques radicales et cibles de ces actions, à l’ère des réseaux et de l’appropriation instantanée des stratégies. Le parasitisme comme pratique artistique et figure du discours sur l’art fait également l’objet  du collectif dirigé par Pascale Borrel et Marion Hohlfeldt, Parasite(s), Une stratégie de création.

Pour nombre de ces travaux, l’ouvrage que Michel Serres publie en 1980 (Le Parasite) fait référence. Il y proposeun modèle transversal où le parasite est constitué en modèle d’une relation asymétrique dont Serres analyse la logique et qu’il présente comme un catalyseur de la complexité et un transformateur de la communication, mais également comme un principe fondamental du vivant, où il représente une brisure de la relation commensale « idyllique », stable et circulaire, engendrant un temps linéaire puisqu’il « interrompt une répétition, il fait bifurquer la série du même » (p. 334). Contrairement à l’idylle stable et circulaire de la relation réciproque, le parasitisme serait un équilibre temporaire, qui ne peut se résoudre que par la crise : mort de l’hôte ou expulsion du parasite.

VI. Ambiguïté et richesse des relations parasitaires

Les définitions contemporaines du parasite, dans le domaine biologique, sont souvent marquées par une certaine ambiguïté. Par exemple, lorsqu’on parcourt l’ouvrage du biologiste Claude Combes, L’art d’être parasite(2010), on est frappé par l’anthropomorphisme des titres de chapitres tels que« La profession de parasite » ou « La profession d’hôte ». La lutte contre les parasites de tous ordres est pour Combes « l’un des premiers enjeux de l’homme ingénieur de lui-même », qui accompagne l’apparition de la culture chez Homo sapiens(359).  Mais alors que la biologie divise les relations d’associations du vivant entre parasitaires et mutualistes (lorsqu’il y a réciprocité dans les échanges de ressources), Combes note que cette distinction est « en grande partie arbitraire » (35). Par ailleurs, en microbiologie, les études du microbiote, qui fascinent bon nombre d’artistes contemporains (pensons par exemple au travaux de François-Joseph Lapointe ou d’Alanna Lynch), remettent en cause la relation parasitique du microbe au corps humain.

Si les humanités restent fascinées par le parasite, c’est notamment parce que celui-ci produit ainsi des relations ambiguës. Comme l’écrit la chercheure en littérature Jeanette Samyn, du point de vue des écosystèmes, les parasites « sont aussi des médiateurs, et en ce sens ils sont importants non seulement pour l’immunité, mais aussi pour la coexistence des espèces, pour la composition des communautés (c’est-à-dire la proportion de tel ou tel organisme dans une zone donnée), et pour la biodiversité », proposant ainsi une « troisième forme de relation qui n’est ni la participation ni l’évitement, ni l’élimination ni la redistribution, mais l’attribution de nouvelles fonctions [repurposing] » (notre traduction). Samyn propose ainsi de valoriser le potentiel politique des relations parasitaires, qui permettent d’imaginer des structures hétérarchiques, en remplaçant la logique verticale des hiérarchies par des relations de coopération.

Par ailleurs, le parasite est souvent présenté, dans les études littéraires, comme un perturbateur-révélateur : dans leur présentation de la figure du parasite, Myriam Roman et Anne Tomiche notent que le personnage du parasite permet d’interroger, à travers la relation à l’autre, la relation au soi, car« [c]’est de l’accueil de l’Autre qu’il s’agit, mais un Autre “parasite” qui représente souvent une figure du Même, un double de son hôte. » (11) Dans leur étude du parasite au théâtre, Florence Fix et Isabelle Barbéris soulignent le rôle ambigu de cette figure vitaliste, dialectique et amorale à la fois. Elles lient son positionnement sur le seuil de la maison ou dans les lieux de passage à un en-dehors de l’espace-temps du cycle productif. Sa fonction dramatique est ainsi de donner à voir la nature d’un système en y introduisant la cause d’un dysfonctionnement. C’est également ce qu’on observe chez Philip K. Dick, dont l’œuvre est analysée ici par Sophie Musitelli, lorsque la substance parasite (une drogue, dans A Scanner Darkly) révèle la matérialité neurochimique de la pensée et de la personnalité, mais aussi ses déterminants économiques et politiques.

VII. Présentation du numéro

Bien que les dynamiques virales et parasitaires se recoupent en partie, nous avons choisi de diviser ce numéro en deux sections ; c’est ainsi que les trois premiers articles portent plutôt sur la question du virus, alors que les trois derniers privilégient la question du parasite.

La contribution du biologiste Éric Bapteste et de la chercheuse en littérature Liliane Campos interroge les rapports entre les développements récents en virologie et la littérature contemporaine, notamment dans l’œuvre d’auteurs commeGreg Bear, David Mitchell, Judith Schalansky ou Zadie Smith. En examinant la traduction des formes d’action et des modes d’existence du virus par la forme littéraire, dans ses techniques narratives et stylistiques comme dans ses configurations thématiques, leur dialogue dresse un état des lieux des œuvres existantes et propose des pistes pour une littérature à venir. Mettant en avant une pensée du vivant où la relation prime sur l’individuation, les auteurs montrent que cette dernière ne peut plus être pensée en dehors d’assemblages complexes. Bien que cette idée ne soit nouvelle ni en science, ni en philosophie – on pense notamment à la discussion de la « guêpe-orchidée », par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux(1980, p. 17-20), la biologie contemporaine met sans cesse au jour de nouvelles relations latérales au sein de multiplicités organiques, encourageant la littérature à penser la progression narrative en dehors des simples lignées, de la « descendance » et des générations.

Cette réflexion autour des interactions entre les domaines microbiologique et littéraire se poursuit avec Sarah Bouttier, dont la contribution décortique des relations mutuelles, parasitaires ou bénéficiaires, entre formes humaines et non-humaines d’agentivité au sein des poèmes contemporains de Christian Bök, Les Murray, Pattian Rogers et des textes plus théoriques d’Aaron Moe. Comment les microbes, les animaux et les végétaux participent-ils à l’écriture des poèmes dont ils sont les sujets ? Bouttier analyse le traitement poétique des formes de vie non-humaines à différentes échelles : alors que le microscopique est souvent présenté comme étant doté d’une agentivité contrastée, soit très forte, soit presque nulle, les êtres vivants appartenant à notre échelle (animaux et végétaux) se voient attribuer des modalités d’action plus nuancées.

Claire Larsonneur touche également aux modes d’action du microscopique, non plus dans la poésie, mais dans le roman contemporain. A travers son étude des dynamiques virales dans les romans de David Mitchell, Larsonneur montre que la question de la viralité est souvent associée, dans notre culture contemporaine, à celle de l’agentivité systémique devant laquelle l’individu se sent désarmé, angoissé par des logiques de transmission et de contamination qui rongent son indépendance, son autonomie. Dans un monde où les systèmes techniques et machiniques semblent gouverner la destinée de l’individu, le figure du virus, qui s’incarne dans les « non-corpum » qui hantent Ghostwritten(1999) et The Bone Clocks(2014) permet de métaphoriser les peurs liées à cette gouvernance et à des questions refoulées comme celle de l’âme. Finalement, et comme en discutent également Éric Bapteste et Liliane Campos, le virus permet de penser l’action et le récit à des échelles de temps qui redistribuent les catégories habituelles du passé, du présent et du futur, au profit de temporalités fractales ou labyrinthiques où se ré-agencent l’humain et le non-humain.

Nous nous tournons vers la figure du parasite avec la contribution de Guillaume Bagnolini qui nous entraîne dans une promenade érudite à travers une série d’exemples littéraires et biologiques illustrant différents aspects de cette notion hybride. De l’Antiquité grecque aux 19eet 20esiècles, le parasite incarne des formes de relations variées, tour à tour créatrices et destructrices, souvent perturbatrices des processus de communication. Guillaume Bagnolini s’intéresse tout particulièrement aux stratégies mimétiques, qui permettent au parasite de déjouer les assignations identitaires et qui créent des effets d’inquiétante familiarité.

Les liens entre formes de subjectivation et relation parasitaire sont également au cœur de l’analyse du roman de Philip K. Dick, A Scanner Darkly (1977),que nous propose Sophie Musitelli. Liée, comme chez William S. Burroughs, à celle de la drogue et de l’addiction, la figure du parasite traverse l’écriture de Dick. Dans A Scanner Darkly, le personnage parasité est entraîné dans un devenir-végétal où la substance addictive, qui provient d’une fleur, le réduit à une pure entité perceptive, objectale et machinique, redéfinissant ainsi l’ordre ontologique et les hiérarchies sujet-objet qui structurent le monde dans lequel il perçoit et agit. Agent neurochimique parasite, la drogue remodèle la conscience, donc la langue et les capacités narratives des personnages, mais aussi, comme le démontre avec finesse Musitelli, le texte lui-même, qui cherche alors à décrire une « perception obscure » qui n’est pas maîtrisée par un sujet stable et unifié, et qui ne lui donne pas accès à ses propres sources neurologiques.

Finalement, dans le parcours que nous propose Fleur Hopkins, l’humain change de statut : de parasité il devient parasite, investissant imaginairement le corps du plus grand des mammifères, la baleine. En nous présentant différentes incarnations de la figure de la baleine-vaisseau, de la baleine-milieu, Hopkins trace une nouvelle ligne de force organisant la pensée du parasite.Du mythe de Jonas à la science-fiction contemporaine, en passant par l’architecture d’un théâtre au 19esiècle, son article se penche sur une série de cas de relations symbiotiques, parasitaires ou commensales, entre baleines et humains, montrant les formes que prennent ces relations au sein de ces récits.

Bibliographie

1. Virus et parasites en biologie

Bradford A. H., Pattern and Process in Host – Parasitoid Interactions, Cambridge, CUP, 2005 [1994].

Canchaya C., et al. « Phage as Agent of Lateral Gene Transfer », Current Opinion in Microbiology, Vol. 6, no. 4, 2003, p. 417-424.

Claverie J-M. et C. Abergel, « Les virus sont-ils vraiment des virus? », Virologie, vol. 17, no. 4, juillet-août 2013. En ligne : [http://www.jle.com/fr/revues/vir/e-docs/les_virus_sont_ils_vraiment_des_virus__297464/article.phtml?tab=texte] (consulté le 19 décembre 2017).

Combes C., L’art d’être parasite, Les associations du vivant, Paris : Flammarion,

Champs Sciences, 2010 (éd. revue et commentée).

Luria S. E. et M. Delbrück, « Mutations of bacteria from virus sensitivity to virus resistance »,Genetics, vol. 28, 1943, p. 491-511.

Orgel L. E. et F. H. C. Crick, « Selfish DNA: the Ultimate Parasite », Nature, vol. 284, 17 avril 1980, p. 604-607.

Saïb A. (dir.), 2013, Panorama de la virologie, Paris, Belin, 2013.

Thacker E., 2005, « FCJ-018 Living Dead Networks », The Fiberculture Journal, no. 4, 2005.

2. Le parasite et le parasitisme dans la littérature et la théorie critique 

Barbéris I. et F. Fix (dir.), Le Parasite au théâtre, Paris, Orizons, 2014.

Borrel P. et M. Hohlfeldt (dir.), Parasite(s), Une stratégie de création, Paris, L’Harmattan, 2010.

Hillis Miller J., « The Critic as Host », in H. Bloom, P. de Man, J. Derrida, J. Hartman et J. H. Miller (dir.), Deconstruction and Criticism, Londres, Routledge, 1979, p. 142-170.

Gullestad A. M., « Literature and the Parasite », Deleuze Studies,vol. 5, no. 3, 2011, p. 301-323.

James R., « Synecdoche and Literary Parasitism in Borges and Joyce », Comparative 

Literature, vol. 61, no. 2, 2009, p. 142-159.

Ramey J., « Joycean Lice and the Life of Art », College Literature, vol. 39, no. 1, 2012, p. 27-50.

Roman M. et A. Tomiche (dir.), Figures du Parasite, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2001.

Samyn J., « Anti-anti-parisitism », New Inquiry, 18 septembre 2012. En ligne : [https://thenewinquiry.com/anti-anti-parasitism/] (consulté le 25 avril 2018).
Serres M., Le Parasite, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1997 [1980].

Watkins Fisher A., « Manic Impositions: the Parasitical Arts of Christ Kraus and Sophie Calle »,Women’s Studies Quarterly, vol.  40, no. 1-2, 2012, p. 223-235.

Watkins Fisher A.,« User Be Used: Leveraging the Play in the System », Discourse, vol. 36, no. 3, 2014.

Wright J. C., « Self-Parasitism, Shared Roots, and Disembodied Meters within Nabokov’s Eugene OneginProject », Ulbandus: The Slavic Review of Columbia University, vol. 10, 2007, p. 63-78.

Zwierlein A-J., « From Parasitology to Parapsychology: Parasites in Nineteenth Century Science and Literature », in Unmapped Countries: Biological Visions in Nineteenth-Century Literature and Culture,Anthem Press, 2005.

3. Le virus et la viralité dans la littérature et la théorie critique

Amerika M., « Literary Ghosts: Liner Notes », Culture Machine, vol. 5, 2005.

Bardini T., « Viral Life, at Last », NatureCulture, no. 4 (Life under Influence). En ligne : [http://natureculture.sakura.ne.jp/04-life-under-influence/] (consulté le 19 décembre 2017).

Bardini T., « Hypervirus : A Clinical Report », CTheory : 1000 Days of Theory, 2006.

Blas Z., « Virus, Viral », Women’s Studies Quaterly, vol. 40, no. 1-2, 2012, p. 29-39.

Boase J. et Barry Wellman, « A Plague of Viruses : Biological, Computer and Marketing », Current Sociology, vol. 49, no. 6, 2001, p. 39-55.

Caron D., « Reclaiming Disease and Infection : Jean Genet and the Politics of the

Border », in AIDS in French Culture: Social Ills, Literary Cures, Wisconsin UP, 2001.

Dougherty S., 2001, « The Biopolitics of the Killer Virus Novel », Cultural Critique, vol. 48, 2001.

Goodman S., « Contagious Noise: From Digital Glitches to Audio Viruses », in Parikka J. et T. D. Sampson (dir.), The Spam Book: On Viruses, Porn and Other Anomalies From the Dark Side of Digital Culture, New York, Hampton Press, 2009.

King M., « Anarchist and Aphrodite: On the Literary History of Germs », in Rütten T. et M. King (dir.), Contagionism and Contagious Diseases: Medecine and Literature 1880-1933, Walter de Gruyter, 2013.

Parikka J., Digital Contagions. A Media Archeology of Computer Viruses, New York, Peter Lang, 2007.

Varela J. A., Vortex to Virus, Myth to Meme: The Literary Evolution of Nihilism and Chaos in Modernism and Postmodernism, Sarrebruck, VDM Verlag, 2009.

4. biopouvoir, contagion, immunité

Baudrillard J., « Ruminations pour encéphales spongieux », Libération, 15 avril 1996.

Baudrillard J., « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 2 novembre 2001.

Bertonèche C. (dir.), Bacilles, phobies et contagion : les métaphores de la pathologie, Paris, Michel Houdiard, 2012.

Dawkins R., The Selfish Gene, Oxford University Press, 1989 [1976].

Dawkins R., « Viruses of the Mind », in B. Dahlbom (dir.), Dennett and His Critics: Demystifying the Mind, Hoboken, Wiley-Blackwell, 1995.

Deleuze G. et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.

Derrida J., 1994, « The Spatial Arts: An Interview with Jacques Derrida », in Brunette P. et D. Wills (dir.), Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media Architecture, Cambridge UP, 1994.

Ellul J., Le Système technicien, Paris, le cherche midi, 2012 [1977]

Esposito, R., Communauté, immunité, biopolitique, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010.

Garcia D., « Architectures of Quarantine and Containment », Archipelago podcast, 27 septembre 2013.

Haraway D., « Biopolitics of Postmodern Bodies: Constitutions of Self in Immune System Discourse », in Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.

Jameson F., Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke UP, 1991.

Manaugh G. et N. Twilley, « Ebola and the Fiction of Quarantine », The New Yorker, 11 août 2014.

Martin E., Flexible Bodies: Tracking Immunity in American Culture, Boston, Beacon Press, 1994.

Mitchell P., Contagious Metaphor, Londres, Bloomsbury/A&C Black, 2013.

Ramon C., « Derrida. Éléments d’un lexique politique », Cités, no. 30, 2007.

Sampson T. D., « Contagion Theory Beyond the Microbe », CTheory : special issue « In the Name of Security », 2011.

Sampson, T. D., Virality: Contagion Theory in the Age of Networks, Minnesota UP, 2012.

Sontag S., Illness as Metaphor; and, AIDS and its Metaphors, New York, Picador, 2001 [1989].

de Tarde G., Les lois de l’imitation, Paris, Kimé, 1993 [1890].

Thacker E. et A. Galloway, The Exploit: A Theory of Networks, Minnesota UP, 2007.

Vitale F., « Biologie et déconstruction. Entre Ameisen et Derrida », RueDescartes no. 82 : (In)actualités de Derrida, 2014.

Wald P., Contagious: Cultures, Carriers, and the Outbreak Narrative, Durham, Duke UP, 2008.

Wolfe C., Before the Law: Humans and Other Animals in a Biopolitical Frame, U. of Chicago Presss, 2012.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII




Nouveaux paradigme du virus et du parasite

Sommaire :

1 – Liliane Campos et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle : Nouveaux paradigmes du virus et du parasite, entre littérature, biologie et théorie critique
2 – Eric Bapteste, CNRS, et Liliane Campos, Sorbonne Nouvelle : Raconter le virus : Dialogue interdisciplinaire sur la transposition narrative du discours biologique.
3 – Sarah Bouttier, École Polytechnique : The “Right” Amount of Agency: Microscopic Beings vs Other Nonhuman Creatures in Contemporary Poetic Representations
4 – Claire Larsonneur, Université Paris VIII, Viralité et humanité : la figure du non-corpum chez David Mitchell
5 – Guillaume Bagnolini, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Le parasite, de l’être mimétique à l’inquiétante familiarité
6 – Sophie Laniel-Musitelli, Université de Lille, « The drive of unliving things » : Parasitisme et addiction dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick
7 – Fleur Hopkins, CNRS THALIM, Dans le ventre de la baleine : voyages intérieurs et métaphore parasitaire dans la culture populaire

Hors dossiers :

8 – Mathieu Gonod, Lycée La Martinière Monplaisir, Forme et savoirs du vivant dans La vie et les opinions de Tristram Shandy
9 – Micheline Louis-Courvoiser, Université de Genève, La folie de Mme Fol (18e siècle). Une intranquillité de la chair




Liaisons dangereuses et biologie de l’évolution

Liaisons dangereuses et biologie de l’évolution : compte-rendu du roman Conflits intérieurs d’Éric Bapteste

 par Pierre-Louis Patoine

Et si l’humanité n’était pas maître de son destin?

 

C’est sur cette question provocatrice que s’ouvre l’admirable fable scientifique d’Éric Bapteste, Conflits intérieurs. Celle-ci nous confronte d’emblée au rapport du 8 569 425 789 324 562 178e comité de supervision – comité à l’identité mystérieuse mais dont le numéro suggère déjà son appartenance à une échelle d’existence non-humaine. Premier d’une série qui émaille le récit, et lui donne un air de science-fiction, ce fragment amorce la remise en cause d’une certaine vision de l’humain, qui serait indépendant de son environnement et des organismes qui y fourmillent, et qui commanderait ce grand vaisseau appelé Terre, ayant remporté seul la « course de l’évolution ».

 

Il est aujourd’hui urgent d’interroger le rapport que nous entretenons avec notre environnement et l’une des qualités de cette œuvre, qui mélange vulgarisation scientifique et intrigue romanesque, est de nous fournir des éléments de réflexion pour repenser la manière dont les formes de vie animales, végétales, humaines ou microbiennes se développent ensemble au sein des écosystèmes. Car c’est d’une vision renouvelée du vivant, et de la place de l’humain en son sein, dont nous débattrons tout au long de cet ouvrage qui nous plonge au cœur de la recherche contemporaine en biologie évolutive.

 

Cette plongée suit le fil d’une rivalité entre deux scientifiques fictifs. D’un côté, l’égoïste John Hatch, célèbre professeur à l’Université McGill et directeur du prestigieux H’Lab ; de l’autre, Robert Beaubien, responsable du laboratoire « Coopération et évolution » de l’Université de Montréal. Le premier est obsédé par la compétition, principe qui ordonnerait la totalité des relations biologiques. Le second travaille sur les innombrables formes de coopération et d’échange qui traversent et structurent le vivant.

 

Leur nomination simultanée pour le prix Crafoord (le Nobel des disciplines non-éligibles à la prestigieuse récompense suédoise, comme la biologie) déclenchera des tractations au travers desquelles nous découvrirons les rouages et acteurs de la recherche universitaire. Des personnages attachants, tels que Xavier et Laura, doctorant et post-doctorante, se trouvent mêlés à cette rivalité intellectuelle et personnelle, nous laissant apercevoir diverses trajectoires de chercheurs, jeunes ou confirmés, avec leurs méandres et leurs aléas, leurs joies et leurs angoisses, leurs espoirs et leurs regrets. Les manœuvres de ces personnages, que nous suivons pendant une année rythmée par les rituels académiques –conférences et publications, évaluations supposées en double aveugle, travaux doctoraux et vie quotidienne des laboratoires– font écho aux dynamiques coopératives et compétitives qu’étudient Hatch et Beaubien.

 

Le lecteur peut ainsi s’amuser à mesurer les ressemblances entre ces dynamiques biologiques et leurs versions sociales et affectives. Bapteste met astucieusement en pratique les leçons de biologie de l’évolution qui surgissent au fil des pages. En effet, les échanges entre personnages constituent souvent des moments de vulgarisation dialoguée, où le lecteur se confronte aux idées novatrices et passionnantes de la biologie contemporaine: remise en cause de la notion d’espèce à la lumière de l’imbrication d’organismes différents (tels que l’assemblage termitière-termites-champignon); rôle des gènes dans la compétition entre individus; prédominance de l’ADN microbien au sein du génome humain…

 

Comme dans ce domaine biologique de plus en plus complexe, impossible de s’en tenir à un manichéisme de base dans Conflits intérieurs (même si le lecteur préférera forcément certains personnages) et le duel Hatch-Beaubien, avec ces effets collatéraux imprévus, amènera ses dynamiques de coopération et de compétition dans des directions étonnantes!

 

À travers un récit simple et efficace, écrit dans un style limpide, Conflits intérieurs réussit à être pédagogique sans être pédant. Le parti pris de la « fable scientifique » apporte une réelle fraîcheur à un texte atypique, qui reste littéraire malgré sa volonté vulgarisatrice. Dilemmes moraux, intrigue amoureuse, portrait du monde de la recherche, ce récit informatif et divertissant nous permet de ré-imaginer le monde du vivant et d’entrevoir de nouvelles possibilités de relations entre les humains et leurs partenaires biologiques. En repensant la relation entre compétition et collaboration, en reconsidérant les rapports entre « gagnants et perdants », Conflits intérieurs ouvre la voie à de nouvelles manières d’envisager les lois de la nature, bien sûr, mais aussi celles de l’Histoire humaine et de nos histoires personnelles.