Sommaire. Neurosciences, arts et littérature.

Hervé-Pierre Lambert
Présentation

I. La synesthésie, une révolution scientifique et culturelle
Carol Steen
Synesthesia : Seeing the World Differently

Marcia Smilack
The Language of Synesthesia

Lynne Duffy
Landscapes of Blue, the iconic color-even for synesthetic experience

II. Littérature, arts, neuroculture
Suzanne Anker
"The Brain is wider than the Sky"

Jérôme Goffette
Dopage mental : l'anthropotechnie des psychostimulants entre réalité et fiction

Hervé-Pierre Lambert
Neurologie et littérature, à l’époque de la neuroculture

III. Littérature et psychologie cognitive
Jérôme Pelletier
Les émotions sont-elles sensibles au contraste entre le réel et l’imaginaire ?

Joseph Carroll
The Truth about Fiction: Biological Reality and Imaginary Lives

Chiara Cappelletto
Théâtre et neurosciences




Présentation. Neurosciences, arts et littérature.

Les découvertes dans le domaine des neurosciences ont commencé avant la révolution de la neuroimagerie des années 1990, qui est souvent venue confirmer les paradigmes, comme pour la perception visuelle. Dans La fabrique des idées, Marc Jeannerod, faisant l’histoire de sa discipline, la neuropsychologie, fait remonter au début des années 1960 son émergence. Dès 1959, David Hubel et Torsten Wiesel à l’Université de Harvard, avaient révolutionné la neurophysiologie de la perception visuelle, en montrant le rôle du cortex dans la perception visuelle, découverte pour laquelle ils obtinrent le Prix Nobel de médecine, et qui ouvrit la voie aux recherches modernes sur la localisation et la spécialisation. Si les neurosciences ont pour objet l’étude du système nerveux, elles incluent ou cherchent à inclure aujourd’hui les sciences cognitives qui, comme l’écrit Jean Petitot dans Neurogéométrie de la vision, sont maintenant « considérées comme des sciences naturelles des facultés cognitives et des activités mentales » (27). En introduction à son livre de 2012, The Age of Insight: The quest to understand the unconscious in art, mind, and brain, le Prix Nobel de médecine, Eric R. Kandel écrit :

 
The central challenge of science in the twenty-fist century is to understand the human mind in biological terms. The possibility of meeting that challenge opened up in the late twentieth century, when cognitive psychology, the science of mind, merged with neuroscience, the science of the brain. (XIV).
 
Conséquence du développement des neurosciences, les pratiques médicales et sociales, les remèdes psychopharmacologiques, les techniques d’intervention sur le cerveau, ont entraîné de nouvelles manières d’être ainsi qu’une révolution intellectuelle. Des domaines entiers des sciences dites sociales sont étudiés sous l’angle neuronal. Le paradigme physicaliste, avec sa conception naturaliste du monde, est devenu dominant. Jean-Pierre Changeux, dans un livre emblématiquement intitulé Du vrai, du beau, du bien : une nouvelle approche neuronale, se fait l’interprète des conséquences des découvertes des neurosciences sur l’histoire des idées et des représentations :
 
Plusieurs présupposés idéologiques, qui sont monnaie courante dans les sciences de l’homme, doivent être déconstruits. Première opposition réductrice : la dualité corps-esprit. Le programme de la neuroscience contemporaine est d’abolir cette distinction archaïque ; […] Deuxième opposition : l’opposition nature-culture. […] Le culturel est conséquence de la plasticité épigénétique des réseaux nerveux en développement. Paradoxalement, on peut dire que le culturel est d’abord trace biologique ou, plutôt, neurobiologique. Il n’y a donc pas opposition entre naturel et culturel. […] Les êtres humains ont une histoire d’abord au niveau de leur organisation neuronale emboîtée au sein de leur génome ».(104)
 
 
De nouvelles terminologies sont apparues, neuroéconomie, neurothéologie, neuroéducation, neurophilosophie, neuroéthique, neuroesthétique. Le préfixe neuronal indique une nouvelle approche physicaliste de ces activités qui relevaient auparavant des sciences humaines et qui sont aujourd’hui rapprochées des sciences naturelles, marquant ainsi un changement épistémologique majeur.
 
A côté de cette expansion des neurosciences dans les idées, c’est l’imaginaire culturel des sociétés qui s’est aussi transformé avec l’apparition d’une neuroculture qui se manifeste sous des formes multiples : la neurolittérature, la production cinématographique, mais aussi tous les discours publicitaires sur les médecines du cerveau, et notamment les psychostimulants, les pratiques de neurofeedback ou de méditation, la production dite pop des neurosciences, l’art contemporain, les jeux vidéo, la robotique et la nouvelle interface entre le cerveau et l’ordinateur, etc. Alors qu’une neurobiologie des arts, de la musique et de la littérature se développe, le mot de neuroesthétique a été créé sur le modèle des autres formations en « neuro ». Issue de la neurophysiologie de la vision appliquée aux productions esthétiques visuelles – en fait très majoritairement la peinture occidentale -, elle s’est donnée pour but l’étude des lois de la création et de la réception des œuvres d’arts visuels, continuant à vrai dire les études des psychologues cognitivistes sur l’art tels Ernst Gombrich, comme le rappelle Eric Kandel. L’artiste peintre est considéré comme un neuroscientist. Reprenant une idée de Helmholtz, Seki lança l’idée que des artistes comme les Impressionnistes, les Fauvistes pour la couleur, Cézanne, Mondrian et Malevitch pour la ligne et les formes, Calder pour le mouvement, ont exploré les aires visuelles du cortex visuel. Pour Seki la neuroesthétique possède un but plus fondamental, qui est de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique : « All human activity is dictated by the organization and laws of the brain, that, therefore there can be no real theory of art and aesthetics unless it is neurobiologically based » (14).
 
A l’écart de ces déclarations de principe, les psychologues cognitivistes contemporains ont conservé cette idée que les artistes agissent comme des neuroscientists, mais parce qu’ils savent utiliser les lois du cerveau qui ne sont pas toujours les lois de la physique. Dans un texte souvent cité, Patrick Cavanagh écrivait en 2005:
 
There is, however, an ‘alternative physics’ operating in many paintings that few of us ever notice but which is just as improbable. These transgressions of standard physics — impossible shadows, colours, reflections or contours — often pass unnoticed by the viewer and do not interfere with the viewer’s understanding of the scene. This is what makes them discoveries of neuroscience. Because we do not notice them, they reveal that our visual brain uses a simpler, reduced physics to understand the world. Artists use this alternative physics because these particular deviations from true physics do not matter to the viewer: the artist can take shortcuts, presenting cues more economically, and arranging surfaces and lights to suit the message of the piece rather than the requirements of the physical world. In discovering these shortcuts artists act as research neuroscientists, and there is a great deal to be learned from tracking down their discoveries. The goal is not to expose the ‘slip-ups’ of the masters, entertaining as that might be, but to understand the human brain.
Art in this sense is a type of found science — science we can do simply by looking. (Nature, 301)
 
 
La neurophysiologie de la vision et la psychologie cognitive appliquée à l’art ont expliqué pourquoi il est si facile de suggérer à l’esprit humain des objets à trois dimensions sur un espace à deux dimensions : la ligne, traitée dès V1, la première zone spécialisée du cortex visuel, est vue aussi comme s’il s’agissait du contour d’une forme. Eric Kandel écrit à la suite de Livingstone : « the ability of our visual system to interpret contours as edges in a drawing is but one example of our remarkable ability to see a three-dimensional figure on a two-dimensional background » (273) et l’exemple donné est celui des peintures pariétales à Lascaux.
 
La révolution synesthésique
C’est presque un paradoxe, mais l’une des grandes révolutions liées aux neurosciences est la reconnaissance scientifique définitive du phénomène de la synesthésie. En effet, la synesthésie a pu longtemps paraître une question liée à la littérature, depuis le romantisme allemand et le symbolisme français pour ne parler que des traditions occidentales. Mais la reconnaissance scientifique de la synesthésie, dans les années 1980 et 1990, comme un phénomène neurologique, a dégradé la synesthésie présente en littérature au rang de pseudosynesthésie. Ce que l’on appelle la révolution synesthésique a un double aspect, car la connaissance scientifique s’est doublée d’une révolution culturelle dont Carol Steen et Patricia Lynne Duffy ont été les actrices. La publication par Cytowix en 1993 d’un livre écrit sur le modèle des livres de Luria et d’Oliver Sacks, The Man who tasted shapes fut l’une des causes de cette révolution culturelle. Ce livre venait après les études de Cohen-Baron et Hamilton en Grande-Bretagne et de Marks aux USA. Le génie communicationnel de son auteur allait en faire un phénomène culturel, un produit d’une neuroculture qu’il contribuait à façonner. En écoutant Cytowic, de nonbreux synesthètes ont reconnu leur cas, resté jusqu’alors dans la méconnaissance et le secret, parmi lesquels Carol Steen. L’artiste allait écrire en 2001 un article retentissant dans Leonardo : pour la première fois une peintre écrivait sur sa synesthésie et montrait comment celle-ci avait été présente dans ses œuvres ; mais surtout, elle expliquait comment la révélation de l’existence de sa synesthésie l’avait amenée à essayer de représenter ses visions de l’intérieur. Au même moment, Patricia Lynne Duffy publiait un livre devenu culte, Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synaesthetes Color Their Worlds, livre constitué d’un récit autobiographique et d’un essai. Ce livre allait servir de modèle aux récits de fiction, les neuromans écrits sur la synesthésie.
 
Avec son article « Seeing the world differently », Carol Steen a bien voulu nous livrer ses commentaires sur des œuvres nouvelles et poursuivre ses réflexions sur l’art et la synesthésie, qui vont paraître cette année dans l’Oxford Handbook of Synesthesia. Elle nous a donné aussi un travail pionnier tout à fait extraordinaire, des images digitales au plus près de ses percepts synesthésiques. Patricia Lynne Duffy nous propose un essai sur la synesthésie de la couleur bleue « Landscapes of Blue, the iconic color-even for synesthetic experience ». Marcia Smilack doit à Carol Steen de l’avoir aidée à découvrir sa propre synesthésie. Elle est devenue photographe de ses perceptions synesthésiesques, à partir d’images de reflets dans l’eau. Elle photographie – sans les retoucher – les images de reflets quand ceux-ci déclenchent en elle des sons musicaux. Dans l’essai qu’elle a bien voulu nous envoyer, « The language of synesthesia », elle décrit ce phénomène et explique son procédé de création artistique.
La première partie de ce numéro est donc écrite par les trois actrices pionnières de la révolution culturelle de la synesthésie et constitue un événement historique en France qui fut le pays de l’audition colorée mais qui a raté le « neurological turn » de la synesthésie et, d’une manière plus générale, la révolution des neurosciences sur les arts et la littérature…
 
La seconde partie de ce numéro est consacrée aux relations entre littérature, arts et neurosciences. Dans son article « Neuroculture », paru dans Nature, Suzanne Anker s’interrogeait sur le sens de la neuroculture, réflexion qu’elle poursuit ici dans un article intitulé « The Brain is wider than the Sky » où elle se réfère également à son expérience de curateur de l’exposition Contemporary Art and Neuroscience au Musée Pera d’Istanbul. Suzanne Anker se méfie du discours dominant actuel, parfois doctrinaire, des neurosciences, dont elle critique la conception presque fétichisante de la neuroimagerie, notamment l’IRMF, qui conduit selon elle à des aberrations. L’artiste emprunte à Dickinson la métaphore de l’éponge et à la biologie le modèle nerveux de ce même organisme afin de proposer une représentation distanciée du cerveau humain qui interroge la relation entre art et neurosciences.
 
L’émergence d’un moi neurochimique, « the neurochemical self » est devenue l’une des composantes de la neuroculture. Les psychostimulants sont des produits qui symbolisent ce transfert du laboratoire à la neuroculture. Dans son article « Dopage mental : l’anthropotechnie des psychostimulants entre réalité et fiction », Jérôme Goffette poursuit son étude de la rhétorique de présentation des produits psychostimulants et du nouvel imaginaire qu’ils créent et qui les entourent. Le chercheur observe que les psychostimulants ne sont pas seulement utilisés à leurs fins premières, thérapeutiques, mais que leur utilisation est détournée vers d’autres buts, notamment des usages anthropotechniques qui visent à améliorer nos performances ou à modifier nos états mentaux, à tel point que la réalité semble dépasser aujourd’hui les anticipations de la science-fiction.
L’article intitulé « Littérature, neurosciences, neuroculture » tente de cerner le phénomène de la neurolittérature et du neuroroman. Ce phénomène désigne la littérature de fiction ou d’autofiction qui a émergé de manière massive à partir des années 1990 et qui prend pour thème (principal ou secondaire) un syndrome neurologique, comme le syndrome de Tourette, l’autisme, la migraine à aura, mais aussi des syndromes plus rares, comme le syndrome de Capgras, redevenus d’actualité avec la montée en puissance de la neuropsychologie.
La question des rapports entre neurologie et littérature se situe dans la continuité de deux traditions : d’un côté, la narration littéraire de cas neurologiques avec recherche d’un effet empathique, qu’illustrent les textes d’Oliver Sacks, à la suite de ceux du Russe Louria ; l’autre tradition, qui connaît une nouvelle vitalité, est celle du diagnostic spéculatif qui consiste à interpréter l’œuvre d’artistes disparus à partir d’éléments neurologiques. Entre science, communication et spéculation, se trouve aussi le genre de la vulgarisation qui peut basculer parfois dans la « pop neuroscience ». L’une des conséquences majeures des neurosciences sur la culture et l’esthétique réside dans la transformation révolutionnaire du rapport des artistes à leur propre condition. La représentation de la vision de l’intérieur est l’expression qui vient nommer cette nouvelle tendance où les artistes prennent leur condition « neurologique » comme source d’inspiration visuelle ou narrative.
 
Le troisième aspect des neurosciences abordé dans ce numéro est celui des relations entre sciences cognitives, art et littérature. Les sciences cognitives cherchent à connaître les mécanismes émotionnels et intellectuels induits par l’art et la littérature, par la fiction. En réalité, l’application des sciences cognitives à la littérature se fait essentiellement sans les littéraires, elle est le fait de spécialistes des sciences cognitives. Une tentative « littéraire » d’utiliser les instruments des sciences cognitives pour interpréter la littérature, les œuvres ou les états mentaux qui lui sont liés, a été particulièrement médiatisée aux Etats-Unis[1]. Et s’il existe un certain nombre d’ouvrages publiés – comme par exemple The neural imagination: Aesthetic and Neuroscientific Approaches to the Arts d’Irving Massey -, ce qui se présente comme une discipline émergente en reste pour le moment à un stade programmatique. A dire vrai, il n’est pas facile de devenir rapidement compétent dans une discipline comme la psychologie cognitive lorsque l’on vient du monde des lettres. La psychologie cognitive repose sur des recherches en équipe et en laboratoire qui ne font pas partie de la tradition des humanités et elle est de plus en plus liée à la neuroimagerie, qui requiert encore d’autres compétences redoutables. Pour les littéraires, il est encore trop tôt pour savoir si le recours à la psychologie cognitive, dont l’accès est ingrat et ardu, se révélera pour eux un trail ou un Holzweg.
 
Dans son article « Les émotions sont-elles sensibles au contraste entre le réel et l’imaginaire », le philosophe cognitiviste Jérôme Pelletier rend compte de ses recherches actuelles sur la nature des émotions que le lecteur ou le spectateur éprouve face à des personnages ou événements reconnus comme fictifs. L’hypothèse qu’il cherche à tester est que les réponses émotionnelles à l’égard des scènes fictionnelles identifiées comme telles sont des «émotions sémantiques», une catégorie d’émotions différente des émotions provoquées dans le réel.
 
L’école italienne de sciences cognitives s’est intéressée de manière pionnière à la notion d’empathie. Chiara Cappelletto dans son article « Théâtre et neurosciences : fiction versus naturalisation » rappelle les deux découvertes les plus significatives pour la performance théâtrale — celle d’A. Damasio concernant le marqueur somatique et celle de chercheurs italiens conduits par G. Rizzolatti sur les neurones miroir — avant de présenter sa propre thèse qui est celle de la naturalisation du théâtre, pensé de fait comme une catégorie naturelle.
Joseph Carroll dans « The Truth about Fiction: Biological Reality and Imaginary Lives » montre le lien entre neurosciences, littérature et psychologie évolutionniste. La psychologie évolutionniste accompagne en effet de près les recherches des neurosciences, comme le montrent aussi les références de Jean-Pierre Changeux, dans son cours de 2004, aux thèses d’Edward O. Wilson et d’Ellen Dissanayake, deux chercheurs essentiels pour la réflexion menée par Joseph Carroll, l’un des pionniers de cette relation triangulaire entre littérature, neurologie et psychologie évolutionnaire. Tout en reconnaissant que les sciences humaines évolutionnistes sont encore en train de se construire en tant que paradigme, Joseph Carroll prédit dans un futur plus très éloigné des études littéraires complétement transformées par la psychologie évolutionniste. Celle-ci cherche à comprendre les raisons pour lesquelles l’espèce humaine est si désireuse de fiction et pourquoi elle a développé cette étrange capacité mentale qu’est l’imagination.
 
Ce numéro d’Epistemocritique, consacré aux relations entre arts, littérature et neurosciences, est en grande partie pionnier en France. Puisse-t-il contribuer, malgré ses manques, à renforcer les connaissances dans ces domaines qui sont l’une des composantes majeures de la culture humaine en ce début de XXIe siècle.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
 
Bilbilographie
S Anker, G. Frazetto, « Neuroculture », Nature, vol 10, nov 2009, 815-822.
P. Cavanagh, « The artist as a neuroscientitst », Nature, vol 434, 17 March, 301-307
R. E. Cytowic, The Man Who Tasted Shapes, Cambridge, The MIT Press, 1993
Wednesday is indigo blue: Discovering the Brain of Synesthesia, Cambridge, MIT Press, 2009.
J.- P.- Changeux, Du vrai, du beau, du bien : une nouvelle approche neuronale, Paris, Ed O. Jacob, 2010.
P. L. Duffy, Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synaesthetes Color Their Worlds, N.Y, Times Books, 2002.
M. Jeannerod, La fabrique des idées, Paris, Ed O. Jacob, 2011
Eric R. Kandel, The Age of Insight: The Quest of Understand the Unconscious in Art, Mind and Brain, From Vienna 1900 to the Present, NY, Random House, 2012,
I. Massey, The neural imagination: Aesthetic and Neuroscientific Approaches to the Arts, Austin, University of Texas, 2010.
J. Petitot, Neurogéométrie de la vision : Modèles mathématiques et physiques des architectures fonctionnelles, Paris, Editions de l’Ecole polytechnique, 2008.
C. Steen, “Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art”, Boston, The MIT Press, Leonardo, 34(3): 2001, p.203 – 208
C. Steen, G. Berman,; D. Maurer. Synesthesia: Art and the Mind. McMaster Museum of Art / ABC Art Books Canada, 2008
C. Steen, G. Berman, (In Print), The Oxford Handbook of Synaesthesia, « Synaesthesia and the Artistic Process », Oxford University Press, UK, 2013, Chapter 34.
S. Zeki, « Neural concept Formation and Art: Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd), Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004.


[1] Il y a eu un article quelque peu ironique dans le New York Times du premier avril 2010, « Next Big Thing in English: Knowing They Know that You Know », sur l’introduction des théories cognitives dans les départements d’anglais. Le Monde.fr « Sciences cognitives : vers une nouvelle critique littéraire ? » du 09/02/2012 s’est fait l’écho de cet article.



Synesthesia: Seeing the World Differently

On July 16, 1915, the American painter Charles Burchfield told another of his secret perceptions to his journal. He wrote,
 
“It seems at times I should be a composer of sounds, not only of rhythms and colors. Walking under the trees, I felt as if the color made sound.” On August 14, 1914 he wrote, “Listen long to the singing of the telephone poles… Each pole has a distinct tone, a steady throbbing sound – the poles, once trees, still are full of life which is expressed in this pulsating sound.” (J. Bejamin)
 
 
To illustrate these perceptions, he created a code of symbols so he could put his sounds and emotions in his paintings. But he never knew his joined senses had a name, synesthesia.
 
There are stories about some synesthetes who were shunned when they blurted out their secret perceptions – as it is said that van Gogh was by his piano teacher. Others were diagnosed as being almost mad.
 
A few lucky ones, like Kandinsky, knew that they were not alone and that their joined perceptions had a name so they were free to explore their experiences. The Swiss painter and animator Charles Blanc-Gatti, talked about it with the French composer and synesthete, Olivier Messiaen. But until recently, few synesthetic artists knew that evidence of their synesthesia often appeared in their artworks.
 
What is synesthesia?
Though there was some awareness of synesthesia in European artistic circles between 1880 and 1925 and later, it is only now being intensively studied worldwide; research is still in its infancy. However, we do know that synesthesia is a normal, real, perceptional ability that is marked by unexpected joinings of the senses. Synesthetes see the world differently but they are not crazy or making it up. Their perceptions are not an association; their stories are not descriptive metaphors. But rather, they are real and demonstrable, as has been shown through the use of fMRI brain scans.
 
 
Forms of synesthesia, common and rare
According to current statistics, approximately four per cent of the population has one or more of the over 60 forms and (it appears to be genetic). Some common ­types include colored graphemes, colored days of the week, colored months of the year, and colored sounds. Rarer ones include scents that have sounds, or words that have flavors.
 
For many synesthetes, letters, numbers and words have colors; they read in Technicolor. Some remember people’s names by the color of the first letter of their name; the colors replace their alphabet and became the ‘directory’ where names are stored by color in their memories.
 
Sounds, both musical and non-musical, can have colors too, though some synesthetes might see the color of the timbre of the instrument. For others the sound of the piano might be pink or a violin’s sound might be orange. Others know the color of the note, C# might be green. While some synesthetes actually see the colors, most know the triggered colors in their “mind’s eye”.
 
Not all synesthetic perceptions produce the appearance of color. A woman with two of the rarer forms, taste to sound and touch to sound synesthesia wrote,
 
“each flavor has a unique sound / tone to it. Cinnamon is a little like tv static. Acidic foods, like vinegar, have a high-pitched tone, sage/cumin are almost like a deep oboe sound. I also find that touch has a sound. My mother didn’t know what I meant when I was a child and skinned my knee – I kept telling her that it was yelling at me, because each ‘scratch’ was yelling at the same time. I currently have a toothache and it’s a medium pitched tone. I could probably recreate the pitch on a keyboard, but it’s more than a tone sometimes, sometimes there’s a ‘texture’ to the sound – for example, if you scream at the top of your lungs, it’s not always a single note, but a mixture of thick sounds.”
 
Another synesthete, with smell to sound synesthesia, created perfumes that caused her to hear chords of music; each individual scent was a note, and the combination of many scents, as happens in a complex perfume, created chords.
 
Of the over 60 known forms of synesthesia, some let one see visions that can be very inspirational; particular sounds or touch sensations can appear as beautiful colorful, moving shapes. Although some forms of synesthesia show moving shapes, not all forms do. Current research has not yet explored this in any depth.
 
Discovering my synesthesia
I have been aware of my synesthesia since I was 7 years old and made the mistake of telling a school friend, on our walk home one October day, that my letter “A” was the prettiest pink I had ever seen. I didn’t know then that colored letters, numbers and words were perceptions not everyone shared so I was profoundly surprised by my friend’s curt, dismissive reaction. Her comment, “You’re weird!” caused me to remain silent about my joined senses until I was twenty. But though I didn’t speak about my abilities I continued to read and do math in Technicolor.
 
I was aware that I had other forms but I tried to ignore seeing the suspended, lambent colored fragrances of my mother’s perfumes or the musical sounds that showed themselves as moving, morphing, colored shapes that appeared at times like ribbons of color which could turn back on themselves before vanishing when the record stopped playing.
 
As I later discovered, I am like many other synesthetic artists in that my abilities are always present. But unbeknownst to me evidence of my photisms, as the scientists call the visions we synesthetes see, strongly informed and shaped my aesthetic. They appear everywhere in my artworks.
 
Heinrich Klüver
Many people have a lot of questions about what photisms really look like. One reason for this is that very few synesthetes have been able to accurately show what they see. Another reason is that since few artists know that their photisms and works have commonalities, it has been very difficult for them to share their stories (and get confirmation). In fact, researchers have long wondered if synesthetes actually see the same things.
 
In the 1920’s, Heinrich Klüver, an experimental psychologist at the University of Chicago, studied the synesthetic perceptions of people who had taken hallucinogenic drugs. He listened to their descriptions, but wondered if everyone saw the same things. As wonderful as words can be, they can also be easily misunderstood when describing something visual, so he asked his subjects to draw what they saw. Through their drawings he discovered that individuals experiencing synesthesia shared some common perceptions that he called ‘Form Constants’.
 
 
 
Heinrich Klüver’s Form Constants, pen and ink drawing on paper, in Mardi J. Horowitz, 1970, Image Formation and Cognition. NY: Appleton Century Crofts, p. 216.
 
 
You can see from this illustration that there are some basic shapes and configurations. But these drawings of the commonly seen synesthetic shapes are hard edged and sharply drawn; what you are looking at are really just linear, skeletal diagrams of what we synesthetes see.
 
List of commonalities, Klüver’s and mine
I have observed and worked with my synesthetic photisms for years now, and have seen the form constants Klüver documented many, many times. In addition to his list I have noticed other things that I take into account when I create from my synesthesia.
 
Klüver’s list mentions shapes that include: small circular figures, radiations, parallel figures, wavy or angular lines, amorphous specks, bilateral duplication, reduplication, central radiation, and radial symmetry.
 
He also indicated that these shapes can move in certain ways: scintillation, spiraling, rotation, and drift.
 
My list
The background on which I see my visions is important. It is usually black, or white. Rarely is it a specific color. It moves, has texture, and when colored shapes form on top of it, they tend to move separately from the background on which they appear. When I permit the background to show in my works, I call these empty spaces visual ‘holes’. These intentionally left unpainted areas in the picture make reference to what was going on in the background during a vision. Black Rainbow refers to the layers of colors I saw during the placement of acupuncture needles one day. As they were inserted I noticed they went through different colored layers until the right place was determined. I painted the colors at the top of the visible black background as soon as I returned to my studio. You will also notice that in a few places the same colors started to appear on top of the black when all the needles were in place.
 

Black Rainbow, 2005, Oil on Paper, 11 x 8-1/2 inches
 
Synesthetic colors appear bright and luminous like the colors of light seen on one’s computer monitor. These are colors of light and are much brighter than any colors printed on paper or cloth. They can also be metallic, opalescent, and textured like silk velvet or like the soft escaping bubbles in a glass of beer.
 
Synesthetically, I see many colors, but I do not see all the colors of the spectrum. For me, purple is almost always missing, so I tend not to use it when I paint. Because I do not see it in a vision, I do not understand it. In addition, I often see unexpected colors and color combinations. The colored shapes on top will often softly blend into the background colors along their edges.
 
 
Red Streak, 2011 Oil on Paper, 4 x 6 inches
 
Red Streak was seen after I received a flu injection; a red slash of color moved on top of the gold. The trigger for this visual was the pain of the shot. Everything I was watching vanished once the pain stopped, and I ran home to paint.
 
The colors occur as shapes. They can appear instantly and move randomly as if in slow motion, a movie seen in the mind’s eye. No synesthete has said they can control what they see, make the visions stay longer, or make them go away. The best we can do is to try to ignore any that are ugly or that make us feel uncomfortable.
 
The shapes I see are numerous, but not unlimited. They tend to be simple and soft edged: lines, streaks, zigzags, biomorphic, and blobs. I see straight lines but they are never geometrically precise. I often see concentric shapes, like circles and ovals. All of these are three-dimensional and exist in space but have no shadows. Orange Rising was one of the most recent paintings I did from recorded music. I was interested in the orange and red moving shapes that appeared suddenly on top of the greenish brown background layer I had been watching.
 
 
Orange Rising, 2012, Oil on Paper, 11 x 13 inches
 
Shapes can occur in layers, and these can move independently from each other. They can change arbitrarily: color, size, form, location, and they can form anywhere on the visual background. They can also vanish unexpectedly and instantly, or dissolve gradually, or morph into a new shape that may or may not be closely related to the previous shape.
 
The shapes also have textures. We synesthetes agree, regardless of the trigger, that sometimes the seen colors are translucent like a light haze of smoke or a dense patch of fog. Sometimes they have a weight that seems almost physical. At times, they can feel very soft and inviting.
My synesthetic perceptions do not cause me to see things exactly the same way every single time. While I do not know the reasons for this, I believe that some of it is due to my attention, what I single out at any particular time, such as the flutes, the drums, or the violins in a song. If I change my focus, my colored shapes change too.
 
In some of the diagrams, Klüver’s form constants appear symmetrical. I have observed that the only times I have ever seen symmetrical shapes are when I am under the influence of nitrous oxide in the dentist’s chair. For me, the visions are triggered by the sensations of touch and pain; they are only amplified by the gas. The nitrous oxide itself does not cause me to see any synesthetic visions.
 
Ways form constants move
I’ve noticed that single or multiple shapes can move in an ordered way, but they can also move arbitrarily in different geographies like asteroids in the solar system. I have no idea why they change as they do. When shapes move in an ordered sort of way, I notice that sometimes their movements are linear, from top to bottom, side to side, or from large to small. The timing of the shapes’ movements varies too. I’ve seen some visions last as long as 10 seconds, but usually the viewing time is only enough to observe them, but not to memorize all the details of what I’ve seen.
 
Sometimes, only a single shape will appear like an unexpected overlying slash of color. The speed of these moving shapes can be gentle. The speed of their movement depends on the stimulus. With music, it seems to be linked to the tempo. A change in the instrument or note heard, a shift between bass and treble, a transition from major to minor keys, or a change in who is playing the same song, can also affect what one sees.
 

Water Blue, 2012, Oil on Paper, 4-3/4 x 8 inches
 
Water Blue is full of moving red shapes that traveled together rather quickly in a circular direction starting from the upper right. I watched them move off toward the left side of what I could see and disappear. At the same time, the blue background was also moving.
 
In just this past year, I have had a series of visions during an acupuncture treatment. Then, like an instant replay, the same series of visuals will appear again and again as if someone really wants me to remember what I’ve been watching. This happens when I’m lying on a futon in a darkened room, a blindfold covers my eyes, I’m stuck full of pins, and listening to various songs that do not repeat. Because the music does not repeat I rule it out as the reason for why the visions do. Once my acupuncturist, Robbee Fian, begins to remove the needles, whatever vision I’m watching will freeze, then fade as more and more needles are removed. When all the needles have been taken out, all that remains is a static black background.
 
When I undergo a subsequent treatment for the same condition, I usually do not see identically recurrent images, but I will recognize familiar shapes, colors, and movements. A different placement of needles, to treat an unfamiliar complaint, lets me see new colors, ones I’ve never seen before in acupuncture. In the same way, listening to a new genre of music, one I normally don’t listen to, elicits for me different colors.
 
When do shapes change?
When I was first interested in identifying the common elements that synesthetic painters see and put into our art, I looked closely at my own work. I was aware that I avoided working with my moving synesthetic images because there was no way that I could show any shapes moving as they actually do.
 
Curiously, a few years ago I got an intriguing email from a young Hollywood director. He asked if I could paint what I saw during a 1-1/2 minute sound clip. He said he wanted to use what I saw for the opening credits of his documentary film.
 
I soon realized that in order to create the video he wanted, I would have to explain to his animator, Chad Sikora, who is not synesthetic, what I had seen. He would need to understand several important things: When and how do the shapes appear, change, or vanish? Were they transparent or opaque? How long were they seen? Where did they go when they moved? What was the timing of their movements?
 
As I had discovered Klüver’s commonalities in my still paintings and in those of other artists, I now returned to look at his form constants to see what he had found. When I began to work with Chad, I described, drew, diagramed, listed my observations about how visions moved, painted, and Photoshop-ed my synesthetic movements. I decided that it would also be helpful if he and I began simply. We animated a few of Klüver’s Form Constants.
 
Although the trigger can affect movement, sometimes the way shapes move is arbitrary. I cannot positively identify exactly what is causing me to see what I see but I know that with music the tempo can affect the movement. However, this is not the case with acupuncture; and the trigger for photisms seen in acupuncture remains a mystery.
 
While I have had similar visions and seen types of shapes many times, I believe there are both a limited number of different shapes, and types of movements. The colored, moving shapes seem more diverse because they appear in combination. For example, a single firework by itself is beautiful, but a lot of the same kinds of fireworks, seen together, are more interesting to watch. As the forms mingle, and appear to change, as the colors and shapes overlap, one notices other things – the whole vision becomes something far more complex and amazing. But seeing these combinations of shapes does not mean that new ways of movement have occurred.
 
How shapes disappear
When shapes disappear, I’ve observed they can do so in any number of ways: They can change shape or color, fade gradually, stop, morph into a different shape, and change location on the ‘screen’ of my usually black background. They can move to the top, sides, or bottom, or stay where they are and vanish. And once they disappear, they’re gone. I have never been able to make any of them stay or come back once the needles are removed, or the music ceases. They’re like a one time visitor.
 
Natural phenomena that resemble synesthetic photisms
If I could compare what I see synesthetically with things everyone can see in nature my visions would look somewhat like the Aurora Borealis, like the colorized photographs sent from the Hubble telescope, like combinations of fireworks, or like solar flares.
 
Here are three videos that Chad Sikora and I made that begin by showing Klüver’s linear drawings, then illustrate how a synesthete might see that diagram, how the colored shapes move, where they go, and how long they last.
 

Close to Purple, Comma by Carol Steen and Chad Sikora

 

Red Orange Concentrics by Carol Steen and Chad Sikora

 

Falling Emerald Greens by Carol Steen and Chad Sikora

 
Close to Purple Comma shows one of the simple, common forms we synesthetes see. When Klüver illustrated this form, it appeared as a single curved thin line. What I often see is a soft edged shape that, in this case, moves off to the upper right and disappears from view. Although in this video the shape is red violet I often see this comma shape in other colors.
 
Red-Orange Concentrics When Klüver illustrated his parallel figures, such as concentric circles, he made linear drawings. However, what I see are color fields of red and orange with soft edges. Notice that the center circle does a surprising color change to blue. I do not know what causes the colors to change in a vision.
 
Falling Emerald Greens Once, during acupuncture, in a particularly interesting vision I saw 3 columns of emerald green comma shaped forms fall slowly. The green shapes are not identical, they are soft edged, and a few have a bit of blue in them as well. When the needles were removed one by one, the green comma shapes froze in place and then slowly, they faded and vanished. The movements and timing of the falling commas are accurate to what I remember.
 
Working with synesthesia
Although the works of synesthetic artists have often been described as being abstract, the synesthetic artist sees what she creates as absolutely realistic. Indeed, synesthetes express what they experience, despite the fact that only they can see their visions.
 
Many synesthetic artists have worked from sound, not only because it is one of the more commonly experienced forms of synesthesia, but also because it’s moving visuals are so rich. However, it is not the only synesthetic trigger that is available for use. Sometimes a painful touch experience, such as a Tetanus shot can produce an intense vision so beautiful that one is absolutely compelled to paint what is remembered. Blue Streak was just part of what I saw when I got the injection that day. I do not know when I get a vision from touch or pain what I will see. So far I have not been able to find any commonalities except to note that pain, for me, is usually orange; but it can be red at times, as well. When I use red or orange in a painting it is not always a sign that I have painted an unpleasant sensation because I see these colors at other times when no pain is involved.
 
 
Blue Streak, 2005, Oil on Paper, 4 x 6 inches
 
A common misconception is that synesthetes work from only one of their joined perceptions. For example, a sound will produce a vision of one or more moving colored shapes. But a synesthetic experience can also be a combination of multiple perceptions that occur at the same time. These join together to become one experience in the same way that a roof, windows and the front door become the image of a house. I remember once having had a toothache that let me know exactly which tooth was the sore one. I was aware that this tooth was surrounded by an indistinctly textured orange color that had the density of smoke. And at the same time I also tasted a bitter, black flavor and smelled a petroleum-like, sap green odor that no one else could smell. What I saw was not something that I wanted to paint, not because it was painful to remember but rather because the colors I saw were not beautiful.
 
Artworks that feature moving, and colored shapes can be created from sensory triggers such as music, touch, or smell. They can also be created from non-sensory triggers such as the colors of letters or the personalities of shapes. Regardless of the trigger or triggers used, the commonalities of the types of shapes seen in photisms, as described by Klüver, appear to be the same.
 
Like all artists, synesthetic artists can choose to create their works in any medium: paint, photography, sculpture, or animations depending on which aspects of a vision are most compelling and which medium best expresses what has been experienced. It is important to note that synesthetic artists do not merely copy what they see; in fact, they see far too many things to remember them all. Instead, artists must select which parts of a long vision are most important, and decide what is the best way to use them. However, even in a very brief photism, where things are seen for only a very short time, what an artist creates from the vision is largely dependent upon their memory.
 
If one chooses to work to recorded music the option of replaying the music means that the artist doesn’t have to rely on memory and can consider many choices both during and after the creative work. Something seen but forgotten can be re-seen by replaying the music. It is important though that the synesthetic artist pay close attention to what is shown and try to capture it immediately for it may never be seen again in the same way.
 
Challenges and expectations of the art world
Working with synesthesia presents some challenges to artists, many of whom have been taught to work in a traditional way. In addition to learning generally accepted working practices and materials, preferred subject matter, and how to master expectations of technical prowess, artists are also taught to pay attention to and, often, expected to work within the styles of their time. Art history is full of stories of artists who went against the usual expectations and some, like Vincent van Gogh, who could not conform, suffered accordingly. Appreciation of their works had to wait until the times changed and a different aesthetic was accepted. The approval of one’s peers, and the art world, can be hugely influential on one’s artwork.
 
Artists are taught that choices must be made about what one will create, and that only limited subject matters are acceptable. These can be working from known things in the real world including direct observations of actual landscapes, objects in nature, living people, and creatures. An artist can work from specifically composed or stylized still lifes. One can also work from one’s imagination, the unconscious, or dreams. Or one can consciously manipulate images to explore concepts that characterize particular art movements such as Cubism. Last, an artist can choose to work using broad sweeping gestures such as are found in Abstract Expressionism. But whatever the artists’ choice of subject matter, they usually felt that they (and others) were aware of their intention, style, imagery, and the message they were trying to convey. (Steen and Berman)
 
For the synesthetic artist, to whom visions are very real, using them in art can be problematic because their photisms cannot be experienced directly by others; one cannot know if anyone else in the world will understand what they see. This difference in perception serves to isolate the synesthetic artist in several important ways: If seeing things others cannot see is thought to be a disorder in one’s culture what risk does the artist take to admit to ‘seeing things’? If people tend to like things that they know, what risk is taken to paint what one sees when others do not understand the visions? If one wishes to communicate what one experiences but one’s audience is unfamiliar with the concepts, how can they fully appreciate what the artist has created?
 
Consequently, it is not uncommon for a synesthetic artist to be in denial about their synesthesia, to deprecate their abilities, or to be unaware of the fact that evidence of what they see both shapes their aesthetic and is usually quite visible in their work, if one knows what to look for. In fact, many artists, even today, while they have become aware of the concept of synesthesia remain unaware that they use what they see and that they are not alone; others can and do see what they see.
 
No matter how a synesthetic artist may work to create their final artistic products, several issues remain: One is that the artist must be free to work from their sense of inherent aesthetic ‘rightness’ even if it is very hard to articulate. Another is that one must be able to share with their audience that synesthesia was used to create the works and believe that the audience will understand that synesthesia is both normal and harmless. The artist needs to know that often their aesthetic judgments and choices are made unconsciously based on what they see synesthetically; they use visions that are familiar and innately understood. Most importantly, the artist needs to know that they are not alone. They share commonalities in work, subject matter, color, shape choices, and movements with others who also see the world differently.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
Bibliography
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Richard E. Cytowic, The Man Who Tasted Shapes, New York, New York: Jeremy P. Tarcher/Putnam, 1993.
 
Mardi J. Horowitz, Image formation and cognition. New York: Appleton Century Crofts, 1970.
 
Carol Steen, Visions Shared: A Firsthand Look into Synaesthesia and Art, Boston, The MIT Press, Leonardo 34(3): 2001, p.203 – 208.
 
Carol Steen, Greta Berman, (In Print) The Oxford Handbook of Synaesthesia, Synaesthesia and the Artistic Process, Oxford University Press, UK, 2013, Chapter 34.
 
J. Benjamin, Editor, Charles Burchfield’s Journals The Poetry of Place, State University of New York Press. 1993.
 
Nancy Weekly, Ecstatic Light. New York, New York, 2007, D C Moore Gallery.



The Language of Synesthesia

 
 
I was six years old the day a long furniture truck pulled into our driveway to deliver our piano. I can still taste the hot chicken noodle soup I was eating that winter afternoon as I listened to the two moving men roll the piano into our house and install it. The moment they were finished, I raced into the living room where I beheld my family’s new acquisition: an upright piano made of blond wood polished to a sheen that was matched in brightness by its ivory keys. Impulsively, I reached out and touched a random white note when to my utter astonishment, an image appeared outside my face, a few inches above my eyes that arrived so quickly it startled me into a state of wonder.
 
What I saw was green but not just any green. It was the green of shimmering light within the loose confines of a rectangle that had diffuse edges. And while the vision vanished almost as quickly as it arrived, I never forgot it. It disappeared at exactly the moment the sound receded from the room but not from my memory. Indeed, I consider it a seminal experience of my life and the start of my synesthetic experience though of course at the time I had no words to describe it at all, not even to describe what shade of green I saw that day – a green I have really never seen in the external world. It is neither the color of green pigment nor the color of the natural world. Even so, a few years ago — almost half a century after this experience of seeing my first “green note” – I took a reflection image that captured what Nature could not do alone. When I looked at the image later, I recognized the shimmering green from that first experience and thus named the image “Green Note” (see image).
 
Green Note 2007
 
Most astonishing was how quickly the image got there, faster than I could comprehend that I had even heard the sound that produced the vision which tells me two things: one, that pictures travel faster than words, and two, that my body has its own language, one that predates knowing of any kind. This what happened: I struck a piano key, it made a sound, and my body responded by sending me an image to my mind. I cannot say that my body intended for me to find meaning in the message, but maybe that is what consciousness is all about — finding meaning in the message. When I recall the image today, I think of the green light as a picture of qualia that is the essence of experience or the part that cannot be translated into words but which is essential to its meaning while the rectangle represents the logic of my mind’s attempt to understand and express it in the language of consciousness.
 
One might ask what happens to the child the first time he or she has such an experience? I sometimes think that when people ask about synesthesia, the better question to ask might be not what a synesthete sees, but rather where the synesthete sees it; for clearly, I did not see the green note with my “outer” eyes or the external eyes we all have in order to view the world outside our bodies. I see the visions on an internal screen within my mind, that I saw for the first time the moment I saw the sound of the green note.
 
I believe a room is carved out in the mind of the child synesthete at the exact moment of earliest revelation, in my case my first green note, which I saw in a room on an internal screen where I subsequently saw and see all my synesthetic experiences. What kind of screen? I imagine it is similar to the screens on which we all see our dreams – totally real for the viewer if unseen by anyone else. It is the room that serves as a pantheon for the long-remembered events of the synesthetic life of a person with an eidetic memory such as myself; a room that is a permanent repository for my eidetic memories that are preserved in the pristine clarity of present time explaining why those memories remain as fresh and unchanging in sensory detail throughout my life, as present in the re-experience of them as at the time they originated.
 
Moreover, I believe that from that moment I began a double life, an undetected life (to others) for I live my life in metaphor, constantly accompanied by the friendly doppelganger of the same age whom I have always known, who speaks in a language that predates knowing of any kind: a language made of shapes and colors that function just like words but which travel faster; a language that provides the foundation of my eidetic memories by automatically double coding whatever happens to me in my picture language. It is my second self who serves as navigator, the one able to spot synesthetic events faster than I could notice them if I tried, but then that is the whole point, that there is no use in my trying, since the deepest revelations come to me when I am not looking for them. My only job is to allow my unseen yet all-seeing inner self inform me of what is true and believe what I am told.
 
I taught myself to use a camera when I was nearly forty years old. During the previous decade, and indeed in the years leading up to it, my creative and intellectual life had always been focused on words. A compulsive reader since early childhood, I got a PhD in English Literature during and after which I taught college for several years. But because there were no tenure-track jobs available, I also began to work as a freelance journalist for newspapers and magazines and was slowly switching over from teaching to writing. I took a break from teaching to begin work on a serious book about the Vietnam War, which turned out to be a dangerously depressing subject for me. By chance, I also acquired a camera the first summer of this new endeavor, expecting to use it only for fun when I took breaks from the painful hours I spent researching and writing my subject.
 
Gradually I found that taking photographs became serious for me as well as it solved an emotional problem I had hardly realized I had; but the truth is that writing had become increasingly more painful for me to do whereas taking photographs, particularly of reflections on water, buoyed my spirits and gave me a new outlet for the creativity that had previously expressed itself through words. It is fair to say that I became a serious photographer because I had lost my tongue: I could not write anymore – not naturally or automatically or easily as I had written all of my life – yet needed to communicate. As a result I invented a new language for myself in the reflection photographs I began to take exclusively.
 
I taught myself photography by relying on my synesthetic responses to what I see. I knew nothing about photography at the time; I had no training in either photography or visual art, but I was living on the water in a small fishing village and had noticed that when I looked at reflections on water, I heard sound, the reverse of my original “green note” on the piano. Relying entirely on intuition, I decided to trust what I “hear” in my mind’s eye as reliable signals that pointed out my decisive moments. I began to photograph reflections exclusively and soon after, named myself a Reflectionist. I named the images I create in this way “paintings by camera” because the process always felt more like painting than photography, largely because of my collaboration with Nature. I photograph subjects that are never hidden but often unseen.
 
I use the surface of the water for a canvas, I rely on wind for my brushes and I let the time of year and the setting provide my palette. I do not ever manipulate the water to achieve my effects because the challenge for me is to discover what Nature already provides whereas manipulating the water would take away the element of discovery and in turn make the art go away. I walk along the edge of the water and look straight ahead; I do not look at the water directly. I walk until something in my peripheral vision makes me turn around as one does at the unexpected sound of a siren, though in my case, it is a siren no one else happens to hear.
 
As soon as this happens, I stop, then step back, and walk into the moment a second time; then, when I feel the impulse to turn around to see what just called me, I walk toward the source of my distraction. Once there, I put my camera to my eye but choose not to focus. I prefer at this juncture to look toward my subject with blurry vision. I know to click the shutter when what I am looking at produces sound, a sensation of motion or the feeling of texture against my skin, although it has nothing to do with “knowing” in the usual sense. Rather it is an intuitive knowing, a felt awareness brought to my attention by my synesthetic responses which I think of as messengers that arrive faster than thought to deliver a single message I always heed: beauty is lurking.
 
I do not always know what my images look like when I take them because I am seeing my subjects upside-down. It is an odd and difficult task to compose upside-down; I found that eventually it is simply easier to give in and rely on other parts of my mind to composition. By relying on feelings in this way, I cannot help but project internal states onto what I see. My eyes function like emotional periscopes that pull up data that gets read on the outside. I leave my thoughts in the car when I take pictures because if I have even a remote thought, I lose the necessary connection to what I feel in relation to what I see. In that sense, my photographs document my emotional life that I believe explains the reason others have strong emotional reactions to my images. Just as the water provides a mirror for my feelings, so I believe my images provide a mirror for the feelings of the viewers who project their emotions onto the images just as I project mine onto the reflections on water.
 
 
Cello Music 1993
 
The night I took the photograph “Cello Music” (see image) which is one of my earliest reflective photographs, I did not intend to photograph a reflection. In fact, nothing could have been further from my mind. I had just begun to experiment with a camera and as I had no training or knowledge of how cameras worked, I assumed that I should be trying to take pictures as I had seen other people do which is to say that I should take pictures of subjects above not below sea level which is what I was trying to do this night. As I walked along the edge of the harbor in the little fishing village where I lived something odd happened to me. I became aware of the sound of cello music though as I looked around it was immediately clear that no one but I had heard it which reminded me of synesthesia about which I knew little except that I had been told I had it and that synesthesia was responsible for why the first note I played on the piano was green.
 
I briefly wondered if this experience where only I could hear a sound could be related to my synesthesia but realized it was similar but in reverse for whereas my first green note was an image I saw as a result of the sound I heard when I struck a piano key, in this case I heard a sound which was elicited by something I had seen. And while I thought that the two experiences seemed alike enough to pose the question, I did not learn for many years that my hunch was correct or that there is a name for such dual experience called “bi-directional synesthesia” which explains why I both see with my ears and hear with my eyes.
 
On this night, however, I was merely curious about the source of the cello sound and decided to retrace my steps to solve the mystery. I had not been looking directly at the water when I heard the sound initially so in recreating the experience, I walked past the location looking straight ahead, keeping the water in my peripheral vision on my right as I had before. However, this time when I heard the sound of cello, I immediately stopped and walked toward the water where the sound was produced.
 
The setting sun had turned the skin of the sea to a golden hue on top of which I watched parallel straight lines break up and bend with the motion of the lapping sea. In actuality, the lines were a reflection of a tall mast on a faraway sailboat but I didn’t figure that out until later in the evening. At this moment, I let myself become entranced by watching the bending lines whereupon I began to feel satin against my skin. When I felt that I was climbing into the shadows between the waves – shadows that incidentally were also echoes I heard – I clicked the shutter. By the way, I hear cello each time I look at the image today and discovered quite by accident that when I turn the image upside-down, I hear violin.
 
This image showed up in a dream several years after I took it. In the dream the image appeared as it felt the night I took the picture, as cloth or the satin fabric of a dress that was flung on a nearby chair, which I observed in peripheral vision on my left. In the dream, I was playing the dress on the piano, that is, using the seams of the dress as my written music, which worked beautifully, provided I did not look at the dress directly.
 
As long as I viewed the dress peripherally, those bent and broken dark lines floating on the gold surface of the fabric were perfect symbols of written music that I could read as if the chair that held the dress was a makeshift music stand. I could easily play the lines, which were also the seams of the dress, and I was able to bring the dimensions of color and texture of the dress in my interpretation of the music as well. However, this only worked in peripheral vision, for as soon as I turned my head to look at the dress directly, I lost my power and the “written music” turned back into being only a dress. Yet seen peripherally, the bent black lines of the original image, which became the seams of a dress, were easily used as the lines of music that I was able to sight read on the piano.
 
When I awoke, I thought about the importance of peripheral vision both in the dream and in my creative life in general since it is peripherally, after all, where I most often find my subjects for my reflective photographs or rather where my subjects often find me since they turn out to be whatever it is that captures my attention in peripheral vision; I discover my subjects when I investigate the source of my distraction. This made me wonder about synesthesia as it functions in my perceptual life. I wondered if in order for synesthesia to take place it might necessary for me to not become overly focused? If so, how ironic that a person must be in a partial state of unawareness in order to become the most aware. I also wondered if synesthesia could be a waking form of dreaming?
 
Of one thing I felt certain which is that the main difference between a non-synesthete and a synesthete is that the bearing wall that partitions off the unconscious from the conscious in the experience of a non-synesthete is no more than a permeable curtain in mine, a sheath through which I am able to travel easily back and forth between consciousness and unconsciousness awake or dreaming. Then I wondered if the real difference between us might merely be a thin layer of unawareness? I think of consciousness as very layered and believe my synesthesia allows me to lift up and see through perceptual layers giving me access to more layers of consciousness than are available to most people. I also believe that becoming aware of one’s synesthesia in the initial experience like my first green note is removal of the first layer.
 
The most important lesson from the dream for me was the degree to which it is demonstrated that synesthesia is a language, albeit a picture language produced by my body and seen only by me. How else can I explain why it is that I am able to conceive of playing those seams of a dress on a piano? And why else can they function to both provide the sound of cello when I avoid looking at them directly?
 
Perhaps I am fluent in what for other people is a dead language of childhood (though it is anything but dead to me). As my body’s language, it saves me a step in understanding its symbols because I have nothing to learn; I already know what the symbols mean. Thus, were I to use the dress as written music, I could play it more easily than if I were reading classical written music which is a language made up of musical symbols that I had to learn, had to acquire –- symbols that mean nothing to me intuitively unlike the symbols of my own picture language that come with the meaning intact. The lines of the dress require no translation for me. I neither had to learn to read this language nor can I lose this language because it is also my native tongue. I am accustomed to listening to the language of shapes.
 
Vibrato Bridge 2004
 
Another example of how my picture language works as personal musical nomenclature is exemplified in the image “Vibrato Bridge” (see image), a reflection that I photographed on the surface of the water of one of the canals in Milan, Italy more than a decade later. The colors I heard the evening that I took this photograph are not specific to any particular musical instrument though the sound is definitely within the lower range or register that is typical of brown in my perceptions. What is specific is the shape of the bridge, which produces the sound of a vibrato. Indeed, for me the shape IS a vibrato both as music I hear and secondarily as a symbol that would indicate I should play a vibrato if I saw it on written music. No one would have to teach me how to interpret this shape it as a musical symbol.
 
Interestingly, if I eliminated the color from the photograph and changed it into a black-and-white image, I would still instantly recognize the shape as a representation for vibrato, but I would not necessarily hear a vibrato because without the color, the shape is only as a symbol for me in this instance. Apparently, the color is required to turn the shape or the symbol into music I can hear just by looking; that is, the color required for the music to be heard in my mind. In addition to sound, I feel texture when I look at the photograph today. I feel my skin draped in a cloth of light brown silk appliquéd with a black lace trim.
 
Homage to Monet 1997
 
Another good example of how color and shape elicit sound for me is the photograph named “Homage to Monet” (see image) which I took when I heard a chord of color. Incidentally, a “chord of color” is not a metaphor for me but quite literally what I saw when I heard the sound by looking at the image on the water. I also heard a crescendo created by the shape of the white arc that goes across the image and I clicked the shutter when I felt the crescendo rise and peak inside of me. The sound of the musical chord is produced by the arrangement of the colors themselves. By the way, I was not thinking of Monet or his famous footbridge painting when I took this image, but afterwards, so many people said that my image reminded them of that famous painting that I felt obliged to name the image after him. What I secretly wonder is whether Monet heard the same sound as I when he painted his image.
 
Layers of Meaning 1999
 
The image “Layers of Meaning” (see image) perfectly represents what a layered thought looks like to me. The dark shape in front — a shape that is reminiscent of an Asian letter or the lowercase mathematical symbol for Pi — represents the visible to me, while the white shape behind it stands for the second version that I automatically view on the other side of consciousness. Even as I look at the white additional layer, I understand that it is generated from the dark object in front of it, which is the reason that its edges are indistinct and that its shape is amorphous, much like the nature of meaning itself.
 
I have chosen the perfect medium for the role of synesthesia in my art. While I naturally live my life in metaphor, the water provides a mirror for both sides of me; the reflection matches the inner screen that other people cannot see while it also reflects (no pun intended) the qualia of experience which is to me is “the real thing”. Similarly, the water, concentric circles and all, matches my conscious life, the one that is most apparent to others. Reflections are to water as dreams are to conscious awareness.
 
Abstract Blue 2001
 
A very recent photograph I took titled “Abstract Blue” (see image) provides an interesting illustration of how my synesthetic self is capable of sometimes slipping out and speaking for me in a picture language that is not meant to be heard by others and not necessarily understood by anyone but me.
 
A friend had asked me to define the meaning of the word “leitmotif” as it is used in literature. “A leitmotif,” I explained, “is the invisible part that runs through the composition that effects the whole.”
 
“Invisible?” she asked? You mean it’s a visual term?” Flummoxed by her response, I tried again to explain my meaning. “No, not visual,” I said, “ I mean it is a sub-theme that runs along the length of the whole but which you don’t notice as you listen to the whole thing.”
 
“Listen?” she said, “you mean it refers to music?” While of course the term could apply to music, that is not at all what I meant, I was referring to how it functions in a narrative stream.
 
“If you look at my image ‘Abstract Blue,’” I suggested, “you will notice two wide swaths of color that run across the center of the image left to right. The one on top which stands out as blue looks like written music and has the sine-wave shape of played music while the magenta swath beneath it isn’t necessarily musical but nonetheless introduces an interesting counterpoint to the overall tribal pattern of the image. They provide the leitmotif,” I concluded, “much like counterpoint.”
 
“Counterpoint? Music? Color?” she replied. “What do these terms have to do with literature or words?” and she was right to ask. As I later realized, my real problem was that I did not realize I was speaking in metaphor. When I figured out specifically what my problem had been, I felt myself blush in the same way I might blush if I were told my slip had been showing.
 
I felt embarrassed to realize I had been speaking in metaphor without knowing it. I had thought I was simply describing “the facts” but since the facts I was describing were the pictures I saw when they popped up on my internal screen, I was not speaking in facts at all; I was speaking in pictures. It was as if I had forgotten to translate that first response where my inner self throws up pictures on the screen faster than I can come up with words that mean the same thing. The experience did however point out something I had not understood before concerning the role of synesthesia in both my art and in my life.
I had accidentally spoken in metaphor because I had forgotten to translate my usual pictures into metaphor-free words but the meaning of my mistake had more important meaning, I realized. For it was not I who was doing the talking at all when I tried to answer her question. It was my usually mute inner self who had stepped forward and spoken up in my place using the dead language of my childhood aloud.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
 



Landscapes of Blue, the Iconic Color — Even for Synesthetic Experience

Introduction: the many shades and meanings of Blue
The color blue intrigues. On the landscape of both the outer world and the inner one, blue holds a central place. If asked to name a favorite color, most adults around the world, cutting across lines of culture and gender — will say it is blue. Blue has an obvious presence, both in our external world and on our interior ‘mindscape’. Interestingly, ‘blue’ has also come to have an iconic place on the inner landscape of the synesthete, as we will see in this essay.
 
In the outer world, blue is all around us: in the sky, the sea, it is the central color of the natural world. On our ‘inner landscapes’, blue skies and seas have all the symbolic meanings we have come to ascribe to them: the source of Life, and Life in all its diversity, depth and aspirations.

View from Mont-St-Michel by P.L. Duffy
View from Mont-St-Michel by P.L. Duffy

It is this range of blue shades within the constancy of the color that led author William Gass to designate blue as “the most suitable color” to represent the spectrum of moods and feelings on our inner landscapes. As Gass writes in his essay, On Being Blue:
 
Of the colors, blue and green have the greatest emotional range. Sad reds and melancholy yellows are difficult to turn up….Although green enlivens the earth and mixes in the ocean and we find it, copperish in fire, green air, green skies, are rare. Gray and brown are widely distributed… there are no joyful swatches of either, or of any exuberant black, sullen pink, or acquiescent orange. Blue is therefore the most suitable color of interior life. (p. 73)
 
Blue has so many different shades, evokes so many different moods and yet still remain blue.
 
Blue is a dependable constant in the natural world, but it has varied faces. Because of its many shades, ‘blue’ can keep us transfixed, watching the sea and the sky from coveted balconies, windows and shores.
 
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View from Mont St-Michel, twilight by P.L. Duffy
 
Like ourselves and our many levels of awareness, blue is varied and is yet the same. This is not true of all colors. Others give up their character radically when attempts are made to lighten or darken them. As the artist Raoul Dufy said,
 
“Blue is the only color which maintains its own character in all its tones…it will always stay blue; whereas yellow is blackened in its shades, and fades away when lightened; red when darkened becomes brown, and diluted with white is no longer red, but another color – pink.”
 
The great range of blue shades are everywhere in the outer world, along with the symbolic meanings they carry in our inner worlds. Among the states, blue can signify are happiness (“it’s all blue skies and clear sailing”), sadness (in music, “the blues”), depth (“love as deep as the ocean”), heights (celestial realms”), even the erotic (in English, “blue movies” and “blue novels” are erotic ones), and solitude (going to a ‘blue room’ can represent being in a dimension apart).
 
Blue as iconic color of the experience of synesthesia
“Being in a dimension apart’ may describe the experience of the synesthete, who has perceptions which most do not share. Additionally, with its versatile and evocative nature, ‘blue’ can be an” iconic color” for synesthetes: some recent literary references to blue have this single color portraying the spectrum of colors on the synesthete’s inner landscape. If one wants one color that can evoke a sense of range and variety, ‘blue’ would seem like the right fit.
 
It is striking that, in the last decade, six of the most known contemporary English-language books on synesthesia (both fiction and non-fiction) have ‘blue’, in their titles: Blue Cats and chartreuse Kittens (2001); The Sound of Blue by Holly Payne (2005); Born on a Blue Day by Daniel Tammet (2006); The Frog who Croaked Blue by Jamie Ward (2008); Wednesday is Indigo Blue (2009); Amaryllis in Blueberry by Christina Meldrum (2011).
 
In each case, authors describe a synesthetic experience that evoked the color blue for them. In the case of the book, Blue Cats the word, ‘cat’ evokes blue; for the composer-character in The Sound of Blue, a moving musical composition evokes blue; for author Daniel Tammet, the day, Thursday evokes blue; similarly, in Wednesdays are Indigo Blue, authors Eagleman and Cytowic describe a synesthete for whom the day Wednesday evokes a particular shade blue; author describes a synesthete for whom the sound of a frog’s croak evokes blue; for a character in Meldrum’s novel, color accompanies paranormal experience.
 
It is curious that all these diverse authors chose ‘blue’ to represent the experience of synesthesia when in truth, the synesthetic response evokes a great range of colors for those who are hosts to synesthesia; so why in each in each of the above cases, did the authors choose to represent their multi-color synesthetic perceptions with an experience of blue?
 
Blue, its history and evolution of meanings
It may be helpful here to examine the history of the color blue and how it began to take on its spectrum of meanings: from the heavens, to imagination, to solitude, to the erotic, to the private, to the idiosyncratic.
 
Interestingly, it is only when humans first learned to reproduce the color blue widely, that it began to take on an array of symbolic meanings.
 
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Human beings had wide access to blue dye relatively late in their history. While the first dyeing techniques (for red and yellow) were developed even before the Neolithic period, those for blue were few and far between, confined to areas with access to indigo and woad. Moreover, the process of extracting blue for dye from the latter was laborious and difficult.
 
Later, the greater facility in reproducing the color blue widely gave human beings a measure of power to transform their outer environment, putting it in line with the symbolic associations of their inner worlds. Much later (in the modern period), the color blue itself came to be identified with the transformative power of human imagination, as we shall see later in this essay.
 
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One of the first broad applications of the newly developed capacity to create blue—was to bring a bit of heavenly glory to the earth. Beginning in the twelfth century, the use of blue stained glass in church windows represented the shimmering power of the heavens. This first use of blue in stained glass was at the Cathedral of Saint-Denis, then later at the cathedral at Chartres. After that, its use spread to many other cathedrals and churches throughout Europe.
 
As the painter, Kandinsky said, “Blue is the typical heavenly color”. (p. 38)
 
Because of its identification with the Heavens, ‘blue’ came to represent ‘spirit’. One thinks of religious figures from diverse traditions portrayed in blue: the blue robes of the Virgin Mary; the blue skin of Lord Vishnu; the Blue Lotus Buddha:
 


A number of artists such as contemporary poet Claudine Helft have identified blue with heaven and the absolute as in her work, “L’infinitif du bleu”:

La souffrance n’est qu’une pluie
Goutée sur l’infinitif des mers:
L’annonce est un éveil
où la blancheur moléculaire
renverse l’ordre d’un temps trop bleu
où la pesanteur se fait vitesse
et la défaite de l’absolu,
le revers du ciel. (p. 51)

Blue can represent a fusion of outer and inner landscapes, as does the experience of synesthesia.
Blue connoting singularity, solitude and shelter
Blue may be the most appropriate color to represent the singular nature of the experience of synesthesia. As synesthetic experience cannot be fully shared, synesthetes can feel alone with their perceptions. Blue can represent a sense of isolation, as Gass writes: “To be in the blue is to be isolate and alone. To be sent to the blue room is to be sent to solitary, a chamber of confinement.” (p. 18)
Yet sharing solitary experience through art allows the synesthete-artist to feel heartened and connected. All art is an attempt to bring the inner world to the outer, but perhaps this may be particularly striking in the case of synesthete-artists.—whose color perceptions of music, word, or sound go beyond the metaphoric to the literal.
 
In the novel, The Sound of Blue, the main character, Milan is a synesthete- composer who experiences a color dimension to music: the color blue particularly moves and inspires him with the depth it suggests. As Milan says, “Blue is the opening and closing door to all that matters and gives my life meaning” (p. 91). The composer also experiences ‘Blue’ as an environment that is a private refuge: “He felt secure in the music and sheltered… within the shades and shadows of blue.” (p. 91) In the novel, the composer shares the beauties of blue with others through the music he composes.

 

Blue connoting imagination and putting the human stamp on nature
With its range of possible evocations, blue has inspired a number of artists. Modern artists, particularly, have used the color to give form to the invisible inner worlds of their subjects.

Consider the ‘Blue Period’ of Picasso with paintings such as the 1903 work, The Old Guitarist. The blue color has little to do with the literal colors of the guitarist’s face, hair, and hands, but everything to do with his feeling of depth, sadness, and devotion to the music he plays.


 

Picasso’s “Old Guitarist” in turn inspired the American poet, Wallace Stevens’ 1937 poem “The Man with the Blue Guitar”. As Stevens wrote,


“Things as they are
Are changed upon the blue guitar.” (p. 165)

Here the blue of the blue guitar represents the vast power of imagination to transform nature or “things as they are”.

The poet Stevens believed that imagination was god-like as it was what gave human beings the potential to put their own human stamp on the world. In Stevens’ post World War I era when many questioned the conventional tenets of traditional religious belief, Stevens saw the works of the imagination as providing an alternative system of values. As Stevens wrote, “After one has abandoned a belief in God, poetry is that essence which takes its place as life’s redemption… (Opus Posthumous, p.185). In his poem, “Final Soliloquy of the Interior Paramour”, Stevens writes: ”We say God and the imagination are one.” (Collected Poems, p.526). The imagination became synonymous with Heaven; both were identified with blue.

Similarly, during the early twentieth century Blue Rider movement in art, artists sought to bring inner human experience to the outer landscape. Blue held a central place in the movement as artists applied the color where Nature never had, as in this 1911 painting, The Blue Horse by Franz Marc.


 

The color ‘blue’ evokes the primacy of the human imagination in putting its stamp on the natural world. To color a horse blue can be seen as capricious, but it is the right of the imagination to be so and to assert personal or collective symbology, here through color. In the case of Marc’s Blue Horse the color blue brings out the inner nobility, even spirituality of the painting’s subject.

 
The color blue connoting depth
In his work, The Spiritual in Art, Kandinsky wrote:
 
“The power of profound meaning is found in blue…The inclination of blue to depth is so strong that its inner appeal is stronger when its shade is deeper.” (p. 38).

http://www.wassilykandinsky.net/work-217.php

In bringing inner vision to the outer reality, the many shades of blue allowed artists to simulate a three-dimensional quality to their artistic creations. The range of blue shades permitted British painter David Hockney to create his all-blue stage set for the opera Rossignol, and to bring a sense of three-dimensionality to his uni-color stage set: the layered blue shades created the illusion of depth.
 
The color blue connoting the capriciousness – yet seriousness–of synesthetic perception
Interestingly, Hockney, a music-color synesthete, reports perceiving a visual blue-colored dimension to the music of Rossignol. As Hockney of the opera, “The first thing you notice is that it’s all blue—but infinite shades of blue” (Blue Cats.p.116). In his stage set, Hockney created a magical world of blues showing a dimension far from our familiar “everyday” world, or state of consciousness.
Some say the American painter Georgia O’Keefe was a synesthete. Mostly noted for her painting of huge flowers and desert landscapes, O’Keefe was also an artist of the “inner territory”. In a book about her life, O’Keefe writes that, in an artistic experiment, she limited herself to charcoal until she found she really needed a color to express what she wanted to express. Six months into the experiment, she wrote that she could not do without blue. She used it for a work called Blue Lines, later for a 1921 painting called Blue and Green Music, the study below called Blue Green:
 
 

In her painting, Red Commas on Blue,
the contemporary artist and synesthete Carol Steen has created a dimension of blue that seems personal, yet at the same time cosmic. The artist explains her synesthetic response that evoked the blue color with the arcs of red:
 
“There was a song I heard years ago with such an electronically altered voice that it made me want to paint it. I had never heard a voice sound or look like that before, it was such a beautiful blue, and it was the same color blue as salt tastes to me. The red arcs were the drums”
 

“Red Commas on Blue” by Carol Steen, 2004, 18 cm x 18 cm
 
Carol Steen has spoken elegantly on her experience of synesthesia, describing it as “extra consciousness”. In an interview, she said, “The point of synesthesia is not, ‘Oh, you have this weird thing. The point is you have this extra consciousness and you use it.” (p. 55, Blue Cats)
“Red Commas on Blue” shows an intensely personal dimension that yet evokes expanded consciousness with its swirling blue intensified by streaks of earthly red.
 
In Daliland, synesthete photographer Marcia Smilack creates a shimmering, reflective world of blue that brings the sky into the ocean:

“Daliland” by Marcia Smilack, 1999, 40 cm x 60 cm
 
Smilack has said that she would describe the experience of synesthesia as “dreaming while awake”. Of the image, Daliland, she says:
 
I took this picture on a late July afternoon when the sky is often cobalt blue. In reflection, the blue surrounded the edges of a white building though the building was of no importance compared to the intensity of the cobalt sky. Then a boat took off a few hundred yards away, sending a wave that rose up in the center of the reflection and transformed everything into new shapes; I remember feeling that someone had poured a pot of white paint on top of the sky momentarily covering it completely; but a second later, the blue rose up and reconstituted itself inside circles and shapes that reminded me of the melting clocks of Dali’s painting of time while the white shingles of the building became a background to the blue that hardly looks wet at all.
 
Smilack refers to the centrality of blue, rising up amid the diversity of shapes, asserting itself. The synesthesia of Smilack, (who for many years lived on Martha’s Vineyard, an island off the coast of Massachusetts) is often elicited by the play of light on the surface of the ocean. The shimmering light evokes synesthetic sensations for her—which also alert her as to when to press the shutter camera—to get the striking ‘reflectionist’ effects shown in her work.
Interestingly, certain of William Gass’ cross-sensory descriptions of blue make one wonder if the author, himself was a synesthete: “Nothing stands in the way of blue’s being smelled or felt, eaten as well as heard” (p. 76) and “One thing is certain: a cool flute blue tastes like deep well water drunk from a cup” (p. 77).
 
The color blue as bridge between inner and outer landscapes
The blues of the sky and the blue of the ocean go through a kind of alchemy in the human brain— to spin a range of possible meanings, both collective and personal –which are in turn projected back onto the outer world we share.
Perhaps there is no better way to sum up the great array of blues and all they suggest than with this final quote from William Gass in On Being Blue:
 
“Whether slick light sharp high bright thin quick sour new and cool or low deep sweet thick dark soft slow smooth heavy old and warm: blue moves easily among them all, and all profoundly qualify our states of feeling.” (p. 76).
 
 
 
Bibliography
Cytowic, Richard, The Man who Tasted Shapes. New York: Putnam. 1993
Duffy, Patricia Lynne. Blue Cats and Chartreuse Kittens: How synesthetes color their worlds. New York: Henry Holt & Company. 2001. p.55, p. 116.
Gass, William, On Being Blue: A Philosophical Inquiry. Jaffrey, New Hampshire: David Godine Publishers. 1999. (Originally published 1976). pp. 73-76.
Greenough, Sarah, My Faraway One: Selected Letters of Georgia O’Keefe and Alfred Steiglitz 1915-1933. New Haven: Yale University Press, 2011.
Harrison, John, Synaesthesia: The Strangest Thing. Oxford: University Press. 2001.
Helft, Claudine, L’Infinitif du bleu L’Age D’Homme, Lausanne 1992. p. 51
Kandinsky, Concerning the Spiritual in Art. New York: Dover Publications. 1977. (Originally published 1914). p. 37—38.
O’Keefe, Georgia, (edited by Bryer, Doris) Some Memories of Drawings. Atlantis Editions: 1988.
Pastoureau, Michel. Blue: History of a Color. Princeton: Princeton University Press.2001 (Originally published in French, Editions de Seuil. 2000).
Payne, Holly, The Sound of Blue. New York: Plume, Penguin Group. 2005. pp. 90-91.
Stevens, Wallace, The Collected Poems of Wallace Stevens. New York: Vintage. 1990. (Originally published 1954). p. 165.
Stevens, Wallace. Opus Posthumous. London: Faber & Faber, 1990. (original edition 1957).
p. 185.
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI



« The Brain is Wider Than the Sky”

 

The one the other will contain
 
The Brain is deeper than the sea-
 
As Syllable from Sound-

Emily Dickinson

 

 

 

 

Putting aside Plato’s banishment of poetry as imitation, a falsity, a mere shadow of reality, poetry’s praise has circumnavigated both Eastern and Western thought for myriad millennia. If poetry were essentially composed of rhymes and schemes, what questions are dramatically posed by its continuing and multifarious presence? Does poetry with its metaphorical structures reveal something about our cognitive/emotional sphere? Can it be assumed that human consciousness is embedded in symbolic mapping, the same kind of tropes manifest in the poetic? How intrinsic is this literary device of language’s shorthand to human thought itself? For philosopher George Lakoff, representations are neurologically bound to human’s metaphorical structures1]. Lakoff poses the following question:”Have you ever asked why conceptual metaphor exists at all, why we should think metaphorically, why metaphors should take the form of cross-domain mapping?”2 For psychiatrist Arnold Modell, metaphor is “a mode of cognition, that is doubly embodied: First as an unconscious neural process and second, that metaphors are generated from bodily feelings, so that it is possible to think of the corporeal imagination”3. Both of these scholars venture well beyond metaphor’s associative powers or rhetorical sensibilities. They affirm that such cognitive action is neuronally bounded and operates as an underlying interwoven matrix supporting human thought.

 
By way of coded messages, which stimulate and charge every aspect of our bodies and their functions, nervous systems are constituted of nodes. At times, such nodes imbued with plasticity, function in separate groups. Recent interests in “mirror” neurons, -that is,neurons which fire, even in fictive situations-, criss-cross lines between imaginative thought and falsification. Consider a perception of an object, a stunning configuration of quail eggs, caviar and salmon roe layered on tiers of green onions and slices of goat cheese. Shape, color, texture, scale and even projected taste are coded within separate domains of the brain. As a relay system of immensely swift firing neurons, our perception fails to recognize these informational fragments separately. Instead they are comprehended as freewheeling flowing streams. Like a stop-action camera on automatic pilot, such wired arrays transcend ordinary awareness.
 
The central question is: do pictures produce mental, associative connections that can be employed as an expanded field of consciousness including memory? How do pictures invoke thought? Picture science is a developing field, which examines visual images and their surrounding ideologies, myths, and social considerations. Early examples portray the variety of historical map-making and the nature of their representational spaces. As novel information is gathered to affirm or deny the existence of a land mass or lake or coastline, these pictorial representations are adjusted, calling into question the necessity of revisioned thinking4. Whereas the earth was once considered flat, it is now depicted as shifting tectonic plates. While the earth itself has not been entirely reconfigured, its schemas have taken on a progression of pictorializations. No single image drives this point home more aptly than the first photo of earth taken from outer space. Geography, geometry, scale, color etc. constitute the profound manner in which formal systems alter semiotic analysis and how neurological processes respond.5
 
 
Thought Forms and Belief
Significant advances in imaging technologies have entered the domain of visualization with unprecedented configurations representing the material world. Add to this distillation the aspect of deciphering images, thus we embark, once again, on the ways interpretation is grounded in aesthetics, art history, image science, and cognitive and computer sciences. Neither divorced from, nor operating within clear-cut discourses, questions concerning illusions, perceptions and sensations, are an essential part of the epistemological underpinnings of the methods in which images function. Picturing practices in both science and art have become part of a larger philosophical debate about visual phenomena.
 
What constitutes the visual world and its interpretations? Is the visual a discrete sense or does such a concept require additional analysis? From “seeing is believing” to “smoking out hoaxes” to optical illusions, hallucination and even connoisseurship, new imaging technologies are at once expanding the field of sight and revisiting philosophical issues in perception and phenomenology. In a recent text “There Are No Visual Media”, W.J.T. Mitchell describes how visual media are “intrinsically braided and nested in “the sensory ratio of vision and other senses.” The “sensory ratio of vision becomes even more complicated when it enters into the region of emotion, affect and intersubjective encounters in the visual field.” For Mitchell and other critics of the “purely optical” mediums of visualization, images also embed “habits, social spaces, institutions and markets” 6.
 
With the rapid rise of new imaging technologies in the 19th century a concomitant cultural discourse emerges. In “quests for the invisible”, thought-forms and spirit photography became mystical platforms in which the enhanced eye discovers what other dimensions of visualization are possible. The psychological and astral, the microscopic and telescopic revealed dimensions of color and form into the speculative domain of the spiritual. The rise of an ideological aesthetic discourse fostering Modernism pervades this terrain, releasing subjectivity that was both optical and phenomenological.
 
Popularized by advances in X-ray technologies, ideas addressing thought-forms emerge. By rendering the body transparent, it was speculated that thoughts could be manifestly visible. An1896 illustration appearing in Literary Digest, silhouetted heads portrayed in black and white high contrast formats expose interiors of those pictured7. As an ironic statement about character traits, the viewer becomes privy to the thoughts and personalities of persons graphically displayed. Gazing into the mind has always been a fascination for scientists and the public alike. This enchantment continues presently, particularly with the popularization of new imaging devices.
 
 
fMRI and a New Century of Images
Functional magnetic resonance (fMRI) is an imaging device employed to detect brain activity8. It can be employed writes Hannah Devlin, “to produce activation maps to show which parts of the brain are involved in mental processes.” It is a non-invasive procedure that can be performed on patients to measure blood flow to specific regions of the brain, particularly while engaging in an activity such as seeing, hearing, or smelling among others. Researchers have speculated that “measuring the oxygen-rich hemoglobin in the blood are a reflection of electrons becoming active in response to a patient’s task” writes Kerri Smith, editor of the Nature Podcast. However, he queries, “what is this technique in fact measuring?” Skepticism and speculation are the flip sides to the accumulating number of research articles published with regard to the clinical findings produced by fMRI scans.9 Recent history has shown that public policy decisions founded on burgeoning technological advances in science can have profound negative consequences. Are we revisiting an era of neo-phrenology, techno-reductionism or Evangelistic eugenics? Can we tell if a person is lying or wishing, or experiencing an erotic episode by reviewing his fMRI? Can we determine what his political or religious affiliation is or whether he loves music? Can we assume he is a danger to himself and society? Can we ascertain anything about his past and future behavior? What do in fact do these images tell us? When and how is image analysis supported by culturally embedded or self-serving narratives? Pressure from within both the scientific establishment and art worlds-at-large protect the viability of economic value systems and promote vainglorious historical, cultural data as an anchor powering their institutional relations. In Big Science and Big Art, rhetorical aggrandizement can operate on flawed logic and openly deceitful practice. Perhaps this is another attribute currently binding these two domains.
 
 
The Science Debates
Akin to the frenzy driving the mapping of the Human Genome Project in past twenty years, neuroscience has upped the ante confronting Big Science. The Human Connectome Project (HCP) funded by the National Institutes of Health is a $40 million dollar project intended to investigate the brain as a “long-distance communications network,” remarks John Bardin in Nature magazine. However, profoundly conflicting opinions regarding these neuro-scientific visualizing techniques prevail. According to the journal Nature, “nearly half of the neuroimaging studies published in prestigious journals in 2008 contain unintentionally biased data that could distort their scientific findings.” Some of these finds have even been called “voodoo correlations.”
 
How can interpretative adjustments be analyzed such that signal can be separated from noise in the fMRI system? Are artifacts mistaken for proposed actions? Perhaps the most comic example of the ways in which such interpretation can produce false positives is anecdotally reported in the story behind the Atlantic Salmon. In this narrative, a dead salmon is placed in a magnetic resonance chamber and given a series of fMRI scans by neuroscientists. The experimenters’ hypothesis was to try to formulate a theory of statistical conversion factors which could be calculated in order to “read” these images accurately. Although the salmon was presumably dead, the fMRI images did indicate some cerebral activity! Originally looked upon as a prank, the evidence garnered by these irreverent actions did produce worthwhile data.
 
In Charles Barber’s recent article “The Brain: A Mindless Obsession?” comments on the current preoccupation with brain imagery. He conjectures “brain images are still far cruder than one would think after reading the sensational revelations attributed to them in the science pages of newspapers and magazines. And it must be remembered that these are secondary images of blood flow and glucose in the brain, and not the brain tissue itself” 10.
 
 
The Cultural Debates
Journalist Alissa Quart, in a recent New York Times article cites the term “neurodoubter” to describe the barrage of bloggers who continually report on some of the ridiculous claims made by the progenitors of these “mind pictures.” She points to such cites as “Neurocritic,” “Neuroskeptic,” “Neurobonkers” and “Mind Hacks.”11 For Ms. Quart, neuroscience “has joined company with other totalizing worldviews—Marxism, Freudianism, critical theory—that have been victim to overuse and misapplication”12.
 
These pixilated computer-generated-images can reveal whether we have brain lesions, or the nature of their growth patterns or other outstanding material coordinates. Brain scans, like cellular karyotypes before them, can reveal what we are, whether it be a baboon, a lizard or a kangaroo. They cannot expose who we are, what kinds of judgments we make when we view an art object, or whether we will marry a woman or a man. Attributing human agency and responsibility to the mechanisms of “fuzzy logic” invokes the supernatural. What these technologies have to offer is their remarkable ability to make the body transparent, not an engagement with psychological or behavioral conjecture.
 
 
Cajal and Golgi: Another Case of Visual Interpretation
Visualizing data in any form requires expertise based on a number of factors: cultural and geographical context, historical analysis, interpretive conjecture and analytic skill, to name a few. Whether a work of art, a dental X-ray or a topographic map, all images are subject to analysis, although invested in differing operational motifs. Representation introduced by instrumentalized vision is no exception. In 1906, Ramon y Cajal and Camillo Golgi, shared a Nobel Prize in Physiology for their remarkable work spotlighting what was to become the field of neuroscience. Both scientists studied brain tissue samples which were made transparent through Golgi’s astute technical capabilities. Both developed theories concerning how the structure of the brain and nervous system functions. Also available for consideration were Cajal’s detailed drawings executed with the aid of a Camera Lucida.
 
The results of their investigations came to be known as the Neuron Doctrine. They described neurons as individuated cellular units, pictured by precise staining of neural tissue. In this revolutionary technique, both natural and synthetic dyes were employed. With all information at hand each scientist, however, formulated a differing hypotheses. Golgi postulated that “the nervous system was a meshwork of connected elements.” That is to say, neuronal matter behaves as a bundle of charged cells, a meshwork. For Cajal, the nervous system consisted “of discrete units, called neurons that in fact, did not touch.” Thus, interpretations and analysis of visual information resulted in alternative theoretical outcomes. Cajal sums up his triumphant analysis of the Neuron Doctrine thus: ”What mysterious forces preside over the appearance of the processes (dendrites and axons,) promoting their growth and ramification, provoking the coherent migration of the cells and fibers in predetermined directions, as if obeying a wise architectonic plan, and finally establishing those protoplasmic kisses, the intercellular articulation (synapse) that appear to constitute the final ecstasy of an epic love story.”13
 
 
Technologies of Self
Among technologies of self, (although controversial at best) the Rorschach is a psychological projective test, widely recognized as a cultural icon by the discerning public. Appearing in the work of many visual artists including Andy Warhol and Annette Messenger, the Rorschach continues its occult status as a possible lens into the private and public imagination. The Rorschach, originating as a child’s game called Blotto, employs inkblots to stimulate the imagination and compel the unconscious to give up its quarry.
 
In his essay “Things That Talk,” the historian of science Peter Galison describes the Rorschach test in detail: “In a brown cardboard box come ten cards, printed in Bern, Switzerland. The publisher Verlag Hans Huber is so concerned about the quality of their reproduction that it will only use the same antique printing presses that stamped out the first edition in 1921. And it won’t print at all if the humidity and temperature do not match the secret instructions that have been passed down over generations. At the same time this box of plates may well be the most studied object of the last hundred years: several million people have not only examined them but recorded the innermost details of what they saw. What are these cards? To answer (or even not to answer) is to present yourself”14.
 
As symmetrical structures of random forms, my interest in the Rorschach is in its extended application into sculpture, in particular digital sculpture. As three-dimensional forms these arbitrary ink-blots begin to take on a spectrum of unintended meanings. Appearing as bones, archaic sea creatures, body parts and the like, they become extensions of the imagination itself. In these works the mind becomes embodied as perception of the two-dimensional world is reconvened in three dimensions. What appears to be random is in fact mathematically constructed, recalling once again Mandelbrot’s reanimation of the organic into the geometric.
 
Thus these sculptural forms, computer-generated objects, are constructed one layer at a time, much the way a sedimentary rock is shaped by the deposition of silt. Deposits of plaster alternate with resin masks, as strings of zeros and ones generate numbers into form. What once appeared unplanned is now filtered through its mathematical and algorithmic coordinates, a process that can invoke deep recesses, not unlike the Rorschach blots themselves.
 
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« Bear (Rorschach Series » (2004) 5.5 inches x 5.5inches x 3 inches; plaster, resin, rapid prototype sculpture
 
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« Crab (Rorschach Series) (2004) 5.5 inches x 5.5 inches x 3 inches; plaster, resin, rapid prototype sculpture
 
 
Biota: The Brain as Sponge
In contemporary culture, the brain has become a surrogate for self, a metonymy of being, a reigning directive headquarters in charge. How can the sovereign ruler be identified and pictured? Is it through its morphology, its structure, its actions or applications of measuring devices? Pictorializations fall short of the brain’s capacity for generating imagination, or even reverie and happiness. Daydreams? Where are they located? Greed or good works? Where do these traits reside? Are we are more than the sum of our diagnostics? How can we embrace our consciousness as a beehive of activity in all its intricacy?
 
It is here where Emily Dickenson’s poem Life, questions the imagination’s vastness. For Dickenson, this three-pound organ, wet and gray, contains every other wonder of all things. For Dickenson, it is in the sparseness of her language and the precision of her comparisons, it is in her skepticism and queries that we come to believe in the power of poetry, its truth and falsity.
 
Searching for ways to picture emotional impulses requires analogical thinking. Sometimes profound and at other times without merit, it is a thinking process that oscillates between correspondences, trials and errors. Like mirror neurons, which fire in fictive scenarios, aesthetic endeavors forge unexpected, sometimes obvious, connections between extant things in the world. Like emotional or social intelligence, creative intelligence is an aspect of world-making. It is central to the continued language of art making and the transference of emotion from one individual to others.
 
As the first multicellular animal without a nervous system, the sea sponge offers vital clues to the developmental origins of complex nervous systems. We in fact share seventy percent of our DNA. Sea sponges possess “signature proteins’ which react in similar ways to the proteins in synapses.” They possess all of the building blocks for the development of the nervous system, making them invaluable organisms for the study of neurological disorders15.
 
In fabricating Biota (2011), sea sponges were employed as a matrix impregnated with porcelain slip. By submerging the variegated sponges in slip (a liquefied form of clay), intricate surface details and porous textures are concretized. However, the porcelain sea sponges remain uncanny resemblances of themselves. They exhibit tangible yet ghostlike presences. Both conceptually driven, as in Dickenson’s poem, “the brain is like a sponge” and materially appropriate for such translations.
 
How does the evolution of the brain from the lowly sea sponge to Homo sapiens’s mind be articulated? How can the brains of early humanity be seen in action? How did our cognitive/emotional complex move from the proto-brain of a sea-sponge to actions t defining our humanity? The brain in action, the specialist in prehistory, André Leroi-Gourhan asserts, “can be seen through the production of symbolic and representational artifacts, all of which are connected to language and motor skills”16.
 
The evolution of artifacts from abstract to figurative sculptures, amulets and calendars in prehistoric art are attributed to neuronal changes in the brain. As a form of mimesis and ritual, such a figurative turn is considered a change in consciousness. Such artifacts represent conceptual mental markings in which desired futures are physically accounted for. Whether articulating wishful thinking, the miracles of wonder or following the rhythms of nature, these artifacts continue to reveal origins and changes in human evolution. Leroi-Gourhan reaffirms “that language and figurative representation stem from the same human aptitude, the aptitude to abstract elements from reality and from those elements to reconstitute that reality’s symbolic image.” 17
 
For Nobel laureate Gerald Edelman, “what is perhaps most extraordinary about conscious human beings is their art, their ability to convey feelings and emotions symbolically and formally in external objects such as poems, paintings or symphonies”18. And it is within this context that prehistoric figures take up residence in my porcelain sea sponges completing the task of becoming human.
 
 
« Biota » ( 2012) porcelain and rapid prototypes figurines on plexiglass; approximately 4 ft x 8 ft x 3 feet
 
 
« Biota » (2012) detail
 
 
Uncloaking Ambiguity
Visual art, a material projection of fictive thoughts and feelings records for a moment in time both the subliminal and conscious tenor of its corresponding epoch. Redressing stylistic narratives of the past in formal terms as well as more current phenomenological changes in perception, the visual and its operative functions engage in capturing the imagination through images and objects.
 
In visual art, the imaginary is embodied in its material other, wherein form and content are infinitely variable. The embodied imagination is like an ouroborous, ascending and descending its particulars over time, never spending itself. If the domain of cultural evolution consists of embodied memories and gestures, it is through the accumulation of such visual archives that meaning is both rooted and accessed. As symbol sets and gestural actions contribute to the birthing of new technologies, an essential question remains: What schemas of mind reverberate during this process? Where do creative connections come from? Images are material anomalies, cloaked in complexity, ambiguity, chance and circumstance. The embodied mind, in sympathetic completeness, is where mysteries lie in waiting for the thrill of it all. Camouflaged, but within reach, art as well as science relies on extensive apertures of understanding in which significance is codified producing a form of resonance in keeping with epistemological parameters. Turning the blobs of MRI pictures into symphonic resemblances geared to discovery on its own terms resonates with Dickinson’s simple line: “the brain is wider than the sky.” It is here that measurement looses its balance and is foreclosed simply by being human.
 
While morphology and technology open up certain parameters of the brain’s operational stance, other significant attributes are beyond reach. To think for a moment that behavior, emotions or even creative impulses can be confined into data systems is a dream in an imagined geography, inaccessible at best with the tools at hand.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI 
 
Bibliography:
Abbott, Alison. “Brain Imaging Skewed: Double Dipping of Data Magnifies Errors in functional MRI scans,” Published online 27 April 2009/ Nature 458, 1087 (2009)
Allem, Stephanie West. “Cognitive paparazzi and the backlash against the bright lights of brain images” http: mediate.com/articles/WestAllenSbi20080630.cfm.
Alpert, Barbara Olins. The Creative Ice Age Brain: Cave Art in the Light of Neuroscience (Foundation 20 21, 2008)
Anker, Suzanne, Fundamentally Human, Contemporary Art and Neuroscience,
Catalogue. Pera Museum, Istanbul, Turkey, 2009
Bardon, Jim. “Neuroscience: Making Connections,” Nature/News Feature,
21 March 2012
Callaway, Ewen. “Dead Salmon ‘responds’ to portraits of people”, The New Scientist, 18 September 2009.
http://www.newscientist.com/blogs/shortsharpscience/2009/09/dead-salmon-responds-to-portra.html
Leroi-Gourhan, André. Gesture and Speech, (MIT Press, 1993)
Marcus, Gary, “Neuroscience Fiction” The New Yorker, December 2, 2012
Quart, Alissa, “Neuroscience: Under Attack”, The New York Times, Sunday,
November 25, 2012, p.12
“The Story Behind the Atlantic Salmon” http://prefrontal.org/blog/2009/09/the-story-behind-the-atlantic-salmon/
“What does that MRI signal MEAN, anyway?”
http://scientopia.org/blogs/scicurious/2010/06/16/what-does-that-mri-signal-mean-anyway/
 


[1] George Lakoff, “The Neural Theory of Metaphor” in Raymond W. Gibbs, Jr.,
The Cambridge Handbook of Metaphor and Thought,
(Cambridge University of Press, 2008), p. 17
2 Ibid, p.18
3 Arnold Modell. Imagination and the Meaningful Brain (Philosophical Psychopathology), The MIT Press, 2006, p.27
4 Nina Samuel, The Islands of Benoit Mandelbrot: Fractals, Chaos, and the Materiality of Thinking. (Bard Graduate Center, 2012). From the press release: “In recent decades the computer’s capacity to produce visual representations has prompted a “pictorial turn” in the natural sciences.”
5 Semir Zeki, Inner Vision: An Exploration of Art and the Brain (Oxford University Press, 2000)
6 W.J.T. Mitchell. What Do Pictures Want? The Lives and Loves of Images (University
of Chicago Press, 2006)
7 Linda Dalrywmple Henderson. Duchamp in Context: Science and Technology in the
“Large Glass” and Related Works (Princeton University Press, 2005)
8 Hannah Devlin, “What is Functional Magnetic Resonance Imaging (fMRI)?
http:psychcentral.com/lib/2007
9 Kerri Smith. “Brain imaging fMRI 2.0” Nature/News Feature, 04 April 2012
http://www.nature.com/news/brain-imaging-fmri-2-0-1.10365
10 Charles Barber. “The Brain: A Mindless Obsession?” The Wilson Quarterly, Winter 2008
11 See http://neuroskeptic.blogspot.com/2013/01/flawed-statistics-make-almost-everyones.html “Flawed Statistics Make Almost Everyone’s Brain Abnormal,” January 3, 2013. See Scarpazza, C., Sartori, G., De Simone, M. and Mechelli, A. (2013). When the single matters more than the group: Very high false positive rates in single case Voxel Based Morphometry NeuroImage DOI: 10.1016/j.neuroimage.2012.12.045
12 Alissa Quart. “Neuroscience: Under Attack,” The New York Times,
Sunday, November 25, 2012, p.12
13 Javier DeFelipe. Cajal’s Butterflies of the Soul: Science and Art, (USA: Oxford University Press, 2009)
14 Peter Galison, “Image of Self” in Lorraine Daston’s Things That Talk (New York: Zone Books, 2007) pps.257-296
15 “Origins of Nervous System Found in Genes of Sea Sponge,” Science Daily,
June 7, 2007 http://www.sciencedaily.com/releases/2007/06/070606043941.htm
16 André Leroi-Gourhan, Gesture and Speech (MIT Press, 1993)
17 Ibid., p365
18 Gerald Edelman, Bright Air, Brilliant Fire: On the Matter of Mind (New York: Basic Books, 1992) p. 176



Dopage mental : l’anthropotechnie des psychostimulants entre réalité et fiction

Si le dopage (Laure, 1995, 2000) évoque un univers de produits et de consommations réelles, le dopage mental semble contenir une propension à s’échapper vers la fiction. Dans un article publié dans Drogues, Santé et Sociétés, je m’étais intéressé à un corpus littéraire assez particulier : les dictionnaires pratiques de psychostimulants, ces ouvrages grand public, souvent à succès, qu’on peut trouver aussi bien en langue anglaise que française (Goffette, 2008). Au milieu de conseils concrets sur les avantages des produits, leurs risques, les posologies conseillées, je m’étais aperçu qu’il contenait une part non négligeable de rêverie d’efficience ou de prophétie de génialité. Cela m’avait conduit à parler d’un gradient entre réalité et fiction le long duquel on pouvait ranger quelques exemples. La présente étude entend développer cette remarque pour donner plus de substance à ce gradient et développer surtout l’idée d’un mélange de réalité et de fiction en chaque chose, car réalité et fiction se nourrissent l’un l’autre. Par exemple, si un produit suscite l’imagination, l’inverse est aussi exact, car l’imaginaire suscite l’existence du produit. Là où il y a une attente sociale, il peut y avoir un marché, donc un produit à orienter vers ce marché, ou à développer pour ce marché.

 
I. Substances : de la materia medica à la materia anthropotechnica
Commençons par ce qui paraît le plus proche du réel et le plus éloigné du fictif : la chose, ou dans sa fraction la plus signifiante : le principe actif, qui désigne ce qui dans le médicament est la substance active. La connaissance des substances actives s’appelait naguère materia medica – la partie matérielle de la thérapeutique. Toutefois, comme avec le dopage il ne s’agit pas de soigner mais d’améliorer des capacités normales, notre matière est plutôt une materia anthropotechnica – l’anthropotechnie étant « art ou technique de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur son corps » (Goffette, 2006, p. 66).
 
Quoi de plus réel et matériel, par exemple, que de considérer 500 mg d’acide ascorbique, 50 mg de caféine et 400 mg de glucuronamide , 616 mg de sodium. Placez le tout dans un excipient et faites-en un comprimé effervescent. La chose, rassemblée en un tube de 15 comprimés (vendu par lot de deux) prend alors la dénomination de Guronsan®, produit par le laboratoire MSD Pharma, ou de Sarvit® si elle est produite par le laboratoire Méda Pharm.
 
Quoi de plus réellement réel ou matériellement matériel que ce comprimé de Guronsan® ? Pourtant, on sent déjà une sorte de poésie émaner de cette chimie et s’échapper de la réduction à la matière. L’acide ascorbique n’est-il pas appelé aussi « vitamine C », autrement dit « amine vitale », ce qui dégage une impression de vie, voire de vitalité ? La caféine n’éveille-t-elle pas le café à l’arôme puissant, synonyme à la fois d’excitation de l’intellect et des papilles ? Le bicarbonate et l’effervescente ne dégagent-ils cette douce magie chimique de l’eau qui se transforme en air, le pétillement pouvant symboliser la vie ? Les syllabes martiales de la chose, Guronsan®, n’évoqueraient-elles pas une sorte de personnage ? Sarvit® ne signifierait-il pas « ça re-vit » (ce que suggère d’ailleurs la typographie : « sar » en blanc, « vit » en rouge », le tout sur fond bleu) ? De même, les indications « médicales » montrent tout un univers de puissance latente et d’attentes implicites. La caféine a des propriétés anti-asthéniques et excitantes. Le glucoronamide est détoxifiant. La vitamine C est anti-oxydante. On peut donc attendre de ce comprimé une triple action excitante, purifiante et anti-corrosive ou inoxydable. L’emballage ne joue-t-il pas sur les couleurs vert, blanc et bleu, c’est-à-dire la vie, la pureté, et l’espérance ? La notice, si elle dégage tout un lot d’avertissements, de précautions d’emploi et de contre-indications, montre en même temps, la puissance de la chose. La matière devient force, la force symbole, le symbole rêverie.
 
Les slogans publicitaires qu’on peut glaner sur la toile ne font que ré-affirmer ces horizons d’attentes et de rêveries : « Guronsan®, la fatigue a fait son temps » ; « Sarvit® réveille votre potentiel ».
 
En somme, la chose nous fait dériver vers les mots. Mais ne faut-il pas inverser aussi la relation ? N’y a-t-il pas eu, d’abord, une étude de marché, une exploration des attentes du public, ce qui conduisit à élaborer le produit tel qu’il apparaît, dispensé sans ordonnance ? Pourquoi utiliser en effet des principes actifs peu prisés médicalement, la caféine étant un simple excitant, l’acide ascorbique ayant pour indication la lutte contre le scorbut, et le glucoronamide n’ayant pas d’effet thérapeutique clairement démontré ? Le but anthropotechnique, extra-médical, semble clair. Le réel et la fiction ont d’emblée partie mêlée. En fait, ce n’est pas tant la réalité d’une matière qui importe que celle de ces usages, qui lient le réel et la fiction en un tout.
 
II. Usages communs et usages pionniers
En reprenant le même exemple, il suffit de taper « guronsan » et « forum » pour voir apparaître un ensemble d’échanges sur les usages. Voici un exemple de ce qu’on peut trouver :
 
Bonjour,
Je suis actuellement au début d’une longue période de concours (6 mois) et une amie m’a conseillé de prendre du Guronzan (j’espère que c’est la bonne orthographe).
J’aurai voulu savoir ce que c’était exactement car elle n’a pas su réellement m’expliquer. Puis-je en prendre sans aucuns effets secondaires ?
Quels sont les effets ?
Est-ce un médicament ?
Merci de votre aide à toutes et tous. N’hésitez pas à me raconter vos bonnes comme mauvaises expériences.[1]
 
De tels messages montrent le tissus d’échanges, d’inquiétudes et d’attentes qui prend place dans la plupart des échanges de ces forums. Sous son apparence banal, ce texte traduit assez bien les différentes dimensions de l’usage :
– l’expression d’une intentionalité tendue vers un résultat : être plus performant pour une période d’examen,
– une demande de connaissance : obtenir des explications sur le contenu du produit et sur son mode d’action,
– une recherche pour estimer la validité du moyen vis-à-vis de la fin : savoir les effets du produit ;
– une interrogation sur le statut du produit : questionner sur le statut de médicament (thérapeutique) ou non,
– une relation asymétrique mais non hiérarchique : recueillir des conseils de pairs plus expérimentés,
– une valorisation de l’expérience directe : rechercher des témoignages, des expériences réelles de l’usage.
 
Sur ce sujet, Christine Thoër et Michèle Robitaille (2011) ont mené une intéressante enquête qualitative auprès de jeunes adultes québécois pour mieux cerner l’usage de psychotropes et ses raisons. Elles relèvent la conjonction de plusieurs éléments chez ces jeunes adultes consommateurs de psychostimulants :
– la conviction que ces produits (par exemple les amphétamines et le méthylphénidate) sont efficaces et apportent des gains de performance,
– l’idée, pour certains, de remédier à un syndrome de déficit d’attention, qu’ils ont auto-diagnostiqué,
– l’argument qu’ils sont confrontés à la pression de la performance scolaire ou professionnelle, ou à une multiplicité de tâches et de rôles devant lesquels ils ne pourraient pas faire face autrement,
– la crainte d’être les perdants d’une concurrence où d’autres recourent déjà aux psychostimulants, idée conjuguée à la conviction que ce type de consommation est répandue, d’où le sentiment d’un recours incontournable,
– l’opinion que ces produits présentent peu de danger parce qu’ils ont été conçus, testés et fabriqués selon les standards sérieux de l’industrie, ce qui les différencie des drogues,
– la conviction de les utiliser dans un usage légitime, parce que sérieux, non récréatif, ce qui marque une autre différence vis-à-vis des drogues.
 
Avec ces arguments et ces représentations, nous sommes ici dans un registre d’usage se situant à mi-chemin du pionnier et du banalisé, un usage où les représentations de soi et des autres sont en glissement, sur-estimant par exemple la banalité de l’usage et sa diffusion sociale, sous-estimant les risques, puisque si ces médicaments ont bien été évalués, ils l’ont été pour une indication médicale et non anthropotechnique. Au-delà, il ressort l’impression que toute la société fait norme, et le fait avec une exigence croissante. Il leur semble que le niveau normal de réussite (scolaire, sportive, personnelle, professionnelle) s’est majoré, si bien que ceux qui étaient normaux naguère risquent de se trouver en position inférieure, déclassée, incapables de s’intégrer à la norme sociale, entraînant un sentiment d’inquiétude (Ehrenberg, 1991).
 
Si ce sentiment sombre domine, on voit aussi par moment poindre des nuances d’émerveillements, une émotion de découverte, l’émoi devant l’extraordinaire. Deux des enquêtés ont dit ceci :
 
Ces médicaments là ça me donne un grand pouvoir parce que ça achète le temps… ça le multiplie. Tu deviens, euh… plus efficace, plus vite, meilleur. (Eric) (Thoër, Robitaille, 2011, p. 17)
 
J’entendais des étudiants du département parler de cette soi-disant drogue magique qui donnait un certain avantage pendant les périodes d’examen. J’avais envie d’essayer. (Li) (Thoër, Robitaille, 2011, p. 18)
 
L’usage conjugue ainsi de l’ordinaire et de l’extraordinaire : une image de banalisation et une image de puissance formidable, qui, en se révélant, libérerait quelque chose de soi, voire produirait enfin le vrai soi ou un soi plus vivant.
 
Cette dimension à la fois de l’usage pionnier et de la découverte de la merveille inconnue est plus apparente dans une autre étude dévolue aux usages récréatifs ou exploratoires. A cette fin, Christine Thoër et Stéphanie Aumond (2011) ont étudié le forum internet « Drug Prevention », qui a pour thématique « l’utilisation des drogues légales (médicaments détournés), des produits naturels ayant une action stimulante et des drogues illégales ».
 
Dans ce cadre, il s’agit moins de réagir à une situation à laquelle on a du mal à faire face que d’agir, à la façon d’un explorateur de soi. Comme il s’agit d’expérimenter hors du cadre médical, on trouve tout d’abord des sortes de posologies expérimentales, par exemple :
 
La dose conseillée pour débuter [la codéine] est de 30 à 60 mg. À cette dose, tu ne devrais pas faire l’expérience d’effets secondaires et pourras maintenir ce dosage jusqu’à obtention de l’effet désiré. Par la suite, tu pourras augmenter la dose à ta guise. Dans la majorité des cas, c’est à 250 mg que l’on obtient le meilleur effet d’euphorie avec le moins d’effets secondaires. (Thoër, Aumond, 2011, p. 117)
 
En fait, comme l’indiquent les auteurs de l’étude, l’essentiel des échanges et de l’intérêt des participants porte sur les effets obtenus et leur description. La chose et le récit sont conjoints. Par exemple, voici un échange à propos de l’injection de kétamine :
 
Les premiers effets se manifestèrent 5 à 10 minutes après l’injection. Ils consistaient en un effet de chaleur, de fourmillement, pas très différent de celui que procure l’oxyde nitreux. La montée de l’effet était très progressive et douce, je m’allongeais sur mon matelas les yeux fermés.
Peu de temps après, je rentrais dans un état de complète dissociation qui dure environ 1 ou 2 heures (ma perception du temps étant sérieusement altérée). A la différence du DXM, je restai tout à fait conscient pendant toute la durée de l’expérience, ce qui m’aida grandement à mémoriser les moments les plus pénétrants du trip. (Thoër, Aumond, 2011, p. 117)
 
Dans la tradition des expériences (trips) psychotropes du XIXe siècle (Baudelaire, De Quincey, etc.) ou encore des années mille neuf cent soixante, on voit ici une démarche d’exploration. Le principe est proche de celui du carnet de voyage, avec ses phases classiques :
1° décider de partir,
2° s’aventurer hors frontière,
3° prendre note de ce qu’on rencontre,
4° produire un récit,
5° entrer peu à peu dans la posture du vieux sage ou de la personne d’expérience.
 
L’étude montre ces différents aspects, faisant ressortir l’hésitation à partir (les aînés déconseillent fortement certains trips aux novices, trop inexpérimentés), les préparatif du trip, l’auto-observation des effets, le récit, et l’adoption progressive d’un rôle d’« expert » ou d’aîné. C’est un récit de soi, d’une exploration de soi.
 
III. Littérature pratique et projets politiques
On retrouve cette même tension ou ce même mélange dans un autre genre de corpus littéraire, celui des guides pratiques à destination du grand public. En consultant une demi-douzaine d’ouvrages publiés en France et aux États-Unis, on ne peut que constater la clarté de la finalité dopante. Bien que traitant de médicaments, ils ne cachent pas qu’ils en font un usage bien différent de l’indication médicale. Les titres eux-mêmes sont éloquents :
 
300 médicaments pour se surpasser physiquement et intellectuellement (Anonyme, 1988)
Le guide des nouveaux stimulants (Souccar, 1997)
Mind Food and Smart Pills [Aliment de l’esprit et pilules d’intelligence] (Pelton, Clarke Pelton, 1989)
Smart Drugs II [Les psychostimulants II] (Dean et coll., 1993)
Mind Boosters [Les accélérateurs de l’esprit] (Sahelian, 2000)
Brain Candy [Les bonbons du cerveau] (Lidsky et Schneider, 2001)
 
De plus, parfois sur fond de pilules et de gélules, les couvertures de ces livres s’accompagnent de sous-titres ou de bandeaux accrocheurs. Par exemple, Le guide des nouveaux stimulants (Souccar, 1997) est ainsi sous-titré :
 
Plus d’efficacité – Plus d’intelligence – Plus de concentration – Plus d’énergie
Plus d’optimisme – Plus de tonus sexuel – Plus de créativité
 
Il s’agit de conquérir des « plus » et non de guérir des « moins ». Nous sommes aux antipodes de la médecine, et ces caractéristiques correspondent pleinement au paradigme anthropotechnique avec ses pratiques d’amélioration et non de soins (Goffette, 2006, chap. IV), ou à une pratique de « human enhancement » différenciée d’un soin (Kass, 2003) (Elliott, 2003) (Rothman et Rothman, 2003) (Coenen, 2009).
 
Autre exemple, la quatrième de couverture de Smart Drugs II (Dean, Morgenthaler, Fawkes, 1993) reprend ce même langage, complété de quelques allusions à la lutte contre le vieillissement :
 
Augmentez votre clarté d’esprit et votre acuité sensorielle
Accroissez votre plaisir sexuel
Augmentez votre performance scolaire et professionnelle
Prenez connaissance des derniers traitements de la maladie d’Alzheimer
Accroissez votre QI de plus de 10 points
Améliorez votre aptitude à résoudre des problèmes
Améliorez votre mémoire jusqu’à 40 %
Ralentissez le vieillissement
 
Il est intéressant de remarquer que l’expression « smart drug » (plutôt que « psychostimulant ») provient de l’effet d’image et de connotation associé au mot « smart », qui signifie « élégant », « malin », « audacieux ». Utiliser des « smart drugs » apparaît ainsi comme un choix malin et avant-gardiste, alors que les banals « psychostimulants » relèvent de la plate objectivité pharmaco-chimique ou du traitement psychiatrique. Associé au mot « drug », on obtient l’idée d’une consommation astucieuse (Richard, 1999, p. 368), et non d’un dopage ou d’un usage risqué. La notion de drogue (au sens courant de produit de toxicomane) est évoquée, mais écartée comme non pertinente, là encore. Ces guides pratiques revendiquent une normalité sociale, une adaptation professionnelle, une conformité comportementale simplement un peu en avance sur l’époque.
 
Les livres français jouent aussi avec la langue. Le premier, 300 médicaments pour se surpasser physiquement et intellectuellement, parle dans son titre de « se surpasser » et explique directement qu’il traite de dopage intellectuel. Ce fut sans doute l’une des raisons qui conduisirent l’éditeur à le retirer de la vente. Lancé durant l’été 1988, ce livre a suscité de vives réactions : le 26 août, le ministre de la Santé français faisait savoir qu’il entreprenait une action en justice pour obtenir son retrait. Le même jour, l’Ordre National des Médecins émettait un communiqué très sévère. Par la suite, ce dernier indiqua qu’il suivait attentivement l’instruction en cours (1988a, p. 273 ; 1988b, p. 3). Le 23 septembre, c’était au tour du président de l’Ordre National des Pharmaciens de prendre position publiquement (1988, p. 922). Le parti pris affirmé haut et fort en faveur du « dopage » explique pourquoi les auteurs, médecins, ont préféré l’anonymat, et d’évidentes maladresses vis-à-vis du cadre législatif expliquent pourquoi l’éditeur jugea prudent de retirer le livre de la vente en novembre 1988, bien qu’il en ait déjà vendu, selon ses propres dires, 150 000 exemplaires.
 
L’autre ouvrage francophone, Le guide des nouveaux stimulants, tirant les leçons de cette controverse, précisa d’emblée le cadre légal, en indiquant qu’il s’agissait d’automédication ou de prescription hors des indications consignées dans l’autorisation de mise sur le marché (AMM). L’auteur prit soin de n’utiliser à aucun moment le terme « dopage », préférant parler de « stimulants », terme plus neutre. D’autres expressions plus acceptables et vagues sont aussi employées, telles que « s’adapter aux contraintes de l’environnement » (Souccar, 1997, p. 13) ; « garder le tonus psychique » (p. 19) ; « favoriser l’acquisition des connaissances » (p. 255) ; « améliorer les fonctions mentales » (p. 274) ; « dynamiser » ; « développer le potentiel » ; vocabulaire banal, qu’on retrouve aussi bien dans les magazines féminins, la presse santé grand public ou les manuels de « management ».
 
Tous ces ouvrages oscillent entre un message plat, faisant profil bas, qui se contenterait de donner des informations, et un enthousiasme prosélyte. En ce qui concerne la finalité d’information, Brain Candy (Lidsky et Schneider, 2001), un livre assez récent, est le plus révélateur. Il cherche davantage à respecter la rigueur scientifique, et les auteurs, des scientifiques reconnus, découragent d’ailleurs la consommation d’environ un tiers des produits examinés. En fait, d’après eux, pour choisir de recourir ou non à des psychostimulants, il faut d’abord pouvoir faire un choix éclairé. Ensuite, doté de cette information, le passage à l’acte du consommateur ressort du domaine privé :
 
Ensemble nous est venu le concept de ce livre : fournir une information sans biais, fondée sur des recherches de bonne qualité, pour ceux qui veulent connaître les bénéfices et les risques des plantes, des compléments alimentaires, et des autres moyens d’améliorer le fonctionnement mental — pour la confiserie du cerveau pourrait-on dire (Lidsky et Schneider, 2001, p. 12-13)
 
Nous sommes dans le cadre typique de la relation de consommation, prise dans sa norme contractuelle : pour que le contrat de consommation soit acceptable, il faut qu’il soit librement consenti, ce qui suppose une bonne conscience du produit consommé, donc une information loyale et satisfaisante, y compris sur les risques encourus et les bénéfices réels. Il est possible de constater que ce modèle ne s’interroge ni sur la légitimité de la consommation, ni sur le trouble qu’une consommation dopante peut induire dans la relation de concurrence professionnelle. Ces auteurs considèrent qu’il s’agit d’une question privée, où la question du bien-fondé de l’action n’est pas absente, mais appartient au domaine privé du consommateur.
 
A l’opposé de cette platitude informative, on trouvera des signes d’enthousiasme. Par exemple, Mind Boosters proposent de véritables programmes clés en main, des « Mind-Boosting Programs » (programmes d’amélioration de l’esprit) (Sahelian, 2000, part. V) et la plupart prennent parfois ouvertement parti pour ces substances ou pour l’une d’entre elles :
 
Les substances nootropiques présentent un potentiel fascinant et stupéfiant dans le champ de l’augmentation de la mémoire. (Pelton et Clarke Pelton, 1989, p. 133)
 
Acetyl-L-Carnitine (ALC) fut une des plus passionnantes substances étudiées dans Smart Drugs & Nutrients. Actuellement, l’ALC paraît encore plus prometteuse en tant que moyen d’améliorer la cognition de personnes normales, bien portantes, et en tant que traitement de l’AAMI (Dean et coll., 1993, p. 91).
 
Je trouve la chimie du cerveau fascinante, particulièrement depuis que nous avons accès à nombre de compléments naturels qui peuvent nous aider à manipuler nos neurotransmetteurs. (Sahelian, 2000, p. 39).
 
« Potentiel fascinant et stupéfiant », « passionnantes substances », « ALC […] prometteuse », « chimie du cerveau fascinante », etc. : ce que prononcent là les auteurs n’est pas seulement une opinion mais un engouement, voire un credo, qui sous-tend un projet de société.
 
IV. Projets politiques, projets de société
Toutefois, à ce niveau aussi, nous rencontrons le même gradient entre le réel et le fictif. D’un côté des rapports de prospectives visent à orienter concrètement les politiques publiques tandis qu’à l’extrême inverse se publient des rêveries de génialité, avec, dans l’entre-deux, le courant transhumaniste.
 
En 2002, la National Science Foundation et le Department of Commerce des Etats-Unis publièrent le rapport Converging Technologies for Improving Human Performance – Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, plus connu sous l’appellation « NBIC Report ». Le synopsis des recommandations indique ceci (nous traduisons) :
 
Les recommandations de ce rapport sont à longue portée et fondamentales. Elles exhortent à une transformation radicale des sciences, de l’ingénierie et des technologies. Les prochains développements seront révolutionnaires et leur gouvernance doit se faire dans le respect du bien-être et de la dignité humaine. Ce rapport établit les buts de cette transformation sociétale et éducative. Construit à partir des propositions développées dans les cinq groupes thématiques et à partir des idées issues de plus de cinquante contributions individuelles, l’atelier recommande la statut de domaine de priorité nationale en recherche et développement pour la convergence technologique ayant trait à l’augmentation de la performance humaine. Il s’agit d’une opportunité importante, durable et d’intérêt général. […]
 
Les sciences et la technologie vont dominer le monde de façon croissante, tandis que s’accroissent les populations, l’exploitation des ressources et les conflits sociaux potentiels. Par conséquent, le succès de ce domaine prioritaire de convergence technologique est essentiel au futur de l’humanité. (Rocco, Sims Bainbridge, 2003, p. xiii)
 
Le rapport met en avant cinq grandes thématiques phares :
– Etendre la cognition et la communication humaine
– Améliorer la santé humaine et les capacités physiques
– Augmenter la productivité des groupes et de la société
– Sécurité nationale
– Réunir science et éducation
 
Sur chacune de ces thématiques, deux grands volets d’études sont apportés : d’une part un état des lieux (« statement »), de l’autre des projets visionnaires (« visionary projects »). En somme, il s’agit ni plus ni moins que d’articuler le récit du réel et le récit de fiction, dans une perspective qui tient à la fois de la politique prospective et de la prophétie. Le ton lui-même oscille entre le jargon routinier du management et le saisissement « révolutionnaire ».
 
En fait, par bien des aspects ce rapport fait écho au développement du mouvement politique transhumaniste. Voici le début de la profession de foi transhumaniste, rendue publique en 1998, ici dans sa version actuelle, plus prudente, qui date de 2009 :
 
1. Dans le future, l’Humanité va être profondément affectée par les sciences et les technologies. Nous voyons (envision) la possibilité d’un accroissement du potentiel humain en repoussant le vieillissement, les limitations cognitives, la souffrance involontaire et notre confinement sur la planète Terre.
2. Nous croyons (believe) que le potentiel de l’humanité est encore largement non-réalisé. Certains scénarios possibles nous mènent à des conditions humaines augmentées (enhanced) merveilleuses et de très grand intérêt.
3. Nous reconnaissons que l’humanité fait face à des risques sérieux, tout particulièrement dans le mésusage des nouvelles technologies. Il y a des scénarios réalistes possibles qui mènent à la perte d’une grande part ou même de tout ce que nous tenons pour valable. Certains de ces scénarios sont radicaux, d’autres subtils. Bien que tout progrès soit un changement, tout changement n’est pas un progrès.
[…]
7. Nous plaidons pour le bien-être de tous les êtres sensibles : humains, animaux non-humains, intellects artificiels futurs, formes de vie modifiées, ou autres intelligences auxquelles les avancées technologiques et scientifiques pourraient donner le jour.
8. Nous voulons permettre à chaque individu un large choix personnel sur les façons de capaciter sa vie. Cela inclut l’utilisation de techniques qui peuvent être développées pour assister la mémoire, la concentration et l’énergie mentale, les thérapeutiques d’extension de la vie, les technologies de choix reproductif, les procédés cryogéniques, et bien d’autres modifications et technologies d’augmentation humaines possibles.[2]
 
Si l’aspect « technoprophète » et l’enthousiasme étaient davantage présents dans la version de 1998, il n’en demeure pas moins que le transhumanisme est un projet à la fois individuel, politique et métaphysique. A ce titre, s’il s’appuie sur un tissus de sciences et de technologies existantes, à partir duquel il extrapole, il relève néanmoins de la fiction, de la vision, et plus précisément de la fiction visionnaire où l’imagination libère la rêverie des aspirations humaines.
 
On pourrait penser ce projet d’un dépassement de la condition humaine comme éloigné de ce dont nous sommes parti – Guronsan®, usages de psychotimulants et guides pratiques – mais en fait une même fiction s’exprime à travers ces différentes facettes. Nous en voulons pour preuve ce texte, reproduit au début d’un des premiers guides pratiques de psychostimulants, Mind Food & Smart Pills. Il s’agit d’un poème – le choix de cette forme est intéressant – de Luis Alberto Machado, présenté comme « Minister of Intelligence in Venezuela » :
 
Tout le monde a, par sa simple existence, le droit d’être intelligent. Et d’avoir les moyens de devenir significativement plus intelligent. C’est un droit qui doit être reconnu et tenu pour sacré. […]
Jusqu’à maintenant l’intelligence a été un privilège. Le dernier bastion des privilèges. La richesse la moins bien distribuée de la Terre. La cause et le fondement du maintien des privilèges. Intelligence est synonyme de pouvoir. […]
En toute circonstance, la « stupidité » est une « maladie » curable. Ce n’est pas une situation qui doit être endurée avec résignation, c’est un problème social qui doit être combattu.
Personne ne peut devenir Einstein. Il est même absurde d’essayer. Mais tout homme peut devenir lui-même. Et il n’y a pas de raison pour laquelle une personne serait moins qu’Einstein. Le génie est rare parce que, fréquemment, les moyens de le devenir n’ont pas été disponibles. Un ‘génie’ ne doit pas être vu comme un être doté de facultés extraordinaires. Un génie n’est pas un surhomme. Mais un homme ou une femme normaux. Le reste de nous est infra-normal. Nous sommes appelés à rejoindre le niveau des génies. Et, dans le futur, à le surpasser. […]
Chacun a le droit d’être libre. Et le droit d’être plus libre encore. Le respect de la liberté de chacun signifie qu’il a le droit d’exercer la liberté qu’il possède. Cela n’est pas suffisant. La liberté doit être augmentée. L’être humain peut devenir plus libre par son propre perfectionnement, acquis dans la réalisation progressive de toutes ses facultés. La liberté est tout ce qui est nécessaire.
Hormis la liberté, tout ce qui est nôtre est à délaisser » (Pelton et Clarke Pelton, 1989, p. 19-22)
 
Un tel texte dévoile une double espérance sous-jacente à la consommation des « smart drugs » : celle de la libération d’un extraordinaire pouvoir et celle de la révélation du soi dans toute sa plénitude. Si nous nous sommes affranchis de l’esclavage social, il resterait celui de la nature et de l’éducation. Le projet de L. A. Machado est de l’abroger, en utilisant entre autres la chimie du cerveau. Bien qu’encore entravés par une intelligence étroite, nous aurions suffisamment de conscience pour voir notre avenir et reconnaître notre devoir. Voici donc, dans un dictionnaire pratique passant en revue des produits, une rêverie qui contient à la fois une métaphysique de l’humanitude et une morale de l’individu, le tout faisant le lien entre des pratiques réelles et des visions prospectives ou prophétiques.
 
Conclusion : de la réalité à la fiction, et retour – mythes et science-fiction
Le lecteur de ce texte, attiré par la question de la fiction et du dopage mental, attendait sans doute une plongée dans la science-fiction des psychotropes, voire même dans l’univers mythologique des philtres aux pouvoirs magiques. Nous avons pris le parti du contre-pied de cette attente, souhaitant montrer que cette rêverie des substances psychoactives se nichait tout autant dans un mouvement politique de plus en plus actif, dans un rapport de politique de recherche, dans des dictionnaires pratiques, dans des échanges sur la Toile, dans des usages déjà bien présents, et même dans un simple comprimé qui comprime autant un principe actif dans un excipient qu’une rêverie vivante dans une incarnation, elle-même destinée à être absorbée par un corps et par un esprit.
 
La science-fiction, à bien des égards, contient moins de rêverie – au sens de Gaston Bachelard (1957) –que ce que nous avons vu ici. La science-fiction, dans ses grands textes, est certes une mise en fiction où l’innovation introduit une nouvelle perspective, mais elle est surtout une réflexion. L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson (1886) est autant une réflexion sur le syndrome de dédoublement de la personnalité qu’une interrogation sur la question des effets secondaires, des impuretés chimiques, de l’inattendu dans la recherche, et des risques humains. Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), s’il met bien en avant ces délicieuses vitamines et son soma apaisant, provoque une distanciation et introduit des éléments d’interrogation, non sans faire référence aussi à la mythologie – le soma appartenant d’abord à la mythologie de l’Inde. De même, Le congrès de futurologie de Stanislas Lem (1971) se veut ouvertement une réflexion critique sur ces psychotropes qu’il appelle « mascons » parce qu’ils produisent un effet de masquage de la réalité et nous font vivre dans une sorte de fiction permanente, ce à quoi le personnage principal essaie d’échapper en utilisant une substance anti-mascons, qui fait apparaître une vérité nue bien triste, le succulent perdreaux dans son assiette en argent se révélant n’être qu’un brouet gris-brun dans une gamelle (pp. 166). Philippe K. Dick, dans Blade Runner (1968) montre que l’utilisation d’un orgue d’humeur peut aussi receler des pièges comportementaux : se programmer pour la journée une phase dépressive peut engendrer une amorphe tristesse si robuste qu’on se réveillera le lendemain encore pessimiste, enclin à se programmer une nouvelle journée dépressive. Tout est devenu artifice, des animaux de compagnie jusqu’à l’humeur personnelle, et on se doute qu’il est bien difficile de justifier alors la distinction entre humains avec des droits et androïdes sans droits quand les uns et les autres sont aussi plastiques dans leurs comportements. Ou encore, Frederic Pohl, dans L’ère du satisfacteur (1969), montre que le « satisfacteur », cet objet à tout faire qui permet entre autre de pulvériser tout une gamme de psychotropes, nous fait jouer avec les humeurs comme on joue avec des vêtements, l’humeur étant devenu un accessoire de mode. Bien d’autres références aux psychotropes dans la science-fiction ont par ailleurs été répertoriées (Rouiller, 2002).
 
Ce qui distingue la science-fiction des réalités plus ou moins fictives que nous avons vues, se trouve dans le type de recours à la fiction. Dans le genre littéraire, le recours à la fiction est volontaire, maîtrisé, observé et comme disséqué tout en étant vécu par procuration du récit. C’est un art de l’exploration dans la distance. Dans notre Guronsan®, nos guides pratiques, notre rapport NBIC, notre poème d’un « ministre de l’intelligence », la fiction fait irruption sans qu’il en ait été décidée, comme si elle s’engouffrait avec un visiteur en étant son ombre. La réalité semble d’abord omniprésente, mais on s’aperçoit que s’échappe d’elle, de partout, un halo de fiction qui la porte et l’engendre en partie. S’il s’agit d’une exploration, ce serait bien plutôt d’une exploration dans la fascination et l’enthousiasme que dans la distance. D’un côté nous avons un récit littéraire qui se présente comme une exploration de l’invention de fiction, de l’autre un récit pionnier qui se présente comme une exploration de découverte du réel. Dans ce dernier cas, on perd en richesse de scénarisation et de réflexion, tandis qu’on gagne en puissance de témoignage et d’affectation.
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
Bibliographie
 
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Neurologie et littérature, à l’époque de la neuroculture

I. Neurologie et littérature

1. La tradition française du lien entre neurologie et littérature
Les relations entre la neurologie et la littérature sont particulièrement importantes dans la tradition française : toutes les études depuis celles de Michel Bonduelle en1996 jusqu’à de plus récentes ont souligné le lien entre les médecins neurologues et le milieu littéraire parisien aux XIXe et XXe siècles. Charcot dans les présentations du mardi devant un auditoire en partie mondain aime à illustrer ses diagnostics d’exemple pris dans le domaine de l’art et de la littérature. La relation entre l’écrivain Alphonse Daudet et le neurologue est emblématique de ce lien entre neurobiologie et littérature. Daudet assiste aux Leçons du Mardi de Charcot et Charcot assiste aux Jeudis de Daudet où il est en compagnie de Zola et des Goncourt. Le fils d’Alphonse Daudet, Léon le futur polémiste d’extrême-droite, avait commencé des études de neurologie. Quand la maladie de Daudet, un tabès syphilitique, devint plus oppressante, Charcot resta un ami attentif mais impuissant à le soigner. Léon Daudet remarquait que le neurologue n’avait jamais guéri personne mais qu’il était brillant dans la description de tous les symptômes. La relation entre Alphonse Daudet et Charcot se reflète aussi dans l’une des nouvelles de l’écrivain, intitulée A la Salpêtrière qui met en scène en 1896 un souvenir vieux d’une décennie d’une séance de consultation de Charcot.
 
Oliver Sacks rappelle que Gilles de la Tourette était aussi écrivain: « La Tourette lui-même fut si fasciné par le phénomène de la possession qu’il écrivit une pièce sur les possédées de Loudun (Un anthropologue, 126). Joseph Babinski est un autre exemple d’un grand neurologue lié au milieu littéraire. S’il a donné son nom à un réflexe cutané plantaire et inventé de nombreux termes dont pithiatisme et anosognosie, le médecin de la mère de Marcel Proust est aussi l’auteur d’une pièce de théâtre intitulée Les Détraqués, pièce connue d’André Breton qui travailla dans le service de Babinski en 1917. Du docteur Babinski il écrit en 1962 dans une note de l’édition revue de Nadja qu’il « garde grand souvenir » :« Je m’honore toujours de la sympathie qu’il m’a montrée- l’eût-elle égaré jusqu’à me prédire un grand avenir médical ! – et, à ma manière, je crois avoir tiré parti de son enseignement, auquel rend hommage la fin du premier Manifeste du surréalisme [1]». Et depuis l’article pionnier d’Yves Tadié en 1998 les liens entre Proust et la neurologie ne cessent d’être approfondis.
Un moment important dans la relation entre neurologie et littérature fut la parution de l’article du neurologue Alajouanine dans la revue américaine Brain en 1948, intitulé « Aphasia and artistic realization ». Dans cet article célèbre, Théophile Alajouanine qui fut médecin de Valéry Larbaud et ami de Paul Valéry traite de trois cas d’aphasie rencontrés chez ses patients, en l’occurrence, celui de Valéry Larbaud, de Maurice Ravel et d’un peintre dont l’identité est restée secrète jusqu’à l’enquête de François Boller, Paul-Elie Gernez.
 
Aujourd’hui Jean Metellus, poète romancier d’origine haïtienne qui écrivit « Le parcours d’Alajouanine ».dans La Nouvelle Revue Française en 1978, continue cette lignée de neurologue écrivain. Il a publié parmi des livres qui traitent d’abord de l’histoire haïtienne, un roman Charles-Honoré Bonnefoy en 1990, consacré à un neurologue qui fut son ancien patron et son modèle, le professeur Garcin. Cette tradition est illustrée aussi par Antoine Sénanque et Catherine Thomas Anterion, tout comme l’avait pratiquée Marc Jeannerod avec L’homme sans visage et autres récits de neurologie quotidienne de 2007.
 
La majorité des récits de ce livre s’associe à la mémoire d’un écrivain. « L’homme sans visage », la nouvelle éponyme qui se passe à Lisbonne est placée sous le signe de Pessoa. La seconde « Monte Verita » raconte une scène rarement observée par un neurologue, celle d’un accident vasculaire cérébral en train de se réaliser, dans un train de la Suisse italienne, ce qui lui fait évoquer Hermann Hesse. La troisième nouvelle qui est associée à la Comtesse de Noailles dont est cité un poème rappelle les conditions inhumaines dans les hôpitaux psychiatriques pendant la Seconde Guerre Mondiale. « Le danseur de Heathrow » cite longuement Rilke, témoin à Paris d’un promeneur victime de chorée. « Marcel, Antonin et les autres » étudie ce que peut signifier l’invasion d’hallucinations notamment chez Antonin Artaud. « Absence d’espace » qui a lieu à Trieste et fait référence à la Conscience de Zeno d’Italo Svevo traite de la conséquence d’une attaque cérébrale, quand le patient souffre d’hémi-négligence[2]. Non seulement le patient ne voit pas le côté –en général gauche de son champ de vision– mais il n’a pas conscience de ne pas le voir. Et l’auteur de raconter une visite à l’une de ses connaissances, un neurologue allemand spécialiste de la négligence du côté gauche qui, lui-même victime d’une attaque cérébrale et d’une négligence du côté gauche était totalement incapable d’être conscient de ce déficit dont il était pourtant un spécialiste notoire. Contrairement aux récits d’Oliver Sacks, les récits de Marc Jeannerod ne tirent pas leur origine de ses patients et constituent à chaque fois une véritable nouvelle. Comme l’écrit l’auteur dans sa préface: « le propos déborde inévitablement le cadre du cas clinique qui l’a provoqué (12).» et de fait chaque nouvelle s’apparente à un apologue. Le dernier chapitre, différent des autres, n’est pas lié à une histoire vécue par l’auteur: rappelant la triste histoire de la lobotomie, il se termine par la croyance que les nouvelles technologies de stimulation du cerveau par électrode auront un effet médical positif. L’inventeur de la lobotomie, le neurologue portugais Egas Moniz a reçu le prix Nobel en 1951, pour cette procédure aussi cruelle qu’inefficace. A partir de la publication de l’article en 1936 d’Egas Moniz, rappelle de son côté Oliver Sacks dans « Le dernier hippie», cette procédure aberrante est devenue extrêmement populaire dans les milieux neurologiques d’autant que ces opérations étaient faciles à mener. Oliver Sacks ajoute: « elles exigeaient un pic à glace pour tout matériel[3] (107)». Sacks cite un poème de Robert Lowell dans «Memories of west Street and Lepke » qui fait référence à un sujet lobotomisé nommé Lepke :
 
Flasque, chauve, lobotomisé,/ Il voguait dans un calme penaud/ Où aucun réexamen angoissant/ Ne troublait jamais son attention au point/ De détourner son attention de la chaise électrique…/ Il planait comme une oasis dans le vide
De ses relations perdues…(107)
 
Dans un chapitre consacré à l’amnésie et intitulé « Une mémoire vide » Jeannerod raconte un souvenir d’un stage d’internat où il assiste à des crises d’épilepsie d’un patient, celui-ci «avait ressenti brusquement l’impression de revivre un épisode de sa vie. Il revoyait un lieu qu’il identifiait, où se déroulait une scène avec des personnes qu’il connaissait (119)». L’auteur rapproche ce témoignage vécu de souvenirs de lectures de Wilfred Penfield. Le neurochirurgien canadien avait découvert que la stimulation électrique des lobes temporaux font surgir des souvenirs chez les patients restés conscients durant l’opération qu’il menait, consistant à supprimer les parties du cerveau d’où étaient issues les crises d’épilepsie, opération appelée la Montreal procedure dont Penfield est l’initiateur dès les années 1930[4] :
 
J’avais alors découvert dans les livres que Wilder Penfield, le neurochirurgien canadien, avait décrit des phénomènes semblables chez des malades dont il stimulait le cortex cérébral pendant qu’il les opérait. Lorsque le point stimulé était situé dans certaines régions du lobe temporal, le malade avait soudain l’impression de revivre un événement qu’il connaissait. ()
 
Marc Jeannerod souligne sa fascination devant ce spectacle déconcertant: « Le fait qu’une stimulation du cerveau, artificielle ou pathologique, puisse provoquer l’apparition d’un phénomène aussi « psychique » qu’un souvenir complexe, même s’il est maintenant bien avéré, demeure un fait troublant(120)». Le spectacle de patients qui, le crâne ouvert, parlent, se souviennent, sous l’impulsion d’une électrode est sans doute l’une des images les plus emblématiques des neurosciences contemporaines[5].
 
2. Le cas neurologique: « un nouveau genre littéraire »…hérité du XIXe siècle
Il existe une autre tradition tout à fait vivante d’une relation spéciale entre la neurologie et la littérature dont le russe Alexander Louria s’était fait le défenseur et dont il devint le modèle encore aujourd’hui aux Etats-Unis pour Oliver Sacks, celui de la narration du cas neurologique. Dans sa présentation du dernier livre d’Oliver Sacks, Hallucinations, Siri Hustvedt souligne l’actuelle modernité d’une telle tradition continuée avec la création de département d’écriture dans les facultés de médecine: « the rise of narrative-medicine departments like the one directed by Rita Charon at Columbia University, in which doctors draw insights form and explore forms of literature for their work with patients (“Shock to the Senses”)[6] ». Siri Hustvedt en souligne le besoin actuel pour lutter contre une «culture that devalues fiction, continues to graduate doctors with scant knowledge of medical history and produces one crude, reductive philosophically naive book on “the brain “ after another. »
 
En effet, auteur de traités scientifiques sur la neuropsychologie, Louria[7] revendiquait un autre aspect de l’activité scientifique, celui de l’art de la description clinique qui devait continuer la tradition de la « science romantique » :
 
In the previous century, when auxiliary laboratory methods were rare, the art of clinical observation and description reached its height. One is unable to read the classical descriptions of the great physicians J. Lourdat, A. Trousseau, P. Marie, J. Charcot, Wernicke, S. Korsakoff, Head, and A. Meyer without seeing the beauty of the art of science. Now this art of observation and description is nearly lost. (The Autobiography177)
 
Dans le même chapitre intitulé « Romantic Science » de l’autobiographie, Louria se recommande de cette tradition: « My efforts to revive the traditions of romantic science resulted in two books, The Mind with a Shattered World (1968) and The Man with a Shattered World (1972). In each of these works, I tried to follow in the steps of Walter Pater in Imaginary Portraits, written in 1887, except that my books were unimaginated portraits. (178) ». Une Prodigieuse mémoire a connu en France une nouvelle et plus ample réception grâce à sa republication en seconde partie du livre intitulé L’Homme dont le monde volait en éclats (1995) avec une préface du psychoneurologue américain Oliver Sacks. L’adaptation de la narration de Louria par Peter Brook au Théâtre des Bouffes du Nord, en 1998, sous le titre Je suis un phénomène, a contribué également à une plus ample diffusion de son œuvre.
 
Dans son livre Une Prodigieuse mémoire en 1965, Louria relate sa relation, qui a duré des années 1920 aux années 1950, avec un patient hypermnésique qu’il nomma Veniamin, alors journaliste d’une trentaine d’années. Eisenstein fait allusion, dans son livre The film Sense (1942), à l’une des sessions auxquelles il a assisté avec ce jeune journaliste russe qui parlait aussi le yiddish et l’araméen. Il possédait des facultés de mémoire prodigieuses, sans souffrir d’aucun déficit neurologique; il n’était ni un idiot savant, ni un autiste. Louria commençait son récit Une Prodigieuse mémoire par une référence emblématique à Lewis Carroll: « Nous suivrons la petite Alice à travers la surface froide du miroir, pour nous retrouver au Pays des Merveilles, où tout nous est si familier et si proche, et en même temps si étrange et insolite…» (200). Comme le rappelle Oliver Sacks, Louria relie le monde autre de ces « étranges patients» de l’Institut neurologique soviétique, avec le monde du fantastique et du merveilleux un autre patient est ainsi comme un « conteur aux mille et une histoires […] ce Shéhérazade » (Le patient, 147) et de même Oliver Sacks aura la même tendance esthétisante en plaçant en exergue de son L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, une citation de William Osler: « Parler de maladies est un divertissement du genre des Milles et une Nuits (8) ». Car la vie des patients lui semble avoir une qualité fabuleuse : « je me suis senti obligé de parler de contes ou de fables autant que de cas (11) ».Dans son livre suivant, ce monde deviendra la planète Mars.
 
Dans sa préface à l’édition française de L’homme dont le monde volait en éclats, Oliver Sacks commente ce qu’il nomme chez Louria des « romans neurologiques »: recréer des biographies à partir de descriptions analytiques et d’une capacité d’empathie. Selon lui, les récits de Louria, « au-delà de la forme médicale et scientifique, […] fondent véritablement un nouveau genre littéraire» (Luria, 18). Dans les préfaces et les introductions de ses propres ouvrages, le neurologue se recommande de la tradition du récit clinique du XIXe siècle qu’il veut faire revivre. Dans la même préface Oliver Sacks qui reconnaît avoir pris Louria comme modèle d’écriture, évoque avec lyrisme la possibilité de transformer le récit des patients neurologiques en « nouveaux mythes » (11) :
 
Les fables classiques ont des figures archétypiques – héros, victimes, martyrs, guerriers. Les patients atteints de troubles neurologiques sont tout cela à la fois –-et -, dans les histoires étranges racontées ici, ils sont aussi quelque chose de plus. Lequel de ces termes mythiques ou métaphoriques nous permet en effet de définir le « marin perdu » et les autres personnages insolites de ce livre ? Nous pouvons dire qu’ils sont les voyageurs de contrées inimaginables- contrées dont, autrement, nous n’aurions pas la moindre idée. C’est la raison pour laquelle leurs vies et leurs voyages me semblent relever du fabuleux, et c’est pourquoi j’ai mis l’image des Mille et une Nuits d’Osler en épigraphe, et me suis senti obligé de parler de contes ou de fables autant que de cas. Dans des domaines de ce genre, le scientifique et le romantique tentent de se réunir – Louria aimait à parler ici de « science romantique » : ils se réunissent à l’intersection du fait et de la fable, intersection qui est la caractéristique des vies racontées ici (comme de celles dont parle mon livre Cinquante Ans de sommeil).
Mais quels faits ! Quelles fables ! a quoi les comparerons-nous ? Il n’existe peut-être pas de modèles, de métaphores ou de mythes pour en parler. Peut-être le temps est-il venu de forger de nouveaux symboles et de nouveaux mythes ? (11)
 
La méthode et le succès de Sacks ont attiré un nombre certain de critiques. On peut trouver dans l’article de G Thomas Couser la somme des critiques[8] qu’une partie du monde médical a pu faire à Oliver Sacks « The Cases of Oliver Sacks: The ethics of Neuroanthropology», de 2001. Un secret a été bien gardé par l’auteur lui-même, sa propre condition neurologique, car Oliver Sacks souffre d’une prosopagnosie, difficulté ou impossibilité à reconnaître les visages. Il avait pourtant fait un article sur un cas de prosopagnosie, « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau », du livre éponyme. Mais en 2010 dans un article du New Yorker Oliver Sacks confesse avoir une face blindness, ce qui est handicapant pour un docteur qui devrait reconnaître ses patients. Peter Brook avait mis en scène L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau en 1993 aux Bouffes du Nord, ce docteur musicien devenu incapable de reconnaître les visages jusqu’à confondre la tête de sa femme avec un chapeau, mais à l’époque Oliver Sacks gardait son secret pour lui. Depuis la condition visuelle de l’auteur a empiré et dans son livre The Mind’s Eye, la description des cas cliniques a pris un tour autobiographique. Siri Hustvedt souligne dans sa critique cette nouvelle tendance autobiographique chez Sacks ainsi dans Hallucinations qui inclut«Sacks’own tales of his experiments with LSD, morphine and amphetamines, and the frightening perceptual transformations of delirium tremens that arrived after he stopped taking large amounts of chloral hydrate to sleep (Shock to the Senses). »
 
De manière plus générale tous ces livres de cas neurologique relèvent de la catégorie de vulgarisation scientifique. La préface de V.S. Ramachandran à son Phantoms in the brain est à ce sujet particulièrement importante qui resitue son essai dans la tradition du « popular science books ». Dans cette catégorie qu’il prend pour modèle, il cite Charles Darwin et un nombre important de scientifiques de l’époque victorienne, jusqu’au What is life d’Erwin Schrödinger. Puis il décrit sa méthode d’écriture:
 
When writing a popular book, professional scientist always have to walk a tightrope between making the book intelligible to the general reader, on the one hand, and avoiding oversimplification, on the other, so that experts are not annoyed. My solution has been to make elaborate use of end notes, which serve three distinct functions. First, whenever it was necessary to simplify an idea, my cowriter, Sandra Blakeslee, and I resorted to notes to qualify these remarks, to point out exceptions and to make it clear that in some cases the results are preliminary or controversial. Second, we have used notes to amplify a point that is made only briefly in the main text- so that the reader can explore a topic in greater depth. The notes also point the reader to original references and credit those who have worked on similar topics. (Phantoms in the brain xiii)
 
Effectivement, le livre a été écrit à deux, le second auteur est justement une spécialiste de l’écriture, comme science-writer travaillant au New York Time et déjà co-auteur d’un autre livre mais la logique commerciale a fait disparaître son nom. Le livre est fondé sur la narration de « true-life stories », de cas de patients véritables aux identités cachées. Ramachandran indique également que certains cas présentés sont en fait une recréation à partir de plusieurs cas rassemblés en un seul, « composites of several patients » ( xiii). Dans cette réflexion sur comment écrire la science, le neurologue aborde la question de la spéculation, – speculation-, qui concerne les hypothèses avancées par l’auteur qui ne sont pas reconnues encore valides par la communauté scientifique. L’auteur reconnaît qu’une partie des chapitres présente en fait des hypothèses mais qu’il a clairement prévenu de leurs aspects spéculatifs. Le neurologue suisse Peter Brugger, auteur d’une nouvelle théorie neurologique – en concurrence avec les théories de Ramachandran – sur les doppelgänger et les impressions paranormales, a critiqué dans une revue savante[9] le dernier livre de Ramachandran, The Tell-Tale Brain paru en 2012, pour être ce qu’il appelle un livre de pop-neuroscience….
 
3. La continuation de la tradition du « diagnostic spéculatif »
L’un des courants actuels dans la relation entre la création littérature et esthétique et d’autre part la neurologie réside dans l’étude diagnostique des désordres neurologiques chez les créateurs et de la manière dont ces troubles ont pu influencer leurs œuvres. Le diagnostic neurologique dans le cas des créateurs et notamment des écrivains fait partie d’une longue tradition, celle du « diagnostic spéculatif » où les discours psychanalytiques ont régné pendant des décennies. Il est maintenant passé sous domination de la neurologie mais pour quels résultats ?
 
La neuropsychologie des arts veut inclure l’ensemble des arts, les arts visuels, la musique mais aussi la littérature comme l’indique de manière emblématique le titre du livre de F. Clifford Rose, Neurobiology of the Arts : Painting, Music, Literature en 2004. Pareillement les études présentées dans Neurological disorders in Famous Artists par Bogousslavsky en 2005 et 2007 incluent aussi bien des peintres, des musiciens, des écrivains. La publication des livres dirigés par Rose et Bogousslavsky a permis surtout une meilleure vue d’ensemble des avancées de la neurobiologie dans le domaine esthétique car cette neurobiologie des arts, de la musique et de la littérature est restée à l’origine disséminée dans des articles de revues spécialisées comme Epilepsy, Neurology, Neuropsychologia, Cortex, Brain, European Neurology, Lancet, Nature, Journal of Counsciousness Studies, Revue Neurologique, entre autres Les deux tomes de Neurological Disorders in Famous Artists ont témoigné des avancées ou de l’absence d’avancées concernant les diagnostics des maladies neurologiques de créateurs et leurs possibles conséquences sur leurs créations. Selon les auteurs, ces conséquences resteraient un domaine encore peu étudié. «Between “neurology of history” and “history of neurology“, the study of how a neurological disorder can alter productivity in recognized artists and other creative people is a largely unexplored field” (2005, VII). Cette préface insiste sur la nouveauté mais à partir d’un exercice qui entre dans une tradition séculaire que la psychanalyse a particulièrement exploité, celle du diagnostic spéculatif. En effet, la majeure partie des études consiste en des diagnostics parfois récents mais qui s’inscrivent dans une longue histoire de diagnostics souvent de manière contradictoire au sujet de créateurs morts et non autopsiés :
 
In the following chapters, the impact of various neurological diseases such as stroke, epilepsy, brain, trauma, dementia, and other problems in famous artists (writers, philosophers, painters, and composers) is presented through the lens of changes in their behavior in their production. Some cases” such as Ravel or Van Gogh are already famous, but the nature of their disease has remained somewhat controversial. Other artists with a neurological disorder have been much less well studied including Apollinaire, Daudet, Gernez, Haydn, or Kant, to quote only a few. “ (2005,VII)
 
Pour Siri Hustvedt, dans La femme qui tremble, ce qui se présente ainsi comme une nouveauté appartient plutôt à un genre ancien. Et comme exemple de la continuation de ce genre du «diagnostic spéculatif» pour reprendre son expression (240), elle cite justement les ouvrages de Bogousslavsky et de Rose. Siri Hustvedt commente :
 
Depuis les débuts de la médecine moderne, on a publié sous forme de livres ou d’articles des diagnostics post mortem de personnalités éminentes talentueuses et célèbres. Il paraît évident aujourd’hui que Flaubert souffrait d’épilepsie même si on lui trouva également des signes de névrose et d’hystérie. […]Pour Van Gogh, épilepsie, saturnisme, maladie de Ménière, épilepsie, schizophrénie, trouble bipolaire, et autres …Les spécialistes affirment que Lewis Carroll souffrait d’une épilepsie du lobe temporal et de migraines. Les symptômes peuvent nous entrainer sur de multiples voies, surtout lorsqu’il s’agit d’un patient mort depuis des années. L’étude de journaux intimes, de lettres, de textes et d’œuvres d’art dans le but d’y trouver des indices neurologiques a ses limites. (182-183).
 
Ce type de production neurologique avec « une identification assez libre d’innombrables célébrités du passé récent et lointain (240) » est particulièrement présent pour l’épilepsie du lobe temporal, Siri Hustvedt cite comme exemple le livre d’Eve LaPlante Seized: Temporal Lobe Epilepsy as a Medical, Historical, and Artistic Phenomenon. Sur le site du neurologue Podoll consacré à la migraine et particulièrement celle à aura, il existe un chapitre lui aussi de listes de personnalités migraineuses. Siri Hustvedt verse elle-même dans cette tendance à créer des diagnostics post mortem, rapprochant les symptômes migraineux de Simone Weil avec un comportement épileptique : « Philosophe mystique et militante politique, Weil était affligée de migraines débilitantes. C’était une migraineuse chronique dont les traits de personnalité ressemblent fort à ceux que Norman Geschwind associait à l’épilepsie du lobe temporal »(199).
 
En quoi les études neuropsychologiques contemporaines, -ces diagnostics spéculatifs »- ont-elles fait évoluer la connaissance de la création littéraire ? Neurological Disorders présentation un nouveau cas d’écrivain, celui d’Apollinaire, développe d’autres moins traités comme Daudet, revisite les plus célèbres, Flaubert, Dostoïevski, Baudelaire, Proust, Larbaud, Poe sans nier les difficultés ou les cas indécidables.
 
En ce qui concerne Apollinaire, l’étude se veut pionnière qui veut prouver un lien de cause à effet entre les séquelles neurologiques de la blessure à la tête d’Apollinaire et ses désordres affectifs et émotionnels radicalement nouveaux: perte du sens de l’humour, indifférence affective, comportements d’irritabilité et d’anxiété, sans que ses facultés cognitives et créatrices soient atteintes. Seule une tonalité lyrique plus sombre serait repérable. L’auteur de l’étude qui est allé étudier la localisation de l’impact de la balle sur le casque d’Apollinaire en a déduit le point d’impact potentiel à partir de la reconstruction de celui-ci sur un crâne. L’examen conduit l’auteur à un nouveau diagnostic relevant de la neurophysiologie: il n’y aurait pas eu d’abcès intracrânien mais un hématome sous-dural. Il met en parallèle ce nouveau diagnostic neurologique avec les nouveaux comportements émotionnels et affectifs de l’auteur et en conclut à une relation de cause à effet. L’une des particularités de l’étude est qu’elle s’appuie sur une étude concrète neurophysiologique :
 
Apollinaire’s emotional changes, including irritability, anxiety, defiance, intolerance to emotional stimuli, and, sadness, without true depression, fit very well with the rarely reported syndrome of lateral temporal dysfunction in the nondominant hemisphere. Indeed, right lateral temporal lobe lesions have been associated with such changes, in connexion with modification of personality, and affective behavior .[…] The lost love of Gui and Madeleine may be one of the best and purest historical examples of a dissociated emotional-cognitive/executive impairment from a focal brain lesion. The “poet assassinated” indeed also was the ”Lover Assassinated”.(7- 8 )
 
Au sujet d’Allan Poe, et de Dostoïevski, les articles sont d’abord des recensements des diagnostics passés. Quelle nouvelle information peut apporter la neuropsychologie sur le cas d’Edgar Allan Poe ? Le titre de l’article souligne la problématique : « Edgar Allan Poe : Substance Abuse versus Epilepsy » mais la conclusion reste ouverte. La même impossibilité d’un diagnostic scientifique définitif se retrouve pour Dostoïevski, en l’occurrence de savoir de quel type d’épilepsie il a souffert. Dans son article Andrea O. Rossetti et Julien Bogousslavsky établissent un historique médical de l’auteur, utilisant les nombreux témoignages concernant ses crises d’hystérie, observent les antécédents familiaux, les six personnages épileptiques présents dans l’œuvre, tout en privilégiant le plus connu et étudié déjà par Alajouanine, le prince Myskin qui est supposé connaître les mêmes crises que son créateur. Mais le résumé de toutes les interprétations des trente dernières années laisse ouverte la réponse à la question initiale: « What type do seizures, respectively of epilepsy, did Dostoevsky suffer from ? And how did his illness act on his literary production? (73) »
 
L’une des étrangetés du cas Flaubert est que l’œuvre ne fait pas référence à la maladie de son auteur. La maladie a été gardée comme un secret de famille-, à l’opposé de celle de Dostoïevski ou de Daudet ou Proust. L’article «Gustave Flaubert’s Hidden Sickness » souligne le rôle essentiel de cette pathologie secrète dans la vie de Flaubert qui l’aurait obligé à abandonner ses études de droit et aurait renforcé son aptitude littéraire. Bien qu’il ait songé un moment à en faire le sujet d’un récit qui se serait appelé La spirale, les deux seules fois où Flaubert utilise le mot dans sa correspondance ne se réfèrent pas à sa pathologie. La nature épileptique de sa maladie ne fait pas de doute mais le diagnostic sur le type d’épilepsie n’a jamais été tranché. Le même article sur la maladie cachée en est réduit à conclure que l’hypothèse présentée dès 1982 par H. Gastaut et Y. Gastaut sur la maladie de Flaubert est sans doute la plus juste.
 
We must re-emphasize the striking lack of any reference to his illness in Flaubert’s work. […] even while absent of his writings, his illness most certainly had an influence on Flaubert’s identity as a writer, the feeling of exclusion, his solidarity life, etc. […] it is obvious that his affliction played a decisive role in creating the conditions under which Flaubert created his masterpieces.
 
Avec le cas de Dostoïevski, s’est répandue l’idée que le diagnostic neurologique du personnage pouvait permettre le diagnostic de l’auteur. Mais la projection de l’auteur sur son personnage n’est qu’un cas de figure et la littérature s’est amusée à des diagnostics spéculatifs sur les personnages sans les considérer comme des projections de l’auteur. Ainsi dans le cas de Sherlock Holmes, dès les années 1950 des diagnostics ont été avancés sur la psychologie du personnage, qui incluent addiction à la cocaïne et paranoïa. Conan Doyle fut docteur praticien pendant dix ans, auteur d’une thèse sur le tabes dorsalis, avant de devenir à trente-trois ans écrivain à temps complet. L’aspect médical et neurologique de son œuvre a été étudié dans les années 1980. Parmi les maladies rencontrées dans l’œuvre de Conan Doyle les affections neurologiques sont nombreuses, présentes dans cinquante nouvelles et quatre romans. Dans son article « Neurology and Sherlock Holmes » E. Wayne Massey dresse un tableau des maladies neurologiques décrites par l’auteur. L’épilepsie est ainsi présente dans cinq récits, les AVC dans deux récits, « The Gloria Scott » et «The Crooked Man ».
 
Une étude récente présente un intérêt particulier,publiée dans Brain par Garrard P. Maloney LM, Hodges RJ et al, « The effects of very early Alzheimer’s disease on the characteristics of writing by a renowned author » Cet écrivain est Iris Murdoch, victime de l’Alzheimer, avec un diagnostic fait en 1996 et confirmé par l’autopsie en 1999. Le diagnostic étant pour une fois sans ambiguïté, les auteurs se sont attachés à étudier les changements stylistiques dans l’œuvre. Le dernier livre de l’auteur, Le dilemme de Jackson, paru en 1995, un an avant le diagnostic avait été accueilli par la critique avec une ironie cruelle. Les auteurs ont mené une savante étude des effets de la maladie sur le style de l’écrivain, utilisant des calculs informatiques sophistiqués pour répondre à la question suivante: « […] do the psycholinguistic properties of the vocabulary used in Jackson’s Dilemma—which, we argue, was written during the early stages of Alzheimer’s disease—differ significantly from those of the vocabulary used in books written at earlier stages of Murdoch’s literary career? »Le décompte informatique à partir de la comparaison de trois romans de l’auteur arrive à …la conclusion des critiques littéraires, sur la malfaçon du dernier[10].
 
4. Nouveaux usages de la littérature à fins neurologiques
L’utilisation des classiques littéraires par la neurologie est une activité étendue, en dehors des activités déjà soulignées. L’exemple par excellence de l’utilisation de la littérature à d’autres fins, qui sont celle de stratégie de communication entre laboratoires dans le cadre de la compétition scientifique internationale est donné par l’utilisation du nom et d’éléments de l’œuvre de Marcel Proust, devenu pour certains l’écrivain neurologue majeur du XXe siècle. Ayant déjà traité ce sujet dans d’autres articles, nous ne reviendrons pas ici sur le thème.
Le Prix Nobel de médecine Eric R. Kandel dans The age of Insight: the Quest to Understand the Unconscious in Art, Mind and Brain, retrace une grande partie de l’histoire intellectuelle de Vienne à partir des années 1890 en se focalisant sur la modernité artistique et littéraire, la psychanalyse, la nouvelle école d’histoire de l’art, la science du cerveau. Loin d’être une nouvelle étude sur Vienne, fin de siècle, ce qu’elle inclut, l’étude continue pour les années 1930 et va jusqu’aux années 1960 par le biais des émigrés viennois qui aux Etats-Unis vont lancer la révolution neurologique. Kandel s’intéresse avant tout aux trois peintres de la modernité viennoise mais il consacre aussi un chapitre à Arthur Schnitzler. Schnitzler, fils de grand médecin, fut lui-même médecin jusqu’à la mort de son père hostile à sa vocation d’écrivain, -il a alors trente et un ans. Depuis l’âge de 17 ans il tient un Tagebuch, ce pendant cinquante ans jusqu’à deux jours avant sa mort d’une hémorragie cérébrale en 1931. Kandel souligne la contribution de Schnitzler à la modernité viennoise par l’introduction du monologue intérieur dans la littérature autrichienne avec « Le Sous-Lieutenant Gustel » en 1900. Kandel rappelle que la même année Freud publia sa Traumdeutung et Schnitzler « Le Sous-Lieutenant Gustel ». La deuxième partie du chapitre de Kandel constitue un commentaire de la célèbre lettre de Freud à Schnitzler, la veille du soixantième anniversaire de celui-ci avec l’idée de montrer à quel point Freud avait raison d’écrire que Schnitzler était un explorateur des profondeurs et Kandel insiste alors pour souligner : beaucoup plus profond que Freud. « On the two fellow explorers of the unconscious, Schnitzler would prove to be the better « depth psychologist » of women (83) » Kandel qui avait commencé des études d’histoire et de littérature à Harvard avant de faire des études de médecine, déploie alors la comparaison entre la présentation du cas Dora par Freud et sa réécriture par Schnitzler en 1925 avec « Fräulein Else ». Le traitement empathique de Schnitzler envers son personnage féminin est utilisé par Kandel pour mieux critiquer Freud : «Dora’s is a sad case, a low point in Freud’s career. It has often been viewed as an example of his inability to visualize erotic encounter form a woman’s perspective. […] As we have seen, Freud admitted repeatedly that he did not understand the sexual life of women (88) ».
 
L’utilisation la plus étonnante d’un auteur a été faite par Jonah Lehrer, un ancien élève de Kandel reconverti dans le journalisme littéraire avec succès[11] et dans le genre de la pop neuroscience. Le titre de 2007 Proust was a neuroscientist est celui d’un des chapitres du livre consacré également à Walt Whitman, George Eliot, Paul Cézanne, Igor Stravinsky, Virginia Woolf. Toutes ces études ont pour point commun l’idée énoncée dans l’introduction : « Ce livre est sur des artistes qui ont anticipé les découvertes des neurosciences. Il est sur des écrivains et des peintres et des compositeurs qui ont découvert des vérités sur l’esprit humain – des vérités réelles, tangibles-, que la science est seulement en train de redécouvrir. Leurs imaginations ont prédit les faits du futur(XI)[12] » .
 
L’idée que les artistes sont des neuroscientifiques qui s’ignorent avait été développée par Semir Zeki dans son Inner Vision: An Exploration of Art and the Brain de 1999. Toutefois comme le note John Hyman, dans un article intitulé « Art and Neuroscience », l’idée que les artistes seraient des neurologues en étudiant le cerveau avec leurs propres techniques est une réécriture actualisée de la théorie du savant allemand Helmholtz qui écrivait dès 1871 que les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Le journaliste veut donc étendre l’idée de Zeki qui concernait les artistes visuels aux créateurs de manière générale, écrivains Walt Whitman, Eliot, Woolf, Gertrude Stein, Proust, mais aussi à Auguste Escoffier, Igor Stravinsky. Chacun d’entre eux sont présentés comme des pionniers des lois de la neuroesthétique ou de la neuropsychologie.
Le scientific writer veut prouver que la conception de Proust sur les processus de la mémoire étaient justes et anticipaient les découvertes scientifiques contemporaines : « Il a vraiment eu de nombreuses intuitions sur la structure du cerveau. […] Les neurosciences savent maintenant que Proust avait raison (79-80).» L’auteur se lance dans une extrapolation à partir de la théorie du Prix Nobel Eric Kandel pour tenter d’expliquer comment la mémoire peut résister au temps, théorie exposée dans un livre de vulgarisation A la recherche de la mémoire, dans lequel aucune allusion n’est faite à Proust.
 
La preuve de Proust s’appelle l’aplysie, un mollusque étudié d’abord dans des laboratoires français[13]. L’aplysie est un sujet fantastique car elle possède peu de neurones, vingt mille regroupés en neuf ganglions. Le récit met en scène un héros, un jeune indien Kausik Si, un ancien camarade de paillasse de Lehrer dans le laboratoire de Kandel, découvrant que toutes les synapses du système nerveux de l’aplysie présentent une protéine, la CPEB (cytoplasmic polyadenylation element binding protein) dont les extrémités ont toutes les caractéristiques peu banales du prion. Le journaliste conclut ainsi « Dr Kausik Si, un ancient postdoc du laboratoire du Prix Nobel, Eric Kandel, croit qu’il a trouvé la “marque synaptique” de la mémoire [le grain assez puissant pour subsister dans les effets électriques extrêmes des neurones]. La molécule que le Dr Kandel et lui ont découvert pourrait très bien être la solution à la recherche de Proust de l’origine du passé (94) ». En effet, la théorie du prion est présentée comme une confirmation de la thèse proustienne et son explication : « Les souvenirs, comme le soutenait Proust ne font pas que perdurer stoïquement. La CPEB appuie l’hypothèse de Proust. […] Le modèle de la CPEB demande aussi que nous transformions nos métaphores sur la mémoire. Nous ne pouvons plus imaginer la mémoire comme un miroir parfait de l’existence. Comme Proust le soutenait, le souvenir des choses passées n’est pas nécessairement le souvenir des choses telles qu’elles étaient. Les prions reflètent ce fait, puisqu’ils possèdent un élément de hasard bâti dans leur structure. […] C’est ce que Proust savait : le passé n’est jamais le passé. Aussi longtemps que nous vivons, nos mémoires restent superbement volatiles (95)». Jonah Lehrer, avant sa descente aux enfers, – il fut accusé à tort ou à raison de plagiat pour un certain nombre d’articles-, était devenu un acteur de l’imaginaire de la neuroculture et l’un des maîtres de la pop neuroscience.
 
II. Le neuroroman ou la littérature à l’âge de la neuroculture
 
La neurolittérature de masse est un des produits de la neuroculture qui caractérise notre époque depuis les années 1990, comme le décrit Suzanne Anker :
 
We are witnessing the rise of a neuroculture (or neurocultures), in which neuroscience knowledge partakes in our daily lives, social practices and intellectual discourses. For instance, the dissemination of neuroscience theories, the availability of psychotropic medications and the latest neurotechnologies, such as fMRI (functional magnetic resonance imaging), are influencing healthcare strategies and legal policies as ways in which individuals think of themselves, or their bodies or their mental disorders. [… ] As part of this transformation, ideas, images and concepts of neuroscience are increasingly assimilated into the cultural imagenary. (Neuroculture, 815)
 
Ce tournant neurologique – «the neurological turn» – de la littérature se manifeste essentiellement par la production de fictions mettant en scène des syndromes neurologiques à l’intérieur de récits dont la trame emprunte à différents genres qui peuvent inclure le roman policier, le roman d’horreur, le roman pour adolescents, le roman psychologique, etc… Le récit est généralement écrit par des auteurs qui ne sont pas des spécialistes de neurologie et encore moins des personnes affectées par des troubles sauf pour certains romans sur la synesthésie.
 
Ian Mc Ewan’s novel Saturday, films such as The Man with two brains or Eternal Sunshine of the Spotless Mind, drug avertisements, such as the animated TV commercial for the antidepressant sertraline (Zoloft), or video games advocating brain training, can all be classified as products of neuroculture. Neurocultural products symbolize the transfer of neuroscience’s idioms from the laboratory to society and culture. They create and inspire narratives about current neuroscience research and about crucial role of the brain in our lives. (Neuroculture, 815)
 
En France, L’ascension du Haut Mal, un roman graphique écrit par David Beauchard, alias David B., en six volumes paru entre 1996 et 2003, relate l’histoire de la famille de l’auteur, dont le frère est atteint d’épilepsie. Traduit, il est considéré par la critique anglo-saxonne comme l’un des meilleurs graphic novels jamais écrits. Un article de médicine de Suzan Squier rapproche le livre français d’un autre graphic novel sur un thème proche, le livre de Paul Karasik et sa soeur Judith The Ride Together: A Memoir of Autism in the Family (2004), qui relate aussi une histoire familiale vécue par les auteurs cette fois avec un frère autiste. Le graphic memoir est devenu l’un des genres de la neurolittérature.
 
1. Un emblème de la neurolittérature de masse : Ian Mac Ewans
Ian Mac Ewans, écrivain britannique né en 1948 est aujourd’hui considéré l’auteur par excellence du neuroroman grand public. Les romans de Ian Mc Ewan explorent les effets des situations extrêmes sur les gens dits ordinaires, tout d’abord par les effets de la violence, ce qui fut un temps sa marque de fabrique, puis par les thèmes neurologiques. Amsterdam en 1997 constitue le tournant neurologique de son œuvre avec un récit qui commence par la description rapide d’un symptôme de démence que le neurologue Uros Rot diagnostique comme une variante de la maladie de Creutzfeldt-Jacob. Dans le roman suivant Enduring Love de 1998, l’auteur met en récit contemporain le syndrome de Clérambault. A la suite de son article « Les Délires passionnels. Érotomanie, Revendication, Jalousie » en 1921 Gaëtan Gatian de Clérambault a donné son nom à ce comportement, une forme d’érotomanie proche de la paranoïa pouvant provoquer des conflits dramatiques que le cinéma a souvent traités. Dans un appendice, l’auteur fait un pastiche de la description d’un cas clinique soi-disant repris d’une revue inventée The British Review of Psychiatry, et écrit par deux docteurs Robert Wenn et Antonio Camia, dont les noms sont des anagrammes de Ian McEwan.
 
Dans le livre suivant qui obtint un succès commercial considérable, Saturday, en 2005, la neurologie devient le thème majeur et le personnage principal est un neurochirurgien qui un samedi,-l’action se passe en une seule journée, -d’où le titre- , croise un personnage souffrant de la maladie de Huntington, appelée aussi chorée et auparavant danse de St Guy. Ce samedi est marqué par des manifestations à Londres à la suite du 11 Septembre. Uros Rot voit une relation symbolique entre la concomitance des deux actions: « In Saturday McEwan gives an ingenious parallel between the insecurity and unpredictability of life in the western world after the terrorist attacks in the USA and the unpredictable behaviour of a patient with Huntington’s disease (14).
 
Cette maladie héréditaire encore incurable est causée par un gène découvert en 1993. Dans Mapping Fate – A Memoir of Family, Risk, and Genetic Research, Alice Wexler, en 1995, a retracé l’histoire de cette maladie rare. La découverte du gène a permis l’élaboration d’un test la même année. Le cinéma s’est emparé aussi du thème alors que l’actualité -la maladie de Huntington d’une actrice célèbre Sophie Daumier puis de son fils- rendait plus connue cette maladie rare. Deux livres autobiographiques écrits sous des pseudonymes ont paru en français, 10 ans avant ma mort, par Frédéric B et Le Test de Jean Baréma, un nom d’emprunt en 2002. Anne Georget a réalisé un documentaire Un Maudit gène (2007) sur la maladie, avec des malades et des médecins. Dans Saturday la fiction de 2005, la victime du syndrome s’acharne contre la famille du neurochirurgien. Chez McEwan le patient neurologique devient le bad guy d’un neuroroman qui se transforme en thriller. Un autre aspect de la neuroculture dans cet emblème du neuroroman réside dans des descriptions détaillées d’opération neurochirurgicale accomplies par le chirurgien, qui confèrent par leur technicité une aura réaliste. Le neurologue Uros Rot recense ainsi la liste herculéenne des neuf opérations de neurochirurgie pratiquée avec l’aide de deux assistants, en une seule journée :
 
First he made a radiofrequency thermocoagulation of the gasserian ganglion, followed by clipping the neck of a middle cerebral artery aneurysm, stereotactic biopsy of a thalamic tumour, craniotomy for meningioma, multilevel laminectomy for spiral canal stenosis, craniotomy for vestibular schwannoma, readjustment of a spinal stimulator, and craniotomy for resection of frontal glioma. His last operation procedure was the most demanding, a removal of a cerebellar pilocytic astrocytoma in a 14-year-old girl.(13)
 
2 La mise en fiction du syndrome de Capgras
Jean Marie Joseph Capgras né en 1873, mort en 1950 à Paris est un psychiatre français qui fut longtemps médecin-chef à l’Hôpital psychiatrique Sainte-Anne à Paris. En 1923 il publia un article intitulé « L’Illusion des sosies dans un délire systématisé chronique », à partir de l’analyse du cas d’agnosie d’une patiente de cinquante- trois ans qui affirmait que ses proches et notamment son mari étaient des sosies. Ce que Capgras appelle l’illusion des sosies sera renommé à partir de 1929 le syndrome de Capgras, syndrome caractérisé par une fausse reconnaissance délirante: les personnes atteintes de ce syndrome ne reconnaissent pas leurs proches, et prennent ceux-ci pour des sosies, des imposteurs.
 
Le phénomène a été étudié avec les nouveaux moyens scientifiques à partir des années 1990, comme le montre alors une implosion d’articles, parmi les plus notoires, celui d’Hirstein et Ramachandran en 1997, et en 2008 celui de Catherine Thomas-Antérion et ses collègues. Catherine Thomas-Antérion, neuropsychologue spécialiste de la mémoire, auteur de Les labyrinthes de la mémoire: Paroles et histoires inédites et également de deux livres de poésie Sous le cèdre en 2009 et En soie de 2008, décrivait ainsi dans un article précédent de 2004 le cas du syndrome de Capgras qu’elle avait diagnostiqué :
 
Nous rapportons le cas d’un homme de 70 ans, artisan en retraite, droitier, marié et père de deux enfants sans antécédent médical notable. […]Trois mois plus tard, le patient développa un trouble de l’identification de type syndrome de Capgras avec «hypoidentification » de l’épouse, celle-ci étant identifiée comme un sosie ou une impostrice ayant pris sa place. Le phénomène comme il est classique était fluctuant dans la journée. Le patient constatait que la ressemblance du sosie avec son épouse était totale: même aspect physique, même vêtement, même bijou, même nombre d’enfants, mêmes antécédents médicaux, etc., mais à aucun moment ne critiquait ce tableau. L’épisode dura six semaines et fut traité car le patient développait de l’agressivité envers le « sosie » et son « épouse » supportait très mal cet état de fait. Le patient reçut une dose filée de neuroleptique (qui fut arrêté après 3 semaines de prise) et reçut un traitement anticholinestérasique. Le tableau s’amenda et disparut. Il réapparut un an plus tard mais de façon moindre et par période si bien que l’on ne réintroduisit pas de neuroleptique. (Antérion, 2004)
 
L’exploitation littéraire récente du syndrome a suivi les progrès des recherches sur celui-ci. Le syndrome de Capgras entre en littérature[14] avec le roman de Richard Powers, The Echomaker, livre paru en 2006. La chambre aux échos met en scène la victime d’un accident, souffrant d’une forme du syndrome de Capgras, incapacité à reconnaître des parents proches et un neurologue –l’un des modèles est Oliver Sacks- au comportement d’abord décrit sévèrement à la recherche d’une « nouvelle aubaine pour rédiger une publication.(Powers 416) » La victime d’un accident de la route dans le Nebraska Mark Schluter tombe dans un coma dont il sort sans reconnaître sa sœur qui s’occupe de lui souffrant et la considère comme une impostrice. Celle-ci contacte un neurologue célèbre, Weber qui diagnostique une forme du syndrome de Capgras.
 
Dans cet échange en boucle entre littérature et neurologie, Oliver Sacks, le neurologue et écrivain, spécialiste de narrations de troubles singuliers du cerveau, et patient secret puisqu’il a longtemps caché sa propre affection neurologique, essayiste contesté qui se présentait comme un anthropologue sur Mars, devient un personnage de roman, circulant entre New York et une planète encore plus éloignée que Mars, le Nebraska :
 
Weber rassembla ses documents et se retira dans le hall. Il avait obtenu ce qu’il était venu chercher, récolté les données nécessaires, observé de près l’une des aberrations les plus singulières dont le moi pouvait être affligé. Il disposait à présent d’un matériau suffisant pour, sinon ajouter une contribution à la littérature médicale, du moins composer le récit fascinant d’un cas pathologique. Il n’avait plus grand-chose à faire sur place. (171)
 
C’est lors du second voyage au Nebraska qui contient une part de rédemption que le neurologue s’implique personnellement dans le traitement du patient et son enquête médicale fondée aussi sur la recherche d’une anamnèse se transforme en policière. A la fin de la préface à Un anthropologue sur Mars, Sacks justement comparait son rôle de neurologue écrivain, naturaliste avec le rôle du prêtre détective, Father Brown dans Le secret du père Brown de Chesterton. Un moment d’anthologie réside dans la rétrospective intellectuelle du neurologue qui permet de faire un résumé synthétique de la neurorévolution.
 
L’imagerie médicale et les produits pharmaceutiques forçaient les portes verrouillées des mystères de l’esprit. La décennie écoulée depuis la parution du premier livre de Weber avait produit plus de savoir sur l’ultime frontière que les cinquante mille ans qui l’avaient précédée. […] Quelque chose en lui, cependant, réprouvait l’orientation que prenait le savoir. Le ralliement hâtif des neurosciences à certaines hypothèses fonctionnalistes incitait Weber à prendre ses distances. (201)
 
Car l’histoire est aussi celle d’une rédemption morale et intellectuelle : « Au jour de la contre-révolution cognitiviste, une petite partie de lui-même, façonnée par le conditionnement opérant, était entrée en résistance […] »(202) Le neurologue reste un sceptique avant tout, luttant dans son for intérieur contre les modèles dominants qui ne font que passer. « Au fil des époques, on avait toujours comparé le cerveau à la technologie la plus avancée du moment : la machine à vapeur, le standard téléphonique, l’ordinateur. Aujourd’hui […] le cerveau paraissait semblable à l’internet un réseau distribué sur plus de deux cent modules » (202-3). Face à l’actuelle domination selon l’auteur du modèle module/internet, le neurologue, comble de l’esprit de contradiction, en revient à l’étude des processus psychodynamiques: « au seuil de ce qui serait sans doute l’ultime étape de son développement intellectuel, il espérait découvrir à la pointe des neurosciences les plus abouties, des processus analogues à ceux que décrivait l’antique psychologie des profondeurs : refoulement, sublimation, déni, transfert. Les retrouver à un niveau supérieur, au-dessus du module. » (203)
 
Un autre livre qui a connu également un succès international Atmospheric Disturbances de Rivka Galchen, en 2008 traite en partie du syndrome de Capgras. «Last December a woman entered my apartment who looked exactly like my wife». Ainsi commence le récit raconté à partir du seul point de vue, celui du patient, qui plus est psychiatre de profession mais incapable de reconnaître son épouse et ainsi le syndrome de Capgras dont il est victime. Ce neuroman entièrement écrit du point de vue du psychiatre malade fait partie de la tradition du roman de la conscience et du narrateur non fiable. Comme la critique l’a souligné, la référence psychanalytique n’est pas non plus absente.
 
3. Le syndrome de Gilles de la Tourette et la littérature
Dès 1825 le médecin Jean Itard avait décrit les symptômes correspondants chez la Marquise de Dampierre, mais c’est en 1885 que George Gilles de la Tourette, médecin neurologue travaillant à la Salpêtrière sous les ordres de Charcot publie un rapport sur une affection nerveuse qui va porter immédiatement son nom. Cette affection se manifeste par des mouvements compulsifs, des tics, des répétitions automatiques de paroles d’autrui, par des propos grossiers ou obscènes involontaires. Le tournant neurologique du syndrome de Gilles de la Tourette est lié en 1965 au constat par Arthur K. Shapiro et son épouse Elaine Schlaffer Shapiro, que l’halopéridol, un neuroleptique découvert en 1957, très utilisé en psychiatrie pour son activité antipsychotique, traitait efficacement le syndrome .de Tourette. L’article annonçant la découverte et qui critiquait l’approche psychanalytique, d’abord refusé aux Etats-Unis, fut publié en 1968 en Grande-Bretagne. Le couple Shapiro qui travaillait à New York avec une association des familles concernées par le syndrome, ce qui permit d’avoir accès à un grand nombre de cas, publia en 1978 le livre de référence Gilles De La Tourette Syndrom, livre qui contribua dans la rivalité d’alors avec la psychanalyse au succès de la neurologie.
 
Le syndrome de Gilles de la Tourette a connu un succès médiatique considérable grâce à des émissions télévisées et des films. Les articles d’Oliver Sacks sur le sujet ont eu également un impact assez grand pour qu’ils soient critiqués… par Shapiro lui-même et par Howard Kushner, auteur d’un livre d’histoire sur le syndrome, A Cursing Brain? : The Histories of Tourette Syndrom, en 1999. Par deux fois dans ses écrits Sacks traite de la maladie de Tourette, avec «Ray, le tiqueur blagueur » dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau de 1985 et dans « Une vie de chirurgien » inclue dans Un anthropologue sur mars, paru dix ans plus tard. Cent ans après la découverte du symptôme par Gilles de la Tourette. Oliver Sacks note que « le syndrome de Tourette lui-même semblait avoir disparu, et il ne fut presque pas mentionné durant la première moitié de ce siècle. Certains médecins le considéraient même comme un mythe, un fruit de l’imagination pittoresque de Tourette; la plupart n’en avait jamais entendu parler. » (1985, 126 )
 
André Malraux a souffert de cette pathologie, même si le secret semble avoir été bien gardé. L’article du Canadien Tee L Guidotti en 1985 a fait une synthèse des éléments qui permettent de conclure à un tel diagnostic. Il souligne aussi l’influence sur Malraux de son médecin neurologue, le docteur Louis Bertagna qui dans la grande tradition française du neurologue lié aux arts et lettres a été le médecin de l’écrivain à partir de 1966 jusqu’à sa mort, son ami et confident comme il le fut aussi de Romain Gary. Le neurologue Louis Bertagna contribua à l’hommage rendu par la NRF à Malraux en 1977 dans un article « Il a vécu jusqu’à sa mort ». Mais pour des raisons de déontologie médicale, le neurologue Bertagna n’a jamais évoqué les pathologies de son patient et ami. Tee L Guidotti écrit:
 
Based on the available biographical data, Malraux’s illness appears to have been the Tourette syndrome. The diagnostic criteria are largely met: childhood or adolescent onset, involuntary motor and vocal tics which may wax and wane and which persist through life. Suggestive evidence supporting this diagnosis includes the apparent response of the condition to sleep and the knowledge that Malraux took medication, presumably haloperidol. (His hospitalization described in ‘Lazarus’ might have related to a side effect of his medication, which he would have taken for several years.) Other tic and tic-like disorders appear incompatible with published descriptions of Malraux’s behaviour, particularly since his vocalizations were too frequent for chronic motor tics (Singer 1982). Malraux’s known heavy cigarette-smoking habit, his obsessive-compulsive personality, and his obvious predilection for placing himself in stressful situations may have exacerbated the manifestations of the Tourette syndrome (Singer 1982, Lowe et al. 1982). The implications of this diagnosis for interpreting the influence of Malraux’s condition on his work must be approached cautiously (
 
A côté des écrits semi fictionnels d’Oliver Sacks, quatre fictions liées au syndrome de Tourette ont été particulièrement distinguées: en 1998 The Woody de Peter Lefcourt, Skull Session de Daniel Hecht, Icy Sparks de Gwin Hyman Rubio, en 1999 Motherless Brooklyn de Jonathan Lethem, et Quit it de Marcia Bialick en 2002. La critique journalistique et universitaire distingue le livre de Jonatham Lethem des quatre autres qui traitent chacun à leur manière du syndrome de Tourette. Le sous-titre du livre de Daniel Hecht présente le livre comme « un neurological thriller ». Le personnage principal est un artisan adulte qui souffre de sa compulsion qui l’a empêché d’enseigner sauf quand il joue du saxophone. Qu’une activité artistique permette de soulager une personne affectée est une constante dans les récits sur Tourette. Ainsi dans le neuroroman Icy Sparks de Rubio, Bildungsroman qui se passe dans les années 1950 dans le Kentucky, la protagoniste orpheline Icy Sparks à l’emblématique oxymoron est ostracisée depuis l’école en raison de son syndrome en l’absence de toute aide psychologique, médicale et de tout diagnostic. Là aussi une aptitude artistique va servir d’exutoire: sa voix ne fait pas que croasser mais excelle dans les chants d’église. Et c’est finalement dans cette institution qu’elle va trouver la rédemption à sa condition…
 
Le livre Quit It de 2002 appartient à la catégorie des livres de jeunesse, le personnage principal est une jeune fille de dix ans à qui un syndrome de Tourette a été diagnostiqué. Le livre particulièrement pédagogique montre les difficultés et les possibilités de communiquer avec son entourage. Là encore le personnage a une activité artistique, ici la danse qui lui permet d’avoir un espace de plaisir et d’excellence. Le livre a été utilisé comme matériel pédagogique dans un collège américain.
 
Ne serait-ce que par la notoriété de son auteur, Motherless Brooklin allait connaître un succès plus large. La mise en fiction s’inscrit dans une histoire policière qui tient de la parodie avec un personnage principal, un détective atteint du syndrome, situation riche d’aspects comiques. Le roman commence par une présentation du personnage, le récit est fait à partir de son point de vue. L’aspect hilarant du récit repose sur la difficulté pour un Tourette d’être détective même avec un certain esprit Brooklyn :
 
Tout est dans le contexte. Costumez-moi et vous verrez. Je suis un aboyeur de foire, un vendeur à la criée, un artiste de rue, un discoureur glossolalique, un parlementaire obstructionniste monomaniaque. J’ai la tourette, le syndrome de Gilles de la Tourette : ma bouche est infatigable, bien que généralement je chuchote ou subvocalise comme si je lisais tout haut, ma pomme d’Adam s’agite les muscles de mes mâchoires palpitent comme des cœurs miniatures sous mes joues, sans bruit, les mots s’échappent en silence, simple fantômes d’eux-mêmes, gangues vides de souffle et de son.[…]
C’est quoi cette plaque ? dit Coney. Il pointait son menton ruisselant vers le proche de la maison. Je regardai. « Yorkville Zendo », dis-je en lisant la plaque de bronze sur la porte. […] Après cette enquête sommaire, nous reprîmes notre sereine mastication. Comme de bien entendu, après n’importe quelle conversation, mon esprit ruminait toutes sortes de salades écholaliques : Ca m’avance pas Zendo, Ken comme zung-fu, Maître feng-shui, Mettre à fond de chou, Maître es bastons, Masturbation Zen ! Broute –moi ! (11-14)
 
De manière moins attendue, la critique littéraire universitaire allait être atteinte par le syndrome avec un article de Ronald Schleifer en 2001, « The Poetics of Tourette Syndrome: Language, Neurobiology, and Poetry ». L’article eut un certain retentissement dans le milieu universitaire car il entrait dans le courant en voie de constitution de la critique cognitive et fut même présenté un temps comme une réalisation modèle de celle-ci. Irving Massey écrit dans son The Neural Imagination que Schleifer voulait démontrer “the affinity between on the one hand the language used by patients suffering from a specific neurological disorder and, on the other hand, some form of poetic language “(59).
 
La thèse de Schleifer est qu’il y aurait une analogie – mais dans son idée, est-ce seulement une analogie ?- entre la poésie et le syndrome, entre certains aspects de la poésie avec le rythme, les répétitions, les jeux de mots et les manifestations du syndrome. Il n’est pas sûr que la critique cognitive de la littérature puisse se satisfaire vraiment de l’idée d’une connexion entre l’oralité et la performance que l’on trouverait aussi bien dans la pratique poétique que dans l’expression du syndrome: l’une des fascinations pour la poésie résiderait dans des effets de rythme et de répétition qui sont typiques des manifestations du syndrome. Non sans provocation, Schleifer qui fait également référence au livre de Lethem, n’hésite pas à voir dans le poème d’Eliot d’« Ash Wednesday » une preuve de cette commune automaticité d’incongruité, commune à la poésie et au syndrome. Dans sa présentation de la thèse de Schleifer, Irving Massey cache difficilement sa gêne : « I must confess that when it comes to analysing a particular poem, such as T. S. Eliot’s “Ash Wednesday”, Schleifer fails to convince me that there is any resemblance between what he calls the “primal cries” of monkeys (p.571) and Eliot’s words.”(73). Schleifer qui, de manière sans doute humoristique, rapproche le « TS » d’Eliot du « TS » de tourette syndrome, voit aussi dans la poésie de la Sound Poetry, la Poésie sonore, l’exemple frappant d’une poésie proche du syndrome. L’article montre la difficulté pour la critique littéraire cognitive en recherche de constitution à se démarquer de toute pop neuroscience.
 
4. L’amnésie
Thème récurrent au cinéma et dans la littérature, l’amnésie est un syndrome dont la fréquence comme objet de fiction n’est pas représentative de son existence beaucoup plus rare dans la réalité. Jonathan Lethem, l’auteur de la fiction remarquée sur le syndrome de Gilles de la Tourette Motherless Brooklyn, est aussi l’auteur d’une anthologie sur l’amnésie qui traite essentiellement de la littérature nord-américaine de langue anglaise du XXe siècle. The Vintage Book of Amnesia: An Anthology of Writing on the subject of Memory Loss, en 2000. Dans son introduction il souligne ce déséquilibre entre la rare fréquence du syndrome dans la réalité et l’excès de sa représentation dans la fiction et le fait que l’amnésie littéraire, –le thème de l’amnésie dans la littérature– n’est pas l’amnésie neurologique :
 
Real, diagnosable amnesia – people getting knocked on the head and forgetting their names- is mostly just a rumor in the world. It’s a rare condition, and usually a brief one. In books and movies though, versions of amnesia lurk everywhere, from episodes of Mission Impossible to metafictional and absurdist masterpieces, with dozens of stops in between. Amnesias might not much exist, but amnesiac character stumble everywhere though comic books, movies and our dreams.(
 
Lethem voit dans la littérature européenne l’origine du thème américain et nomme Kafka et Beckett étrangement « les grands-pères » de l’amnésie littéraire. L’auteur suggère que la surreprésentation de l’amnésie dans la littérature américaine, a partie liée avec une appropriation de Freud par la pop culture américaine. Pour lui le film noir contient souvent des scénarios qui tirent leur inspiration de Kafka lorsque l’amnésie est liée au sentiment de culpabilité. « Amnesia plots are, however inadvertently, often stories about guilt – a trail that leads right back to Kafka. (XV) » Il caractérise l’amnésie chez Beckett, comme une «meditation on the absent, circular, and amnesic nature of human existence, as well as on the vast indifference of the universe to matters of identity. (XV) » La Beckett’s Amnesia constituerait un autre courant de l’amnésie littéraire qui préfigure un sous-genre exploité par la science-fiction, celui du rêve d’un cerveau hors du corps comme dans Solis d’A.A.Attanasio et Plus de Joseph McElroy.
Cette anthologie qui inclut le Funes de Borges possède un ancrage dans la neuropsychologie avec l’inclusion d’un texte d’Oliver Sacks, « The last Hippie », ce qui témoigne du statut hybride de l’œuvre de Sacks ici annexé à la catégorie littéraire. Ce patient est devenu aveugle et amnésique à la suite d’une tumeur grosse « de la taille d’une orange ou d’un pamplemousse» (84) qui a pu être extraite de son cerveau mais qui a laissé des séquelles irréversibles.
 
De fait c’est aussi dans d’autres textes que Sacks aborde la question de la mémoire et ses pathologies comme dans « Le paysage de ses rêves », « Le marin perdu », « Une question d’identité». En revanche dans l’anthologie de Lethem le texte le plus lié à l’aspect scientifique de l’amnésie est le début du récit Memories of Amnesia de Lawrence Shainberg, sans doute l’un des textes littéraires les plus aboutis de la neurolittérature en général, texte de 1988. Le récit est présenté comme une remémoration par un neurochirurgien d’une opération qu’il a faite d’une jeune femme épileptique ; l’opération nécessitant que la patiente reste consciente durant l’opération. La patiente est par ailleurs un « idiot savant », capable de phénoménales mémorisations, une hypermnésiste. C’est pendant cette opération compliquée que le premier symptôme de la pathologie neurologique du neurochirurgien se manifeste quand il nomme la patiente par un autre prénom que le sien. Son chirurgien assistant est aussi un spécialiste de neurologie et religion, d’explications neurologiques de comportements épiphaniques.et l’auteur d’un article sur …«Brain Damage in Literature ».
L’opération est relatée de manière précise. Dans le passage suivant du récit de l’opération, les chirurgiens qui sont en train de rechercher la zone responsable des épilepsies de la patiente arrivent à une nouvelle zone qui est liée à la mémoire. Le fait de planter des électrodes fait surgir des souvenirs de la patiente. :
 
With motor and language –area sufficiently demarcated, and with no sign yet of epileptic activity, I knew that the pathological tissue for which we were searching would be found where we had expected, below a large convolution, the so-called Fissure od Sylvius, in an area we called the “Interpretive Cortex”. We used orange tickets there. […] The fist “psychical “response occurred at orange ticket #7. « Oh, there’s Mama ! Lucinda cried. « She comin’up the hill with the baby in her arms. Looka there! Uncle Jimmie behind her, and–“
She stopped because I had deactivated the electrode, thus interrupting the process through which the memory had been produced. (68)
 
Lawrence Shainberg connaît bien le monde de la neurochirurgie. Dix ans auparavant, en 1979, il a écrit un livre Brain Surgeon: An Intimate View of His World, récit d’un an passé aux côtés du Dr. James Brockman, une sommité mondiale de la neurochirurgie[15].
 
L’amnésie liée à la maladie d’Alzheimer, devenue une à la fois une maladie de masse en constante progression mais aussi une maladie mieux étudiée et un peu mieux connue, a donné lieu à de nombreuses fictions cinématographiques et littéraires à partir des années 1980. Pour rester dans le domaine de la langue française, citons les œuvres d’Annie Ernaux, qui relatait la maladie de sa mère dans deux livres successifs : Une femme et Je ne suis pas sortie de ma nuit, dernière phrase écrite par sa mère et devenue le titre d’un journal tenu par l’auteur pendant la maladie de sa mère. Au cinéma, l’Alzheimer est devenu un thème commun avec entre autres N’oublie Jamais de Nick Cassavets (2004), J’ai oublié de te dire du réalisateur Laurent Vinas-Raymond (2010), et particulièrement le court métrage anglais de Ben Shelton Je m’appelle Lisa (2007) : Il s’agit là d’un témoignage d’un enfant de treize ans qui vit au jour le jour l’évolution de la maladie d’Alzheimer de sa mère.
 
5. Récits autobiographiques
L’un des aspects les plus nouveaux des relations entre neurosciences et création littéraire et artistique réside dans la représentation autobiographique de troubles neurologiques. Ce phénomène a pris le nom de la vision de l’intérieur, « from within », comme le signale le titre des livres de Jill Bolte Taylor My stroke of Insight : A Brain Scientitst’s Personal Journey (2006) ou de Klaus Podoll et Derek Robinson The Migraine Experience from Within (2009), ou l’article célèbre de Carol Steen “Vision shared : A Firsthand Look into Synesthesia and Art”(2001) [16], ou le nom de l’exposition pionnière organisée par Jennifer Hall From the storm: artists with temporal lobe epilepsy.(1992)
 
La description du symptôme n’est plus déléguée à un spécialiste mais faite par le patient lui-même, alors que le syndrome constitue souvent un handicap cognitif, qu’il est supposé nuire ou empêcher toute représentation. La relation autobiographique d’une condition neurologique n’est pas nouvelle en soi, elle avait été pratiquée par Daudet pour les souffrances liées au tabes dorsalis dans La doulou, journal intime rédigé de 1885 à 1895 mais publié seulement en 1930, par Nabokov pour la synesthésie dans Speak Memory en 1947, par Margiad Evans pour l’épilepsie dans A Ray of Darkness, en 1952. Peuvent s’ajouter les descriptions de l’épilepsie dans l’œuvre de Dostoïevski quand elles sont supposées constituer une projection personnelle. Dans son chapitre sur les hallucinations mentales, Marc Jeannerod se réfère à la tradition des récits autobiographiques de malades psychotiques dont celui de Renée transcrit dans Le Journal d’une schizophrène par Marguerite Sechehaye en 1950. Peu de de symptômes neuropsychologiques comme l’hallucination ont donné lieu à autant de documents autobiographiques et littéraires Dans son dernier livre éponyme, Hallucinations, de 2012, Oliver Sacks après avoir rappelé que le sens médical du terme fut fixé par Esquirol dans les années 1830 montre que notre connaissance du phénomène de l’hallucination a été transformée aussi par les récentes techniques d’implantation d’électrodes et d’imagerie cérébrale.
 
Le récit de l’intérieur le plus connu est un cas limite, avec le témoignage de Jean-Dominique Baudy, Le scaphandre et le papillon, paru en 1997 qui a donné lieu à un film de Julian Schnabel en 2007. Ce journaliste victime d’un accident cérébro-vasculaire sort du coma avec un symptôme d’enfermement (locked-in symptome: LIS): alors qu’il est en pleine possession de ses capacités cognitives, il ne peut mouvoir de tout son corps que la paupière gauche, seul mouvement qui le relie au monde extérieur. Le journaliste a dicté pendant deux mois les cent vingt huit pages de son livre autobiographique en clignant la paupière devant chaque lettre d’un alphabet mis au point par son orthophoniste. L’auteur meurt quelques jours après la publication de ce livre qui est devenu un best-seller traduit en plus de trente langues.
 
Jean-Dominique Baudy s’identifie à Noirtier de Villefort, personnage du Comte de Monte-Cristo, le premier L.I.S apparu en littérature, un personnage dans une chaise roulante qui doit cligner une fois de l’œil pour dire oui et deux fois pour dire non. Dans le British Medical Journey en 1987 le neurologue J.M.S. Pearce oublie Alexandre Dumas dans son article sur “The locked in syndrome” : « The first description of the locked in syndrome may not have been by a doctor but by a writer-Emile Zola in Thérèse Raquin in 1868 […]) » Zola avait décrit dans Thérèse Raquin un cas de locked in syndrome une femme avec une paralysie complète sauf pour les yeux à la suite d’une attaque cérébrale. Pearce qui fait une longue référence au texte de Zola observe que le nom du syndrome ne fut inventé qu’un siècle plus tard par Plum et Posner en 1972[17].
 
La représentation de la migraine de l’intérieur avec l’apparition et l’extension du migraine-art constitue la première nouvelle configuration des rapports entre condition neurologique et représentation esthétique, produit de la neuroculture mais aussi sans doute de la culture de l’individualisme. C’est en effet dès les années 1980 que se développe une nouvelle forme d’art, le migraine-art. Le site du neurologue Klaus Podoll, http://www.migraine-aura.org constitue un excellent document de diffusion du savoir sur la migraine à aura et ses relations avec l’art et la littérature. Il contient une anthologie de textes autobiographiques d’écrivains qui l’ont vécue, comme Emilie Dickinson qui écrivit un poème sur la migraine. Il contient une liste de livres de fiction récents qui traitent de la migraine, certains ayant connu un succès certain comme celui de Siri Hustvedt, The Blindfold, 1992 et de livres autobiographiques sur la migraine comme Andrew Levy, A Brain Wider Than the Sky – A Migraine Diary, 2009. Des relectures neurologiques d’œuvres plus anciennes permettent d’interpréter textes et peintures à partir du scotome typique de la migraine à aura .La galerie des peintres inspirés par la migraine inclut entre autre Hildegard de Bingen, Giorgio de Chirico, Salvador Dali. Dès 1917 Charles Singer, émettait le diagnostic de migraine à aura pour les narrations écrites et les représentations visuelles de l’écrivain et plasticienne mystique du Moyen-Age Hildegard von Bingen (1098-1179). Cette interprétation a été reprise par Oliver Sacks dans son livre Migraine (1992). Les peintures de Hildegard de Bingen constitueraient le plus ancien témoignage de l’influence de la migraine sur l’inspiration artistique. C’est aussi un cas où la neurologie vient directement interpréter l’inspiration religieuse.
 
La neurologue Jill Bolte Taylor a récemment donné un récit de sa propre expérience d’un AVS. Pour la première fois, une description clinique vécue de l’intérieur est présentée d’un accident cérébral. La neurologue décrit depuis les premières minutes, l’apparition et l’extension des handicaps sensoriels, cognitifs et moteurs que la spécialiste peut associer à l’extension d‘une hémorragie cérébrale dans son hémisphère gauche. Neurologue, elle comprend immédiatement la signification des symptômes et elle décrit les minutes dramatiques où elle peut encore utiliser son savoir de neurologue pour essayer de trouver du secours.
 
Son récit couvre les huit ans qui furent nécessaires à sa convalescence et décrit sa découverte dans des conditions certes dramatiques des productions de son hémisphère droit désinhibé et vitaliste avec une nouvelle et intense perception du flux de l’univers. Les altérations causées par les lésions cérébrales peuvent entraîner une métamorphose de l’identité du patient.
 
Le récit d’une attaque cérébrale vécue par un écrivain qui la relaterait ensuite semblait inédit jusqu’à la parution du livre du dramaturge et auteur satirique polonais Slawomir Mrozek, victime d’une attaque en 2002. Pour entraîner sa mémoire et retrouver ses facultés d’expression, l’auteur a rédigé un récit de son attaque cérébrale et de ses conséquences, intitulé Baltazar. Une autobiographie en 2007.
 
L’autisme a été défini durant les années 1940 par le psychiatre autrichien Asperger qui a donné son nom à l’une des formes les plus légères d’autisme et aux Etats-Unis par Leo Kanner. La possibilité artistique des autistes est maintenant bien connue, idée popularisée aussi par Oliver Sacks dans Un antropologue sur Mars qui inclut l’étude d’un enfant artiste à la mémoire visuelle fabuleuse qui lui permet de rendre compte de tous les détails de scènes vues sur un dessin. Le Français Gilles Trehin a publié en 2004 un livre de dessins Urville, une ville imaginaire accompagnée de son histoire toute aussi fictive qui s’étend sur plusieurs millénaires.
 
Mais l’autisme s’est aussi transformé en une condition décrite de l‘intérieur, bien qu’il s’agisse de cas encore rares. Autiste Asperger mais aussi hypermnésiste et synesthète, l’anglais Daniel Tamett a écrit une autobiographie, geste jusque là impensable de la part d’un autiste. Born on a blue day .Inside the Extraordinary Mind of an Autistic Savant en 2007. Il a publié un second livre: Embracing the wide sky en 2009 traduit en français par lui-même, car il possède également des dons également hors du commun pour l’apprentissage des langues[18]. Dans le chapitre « Biologie de la créativité » de son dernier livre, Daniel Tamett souligne aussi la présence des personnes qui deviennent artistes à la suite d’un choc cérébral, les accidental artists[19].
 
Siri Hustvedt a commencé sa carrière littéraire avec un roman à forte dose autobiographique dont la migraine composait l’un des éléments majeurs, The Blindfold, en 1995. Avec La femme qui tremble : Une histoire de mes nerfs, elle est passée à un livre hybride entre l’autobiographie, l’essai et l’autofiction qui constitue un des grands livres emblématiques de la neuroculture, mélange de savoir neurologique, de narcissisme de masse décrit par Richard Sennett et Gilles Lipovetsky et de communication internet.
 
La femme qui tremble : une histoire de mes nerfs est un récit autobiographique qui tire son origine d’un syndrome : un tremblement irrépressible qui apparaît soudain lors d’une conférence publique. « […] comment se fait-il que j’aie soudain, sans aucun avertissement, été atteint par le trac, à l’âge de cinquante et un ans ? Pour une raison inexpliquée, après de nombreuses années de calme relatif, j’ai vu se développer en moi, non pas le tremblement nerveux facile à dissimuler dont j’avais fait l’expérience, mais des spasmes d’une violence quasi destructrice ?( 54) » Seul un médicament conçu pour soigner d’autres troubles, en l’occurrence l’hypertension possède des effets secondaires qui diminuent les crises de tremblement, un« bloqueur des récepteurs adrénergiques, il réduit la libération des hormones du stress. » (53) Le récit se transforme en une enquête à l’intérieur des neurosciences, en un voyage dans une bibliothèque scientifique et médicale, dans les manuels de psychiatrie, de neurologie et de psychanalyse pour tenter de découvrir les origines et les explications de ce symptôme de convulsions. L’auteur a approfondi sa connaissance de la neuropsychologie lors de séminaire et d’activités dans des institutions psychiatriques. Volontaire à la clinique Payne Whitney elle a animé un atelier d’écriture créative hebdomadaire, expérience dont elle se sert pour participer au débat dans son livre sur les expériences mystiques, les hallucinations auditives. Son livre est aussi un essai encyclopédique qui s’intéresse aussi bien aux nouvelles théories sur le rêve, aux limitations de la philosophie dite analytique, aux écrits sur la perception de la douleur. « Je souffre moins parce que ma perception de la douleur ressentie et la signification que j’y attache ont changé. (202) » L’auteur est critique contre la philosophie anglo-américaine et évite d’opposer frontalement neurobiologie et psychanalyse. Comme le neurologue du roman La chambre aux échos, elle émet des commentaires critiques sur les résultats des neurosciences actuelles trop marquées par leur culture nord-américaine originelle.
 
La vision de l’intérieur constitue l’une des conséquences majeures de la révolution des neurosciences, elle s’est alliée à la société d’individualisme de masse, à la société de l’internet et à la neuroculture dont elle est l’une des composantes. L’imaginaire contemporain est imprégné de cette nouvelle culture, même si les études dites littéraires semblent les dernières à les intégrer. Si la guérison de certaines maladies comme l’Alzheimer n’est pas encore en vue malgré l’amélioration des connaissances, les progrès technologiques et scientifiques font envisager des transformations qui ne relèvent pas uniquement de la pop neuroscience, ainsi dans l’interface entre le cerveau et la machine, – le Brain Computer Interface- où les réalités semblent avoir rejoint la science-fiction.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
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[1] Sur la relation entre Babinski et Breton et l’influence de Babinski sur le mouvement surréaliste, voir :
– J. Morris, «The Anosognosic’s Dilemma: Something’s Wrong but You’ll Never Know What It Is (Part 2) », NY Times, June 21, 2010,
– J. Haan, PJ. Koehler, J. Bogousslavsky, «Neurology and surrealism: André Breton and Joseph Babinski», Brain. 2012 Dec;135:3830-8
[2] L’un des cas des plus célèbres est celui de Fellini La négligence unilatérale gauche dans les dessins du cinéaste après l’attaque cérébrale de l’hémisphère droit a été étudiée par les neurologues Cantagallo et Salla en 1998. Mais Fellini était conscient du défaut de représentation du côté gauche dans ses dessins, contrairement à la majorité des patients. L’un de ses dessins met en scène avec humour cette déficience par rapport à ses dessins antérieurs. Un personnage qui le représente, demande: « Où est la gauche ?» Voir: Cantagallo, S. D. Sala, (1998) «Preserved insight in an artist with extrapersonhalo spatial neglect sense», Cortex, 34, 163- 189.
[3] Sacks évalue à dix mille opérations de ce type menées aux USA jusqu’en 1949 et dix mille dans les deux seules années suivantes.
[4] L’importance de Wilfred Penfield est telle qu’il est devenu un mythe littéraire, apparaissant chez Philip K. Dick, J.G. Ballard, Shirow Masamune.
[5] Les sites video aujourd’hui proposent le visionnement de ces opérations du cerveau avec participation du patient réveillé.
[6] Siri Hustvedt, « Shock to the Senses”, New York Times, 28 décembre 2012.
[7] La vie d’Alexander Romanovitch Luria (1902-1977) est connue à la fois par un récit autobiographique, The Autobiography of Alexander Luria : A Dialogue with The Making of The Mind, écrit en 1974, traduit en anglais en 1979, et par les biographies qui furent consacrées à ce grand psychologue russe dès son vivant.
[8] . Certains neurologues ont mal vécu la renommée d’Oliver Sacks, à la fois neurologue, journaliste et écrivain.
[9] Brugger, Peter, “Book Review”, Cognitive Neuropsychiatry, Vol. 17, Issue 4, 2012
[10] “Language provides one of the best examples of how the study of early Alzheimer’s disease has informed cognitive neuropsychology, with the analysis of individuals and groups showing disruption of word and sentence level production and comprehension, and disintegration of the vast, structured network of information that endows objects and words with meaning, i.e. semantic memory (Nebes, 1989). The possibility of examining, retrospectively, the products of cognitive operations at work during the pre-symptomatic period of a neurodegenerative disease occurs rarely”
[11] J’ai ailleurs montré ce qu’il en est de l’interprétation postmoderne de ce scientific writer.
[12] Traduit par nous.
[13] Comme on sait Kandel lors d’un voyage d’étude à Paris a repris l’idée et l’animal du neurologue Ladislas Tauc, c’est-à-dire l’idée d’étudier un animal primitif, en l’occurrence l’aplysie pour étudier le système nerveux.
[14] La Science-fiction s’en était inspiré avec L’Invasion des Profanateurs de Jack Finney en1955.
[15] Une même scène d’opération est relatée par Marc Jeannerod dans un chapitre lui aussi sur l’amnésie « Une mémoire vide ». Jeannerod rappelle que la procédure chirurgicale qui consiste à stimuler le cortex cérébral chez des patients conscients a été inventée par Wilder Penfield pour localiser l’emplacement des tissus causant l’épilepsie.
[16] Nous ne traiterons pas ici de la synesthésie pour l’avoir déjà longuement fait dans des articles précédents et surtout bien entendu raison de la présence de l’article de la grande spécialiste Carol Steen qui nous a fait l’honneur de participer à ce numéro. Le moment de la révolution synesthésique commence dans les années 1990 pour continuer de se développer encore aujourd’hui.
[17] Comme le remarque Suzanne Anker, aujourd’hui un tel cas n’aurait plus lieu d’être car les progrès dans les interfaces cerveau-ordinateur (BCI : Brain-computer interfaces) permettent aux patients de diriger directement un curseur avec leurs pensées. (24)
[18] Comme on sait, le film a beaucoup aidé à mieux faire connaître l’autisme auprès d’un plus large publid. L’histoire est inspirée du fait réel de la vie de
[19] Voire notre article « Imprévisible et plasticité cérébrale ».



Les émotions sont-elles sensibles au contraste entre le réel et l’imaginaire ?

Aurions-nous les mêmes réponses émotionnelles en regardant un film ou en lisant un récit dans lequel les événements heureux ou malheureux advenant aux protagonistes sont compris comme ayant réellement eu lieu et en regardant un autre film ou en lisant un autre récit semblable en tous points au premier film ou récit mais dans lequel tous les événements advenant aux protagonistes sont compris comme ayant été inventés de toutes pièces ? Appelons cette question « La question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction ». Cette question peut être posée pour tous les récits, que leurs supports soient visuels ou non-visuels.
 
Les neurosciences ne s’intéressent pas particulièrement à la question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction. La philosophie, elle, a déjà proposé presque toutes les réponses possibles à cette question. Dans ce qui suit, une hypothèse jusqu’alors inédite est proposée, une hypothèse à l’interface des neurosciences et de la philosophie. En bref, l’hypothèse est que les réponses émotionnelles aux scènes et événements identifiés comme fictionnels relèvent des «émotions sémantiques», une espèce d’émotions à distinguer des réponses émotionnelles aux scènes et événements reconnus soit comme réels, soit comme des représentations du réel. Selon cette hypothèse, les «émotions sémantiques» seraient des expériences émotionnelles désengageant le système épisodique et centralement modulées par des circuits sémantiques (d’où cette terminologie).
 
L’hypothèse des « émotions sémantiques » puise une partie de son inspiration dans certains travaux de neurosciences, même s’il n’existe pas, à notre connaissance, à ce jour d’étude en neurosciences portant précisément sur la question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction. Seuls les travaux de Metz-Lutz et al. (Metz-Lutz et al. 2010), sans directement porter sur la question de la sensibilité des émotions au contraste réel/fiction, s’en rapprochent en partie puisqu’ils traitent de ce qu’ils nomment l’ “adhésion à la fiction”. Quand une scène de fiction est vécue comme réelle, Metz-Lutz et al. notent une corrélation avec des activations au niveau du cortex préfrontal inférieur gauche (IFG, BA47) et du sillon temporal supérieur postérieur gauche et, d’autre part, une diminution significative de la variabilité du rythme cardiaque (HRV). Sur la base des activations observées dans la région temporale supérieure gauche, Metz-Lutz et al. font l’hypothèse que l’expérience de l’adhésion à une pièce de théâtre de fiction repose, au moins en partie, sur une structure cérébrale dédiée au traitement du langage.
 
A côté des travaux de Metz-Lutz et al. il existe en neuroscience des études portant soit sur les processus cognitifs (Abraham et al., 2008, 2009) soit sur les processus perceptuels (Silveira et al., 2012) qui seraient différentiellement impliqués lorsque l’information à traiter a une nature réelle ou fictionnelle. Les travaux d’Abraham et al. font apparaître que le traitement cognitif de questions portant sur des personnes réelles, à la différence des mêmes questions portant sur des personnages de fiction, donnent lieu à des activations au niveau du cortex préfrontal antérieur médian et du cortex cingulaire postérieur. Comme les zones corticales activées sont également impliquées dans l’extraction des souvenirs autobiographiques (Svoboda et al. 2006, Cabeza and Saint Jacques 2007) et les pensées sur soi dans le passé et le futur (Northoff et al. 2006, Hassabis et al. 2007), Arbaham et al. concluent que l’information, lorsqu’elle concerne des entités réelles, aurait une signification personnelle ou une pertinence pour soi : “It appears then that one of the means by which we tell reality apart from fiction (…) seems to lie in the manner in which such information is coded and accessed, namely, if it is personally significant or not. The degree of associated self-relevance is therefore a possibly critical determinant factor that enables us to differentiate between what is real and unreal. (Abraham et al, 2008, 975)”.
 
Dans le domaine perceptuel, le travail en IRMf récemment mené par Silveira et al. (2012) sur la perception de l’art pictural fait apparaître des résultats concordants avec ceux d’Abraham et al.. Silveira et al. ont étudié en imagerie les processus activés par la perception de tableaux réalistes et non-réalistes. Comme ils comprennent les peintures surréalistes comme des peintures non-réalistes, c’est-à-dire comme des peintures dont le contenu représentationnel est impossible dans le monde réel, leurs résultats sont pertinents pour la question qui nous occupe. Silveira et al. observent des activations élevées dans le précunéus et dans le cortex occipital médian lorsque les entrées sensorielles correspondent à une représentation picturale réaliste du monde visuel, des activations en contraste avec celles observées lorsque les entrées sensorielles correspondant à la perception d’une représentation picturale surréaliste. Concernant le précunéus, Silveira et al. rappellent, en citant Cavanna & Trimble (2006), que l’activité du précunéus a été associée à l’imagerie visuelle, à l’extraction des souvenirs épisodiques, et à ce à quoi l’on fait parfois référence comme étant le « soi ». Silveira et al. retrouvent de manière significative certaines conclusions d’Abraham et al.
 
C’est en partie sur la base de ces travaux de neuroscience que l’hypothèse des « émotions sémantiques » est proposée. On peut en effet supposer que ce qui est observé au niveau cognitif par Abraham et al. et au niveau perceptuel par Silveira et al. devrait se retrouver au niveau émotionnel, ainsi que semble l’indiquer l’étude de Metz-Lutz et al. Nous n’avons pas que des relations cognitives et perceptuelles au réel et au fictionnel mais aussi des relations émotionnelles. Les travaux existants envisagent que nous aurions une sensibilité cognitive au contraste du réel et de l’imaginaire (Abraham et al.), ainsi qu’une sensibilité perceptuelle (Silveira et al.) au contraste du réel et de l’imaginaire : pourquoi n’aurions-nous pas également une sensibilité émotionnelle au contraste du réel et de la fiction ? Il faut naturellement être prudent pour envisager que nous aurions une sensibilité émotionnelle au contraste du réel et de l’imaginaire ne serait-ce que parce que Silveira et al. ont également noté que les sujets n’ont pas manifesté de différences significatives dans leur engagement émotionnel avec les images naturalistes et surréalistes. Mais l’hypothèse des « émotions sémantiques » n’envisage pas une différence d’intensité ou d’excitation émotionnelle dans nos engagements avec le réel et le fictionnel mais bien une différence qualitative, aussi subtile soit-elle. Il s’agirait, selon l’hypothèse des « émotions sémantiques », d’une différence dans le type d’engagement que le sujet a dans les expériences émotionnelles que la fiction peut lui procurer et qui distinguerait celles-ci de ses expériences émotionnelles du réel.
 
Les travaux de neuroscience qui ont été cités convergent pour souligner que des régions (cortex cingulaire postérieur, précunéus) seraient engagées dans le traitement du réel tandis que les structures corticales médianes impliquées dans les processus faisant référence au soi seraient désengagées dans le traitement du fictionnel. Comme les régions qui jouent un rôle central dans le traitement du réel et sont désengagées dans le traitement du fictionnel ont aussi une relation étroite avec les structures impliquées dans l’encodage, le stockage et l’extraction des pensées sur soi et expériences personnelles – c’est-à-dire avec le système de la mémoire épisodique ou autobiographique -, il suit de ces études que le système de la mémoire épisodique devrait jouer un rôle pivot pour distinguer les processus en relation au réel des processus en relation au fictionnel. L’hypothèse des « émotions sémantiques » revient à proposer, d’une part, que le désengagement du système épisodique déjà observé dans le traitement cognitif et perceptuel des données fictionnelles devrait être étendu au traitement émotionnel des données fictionnelles et, d’autre part, que ce désengagement épisodique devrait s’accompagner d’une mobilisation de certaines structures du système de la mémoire sémantique. En effet, de la même manière que les aspects épisodiques de la mémoire autobiographique (« Je me souviens être allé à Berlin ») ont été distingués des aspects plus sémantiques de la mémoire (la mémoire impersonnelle ou la mémoire « cognitive » des faits (« Berlin est la capitale de l’Allemagne »), éventuellement des faits personnels (« Je suis né à Berlin »)), les composants épisodiques de l’émotion devraient, selon l’hypothèse des « émotions sémantiques », être également distingués des composants « sémantiques » de l’émotion. La distinction des aspects épisodique et sémantique de la mémoire est due aux travaux pionniers menés en psychologie expérimentale et en neuropsychologie par Tulving (1972, 1988). Les études récentes en neuroimagerie font apparaître que les lobes frontaux et temporaux latéraux gauche semblent impliqués dans la mémoire sémantique générale ou personnelle (Piolino et al. 2008, 2009), – des régions mobilisées par ce que Metz-Lutz et al. appellent l’ « adhésion à la fiction » – tandis que l’hippocampe et les régions postérieures semblent spécifiquement activées dans la mémoire épisodique autobiographique (Cabeza & St Jacques, 2007, Piolino et al. 2009).
 
Si on observe en outre que le soi n’est pas engagé qualitativement de manière identique dans la mémoire épisodique et dans la mémoire sémantique : l’engagement du système sémantique est caractérisé par un glissement d’une forme de conscience du type « souvenir » associée à l’engagement du système épisodique à une forme de conscience du type « savoir » (Conway et al. 1997, Robinson and Swanson 1993, Piolino et al. 2006), ainsi que par un glissement de la perspective dite « field » ou « en première personne » que le sujet a sur ce dont il se souvient de manière épisodique à une perspective dite « en observateur » ou « en troisième personne » (Nigro & Neisser 1983, Robinson & Swanson 1993, Piolino et al. 2006), il apparaît que l’hypothèse des « émotions sémantiques » a aussi un volet phénoménologique dans la mesure où elle envisage une distinction des formes de l’engagement du soi dans les expériences émotionnelles de la fiction et du réel . Selon l’hypothèse des « émotions sémantiques », il y aurait l’introduction d’une distance entre les émotions de la fiction vécues par le sujet et le sujet de cette expérience émotionnelle – le sujet aurait une perspective en troisième personne ou, ce qui paraît plus exact, une perspective en première personne minimale, une attitude de quasi-observateur sur ses expériences émotionnelles – une distance ou un détachement personnel qui n’aurait pas lieu d’être dans les émotions du réel.
 
Une équipe constituée de neuroscientifiques et de philosophes[1] s’est donné pour tâche de mesurer la pertinence et la portée – en psychologie comme en philosophie – d’une distinction des aspects « épisodique » et « sémantique » de l’émotion. Au niveau expérimental, une étude comportementale couplée avec des mesures physiologiques et une étude en neuroimagerie fonctionnelle vont tester les corrélats neuro-cognitifs des « émotions sémantiques ». Au niveau conceptuel et philosophique, il va s’agir d’appréhender l’impact de l’hypothèse des « émotions sémantiques » dans le débat sur les différents « paradoxes du cœur ». Dans sa Philosophy of Horror (Carroll 1990), Noël Carroll emprunte l’expression “paradoxes du coeur” à deux écrivains anglais du XVIIIe siècle, et l’utilise pour faire référence à deux paradoxes, le paradoxe de la fiction et le paradoxe de l’horreur. Carroll les distingue ainsi : « le paradoxe de la fiction [est] la question de savoir comment les gens peuvent être émus (par exemple, être horrifiés) par ce qu’ils savent ne pas exister. (. . .) le paradoxe de l’horreur (. . .) équivaut à la question de savoir comment les gens peuvent être attirés par ce qui est repoussant. Autrement dit, l’imagerie de la fiction d’horreur semble nécessairement repoussante et, pourtant, le genre ne manque pas de consommateurs. De plus, il ne semble pas plausible de tenir ces consommateurs (…) pour anormaux ou pervers sans commettre de pétition de principe. Ils semblent rechercher ce qu’il leur semblerait, sous certaines descriptions, naturel d’éviter. Comment résoudre cette énigme apparente ? » (Carroll 1990, 159-160) L’hypothèse des « émotions sémantiques » pourrait être un premier pas vers une résolution de cette énigme en montrant que les populations nombreuses qui s’adonnent aux fictions apprécient d’être plongées dans des « états sémantiques » émotionnels variés sans payer le prix épisodique neural associé aux états analogues non-fictionnels.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
 
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La vérité sur la fiction : Réalité biologique et vies imaginaires

Prefatory Comment: The Link between Evolutionary Psychology, Neurobiology, and Literature
 

The human brain is part of the human body. The brain is the central location for the mind. There are no mental events that occur outside the brain. Every thought, feeling, memory, and conscious sensation correlates with a neurological event, arises from that event, and indeed is itself essentially identical with that event. Lop off a person’s head, and all mental events cease for that person. That person ceases to exist as a person and is thereafter merely a piece of insentient matter, a rapidly decaying lump of dead flesh. Books, stories, movies, theories, paintings, songs, jokes, critical essays—every form of imaginative cultural production—are mental events, hence neurological events. There is no separate universe for the mind, apart from the embodied brain. Cognition and culture do not create their own autonomous processes of activity, independently of the brain. Collective cultural events are merely the interactions of multiple individual brains and are thus reducible to chemical processes that occur inside bone-encased brains.

 
Should literary scholars then all study neurobiology? Should all research in the human sciences and the humanities be re-configured as neurobiological research? Literary theory should be consistent with findings in neurobiology. Cognitive and affective neuroscience can actively inform and constrain concepts directly relevant to literary study: concepts, for instance, about motives, temperament, emotional processes, social psychology, perspectival interplay, cognitive bias, and aesthetic response. Nonetheless, every discipline must identify the level of resolution appropriate to its subject matter.
 
Chemistry and physics intermingle; all chemical research is informed and constrained by principles of physics. But chemists typically work with specifically chemical levels of analysis, with compounds rather than with sub-atomic particles, gravity, and the speed of light. Biology and chemistry intermingle, but biologists, while using chemical concepts such as those in the Krebs cycle, also use concepts such as organs, organisms, reproductive processes, ecosystems, and adaptation through natural and sexual selection. Psychology and chemistry intermingle. Psychologists increasingly speak of psychological processes in terms of physiological processes such as the adrenal-hypothalamic-pituitary-axis, in terms of hormones such as oxytocin, adrenaline, vasopressin, estrogen, and testosterone, and in terms of neurotransmitters such as serotonin, glutamate, and dopamine. But psychologists also deal with human behavior at the level of social interactions and behavioral sequences that require discursive terms such as mother-infant bonding, sibling rivalry, mate selection, and dominance and submission.
 
Virtually all literary scholarship other than bibliographic research has reference to psychology. That is because the stuff of literary meaning necessarily concerns motives, thoughts, and feelings, which are the subject matter of psychology. Traditional humanist scholars depended on folk psychology supplemented with concepts from speculative psychologists such as Freud or Jung. Poststructuralist literary scholars updated Freud with linguistic and deconstructive ideas like those of Lacan but remained dependent on speculative psychology. Most current literary scholarship is thus already severely out of date, depending on obsolete and often erroneous ideas.
 
Evolutionary literary scholars or “literary Darwinists” commit themselves to deploying psychological concepts that are informed by evolutionary and neurobiological research. Because the brain is an evolved organ that displays complex functional structure, all neurobiological research is at least implicitly evolutionary. Most research into the human brain is explicitly evolutionary. To understand form and function in the human brain, neurobiologists necessarily inquire into evolved and adapted anatomical and neurochemical structures. Much neurobiological research into the human brain uses comparative animal studies. To make good use of comparisons with the brains of other animals, researchers must take account of similarities and differences in evolutionary trajectories among different species.
 
The central principles governing evolutionary literary study are (1) that literary meaning is lodged in individual human brains interacting with other individual human brains; (2) that the human brain is an evolved organ that displays complex functional structure; and (3) that motives, feelings, sensations, and thoughts are constrained and directed by adaptive dispositions deriving from the reproductive logic of the human species. Literary Darwinists aim at integrating current knowledge about the evolved characteristics of human behavior with knowledge about literature, its production, reception, and internal characteristics. They aim at creating a continuous explanatory sequence linking adaptive evolutionary processes with complex cultural phenomena and with the phenomenal properties of literary works. They locate their research at the intersection of psychology and historical cultural scholarship. Accordingly, they frequently characterize their work as “biocultural critique.”
 
La vérité sur la fiction : Réalité biologique et vies imaginaires
1. Trois scénarios
Depuis environ deux décennies, quelques spécialistes de la littérature travaillent pour intégrer les études littéraires à une compréhension évolutionniste de l’esprit humain. Les idées promues par ces chercheurs vont encore à l’encontre des idées qui prévalent dans l’institution littéraire académique, mais les Darwinistes ont régulièrement gagné en nombre, en visibilité et en influence (Kean). Je peux imaginer trois scénarios pour le développement futur des études littéraires : l’une dans laquelle le darwinisme littéraire reste en dehors du courant dominant des études littéraires ; un autre dans lequel le darwinisme littéraire est incorporé comme une des nombreuses approches différentes de la littérature ; et un troisième dans lequel les sciences humaines évolutionnistes transforment fondamentalement et subsument toutes les études littéraires (Carroll, Reading Human Nature 71-87). Si l’on devait fonder des prédictions sur l’état actuel de l’étude de l’évolution dans les sciences humaines, le premier ou le deuxième scénario pourrait sembler le plus plausible. Si l’on fonde des prédictions sur l’attrait inhérent du développement des connaissances, le troisième semble le plus plausible. Aucune autre théorie actuellement existante ne se retrouve dans une vision biologique de l’esprit humain. Aucune autre théorie ne permet ainsi d’intégrer les études littéraires au corpus de connaissance en rapide développement de la psychologie évolutionniste, la paléoanthropologie, la primatologie, l’écologie comportementale, l’éthologie comparative, les neurosciences cognitives et affectives, la génétique comportementale et la psychologie de la personnalité. Si la cohérence avec des formes de connaissance établies empiriquement est le critère par lequel nous évaluons la validité des théories littéraires, les alternatives actuellement existantes au darwinisme littéraire sont hors-jeu depuis le début. Elles se disqualifient d’elles-mêmes. Seule la compréhension darwinienne de la littérature offre la perspective d’un développement cumulatif de recherche littéraire compatible avec un large éventail de connaissances scientifiques[1].



Dans le troisième scénario – celui dans lequel les sciences humaines évolutionnistes transforment et subsument toutes les études littéraires-, le darwinisme littéraire absorbera la plupart des idées dans les sciences humaines évolutionnistes et les intégrera aux idées spécifiques des études littéraires. Cette intégration devra fonctionner des deux côtés. Les sciences humaines évolutionnistes sont encore dans la phase de formation d’un paradigme. Leur modèle de la nature humaine n’est pas cependant complète parce qu’il n’a pas été encore pris en compte de manière adéquate l’expérience qui forme le sujet des humanités. Cet essai est conçu pour aider à corriger ce manque.
Dans la première partie de cet essai, j’explique comment des spécialistes dans les humanités peuvent aider à construire le modèle de la nature humaine encore en développement. Dans la seconde partie, je soutiens que l’objet propre du commentaire littéraire est le «sens » (meaning) et que ce sens peut être localisé dans l’interaction des points de vue entre auteurs, lecteurs et personnages. Dans la troisième partie, je soutiens que les principales catégories de l’histoire de la vie humaine sont aussi les principaux thèmes de fiction. Dans la section finale, je présente des suggestions pour les directions de futures recherches.
2. Un modèle de développement de la nature humaine
Au cours des quarante dernières années, des changements majeurs ont eu lieu dans les théories évolutionnistes sur la nature humaine, chaque changement nous rapprochant d’une compréhension globale adéquate. La sociobiologie, le premier mouvement important en science sociale moderne évolutionniste émergea dans les années 1970. Les sociobiologistes se jetèrent sur une seule explication passe-partout du comportement humain. Ils suggérèrent que « la maximisation de la valeur sélective (« fitness maximization») – ayant le plus grand nombre possible de progéniture – est un moteur immédiat de la vie humaine (Betzig ; Chagnon). Cette suggestion supprima trop de détails dans le comportement humain. La psychologie évolutionniste (EP), émergeant à la fin des années 1980, corrigea cette erreur, en insistant sur une étape causale intermédiaire. Les psychologues évolutionnistes étaient d’accord sur le fait que la maximisation de la valeur sélective est une explication causale « ultime », mais des mobiles humains actuels sont « proches », non pas « ultimes ». Les gens ne veulent pas d’enfants, disent-ils ; ils veulent seulement du sexe. Le désir est un mobile proche ; les enfants, avant la pilule et le préservatif, étaient juste la conséquence « ultime » (Pinker, How the Mind Works ; and Symons). Que cette formulation corrigée ne soit pas encore complétement exacte, c’est ce que montrerait une observation des plus communes. Un grand nombre de gens, sans doute la majorité, veulent le sexe et les enfants, quoique bien entendu certains ne veulent ni l’un ni l’autre et que certains veulent soit le sexe ou les enfants mais pas les deux.
Les premiers psychologues évolutionnistes envisagèrent « la nature humaine » comme un ensemble de mobiles câblés et de traits mentaux adaptés à l’écologie des chasseurs cueilleurs du pléistocène, une période géologique remontant à environ 1, 6 millions d’années. La métaphore privilégiée pour cette conception de « the adapted mind» était le couteau de l’armée suisse. Pensez au cerveau comme une boîte à outils compacte avec un tire-bouchon, disons, pour l’accouplement, une petite paire de ciseaux pour la chasse, des pincettes pour la collette, un fichier pour favoriser la parenté, un poinçon pour gagner la dominance, etc. Beaucoup de petits outils dédiés à des tâches spécifiques mais aucune flexibilité dans un même et seul outil. Au mieux, on pourrait utiliser on peut utiliser la lame au bout arrondi pour soulever un tubercule ou scier un peu de cartilage. Par ailleurs, des mécanismes banals ont été écartés tout comme les ordinateurs à usage général envisagées par la Science Sociale Standard (Standard Social Science) (Tooby et Cosmides, «Fondements psychologiques »).
Les psychologues évolutionnistes ont établi un contraste frappant entre les conditions de l’âge de pierre pour lesquels notre boîte à outils neurologique avait été soi-disant adaptée et les conditions radicalement différentes qui prévalent dans les sociétés post-agricoles. Soustrayez les différences entre la caverne et la ferme, et vous obtenez une « inadaptation» (« mismatch») – un mot qui recouvre la plupart de ce que la première Psychologie Evolutionniste avait à dire sur les réalisations humaines durant les 50000 dernières années. Sir John Seeley remarqua une fois que les Britanniques ont acquis un empire dans un accès de distraction. Dans la vision de l’histoire de la Psychologie Evolutionniste, la race humaine fit mieux que les Britanniques; durant son accès de distraction, la race humaine a acquis la totalité de la civilisation – logements permanents, des plantes et des animaux domestiqués, des spécialisations professionnelles, des villes, des bâtiments publics, des technologies complexes, des routes, des véhicules, des armées, des castes dirigeantes, des traditions artistiques, des philosophies, des sciences, et tout le reste.
Les traits qui caractérisent maintenant l’espèce humaine ne commencent pas au pléistocène. Les humains ont des mobiles et des émotions qui ont été conservés depuis leur dernier ancêtre commun qu’ils eurent avec les chimpanzés. (A. Buss ; Foley ; Irons ; et Potts). Mais bien sûr les caractéristiques conservées remontent beaucoup plus loin que cela – elles remontent aux adaptations des mammifères pour la liaison mère-enfant, aux réactions de lutte ou de fuite partagées avec les reptiles et les poissons, aux systèmes nerveux organisés autour d’une colonne vertébrale, aux processus physiologiques partagés avec tous les organismes multicellulaires, et aux procédés chimiques identiques dans toutes les cellules nucléées, y compris ceux des organismes unicellulaires (Lane; Panksepp et Shubin). Les adaptations qui caractérisent la nature humaine ne commencent pas au Pléistocène et elles ne s’y arrêtent pas, non plus. Commençant quelque part entre il y a 100 000 et 40 000 ans, le rythme des changements dans le comportement humain commença à reprendre radicalement, si radicalement que de nombreux scientifiques se réfèrent à cette période comme « la révolution humaine ». C’est durant cette période que les humains ont d’abord produit des outils complexes et créé des sculptures, des peintures et des instruments de musique. Le débat fait toujours rage pour savoir si ce changement révolutionnaire a été précipité par quelque re-câblage neurologique décisif ou s’il était seulement le résultat de l’acquisition cumulative «culturelle» atteignant un point de basculement dans une accélération auto-entretenue (Mellars ; Mellars and Stringer ; and Wade). Jusqu’ici, les meilleurs candidats pour l’hypothèse du recablage se concentrent sur le gène FOXP2, qui influence les compétences linguistiques complexes (Enard et al.) Mais quelle que soit la cause, quelque chose s’est passé. Les gens sont devenus plus intelligents ou au moins ont agi de manière plus intelligente. Ils développèrent des talents beaucoup plus complexes et inventèrent des manières plus effectives d’obtenir de la nourriture et d’acquérir des abris. Ils ont aussi commencé à laisser des évidences archéologiques de leur fascination pour les dessins abstraits et la représentation par images.
Pour la première psychologie évolutionniste, l’évolution, à toutes fins pratiques, s’est arrêtée à un moment indéterminé dans le Pléistocène, bien avant la Révolution Humaine. La plupart des éléments que nous pensons comme des caractéristiques de la civilisation, les arts, la religion, la science, la philosophie furent relégués dans un bac à rebut labellisé «produits dérivés» (by-products). Au cours des dix dernières années, les psychologues évolutionnistes aux vues plus amples ont radicalement modifié ce modèle inadéquat de la nature humaine. Ils ont gardé ce que la psychologie évolutionniste a identifié comme les dispositions fondamentales d’adaptation, mais ont ajouté un élément majeur: la flexibilité de l’intelligence générale (Geary; MacDonald and Hershberger; Mithen; and Sterelny).
L’ajout de l’intelligence générale donne un compte-rendu plus satisfaisant de la science et des autres caractéristiques rationnelles et techniques de la civilisation, mais le modèle ne donne pas encore de bonne explication concernant l’art et les autres produits de l’imagination. L’explication de la première psychologie évolutive de l’art comme un produit dérivé reste active dans le modèle plus récent, plus large qui inclut l’intelligence générale. Contrairement aux deux écoles, l’école de psychologie évolutionniste narrow-schoolEP et celle broad-schoolEP plusieurs évolutionnistes dans les humanités ont soutenu que l’imagination est fonctionnellement intégrée à la façon spécifiquement humaine de faire face au monde. Les humains vivent dans l’imagination ; ils créent des mondes virtuels imaginaires qui contiennent le passé et le futur et qui contiennent aussi leur sens des relations avec les gens et les forces en dehors de leur immédiat champ visuel. Les humains sont la seule espèce qui peut mourir pour une idée. C’est pourquoi ils sont la seule espèce qui peut vivre d’idées, ou plus précisément, de constructions imaginaires émotionnellement chargées comme les religions et les idéologies[2].
Comme il est utilisé par les évolutionnistes dans les humanités, le mot « imagination » ne signifie pas quelque faculté numineuse et indéfinissable plus ou moins équivalente à « esprit » (spirit). Il signifie un ensemble interactif d’opérations mentales qui incluent la raison discursive, la représentation, l’imagerie symbolique, les formes esthétiques, et les réactions émotionnelles. Fonctionnant ensemble, ces opérations produisent des images mentales émotionnellement chargées qui influencent de manière significative le comportement humain. Toutes les tribus et les nations ont des mythes d’origine. Chaque groupe ethnique et secte religieuse a ses symboles distinctifs, ses façons de s’habiller, ses styles de décoration, et ses récits historiques (Brown ; and Hill, Barton, and Hurtado). Nous prenons part à l’imaginaire collectif de nos groupes sociaux, et à l’intérieur de ces groupes, nous tissons constamment l’histoire de nos propres vies individuelles, rassemblant les moments de notre passé pour créer un sens de l’identité personnelle et projetant cette identité dans le futur. Les gens s’imaginent eux-mêmes comme docteurs, juristes, professeurs, athlètes champions ou hommes d’affaire, et ils se sont mis ensuite à devenir ces choses. Certaines personnes s’imaginent prêtres ou nonnes et ils sont d’accord pour supprimer la plupart des besoins humains de base – sexe, procréation et famille. D’autres s’imaginent comme des martyrs religieux et volontairement se transforment en bombes humaines. Et d’autres encore s’imaginent guerriers et héros, traduisant la laideur de l’activité meurtrière en un service honorable. Les gens s’imaginent comme des pêcheurs transformés par la grâce de Dieu, des saints prédestinés au salut, des rebelles romantiques défiant les conventions, comme de bons citoyens qui remplissent leurs devoirs civiques ou comme des prédateurs rusés prenant comme proie les faibles et les stupides. A moins de tenir la liste des manières essentielles par lesquelles l’imagination caractérise les formes spécifiquement humaines d’expérience, l’on ne peut affirmer de manière convaincante avoir compris la nature humaine.
L’espèce humaine s’est spécialisée dans la flexibilité cognitive et comportementale. Le comportement humain n’est pas régulé principalement par les «instincts», c’est-à-dire, des aptitudes étroitement canalisées activées automatiquement par des stimuli environnementaux ou des déclencheurs internes. Le comportement humain est largement régulé par des normes culturelles. Ces normes sont articulées sous une forme imaginaire à travers des mythes, des légendes, des rituels, des images, des chants et des histoires. Les constructionnistes culturels l’avaient bien compris. Là où ils avaient tort, c’était de séparer les normes culturelles de la « nature humaine » : les dispositions transmises génétiquement qui caractérisent les humains comme espèce. Les normes culturelles ne surgissent pas de nulle part. Elles viennent des éléments de la nature humaine, diversement combinés, dans des circonstances environnementales différentes, se développant au fil du temps
Sur l’ensemble du spectre de la pensée évolutionniste actuelle sur la nature humaine, il y a donc maintenant trois modèles principaux : la psychologie évolutionniste narrow-school et celle broad-school et celle que nous pouvons nommer la psychologie évolutionniste humaniste[3]. La psychologie évolutionniste broad-school contient tout ce que la psychologie évolutionniste narrow-school contient mais ajoute l’intelligence générale. La psychologie évolutionniste humaniste contient tout ce qui est dans la psychologie évolutionniste broad-school mais ajoute l’imagination.
Figure 1 : Les trois versions de la psychologie évolutionniste
Les partisans de la conception humaniste de la psychologie évolutionniste reconnaissent que la pornographie et les drogues de loisirs sont en grande partie des manières non adaptatives d’utiliser des processus cérébraux qui ont évolué pour des fins adaptatives. Les gens sont en même temps assez intelligents et assez fous pour manipuler les centres de plaisir dans leurs propres cerveaux en absorbant des produits chimiques qui leur donnent un afflux de dopamines imméritées ou calment des signaux de douleur. La religion et l’art peuvent servir à un dessein similaire, offrant un afflux de sensation de bien-être qui déconnecte le système de récompense du cerveau des actuelles circonstances. De la perspective de la psychologie humaniste évolutionniste, la religion et l’art peuvent aussi servir de fonctions adaptatives. Parmi d’autres choses, la religion peut créer un récit collectif cohérent qui unit les individus en une communauté (D.S. Wilson). La religion et l’art peuvent aider les gens à réguler leur comportement selon une vision totale du monde et de leur place dans le monde[4].
Prenons l’Eglise Catholique par exemple. Pendant des siècles, l’Eglise a procuré une structure imaginaire complète pour presque l’ensemble de la population européenne. Dans cette structure imaginaire, les individus comprenaient le cosmos comme une sphère limitée dans le temps et l’espace et investies des propriétés inhérentes du bien et du mal. Les vies humaines individuelles étaient clairement délimitées en deux parties distinctes : la chair mortelle et l’âme éternelle. Le défi central de la vie était de se comporter et de croire de manière qui corresponde au code universel identifié par l’Eglise, et ainsi de gagner le bonheur éternel et éviter la souffrance éternelle. Ce code universel stipulait les formes de comportement sexuel et les types de relations familiales qui étaient permises et exclues. Le code aussi stipulait un ethos social et incluait automatiquement tous ses membres dans une communauté de valeurs et de croyances partagées. A l’intérieur de cette communauté, les arts aidaient à produire des formes partagées d’expérience de l’imaginaire. Les gens ne croyaient pas seulement aux idées chrétiennes d’une manière abstraite. Leurs vies étaient organisées autour des églises dans lesquelles ils étaient christianisés, mariés et préparés à mourir. Dans ces églises, les gens étaient entourés par des images visuelles, de la musique, des histoires, et des rituels esthétiquement denses qui donnaient une forme imaginatire aux motivations principales et aux passions pendant leurs vies. La plupart des membres de l’intelligentsia ne partage plus la conception chrétienne du monde même en Europe, mais les gens partout encore ont besoin d’images du monde et de leur place dans le monde esthétiquement et émotionnellement riches. Ils ont besoin encore d’imagination pour les aider à évaluer la forme de leurs vies et ainsi régler leur comportement.
Les trois tables dans la figure 1 ne sont pas comme les étages d’une fusée, utilisées et ensuite jetées. Elles sont plus comme des poupées russes, les matriochka, avec des poupées plus petites à l’intérieur de plus larges.
Figure 2 : Une poupée « Matriochka » des disciplines
Une analogie encore plus proche est celle du « cerveau triunique ». Le neurologue Paul MacLean créa ce terme pour marquer l’existence de trois composantes essentielles dans le cerveau humain : le cerveau reptilien qui organise des réactions réflexes de combat ou de fuite et de simples comportements de recherche de nourriture et de sexe ; le cerveau mammalien qui contient des mécanismes hormonaux pour le lien affectif entre une mère et son enfant ; et le cerveau spécifiquement humain qui contient un néocortex étendu capable de pensée abstraite, de planification, et d’inhiber des pulsions (MacLean). Le néocortex humain étendu n’a pas supprimé le mammalien et le reptilien cachés en lui. Toutes les structures principales dans le cerveau sont connectées et interactives. Ainsi est-ce avec les modèles de la nature humaine dans la version humaniste étendue de la psychologie évolutionniste.
L’imagination peut modifier radicalement, voire étouffer l’expression des pulsions humaines les plus fondamentales. En fonctionnant à travers les normes culturelles l’imagination peut affecter l’éducation des enfants, l’accouplement, les interactions sociales au sein ou entre les groupes, et même l’instinct de survie. Il peut conduire certaines personnes au célibat et d’autres au suicide; à contraindre certaines populations d’avoir des enfants sans restriction et à strictement limiter, voire interdire la procréation parmi d’autres; à idéaliser l’amour fraternel ou glorifier la cruauté et de la brutalité ; et il peut faire de l’amour romantique le motif central de l’existence ou le stigmatiser comme une auto-indulgence ridicule qui viole le caractère sacré de la famille. La nature humaine n’est pas indéfiniment flexible. Toute forme de comportement humain est incitée par une impulsion fondée biologiquement. Néanmoins, ces impulsions se combinent de manière à produire des variations de comportement plus vastes que ceux de toute autre espèce – plus vaste de plusieurs ordres de grandeur.
A l’intérieur de chaque esprit humain individuel, tous les mobiles (motives) sont enfermés dans un système global. Changez une partie du système – supprimez le sexe, par exemple, ou glorifiez la guerre, et vous modifiez l’output comportemental et la tonalité émotionnelle de l’ensemble. Les œuvres d’imagination, – mythes, chansons, histoires, peintures-, rendent ce système global de motivation subjectivement intelligible, illuminant les structures sous-jacentes par lesquelles nous pouvons sentir et ressentir.Nous vivons ou mourons pour des idées non pas parce qu’elles nous semblent de bonne logique, mais parce que nous pouvons sentir leur force émotionnelle. Les œuvres d’imagination nous aident à le faire.
L’imagination apporte de nouvelles choses dans le monde, mais ces choses ne sont pas faites à partir de rien. Elles sont faites à partir de la nature humaine, qui comprend l’imagination. La forme la plus accomplie de la critique d’interprétation devra donc nécessairement tenir compte de la nature humaine. Et il y a un revers à la médaille: la forme la plus achevée de la psychologie évolutionniste devra nécessairement tenir compte de l’imagination.
Nous sommes à un moment historique décisif dans les sciences de l’évolution de l’homme. Pour la première fois, nous avons les matières théoriques nécessaires pour développer une compréhension évolutionniste globale de l’expérience humaine. En intégrant les idées de trois domaines théoriques qui se recoupent- théorie de l’histoire de la vie humaine, psychologie de la personnalité, et la coévolution gène-culture (gene-culture co-evolution), nous pouvons identifier les grands modèles du comportement humain, localiser des individus uniques au sein de ces modèles, ainsi qu’expliquer comment les dispositions génétiquement transmissibles et les conditions culturelles interagissent de façon réciproque.
La théorie de l’histoire de la vie humaine est un sous-ensemble de la théorie de l’histoire de la vie qui englobe toute la biologie.L’histoire de la vie de tous les organismes peut être analysée comme une répartition de l’effort vers des fonctions somatiques et reproductives – c’est-à-dire dire vers la construction et le maintien de l’organisme et vers la transmission des gènes. La théorie de l’histoire de la vie humaine offre un cadre systémique pour toutes les phases et les rôles sociaux de la vie humaine. Dans ce cadre, nous pouvons connecter des principes biologiques élémentaires à des universaux humains et à des identités individuelles.
Les principes somatiques et reproductifs sont en corrélation avec la répartition commune des objectifs de vie vers la survie et la reproduction, et ces termes en corrélation sont avec les deux motifs principaux abordés dans la théorie de la personnalité: le pouvoir et l’amour, ou l’organisme et la communion. La coévolution gène-culture converge avec la théorie de la vie l’histoire humaine, ce qui explique la façon dont le cerveau humain élargi a compliqué le plan de base des primates. Les psychologues de la durée de vie caractérisent des « phases de vie » différentes qui peuvent être étroitement intégrées avec les principales phases de la théorie de la vie l’histoire humaine.
Les psychologues du récit se concentrent sur le «récit de vie» autobiographique que tous les humains construisent. Cette histoire de vie procure un sentiment de «sens» dans une vie, un sentiment d’unité et de fin. L’idée que chaque individu crée une histoire de vie va de pair avec les implications de la coévolution gène-culture et avec un argument principal concernant la fonction adaptative des arts:l’idée que les gens créent des constructions imaginaires grâce auxquelles lesquels ils peuvent envisager leur vie en tant qu’ensemble, situer leur vie en fonction de leurs groupes sociaux et au monde en général, et donc orienter leur comportement de manière réfléchie.En intégrant la théorie de l’histoire de la vie humaine, la théorie de la personnalité, et la coévolution gène-culture, nous pouvons maintenant créer une séquence continue explicative qui mène des principes élémentaires de causalité en biologie à travers les universaux humains individuels à la vie humaine individuelle et aux œuvres d’imagination5.
3. Le sens en littérature
1. Les sujets des histoires
Les êtres humains créent des mondes virtuels imaginés qui semblent d’une variété infinie en surface mais sous la surface les thèmes centraux en littérature sont relativement simples et peu nombreux. Les thèmes centraux reflètent des passions humaines profondes qui sont enracinées dans des préoccupations humaines élémentaires. D’où la similarité et la mutuelle intelligibilité des contes populaires autour du monde. D’où aussi la fréquence avec laquelle les grandes œuvres de la littérature sont traduites en d’autres langages et transposées en d’autres media comme le film ou l’opéra. Les pièces de Shakespeare en offrent un exemple frappant. Les pièces ont quatre cent ans et sont écrites dans un langage qui est maintenant archaïque ; Shakespeare utilise une imagerie de coutumes et de pratiques depuis longtemps obsolètes ; mais les pièces cependant continuent à être traduites dans des dizaines de langues et sont constamment adaptées en films, opéras, romans graphiques, dessins animés, nouvelles et romans. Le talent de Shakespeare fut sa vision profonde de la nature humaine et l’utilisation d’un langage adéquate.
Le cycle de la vie de toute espèce est nécessairement un cycle reproductif. La logique de ce cycle régule tout l’éventail des possibilités d’évolution dans les espèces. La reproduction ne signifie pas seulement la sexualité. Les espèces parentales créent des attachements avec leurs petits et inversement ; les espèces à double rôle parental créent des liens de couple entre les parents. Tout organisme réussi du point de vue de l’évolution doit survivre suffisamment longtemps pour se reproduire. Les espèces sociales négocient des hiérarchies, parfois forment des alliances et parfois se différentient dans des rôles sociaux spécialisés comme guerriers ou ouvriers. Les organismes individuels se disputent des ressources et repoussent les prédateurs ou cherchent des proies. Les êtres humains, tout comme les chimpanzés, ont une organisation sociale entrant en compétition avec d’autres groupes sociaux. Toutes ces aptitudes, bien qu’elles soient partagées avec d’autres espèces font partie du cycle spécifique de la vie humaine. En plus de ces aptitudes animales fondamentales, les humains ressentent aussi un besoin de satisfaire leur esprit- de former des images et des récits de leurs propres vies et du monde qu’ils habitent.
2. L’interaction des points de vue
Les aptitudes générées par l’histoire de la vie humaine se manifestent au niveau proximal comme des mobiles entraînés par des émotions comme le désir, l’amour, la gratitude, la jalousie, la culpabilité, la honte, la frustration, le ressentiment, la rage, et la haine. Les récits et la fiction dramatique dépeignent de telles émotions, les évoquent et les rendent disponibles aux lecteurs qui les expérimente indirectement. Un auteur et un lecteur habitent un monde imaginé créé par l’auteur qui choisit un sujet, adopte une position envers ce sujet, organise la présentation du sujet et module le style et le ton pour influer les réponses du lecteur. Les lecteurs enregistrent les images et les sensations alors évoquées et les situent aussi dans leur propre système d’analyse et d’évaluation[5].
Le sens en littérature ne dérive pas seulement des événements décrits mais aussi et de manière plus importante, à partir de l’interprétation des événements décrits – à partir de la position de l’auteur ; à partir de la réponse du lecteur à la fois aux événements décrits et à la position de l’auteur ; à partir de l’anticipation de l’auteur aux réponses du lecteur. Le sens en littérature ne peut être réduit à l’intrigue. Le sens consiste en une expérience imaginaire au moins partiellement partagée entre un auteur et un lecteur. C’est la forme d’un échange social. Dans la littérature de représentation (representational littérature) (histoires, pièces de théâtre, romans, ce qui s’oppose à la poésie lyrique), un troisième point de vue entre en scène : celle des personnages. Dans cette situation le sens vient d’une interaction des points de vue entre les personnages, les auteurs et les lecteurs. Les personnages ont des impressions sur chacun d’entre eux ; l’auteur a une attitude envers les personnages et anticipe les réponses des potentiels lecteurs ; et des lecteurs réels ont des impressions sut toutes ces relations, incluant ce que l’auteur anticipe de ce que les lecteurs penseront et éprouveront. Toute ce jeu de point de vue est le lieu de la signification littéraire ; c’est là où le sens a lieu : dans l’interaction entre les esprits humains. Cette interaction des points de vue (perspectival interplay) est ainsi un point focal pour la critique interprétative.
Considérons un exemple relativement simple, l’histoire d’Edgar Poe « The Tell-Tale Heart ». L’histoire est très courte. Le narrateur à la première personne est aussi le protagoniste. Il dit avoir assassiné un vieil homme avec lequel il vit. Il a découpé le corps du vieil homme et l’a enterré sous le plancher. L’histoire culmine avec une confession.
La police est venue l’interroger au sujet d’un cri entendu dans la nuit. Tandis qu’il parle avec eux, il entend toujours plus fort les battements du cœur du vieil homme sous le plancher. Il imagine que la police également l’entend et joue avec lui. Enfin, il ne peut le supporter plus longtemps.
« ’Villains !’ » I shrieked, « ’dissemble no more ! I admit the deed !—tear up the planks !—here, here !—it is the beating of his hideous heart !’ » (559).
Ce cas est relativement simple parce que c’est un exemple sans équivoque d’un narrateur non fiable. Le narrateur à plusieurs reprises nous assure qu’il est parfaitement sensé. Poe, l’auteur, s’attend clairement que nous reconnaissions que le narrateur est en fait dérangé. Nous nous distinguons du narrateur, partageant la position critique de Poe vers lui. Dans un premier temps, sans doute, de nombreux lecteurs sont amusés de l’absurdité évidente des affirmations du narrateur suivant lesquelles il est sain d’esprit. Mais si l’histoire nous affecte de la manière dont Poe veut qu’elle le fasse, nous partageons aussi les propres sensations du protagoniste. Nous faisons l’expérience de l’intensité excessive de sa propre terreur. Tout au long de l’histoire, le narrateur se vante de sa lucidité et de son self-control. Pour soutenir cette affirmation, il raconte dans les moindres détails son plan pour tuer le vieil homme. Il reconnaît qu’il n’a aucun motif rationnel pour tuer le vieil homme, ni même de l’hostilité envers lui. Il dit seulement qu’il a développé une fixation sur les yeux du vieil homme. Comme nous avançons progressivement dans l’état d’esprit du narrateur, nous comprenons intuitivement que l’assassinat soigneusement planifié est en réalité un effort hystérique et futile pour reprendre le contrôle face à une terreur irrationnelle et irrépressible. Telle est la nature de la folie du narrateur. Il souffre d’une attaque de panique continue: une terreur qui provient de lui-même, spontanément, sans cause extérieure (Manuel diagnostique et statistique). Son éclat final à la police est simplement l’effondrement ultime de tout effort pour contrôler sa propre terreur.
Un lecteur qui suit cette histoire comme le veut Poe devient impliqué dans un chevauchement d’états mentaux contradictoires. Il ressent la montée de la panique du narrateur, mais se distingue du narrateur, partageant le point de vue critique et détaché de Poe sur lui. Aucun point de vue n’annule l’autre. Ils se superposent. Il s’agit d’une situation déjà complexe pour les points de vue. Pour la plupart des lecteurs, il y a une troisième complication dans cette structure. Nous ressentons les sensations que Poe s’attend à ce que nous ressentions, et nous admirons aussi son talent dans la production de cette simulation d’interaction sociale. Nous sommes conscients qu’il a réussi à manipuler notre état d’esprit, et nous ne le regrettons pas. Bien au contraire. Nous nous réjouissons de la puissance de son imagination, de son acuité psychologique, et de sa maîtrise de ”‹”‹la langue. Nous l’admirons, et sommes mêmes reconnaissants envers lui. Il a augmenté notre capacité de reconnaître des états psychologiques extrêmes et aberrants, et, par conséquent, il a également enrichi notre appréciation du génie littéraire. Il a lui-même devenu un élément majeur de notre paysage mental. Il fait maintenant partie de notre propre point de vue, comme nous avons déjà fait partie du sien.
3. Les universaux humains et l’identité individuelle
La théorie de l’histoire de la vie humaine nous donne une base pour un ensemble fondé scientifiquement de catégories d’analyses sur les thèmes centraux en littérature. La psychologie de la personnalité qui répartit la personnalité en facteurs et composants principaux nous donne un point d’entrée fondé empiriquement pour l’identité individuelle. La distribution des individus sur les facteurs de la personnalité est en forme de cloche, avec des introvertis extrêmes et des extrêmes extravertis, par exemple, aux deux bouts, et la majeure partie des gens qui se trouvent plus vers le milieu de l’échelle. Les divergences dans les facteurs et les composants individuels se combinent pour produire de subtiles différences de tempérament. Ces différences influencent les attitudes et les jugements. Ils ont donc une influence sur la position des auteurs envers leurs sujets.
La psychologie de la personnalité est souvent caractérisée comme l’étude des «différences individuelles», mais il existe un niveau plus profond, où les facteurs de la personnalité sont des universaux humains. Les gens varient sur ”‹”‹des échelles dérivées des dimensions de la personnalité, mais ils partagent les dimensions (DeYoung, DeYoung et al; Kosslyn et al; McAdams et Pals et MacDonald, «Personality»).
Considérons par exemple le modèle à cinq facteurs dérivé de l’anglais et de quelques autres langues. Sauf dans des cas d’extrême pathologie, pratiquement tous les êtres humains ont une certaine capacité de chercher une sensation agréable (extraversion) et de réagir à la douleur (névrosisme « Neuroticism» ), de ressentir un certain élan vers l’interaction affiliative avec d’autres personnes (amabilité), sont capables d’organiser et de diriger leur propre comportement dans une certaine mesure (Conscience, « Conscientiousness»), et de répondre dans une certaine mesure à l’attrait des histoires, des blagues, de la musique, de l’art et des idées (ouverture à l’expérience).
Les traits de personnalité ont tendance à demeurer relativement stables au cours d’une vie. Ce sont des éléments fondamentaux de l’identité individuelle, mais pas de toute l’histoire. Ils sont essentiellement synchroniques. Ils ne sont que des aptitudes: des tendances à se comporter d’une façon plutôt que d’une autre (Fleeson; McAdams, The Person et McAdams et Pals). L’identité individuelle a aussi une dimension diachronique cruciale. L’identité se développe au fil du temps. Les différentes phases et conditions de vie évoquent des mobiles différents. L’identité individuelle est profondément marquée par les circonstances qui varient d’une vie à une autre: les conditions matérielles, les expériences familiales, les relations sociales et les traditions politiques ou religieuses plus larges dans lesquelles les gens sont élevés. La maladie, le malheur, le succès ou l’échec amoureux ou professionnel – tous les incidents de ce genre façonnent les récits autobiographiques que les gens perpétuellement construisent.
Romans, nouvelles et pièces de théâtre sont à propos de gens imaginés. Les mobiles universels, les émotions et les dimensions de la personnalité fournissent une base commune d’expériences à travers laquelle les lecteurs peuvent participer à la vie imaginaire de personnages (McEwan). Les différences dans l’identité personnelle stimulent la curiosité humaine ordinaire sur les autres personnes. Les auteurs de contes et théâtre sont généralement des gens de forte imagination. Ils imaginent la vie des autres plus pleinement que le reste d’entre nous, avec une pénétration et une sensibilité plus grandes. C’est une des raisons principales pour lesquelles nous lisons leurs œuvres. Les auteurs façonnent également leurs mondes imaginés de manière à révéler indirectement leurs propres vies intérieures, les qualités de leur esprit et de leur tempérament. C’est une raison pour laquelle nous lisons leurs ouvrages. Nous voyons dans la vie des personnages, et nous nous acclimatons aux mondes imaginés que les auteurs créent. Comme lecteurs, nous répondons non seulement aux personnages, mais aux auteurs. Nous aimons ou n’aimons pas les auteurs par les impulsions d’affinité et de jugement qui nous guident aussi dans nos réponses aux gens que nous connaissons en personne.
Toutes ces caractéristiques d’expérience qualitative subjective, – mobiles, émotions, personnalité-, sont des sujets de recherche psychologique empirique. Ils sont dans la gamme de sujets sur lesquels nous pouvons dire des choses qui sont vraies ou fausses, triviales ou importantes. Ils peuvent tous être intégrés au réseau des principes explicatifs à partir d’une perspective évolutionniste de la vie humaine.
4. Les thèmes centraux de la fiction
Les grands œuvres littéraires sont bien sûr complexes et typiquement impliquent des thèmes multiples. Cependant, l’on peut raisonnablement isoler des thèmes spécifiques qui prédominent dans certaines parties d’œuvres particulières. Dans cette partie, j’identifie les thèmes majeurs enracinés dans l’histoire de la vie humaine et commente brièvement quelques possibles positions d’auteurs envers eux. Les thèmes incluent la survie, l’enfance, l’amour et le sexe, la vie familiale, la vie dans un groupe social, les relations entre les groupes sociaux, et la vie de l’esprit.
1. La survie
La vie est précieuse, toujours en danger, et toujours en fin de compte transitoire. La conscience de la mort. La prise de conscience de la mort plane sur nos vies et se tisse à travers les œuvres littéraires imaginées.
L’activité des prédicateurs est d’utiliser la mort comme une menace pour nous faire croire ou agir, ou pour nous consoler avec des extensions illusoires de vie. L’activité des auteurs littéraires, en revanche, est de donner au néant impalpable une résidence locale et un nom, pour fixer notre vague horreur et notre émerveillement dans des images expressives. Les écrivains d’horreur comme Poe et HP Lovecraft puisent dans les sources antiques de la peur et satisfont notre besoin de focaliser notre dégoût de la mort (Clasen, « The Horror ! » and « Primal Fear »)
Les histoires de survie nous font frissonner avec des sensations primitives de triomphe. En conduisant des conflits à leur point extrême, les auteurs tragiques éclairent les forces fondamentales qui façonnent nos vies. Notre sens ambigu d’une séparation mystérieuse de l’esprit et du corps a été peuplé par des images surnaturelles de l’au-delà, d’Homère, Virgile et Dante, par les nouvelles de Maupassant, Henry James et Edith Wharton, jusqu’aux praticiens actuels des histoires de fantômes comme Stephen King et, si nombreux, d’histoire de vampires. L’ancien précepte selon lequel le but de la vie est d’apprendre à mourir surestime la réalité. Mais ce n’est pas une exagération de dire que toutes nos images de vie sont entourées par des images de mort. Pour savoir quoi faire de nos vies, nous devons aller vers les poètes et les romanciers pour nous nourrir d’images de la mort.
2. L’enfance
La première mission dans la vie est de rester vivant. Les êtres humains sont dépendants des soins parentaux de manière plus intensive et sur une plus longue période que n’importe quelle espèce. Pour les enfants dans des environnements du passé et à travers la plus grande partie de l’histoire humaine, rester en vie a demandé la prise en charge des parents. Les belles-mères diaboliques sont comme un thème omniprésent dans le folklore et les contes parce qu’avoir un parent qui préférerait que vous soyez mort a été si souvent une réalité (Daly and Wilson, Homicide and Cinderella). La littérature sérieuse sonde les points douloureux et faibles dans la vie humaine. Il n’est donc pas étonnant qu’il existe en masse dans les descriptions fictives d’enfants, des enfants orphelins, abandonnés, négligés ou abusés. C’est le thème le plus omniprésent chez Charles Dickens- Oliver Twist, David Copperfield, Pip, Esther Summerson, parmi d’autres. Les protagonistes dans les contes classiques de Francis Hodgson Burnett A Little Princess et The Secret Garden sont tous les deux orphelins. Dans le premier paragraphe de James andthe Giant Peach, les parents de James sont mangés par un rhinocéros. Harry Potter, protagoniste de l’une des séries pour enfants les plus célèbres de tous les temps est un orphelin.
Rester en vie vient en premier. Ce qui vient en second est d’atteindre la maturité affective. Pour les êtres humains, cela signifie développer la capacité de liens personnels intimes, s’intégrer à un réseau social, et obtenir une satisfaction en développant des talents nécessaires (Bauer et McAdams ; Goleman ; et Sheldon). Depuis qu’un attachement solide est usuellement nécessaire pour le développement émotionnel réussi, les orphelins doivent avoir des substituts et utiliser le pouvoir de leur propre imagination pour construire des images de leurs parents. Les histoires sérieuses sur les enfants vivant dans des conditions dangereuses ou précaires se concentrent sur leur quête pour atteindre un sens complet et adéquate de l’identité individuelle.
3. Amour et sexe
La fonction ultime de l’évolution du lien de couple sexuel chez les humains comme chez les oiseaux, est la parentalité. Benedick, dans Much Ado about Nothing, justifiait sa soumission aux appels de la romance : « Le monde doit être peuplé ! » L’amour romantique est à l’évidence un universel humain (Gottschall et Nordlund ; et Nordlund) bien qu’il ne soit pas universellement consacré dans des normes culturelles. Dans l’amour courtois, l’amour romantique est fétichisé ; il devient une fin en soi, séparé de la logique plus large de l’histoire de la vie humaine et explicitement mis à part du mariage. La pornographie isole et fétichise non pas l’amour mais le sexe, réduisant les êtres humains à des sensations érotiques qui se donnent libre cours indépendamment des liens sociaux et des fonctions reproductives.
DH Lawrence lie l’érotisme à l’accomplissement d’une relation de couple, mais dans ses romans ultérieurs il fétichise le lien du couple, en l’isolant de la logique des connexions de reproduction, des relations familiales et sociales. A l’opposé de ces formes fragmentaires et exagérées d’éros littéraire, « la comédie romantique » résonne avec les modèles plus amples de l’histoire de la vie.
Les comédies romantiques – que ce soit dans Shakespeare, Jane Austen, ou dans un film contemporain- finissent par un mariage, c’est-à-dire un rituel public et sanctionné socialement pour l’organisation des relations de reproduction centrées sur le lien de couple. Dans les comédies romantiques classiques, la résolution des conflits par le couple heureux affirme tacitement la santé d’un plus large ordre social. Inversement, la tragédie dans la romance – Romeo et Juliette, le Faust de Goethe, Tess of the d’Urbervilles– implique typiquement non les seules fautes personnelles d’un couple individuel mais la faute dans un ordre social plus large – fautes si sévères qu’elles interrompent la relation sociale centrale dans le cycle reproductif.
4. La vie familiale
La famille est le groupe social de base dans le cycle de reproduction humain. La liaison entre mère et enfant est l’instinct social le plus profondément conservé dans la nature humaine – commun à tous les mammifères et vital à un développement émotionnel sain chez les humains (Bowlby; Fraley and Shaver; Mikulincer and Shaver; Posada and Lu; and Shaver and Mikulincer). Parce que les humains mettent tant de temps à arriver à la maturité et sont dépendants si longtemps des soins maternels, tout au long de la plus grande partie de l’histoire de l’évolution humaine, élever des enfants avec succès demande la présence d’un adulte mâle chargé d’approvisionner et de protéger femme et enfants. La logique de la valeur sélective inclusive (inclusive fitness) a façonné les motivations et les passions autour de l’économie reproductive. Dans toutes les cultures, la famille arrive en premier lieu. Les membres de la famille partagent des gènes mais avec l’exception des jumeaux identiques, les intérêts sélectifs des membres de la famille ne sont pas identiques. Les familles sont des systèmes émotionnels intenses déchirés par des forces qui simultanément les attire et les sépare. De tels systèmes sont un environnement naturel pour des œuvres d’imagination.
La première histoire de la bible, après l’expulsion de l’Eden est le meurtre d’un frère par l’autre. Dans Hamlet, Claudius assassine son frère pour lui voler sa couronne, et dans une méditation silencieuse il s’imagine être un acteur dans cette ancienne intrigue biblique. Œdipe tue son père par mégarde et fait l’amour avec sa mère. Dans son angoisse, il se crève les yeux. Agamemnon sacrifie sa fille pour apaiser les dieux. Il est à son tour tué par sa femme Clytemnestre qui est à son tour tuée par son fils Oreste. Comme ces cas classiques le suggèrent, les grandes tragédies recourent souvent à des conflits familiaux. D’autres récits mythiques atteignent une résolution par la restauration de l’harmonie parmi les membres de la famille. Dieu permet à Abraham d’épargner Isaac. Joseph, riche et honoré en Egypte, pardonne à ses frères qui tentèrent de le tuer. Le fils Prodigue retourne chez son père. Des sagas multigénérationnelles, comme Wuthering Heights d’Emily Brontë, les Rougon-Macquart de Zola, les Buddenbrooks de Thomas Mann et Forsythe Saga de Galsworthy envisagent les familles presque comme des individus, des systèmes de maladie ou d’ambition travaillant pour eux-mêmes par-delà les générations. Par ailleurs, de tels groupes familiaux sont eux-mêmes seulement des nœuds locaux à l’intérieur des réseaux de parenté imaginaires constitués par la race, la religion ou la nationalité : les Enfants d’Israël, les frères et les sœurs chez la Mère Russie ou la Patrie. De tels lignages imaginaires sont le vivier de toutes les traditions littéraires nationales. Plus que toute autre caractéristique dans l’histoire de la vie humaine, la famille façonne l’imagination.
5. La vie sociale
En dehors des liens de parenté, la dominance régule l’organisation sociale des chimpanzés. Le mâle le plus grand domine, à moins que deux mâles dorment une coalition pour partager le pouvoir ((Boehm; and de Waal). La dominance signifie un premier accès à la nourriture et au sexe. Aucun principe de « justice » n’entre en scène, juste la pure force brute et l’agression. L’organisation sociale humaine ajoute trois éléments cruciaux au schème fondamental des chimpanzés : l’égalitarisme, les normes éthiques partagées et l’imagination.
Les bandes de chasseurs cueilleurs sont universellement égalitaires (Boehm). Ils utilisent la coercition collective pour supprimer le comportement de dominance chez les individus. Les humains n’ont pas éliminé le comportement de dominance de leur répertoire. Loin de là. Mais ils ont développé des formes collectives d’imagination organisées autour de l’opposition entre dominance et égalitarisme. Nous aimons le pouvoir, mais chez les autres il menace notre propre statut, offense notre sens de l’équité, et viole notre sens du partage des normes sociales (Boehm ; and Hill, Barton, and Hurtado). Le conflit entre dominance et égalité est un thème actif dans la plupart des littératures. Dans beaucoup de grandes œuvres c’est le thème central, par exemple, dans l’Illiade. Les pièces historiques de Shakespeare, la Trilogie Wallenstein de Schiller et l’ensemble des romans canoniques britanniques du dix-neuvième siècle (Carroll et al, Graphing Jane Austen and “Human Nature”; and Johnson, et al, “Hierarchy” and “Portrayal”).
L’imagination donne la possibilité aux individus d’envisager leur vie comme un ensemble de normes et d’idéaux. L’internalisation de ces normes signifie que le corps social reçoit une partie du récit autobiographique continuellement construit par chaque individu (Fivush and Haden; McAdams, “Personal Narratives,” Redemptive Self, Stories We Live By; and McAdams, Josselson, and Lieblich). Dans son éloge de l’Angleterre, John of Gaunt, dans le Richard II de Shakespeare, résume l’esprit d’exaltation dans l’identité collective. “This happy breed of men, this little world, / This precious stone set in the silver sea . . . / This blessed plot, this earth, this realm, this England” (2.1.45-46, 50). Le pays est un symbole particulièrement puissant pour l’identité collective, mais les traditions religieuses et politiques peuvent inspirer des sentiments similaires, se réunissant non pas autour d’un lieu géographique, mais autour de symboles comme la croix, le drapeau, l’aigle romain, ou le marteau et la faucille.
Une haute opinion de la vie d’entreprise a son complément dans la satire qui dénigre les grandeurs faciles ou jette le doute sur la légitimité du pouvoir. Peu d’ouvrages célébrant la faucille et le marteau sont entrés dans le canon de la littérature mondiale. 1984 d’Orwell fait déjà partie de notre héritage culturel commun[6].
6. Etrangers et ennemis
Une fois que les humains sont devenus les prédateurs dominants dans leur environnement, la plus grande menace à chacun des groupes a consisté en d’autres groupes humains. Le conflit entre les groupes a té une force sélective principale conduisant à l’évolution de la coopération entre les groupes. (Eibl-Eibesfeldt; Flinn, Geary, et Ward; Potts et Hayden; Puurtinen et Mappes; Thayer, et Turchin). La guerre a été un thème récurrent dans la littérature, d’Homère et de Virgile, à travers les pièces historiques de Shakespeare jusqu’aux romans modernes comme Guerre et Paix, The Red Badge of Courage, et Catch-22. La science-fiction qui projette des scénarios possibles du futur tourne obsessionnellement autour du thème des rencontres hostiles avec des étrangers, comme dans par exemple, la Guerre des mondes de H.G Wells, Starship Troopers de Robert Heinlein et The Forever War de Joe Haldeman.
Parce que la violence de coalition masculine a été une force si puissante et omniprésente une force dans l’évolution humaine, les humains sont prédisposés à faire des distinctions entre endo- et exogroupes, limitant les idées de fair-play à l’endogroupe et déshumanisant les groupes étrangers (Baumeister, Grossman; Kurzban et Neuberg; Pinker, Better Anges et Smith). Ce type de psychologie est à l’œuvre dans la propagande qui représente l’ennemi comme un monstre inhumain. Il est également à l’œuvre dans la littérature fantastique qui structure son action autour d’un affrontement épique entre les forces du bien et du mal, comme, par exemple, Le Seigneur des Anneaux, Le monde de Narnia de CS Lewis, Star Wars, et la série Harry Potter. D’autres images de la guerre adoptent un point de vue plus détaché. Les Grecs et les Troyens dans l’Iliade sont pris également dans la sinistre dynamique d’un ethos guerrier orienté vers les raids contre des peuples étrangers (Gottschall, Rape of Troy) Les armées française et russe dans Guerre et Paix sont comme des vagues ou du vent, des forces naturelles stupides propulsées dans un violent mouvement par des perturbations mystérieuses quelque part dans la nature. Des descriptions naturalistes de la guerre comme les histoires de la Guerre Civile Américaine ou The Naked and the Dead de Norman Mailer dépouillent la guerre de tout sentiment et idéalisme, la réduisant à la macabre réalité physique d’une mutuelle boucherie. Les histoires de guerre psychologiquement complexes tels que A l’Ouest, rien de nouveau, de Remarque représentent le mélange de patriotisme naïf, d’élan héroïque, de camaraderie et l’asservissement des mouvements sociaux de masse qui motivent les soldats. Ils évoquent aussi le mélange intense et ambivalent d’émotions qui entrent dans l’expérience de la guerre par le soldat : l’exaltation et la terreur, l’amour de ses compagnons, le chagrin, la colère, le ressentiment, l’apitoiement sur soi, et même la culpabilité.
7. La vie de l’esprit
Les êtres humains ne peuvent pas envisager leurs propres vies comme des structures imaginaires. Ils ont des images de soi qui les situent dans leur relation avec leurs familles, leurs amis et leurs ennemis et l’ordre social et culturel plus large comme une séquence narrative en développement dans lequel ils sont les principaux agents ou les victimes. Quand ils sont jeunes, ils regardent en avant, adoptant des buts et des images de soi qui correspondent à ces buts. Ils grandissent cultivant leurs professions et leurs relations au fil du temps, en ajustant leur image de soi pour correspondre à l’évolution des circonstances. Comme ils vieillissent, ils regardent progressivement vers l’arrière, envisageant leur vie présente comme une conséquence ou un résultat d’événements précédents. En modelant des images d’eux-mêmes et du monde qu’ils habitent, les individus adoptent des rôles et des structures narratives qui prévalent à l’intérieur de leur culture, mais ces rôles et les intrigues déploient de fortes similitudes interculturelles : mère, père, enfant ; guerrier, ouvrier, prêtre, dirigeant ; élite privilégiée, criminel, voisin, ennemi ; vainqueur héroïque, victime tragique, serviteur loyal. Nous pouvons comprendre les vies intérieures des peuples de toutes les cultures, leur image de soi incluse.
Chacun participe de la vie de l’esprit. Chacun participe à la conscience collective de sa culture, et chacun modèle un certain sens de son identité par rapport à cette culture et au monde naturel. Dans l’usage courant, cependant, l’expression «vie de l’esprit» se réfère à quelque chose de plus précis: aux professions qui impliquent de consommer et de produire des œuvres d’imagination ou de l’esprit. A un certain niveau chacun chante ou dessine, raconte des histoires ou offre des explications. Dans la division du travail qui caractérise des sociétés complexes, seulement quelques personnes se spécialisent dans la production de musique, de peinture ou de sculpture, écrivant des pièces de théâtre ou des romans, se livrant à des expériences scientifiques ou écrivant des œuvres d’érudition et de philosophie
Les passions intellectuelles sont moins communes que les passions érotiques et sociales et moins susceptible d’une description dramatique. Les scientifiques, les artistes et les chercheurs sont plus souvent les sujets de biographie et de critique que de récits fictionnels. Middlemarch de George Eliot dépeint la passion scientifique d’un jeune chercheur médical et l’échec désespérant d’un chercheur âgé. L’Arrowsmith de Sinclair Lewis se concentre sur une passion pour la recherche médicale. Wordsworth, Yeats et Joyce tous se décrivent eux-mêmes comme les héros de leurs propres recherches artistiques. To the Lighthouse de Virginia Woolf atteint l’achèvement dans la réussite d’une peinture. La Montagne magique de Thomas Mann et le Jeu des perles de verre d’Herman Hesse prennent la joie de l’aventure intellectuelle comme leurs principaux thèmes. Le Docteur Faustus de Mann transforme en fiction la vie du compositeur Schoenberg et The Moon and the Sixpence de Maugham met en fiction la vie du peintre Gauguin.
La fiction qui prend comme héros l’artiste, le scientifique ou le philosophe est une catégorie spéciale. Virtuellement toute fiction cependant possède des personnages qui se soucient non seulement d’atteindre leurs buts – amour ou argent, amitié ou survie – mais aussi de créer leurs propres récits autobiographiques, produisant du sens à partir d’événements et affirmant ou imposant leur propre vision du monde. Chaque monde imaginé est l’affirmation d’une identité- regorgeant d’attitudes, de valeurs, de besoins, de compulsions, de tons émotionnels, de thèmes caractéristiques et de préoccupations, de formes imaginatives, et de qualités esthétiques. Si notre objectif en tant que spécialistes de la littérature est de capturer le sens, et non pas de résumer simplement les intrigues, nous devons toujours tenir compte de l’esprit dans une œuvre de fiction, et de l’esprit qui l’a créé.
8. Thèmes universels et perspectives individuelles
Il n’y a pas une seule manière universelle d’organiser le cosmos en religion ou philosophie, et il n’y a pas une manière universelle dans la fiction d’envisager la vie et la mort, l’enfance, l’accouplement, la famille, la vie sociale, la guerre ou la vie de l’esprit. Nous partageons des passions élémentaires comme la peur ou la mort et la nécessité de l’amour et de l’amitié, mais les formes de telles passions peuvent être radicalement modifiées par des images culturelles plus larges et par des perspectives individuelles influencées par le tempérament et les circonstances. Les larges thèmes délimités ici sont universels non parce que chacun les expérimente exactement de la même manière, mais parce qu’ils sont des éléments principaux dans la forme typique à l’espèce de la vie humaine. Le cycle de la vie humaine est la source des universaux humains et constitue elle-même un universel mais l’individualité, aussi est universelle. Nous savons tous intimement dans notre propre expérience ce que c’est que de devenir un individu, et nous comprenons que d’autres personnes ont ce même sentiment d’être des personnes individuelles. La fiction aide à nous éduquer à comprendre à la fois notre humanité commune et notre individualité
9. Vers où ensuite ?
Les chercheurs évolutionnistes en littérature ont besoin de travailler à une synthèse complète dans nos modèles d’une nature humaine universelle, d’une identité individuelle, et culture- avec tous les trois modèles fondés sur la biologie évolutionniste. Les universaux humains sont ces caractéristiques de culture si profondément enracinés dans la logique fondamentale de l’histoire de la vie humaine qu’ils apparaissent dans toutes les cultures connues. L’identité individuelle peut être envisagée comme l’arrangement particulier des composantes de la personnalité se développant au cours du temps dans un ensemble spécifique de conditions environnementales, incluant les conditions culturelles. La culture peut être envisagée comme le système dans lequel une population donnée organise les éléments de la nature humaine en un tout social fonctionnel imposant des normes de comportements et procurant des métarécits collectifs à travers les religions, les idéologies, les philosophies, les traditions artistiques et littéraires, et les traditions populaires résumées dans les superstitions, les savoir-faires, les homélies, les blagues, les jeux, les rituels, les cérémonies, les icônes, les symboles et d’autres formes prises par l’imagination dans la vie quotidienne.
Tout en travaillant à cette synthèse complète, les chercheurs en littérature évolutionniste ont besoin aussi de développer des compétences en recherche empirique et de collaborer avec des spécialistes des sciences sociales entraînés aux méthodes empiriques[7]. Les barrières méthodologiques séparant les sciences et les humanités sont des artéfacts résiduels d’une métaphysique dualiste mourante. Le cerveau est l’esprit. Rien n’arrive dans l’esprit qui n’ait de corrélat et d’origine dans une activité neurologique. (Churchland; Damasio; Deacon; Frith; Linden; and Thagard). Les chercheurs en littérature peuvent utiliser l’information venant des sciences biologiques et sociales, mais ils ont besoin aussi de prendre l’initiative en faisant de la recherche empirique sur des problèmes qui sont particulièrement pertinents pour la compréhension littéraire. Depuis que la littérature et les autres arts constituent des parties tellement importantes de la nature humaine, les spécialistes formés dans les sciences humaines peuvent et devraient produire un savoir empirique qui est précieux aussi pour les sciences sociales.
En aidant à produire des modèles utilisables fondés sur la science sociale empirique, les chercheurs en littérature évolutionniste doivent aussi continuer à produire un commentaire interprétatif sur des œuvres littéraires[8]. L’adéquation des modèles pour la signification littéraire sera jugée en bonne part à leur possibilité de fournir un cadre pour le commentaire littéraire que les autres spécialistes littéraires admirent et approuvent. Indépendamment de sa conformité aux écoles théoriques bien établies l’admiration et l’approbation dépendent de la perspicacité et de la sensibilité de la critique interprétative, sur sa capacité à comprendre la critique précédente, assimilant le meilleur d’elle et fournissant des bases rationnelles pour être en mesure de produire de nouvelles connaissances. Durant plusieurs décennies passées, la nouveauté dans la critique interprétative a largement résulté de la réduction à des termes de causalité dans des systèmes théoriques lourdement dépendant de formes obsolètes de la sociologie, de la psychologie et de la linguistique. Nous pouvons faire mieux.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
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[1] Pour un exemple sur le travail fait dans ce domaine avant 2009, voire Boyd, Carroll, and Gottschall. Pour une revue des études sur la littérature évolutionniste voir Carroll, Reading Human Nature 9-12, 31-33, and “Three Scenarios.” Pour les critiques sur les efforts à réconcilier la pensée darwinienne avec le poststructuralisme, voir Carroll, Evolution and Literary Theory 68-84, 449-65. Pour les réponses aux commentaires critiques sur le pensée évolutionniste dans les humanités, voir Carroll, “Rejoinder” 308-411.
[2] Pour des arguments sur la fonction adaptative de la littérature et des autres arts, voir Boyd ; Carroll, Reading Human Nature ; Dissanayake, Art and Intimacy ; Tooby and Cosmides, “Does Beauty Build Adapted Minds ?” ; and E.O. Wilson, ch. 10.
[3] Pour des aperçus des écoles et des controverses sur les sciences humaines évolutionnistes voir Bolhuis et al ; Carroll, “Human Life History” ; Gangestad and Simpson ; and Laland and Brown.
[4] Pour une revue de différents livres sur l’évolution et la religion, voire Dissanayake, “In the Beginning.”
[5]Sur la théorie de l’histoire de la vie humaine, voir Flinn, Geary, and Ward ; Hill, Barton, and Hurtado ; Kaplan et al. ; Lummaa ; and Muehlenbein and Flinn. On agency and communion, see Bakan ; Digman ; R. Hogan ; McAdams, Power ; McAdams et al., “Themes of Agency” ; Paulhus and John ; and Wiggins. Sur la coevolution gene-culture, voir Boehm ; A. Buss ; Carroll, “Human Life History” ; Cochran and Harpending ; Laland and Galef ; MacDonald, “Five-Factor Model” ; Schaller et al. ; and Wrangham. Sur la psychologie de la durée de la vie On life-span psychology, see Fingerman et al. ; Lamb and Freund ; and McAdams and Olson. Sur la psychologie du récit et l’histoire de vie, see Fivush and Haden ; McAdams, Power ; McAdams, Stories ;and McAdams, Josselson, and Lieblich.
[6]Sur les motifs entraînés par les émotions, voire Ekman ; Haidt ; Plutchnik ; et Thagard. Sur les lecteurs expérimentant des émotions indirectement, voire Bower et Morrow ; Grabes, P. C. Hogan ; Mar ; Mar et Oatley ; MCEwan ; Oatley, « Emotions » and Such Stuff ;Özyürek et Trabasso ; Storey ; et Tan.
[7]Dans un numéro spécial de Critical Enquiry consacré à « The futrue of Criticism » la dessin de couverture comporte le marteau et la faucille un curieux exemple de disjonction entre les attitudes littéraires universitaires et les attitudes illustrées non seulement dans Orwell mais dans des livres comme Darkness at Noon d’Arthur Koestler, Les récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, et Tout passe et Vie et Destin de Vassili Grossman
[8] Pour des exemples d’étude littéraire empirique depuis un cadre évolutionniste, voir Carroll, et al., Graphing Jane Austen and “Human Nature”; Gottschall, New Humanities; Gottschall and Nordlund; Johnson et al., “Hierarchy” and “Portrayal”; and Salmon and Symons.
Pour un exemple représentatif de la critique interprétative évolutionniste avant 2009, voire Boyd, Carroll, and Gottschall. Des travaux interprétatifs plus récents incluent Clasen, “Primal Fear” and “Vampire Apocalypse”; Saunders; Vermeule; and Winkelman. Les deux premiers volumes de Evolutionary Review: Art, Science, Culture, 2010 and 2011 contiennent aussi des essais et des avis sur des sujets littéraires. Mes efforts les plus récents en critique littéraire évolutionniste incluent “Intentional Meaning in Hamlet,” “A Reading of ‘Occurrence at Owl Creek Bridge”et “An Evolutionary Approach to King Lear.”



Théâtre et neurosciences : fiction versus naturalisation

Théâtre et neurosciences : une rencontre de savoirs
Le théâtre a été décrit et compris par la philosophie et l’esthétique de façon pour le moins opaque et ce pour de multiples raisons. La première concerne le statut événementiel de cet art qui se déroule durant une période limitée dans le temps qui doit coïncider avec celui pendant lequel le public le reçoit et au terme duquel l’événement théâtral cesse, ne laissant qu’un souvenir pour ceux qui y ont participé ainsi que quelques objets de scène. Le théâtre est donc une expérience, non une œuvre. La deuxième raison concerne sa nature synesthésique à laquelle correspond l’idée — simpliste — qu’il est le résultat d’une collaboration entre différents arts, tels que la littérature, la peinture, l’architecture, la danse… et confond ainsi synesthésie et synthèse. Finalement, l’histoire du théâtre est, pour de nombreuses raisons, une histoire des théâtres répondant à des idées dramaturgiques, des styles interprétatifs et des instances sociales distinctes.
 
De Platon à Stanislavski pourtant, tous — auteur et public, acteur et spectateur, censeur et impresario — s’accordent à reconnaître un élément caractéristique du fait théâtral : l’« empathie[1] » du spectateur et / ou du public. Ce terme renvoie essentiellement au fait que le théâtre non seulement émeut celui qui regarde l’action se déroulant sur scène, mais le conduit à s’identifier aux personnages, provoquant en lui des passions analogues à celles qu’il éprouverait si l’action à laquelle il assiste était réelle. En outre, le bouleversement qui le secoue spirituellement et intellectuellement est toujours accompagné d’une affection physique. L’âme et le corps collaborent. Simultanément, on s’accorde à dire que le spectateur est bien conscient du fait que ce qu’il voit n’est « pas réel », et que par conséquent, il sait qu’il n’a pas à s’en occuper, malgré l’authenticité de ses propres réponses émotionnelles. Comme l’a révélé l’Abbé Du Bos dans ses Réflexions — aujourd’hui encore, l’un des textes les plus riches d’esthétique théâtrale — « il est vrai que tout ce que nous voyons au théâtre concourt à nous émouvoir, mais rien n’y fait illusion à nos sens, car tout s’y montre comme imitation[2] ». Pour comprendre l’essence du fait théâtral, il faut donc s’interroger non sur la raison pour laquelle l’événement scénique possède éventuellement le même aspect que la réalité — dans le sens d’une fidélité historique des décors, des costumes et des dialogues — mais plutôt sur le pathos de la vérité : l’expérience du théâtre se fonde sur le paradoxe de l’« identification virtuelle » ou « analogique », autant de l’acteur au personnage que du spectateur à l’acteur déguisé.
 
Pour connaître le fonctionnement psychosomatique de l’être humain et en solliciter les passions, les acteurs et les pédagogues théâtraux ont eu recours depuis des siècles aux sciences de la vie et de la psychologie. Ils ont en particulier accordé leur attention aux techniques utiles pour rendre plus efficace la formation des acteurs et améliorer leur capacité à porter sur scène un personnage, afin d’obtenir une captation immédiate du spectateur. Cette attention s’est désormais accentuée dans le sillage du développement des neurosciences, et le débat est vif. L’ouvrage de Rhonda Blair, The Actor, Image and Action. Acting and cognitive neuroscience[3] demeure un texte de référence. L’auteur prétend que son volume est un manuel permettant d’appliquer les nouvelles découvertes scientifiques aux processus de constitution de soi, considérant que le personnage est en substance un éventail de choix et de comportements. Dans une veine de recherche comparable, John Emigh a proposé une longue et intéressante liste de questions parmi lesquelles je rappellerai celles-ci : « La transe et le cerveau. Comment et pourquoi la privation sensorielle et l’excès d’émotion sont-ils utilisés comme stratagèmes théâtraux ? Comment les performances engagent-elles et encouragent-elles les modes de conscience altérés ? Comment cela peut-il être rapporté aux études sur les patients aux “cerveaux divisés” et postule de l’évolution du cerveau ? » et « Public et empathie. Comment le spectateur reconnaît-il et répond-il aux signaux émotionnels ? Quelle est la raison physiologique de l’empathie et quel est son rôle dans une mise en scène ? Quel rôle joue la mémoire dans ce processus[4] ? ». Dans cette perspective, l’événement théâtral devient équivalent à la performance de l’acteur — à savoir à l’exercice d’une compétence spécifique — et / ou à la réaction pré-culturelle du spectateur. Il se trouve ainsi fractionné selon les différents rôles de ceux qui y participent.
 
Les spécialistes de neurosciences considèrent le théâtre dans la même perspective : lors des protocoles expérimentaux, ils sont intéressés par la technique mimétique des acteurs et la prédisposition de chaque sujet à répondre instinctivement à certaines sollicitations physiques et émotives. Un cas paradigmatique nous est offert par l’expérimentation de Wicker et de ses collègues. Dans une étude célèbre destinée à comprendre « quel mécanisme neuronal est à la base de la capacité à comprendre les émotions des autres » et si « ce mécanisme implique des zones du cerveau généralement impliquées lorsque l’on fait expérience de la même émotion[5] », des sujets testés ont été exposés à une odeur répugnante et on leur a ensuite montré des images d’acteurs professionnels qui imitaient l’émotion faciale du dégoût. Dans les deux cas, les mêmes zones cérébrales que celles des « spectateurs » étaient activées. Laissant de côté le débat suscité par de telles informations, je relève que la capacité expressive de l’acteur est exploitée dans les expérimentations neuroscientifiques que ce soit en raison d’un comportement feint en mesure d’être reproduit, où parce que le protocole construit pour créer une copie visuelle relative à un état corporel reproduit le noyau du schéma d’observation qui se trouve à la base de la relation entre acteur et spectateur. Pour les chercheurs se consacrant au théâtre comme pour ceux des neurosciences, l’intérêt pour les découvertes et les compétences réciproques semble donc se résumer à un simple programme d’application.
 
Deux hypothèses et une équivoque : le théâtre comme catégorie naturelle
Avant de discuter de la légitimité d’une telle conception instrumentale et de ses implications épistémologiques, je tiens à rappeler les deux découvertes neuroscientifiques et leurs principes d’explications relatives, sans aucun doute plus significatives pour la performance théâtrale, autant pour l’acteur que pour le spectateur. La première est celle d’Antonio Damasio. Dans L’Erreur de Descartes, le neurologue défend l’hypothèse du marqueur somatique, pour lequel dans notre corps, une « boucle comme soi» serait active : « Il existe des mécanismes neuraux qui nous procurent de perceptions “comme si” elles provenaient d’états émotionnels, comme si le corps les exprimait véritablement. Ces mécanismes de simulations nous permettent donc de court-circuiter le corps […]. Nous évoquons, grâce à eux, quelque chose ressemblant à la perception d’une émotion par le biais du cerveau et de lui seul[6]. » Ce mécanisme de simulation serait à la base du sentiment de l’empathie[7], qui est précisément un sentiment et non une simple émotion, c’est-à-dire « la perception d’un certain état du corps ainsi que celle d’un certain mode de pensée et de pensées ayant certains thèmes[8] ». « Les sentiments ne dérivent pas nécessairementdes états réels du corps — bien que ce soit possible —, mais des cartes réelles construites à un moment donné dans les régions sensibles au corps du cerveau[9]. » L’émotion ne serait en revanche que l’ensemble des changements de l’état corporel[10]. Ce qui compte, c’est la possibilité de ne pas répéter effectivement une certaine expérience connotée par une émotion, mais plutôt de recevoir des sollicitations semblables à celles que nous avons en mémoire, qui correspondent à un moment antérieur dans notre vie, et en tirer des états d’âme analogues. C’est ce que Stanislavski avait appelé « reviviscence[11] » : l’acteur renouvelle l’expérience de la qualité émotive éprouvée dans des circonstances antérieures, lesquelles peuvent être sans rapport avec – ou même dissemblables de – l’intrigue dramatique. L’analogie ne demande par conséquent aucune correspondance factuelle entre les deux situations qui donnent lieu à la même émotion.
La nature théâtrale de la boucle du « comme soi » est évidente pour Damasio[12] qui a réalisé une véritable répétition demandant à quelques sujets d’isoler un moment de leur propre vie en fonction de la force de son contenu émotif, de l’imaginer et d’annoncer par un geste de la main le moment où l’émotion était ressentie. Il a alors commencé à réunir les données à travers une tomographie par émission de positrons (TEP[13]), une technique d’imagerie cérébrale qui mesure le flux de sang dans les différentes zones du cerveau. Les zones somato-sensibles examinées — celles impliquées dans l’émission du signal sensoriel qui provient de n’importe quelle partie du corps et se trouve reliée au système nerveux central — montrent une altération significative. Il y a donc une « activité émotionnelle » effective y compris dans les cas d’expériences fictives.
 
La seconde découverte est celle des neurones miroirs. Cette population de neurones a été isolée par un groupe de chercheurs italiens en neurosciences au milieu des années 1990, tout d’abord chez le singe, puis chez l’homme. Ces neurones présentent une activité — à une intensité variable — lorsqu’un sujet humain exécute une action que ce soit lorsqu’il voit la même action être exécutée, ou encore lorsqu’une action comparable est exécutée par un autre sujet qui peut être d’un sexe différent ou appartenir à une autre espèce que lui. L’action observée doit, dans tous les cas, être effectivement possible à accomplir par l’observateur. Elle peut associer, ou pas, des objets et peut être dirigée, ou pas, vers un but. Ce but peut à son tour être réel ou fictif. Le mécanisme miroir semble fournir le substrat neurologique permettant de comprendre les actions d’autrui, puisque l’observateur simulerait en lui ce qu’il observe sans l’exécuter effectivement, reconnaissant l’intention motrice mise en acte par le sujet observé[14]. À la lumière de l’activité des neurones visiomoteurs — définition plus précise que celle de « miroirs » qui suggère de façon erronée la duplication, voire la représentation, de l’action observée —, il semble donc possible de soutenir que le corrélat neurobiologique de l’empathie a été identifié, c’est-à-dire celui de l’expérience d’identification du spectateur qui s’émeut à la vue d’un geste. Vittorio Gallese, l’un des neuroscientifiques les plus investis dans la compréhension théorique du mécanisme miroir, a proposé la notion de « simulation incarnée » pour rendre compte de ce type de participation à distance :
 
Que ce soient les prédictions concernant nos actions, ou celles concernant les actions d’autrui, elles peuvent […] être définies en tant que processus de modélisation établi sur la simulation […]. Percevoir une action équivaut à la simuler intérieurement. Cela permet à l’observateur d’utiliser ses propres ressources pour pénétrer le monde de l’autre au moyen d’un processus de modélisation qui possède le signalement d’un mécanisme qui n’est pas conscient, automatique et prélinguistique de simulation motrice. Ce mécanisme instaure un lien direct entre l’agent et l’observateur, dans la mesure où tous deux sont cartographiés de façon anonyme et neutre pour ainsi dire. Le paramètre « agent » est spécifié, alors que son signalement spécifique d’identité ne l’est pas[15].
 
Le geste et son style gagnent sur l’identité biographique de l’acteur.
 
La position de Gallese n’est pas la même que celle de Damasio, étant donné que pour ce dernier, les mécanismes de simulation sont activés « de l’intérieur », alors que le premier considère que leur activation peut aussi être induite par l’observation des autres. Je propose de considérer l’hypothèse de Damasio particulièrement pertinente pour le travail d’acteur et l’interprétation de Gallese plus appropriée pour comprendre les mécanismes à l’œuvre pour le spectateur. L’intérêt de ces deux positions dépend justement de l’impression à pouvoir justifier — sinon fonder — l’accord entre action et perception de l’action, c’est-à-dire entre performance et réception. Ce serait pourtant une erreur de méthode et de mérite de supposer que les hommes de théâtre possèdent de telles connaissances comme s’il s’agissait simplement de l’étape la plus récente de l’utilisation du savoir scientifique. L’ambition des neurosciences pour expliquer le fonctionnement du cerveau et du système nerveux est en effet telle qu’elle suggère de saisir l’essence même de l’action scénique. Elle prétend fournir une pédagogie scénique qui ne devrait plus naître de la recherche renouvelée par chaque acteur individuellement sur son propre corps et sa constitution physique, de façon à trouver les solutions idiosyncratiques qui résulteraient de l’exercice ayant effectivement eu lieu —pensons au travail que Julia Varley de l’Odin Teatret a conduit sur et avec sa faible voix, et aux résultats expressifs obtenus précisément grâce à la capacité pathique de son organe vocal. De telles solutions paraissent s’appliquer plutôt directement à n’importe quel corps. A posteriori, la réception du public semble considérée comme s’il s’agissait d’un unique spectateur ignorant largement les réflexions que les hommes de théâtre ont livrées à sa formation, en particulier au xxe siècle ; en outre, on lui attribuerait une valence purement réactive, au point d’avoir une conception de l’empathie plutôt triviale qui avait déjà suscité la critique de Bertold Brecht. Dans le milieu de la danse par exemple, il a été suggéré de « neuro-orienter » les chorégraphies[16].
 
Ce faisant, nous encourrons une équivoque épistémologique cruciale : si nous admettons qu’une réflexion sur le fait théâtral peut être menée à la lumière des mécanismes qui président aux actions et aux réactions neurobiologiques, nous travaillons subrepticement dans le sens de sa naturalisation. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il s’agit précisément de la position de Gallese :
 
l’étude de la dimension neurale de l’intersubjectivité et le rôle crucial tenu en son sein par les mécanismes de simulation offrent des points de réflexion pour une naturalisation de la présence de l’acteur, pour la compréhension de la genèse de son expressivité mimétique, pour la compréhension sur des bases empiriques du rôle actif du spectateur, et plus généralement, pour l’origine mimétique des pratiques théâtrales[17].
 
En poursuivant dans cette direction, ce que nous faisons n’est pas tant de rendre le théâtre objet d’étude des sciences de la vie et de la psychologie — opération qui, pour une part, est déjà en acte comme nous l’avons vu — mais plutôt, plus radicalement, de le penser comme catégorie naturelle.
 
Cette position semble posséder l’avantage heuristique de saisir une constante que, pour des raisons qu’il n’est pas possible d’analyser ici, nous tendons, de façon neutre, à considérer comme un invariant anhistorique qui peut dissiper en partie certaines des opacités indiquées au début. Cependant, même en admettant qu’un tel invariant soit à la base de la relation acteur / spectateur, fondatrice du fait théâtral, elle n’aurait pas la valeur d’élément transhistorique capable de donner une forme aux styles et aux modes de mise en scène au cours des siècles. La naturalisation du théâtre comporte en effet, sur le plan épistémologique, non pas tant de ramener jeu et réception à la psychosomatique de l’acteur et du spectateur, que de le comparer à une quelconque pratique intersubjective, avec pour résultat paradoxal de perdre justement cette essence que nous recherchons. Le théâtre ne serait donc que l’expression prégnante de la relation quotidienne entre un corps intelligent qui exhibe sa propre action — l’acteur — et un corps intelligent qui la suspend en s’investissant dans l’observation — le spectateur[18]. L’approche neurobiologique de l’art, et plus généralement de tout processus réélaborant le factuel naturel et historique de l’homme, qui exprime donc un écart réflexif par rapport à l’élément purement biologique de l’existence, neutralise justement un tel écart parce qu’il comprend la poiesis et sa capacité de transformation comme une séquence de simples états émotifs et cognitifs sollicités différemment. L’intercorporéité – propre au théâtre – et l’intersubjectivité – propre à la vie vécue – sont pensées comme s’ils étaient identiques[19]. L’art performatif verrait ainsi transformée en sociabilité sa propre nature événementielle, et le théâtre se répandrait dans le monde perdant sa qualité artistique spécifique et en premier lieu fictionnelle.
 
Il ne s’agit pas de s’opposer à cela en proposant à nouveau l’antagonisme insatisfaisant entre nature et culture pour lequel le théâtre serait soit l’expression d’états corporels, soit un produit historique fondé sur des conventions et des choix de poétique. Pour comprendre la relation entre le geste mis en scène et la réaction de la salle, il faut plutôt saisir la qualité idéale du théâtre en tant que phénomène esthétique, c’est-à-dire la permanence tout au long des différentes représentations d’une structure typologique qu’on comprend à travers la perception et qui qualifie la forme essentielle du théâtre sans la traduire en concept pur, sans la rendre abstraite.
 
Neighbors : un cas d’étude
Je ferai appel à un cas d’étude pour conforter cette affirmation et en débattre. Il s’agit du spectacle Neighbors, texte de Branden Jacobs-Jenkins, dirigé par Nigel Smith pour sa première au Public Theater de New York en mars 2010 et joué par une troupe d’acteurs afro-américains. La trame narre la rencontre entre la famille Patterson et la famille Crow qui vient tout juste d’emménager dans le voisinage. La famille Patterson est composée d’un homme noir, professeur de littérature grecque ancienne, qui a épousé une femme blanche dont il a eu une fille. La famille Crow est composée de cinq personnes, « plus noires » que Monsieur Patterson et sa fille ; leur profession : acteurs dans des spectacles de variété. Parmi les membres de la famille Patterson, les différences raciales ne semblent pas exister, tout au moins, jusqu’à l’arrivée des Crow. Le point central de l’histoire est la façon dont nous construisons et affirmons notre identité, mais ce ne sont pas tant les significations raciales, psychologiques et sociales qui m’intéressent ici, que le schéma fictionnel mis en scène.
 
On sait que la famille Crow est plus noire que la famille Patterson à la façon dont est montrée l’exagération stéréotypée des gestes de noirs américains, de leurs composantes : l’accent, la démarche… La question est de savoir comment il est possible de montrer ce « plus noir que noir » sans le dire et sans rendre le contenu immédiat du drame étant donné qu’il en est la condition préalable. En outre, sur le plan de l’information, il aurait suffi de choisir des acteurs blancs pour les personnages de couleur et de les maquiller en noir, alors que ce sont au contraire les acteurs de couleur qui interprètent les Crow et qui sont fardés, c’est-à-dire maquillés en ce qu’ils sont déjà : des gens à la peau noire. Les Crow ne portent pas un masque artificiel, un objet étranger à leur propre corps, mais ils l’exposent sur leur peau sans la dissimuler ; lorsque, par exemple, ils salissent leurs vêtements avec le fond de teint, ils indiquent volontairement qu’ils ont vu la tache. Au premier coup d’œil, on pourrait prêter à ce masque la qualité d’instrument métathéâtral, pirandellien, qui répond à un choix poétique justement. Les choix métathéâtraux sont toutefois limités à la présence du corps de l’acteur sur la scène et à ses métamorphoses, et c’est précisement cela que Neighbors thématise.
 
Au terme du spectacle, Monsieur Patterson, abandonné par son épouse blanche, reçoit la visite de Monsieur Crow dont il est jaloux : ils en viennent aux mains et dans la fougue de la lutte, le premier enlève le maquillage du visage du second. À partir de ce moment, les deux hommes se heurtent au ralenti en s’éloignant vers le fond de la scène où ils continuent à lutter à moitié cachés par un rideau tiré volontairement jusqu’à les couvrir presque entièrement, pendant que les quatre autres membres de la famille Crow progressent vers l’avant-scène et déclament leur rôle dans le spectacle de variété dans lequel ils ont été engagés. Ils donnent leur dernière réplique et se taisent. Ils attendent les applaudissements et le public applaudit. Au début, il applaudit les Crow, pensant effectivement participer à un jeu métathéâtral. Après quelques instants, il commence à comprendre que la comédie est terminée et applaudit les acteurs professionnels. Après quelques instants, il attend impatiemment de voir les deux acteurs qui interprétaient les maris, ils ne reviennent pourtant pas en scène : ceux restés sans masque ne reviennent pas pour recevoir les applaudissements et se joindre au public.
 
En perdant son maquillage, le personnage de Crow a perdu sa qualité fictive, et l’acteur jouant Crow est déjà devenu « l’un d’entre nous » car son masque n’est pas en premier lieu un signe pour rendre le personnage reconnaissable ; il est plutôt ce qui permet à l’acteur d’être tel, c’est-à-dire quelqu’un d’autre par rapport à sa propre identité biographique, réussissant la double tâche de ne pas effacer son existence idiosyncratique et de donner vie à une personne de fiction. Sur les visages des acteurs afro-américains, les masques noirs neutralisent leur noirceur naturelle sans la cacher, et leur attribuent simultanément le rôle qu’ils auront durant tout le récit. Cette duplicité qu’exprime et explicite le masque est une duplicité existentielle propre à l’homme en tant que tel, et c’est aussi une duplicité esthétique, au sens où l’on entend par ce terme une connaissance de soi qui se développe par la voie sensible et analogique à partir de l’expérience de son propre corps.
 
L’ex-centricité de l’homme et la fiction du théâtre
L’acteur incarne et représente la fracture qui définit l’homme comme tel et qui naît de sa double expérience qui consiste à la fois à être et avoir un corps par rapport auquel il se trouve toujours dans une position d’ex-centricité, le contrôlant tout en étant simultanément limité par sa constitution. La coïncidence impossible de soi avec soi-même est le fruit de l’activité réflexive qui — bien avant l’intelligence — nous distingue de l’animal justement à partir du fait que nous partageons avec lui une constitution sensomotrice qui ne rend toutefois pas entièrement compte de notre existence. Comme l’a écrit Helmuth Plessner, « l’homme non seulement vit et fait l’expérience de, mais il fait l’expérience de son expérience. […] Pour lui, le changement de l’être à l’intérieur de sa propre corporéité à l’être en dehors de sa propre corporéité est une irréductible duplicité d’aspect de l’existence, une réelle fracture dans sa nature[20] ».
 
Si l’homme engagé dans un travail quelconque peut et même doit s’oublier lui-même, portant son attention au rôle nécessaire à accomplir une tâche, à son masque extérieur, dans le cas de l’acteur ce rôle:
 
comprend l’acteur même, comme corps vivant et âme. Il est lui-même son propre moyen, il se scinde en lui-même et reste toutefois, maintenant l’imagination à l’arrêt, de ce côté de la fente, derrière le personnage qu’il incarne. L’acteur ne peut s’abandonner à la scission, comme l’hystérique ou le schizophrène, mais en contrôlant le personnage qu’il incarne, il doit en maintenir la distance[21].
 
Qu’est-ce en effet que le soi fictif à la recherche duquel l’acteur va, sinon ce double que l’homme est déjà ? Et que vise toute formation d’acteur sinon la prise de possession de ce soi ? Voilà alors qu’« un élan effectif, un sentiment authentique » — comme celui des acteurs afro-américains qui incarnent Crow et Patterson durant la lutte, quand la corporéité humaine originaire gagne sur le récit et sur la distribution des rôles — « peuvent aider [l’acteur] à trouver l’expression authentique ; ils ont cependant une valeur seulement s’ils sont effectivement à disposition de l’acteur. Il est seulement s’il a soi-même[22] », autrement, il perd le masque, c’est-à-dire la face : c’est exactement ce qui advient dans la scène mentionnée de Neighbors. L’expérience de la nature ex-centrique de l’homme que l’acteur présente au public n’est donc pas limitée à une relation scène / salle déterminée, comme pourrait le suggérer le théâtre à l’italienne ; il faudrait plutôt dire au contraire que si l’homme lui-même n’était pas un et binôme à la fois, il ne pourrait exister quelque chose comme l’acteur. Ce dernier l’imite en le représentant en tant que personnage auquel il ne s’identifie pourtant pas : pour cette raison, il en est l’emblème.
 
La différence entre identification et mimesis correspond à l’écart entre la présence d’un corps animal et celle d’un corps humain. S’il est vrai que certaines des « réactions » préconscientes de l’homme surviennent aussi chez les animaux — comme on l’a dit, le mécanisme miroir a été par exemple découvert dans un premier temps chez le macaque —, toutefois « l’animal vit l’esthéticité de son existence ; il ne la chante pas[23] » contrairement à l’homme dont l’une des caractéristiques essentielles est l’activité représentative et autoreprésentative, aucunement compréhensible si l’on ne saisit pas l’écart intrinsèque à chacun de ses gestes et en particulier à chaque production artistique qui se fonde sur la transcendance de sa propre réalité corporelle. Incidemment, il n’est donc pas inexplicable qu’à un certain point dans l’histoire du minstrel show[24] — à laquelle Neighbors renvoie — on se soit passé de la présence d’acteurs blancs maquillés en noirs et animés par des intentions racistes à celle d’acteurs noirs maquillés en noir pour exhiber ironiquement ce même racisme justement, l’ironie étant, sur le plan narratif, la figure de toutes les émancipations possibles de l’évidence factuelle. Nous pourrions même dire que tout acteur est immédiatement ironique une fois qu’il a endossé le masque du personnage qu’il n’est pas.
 
De la différence entre identification et mimétisme naît l’événement théâtral. Celui qui s’identifie reproduit un état psychique et corporel en en exhibant l’expression ; celui qui s’identifie à l’intérieur d’un rôle, nous impressionne, comme le magicien. Celui qui imite au contraire décuple notre capacité à actualiser des émotions latentes, des situations virtuelles, comme l’acteur[25]. L’identification est un art de la persuasion, le mimétisme est un art de l’expérience pathique. C’est la raison pour laquelle l’authenticité du théâtre n’a rien à voir avec la vraisemblance de la mise en scène mais avec le pathos, le pathos n’étant rien d’autre que notre disposition originaire aux émotions qui se développent au fur et à mesure que l’histoire représentée se déroule comme dans les biographies des spectateurs se trouvant dans la salle. Cela dépend donc avant tout de la capacité du théâtre à montrer la nature originaire de l’homme, de cet animal réflexif. Nous pouvons désormais mieux comprendre l’invitation de Blair à « [mettre] la pièce dans le corps de l’acteur, de façon aussi vivante et immédiate que possible[26] », et l’affirmation complémentaire de Gallese pour qui « dans les relations intersubjectives, l’autre est un oxymore vivant, en étant juste un autre soi-même[27] ». L’acteur peut incorporer une histoire parce que — en tant qu’homme — il est déjà scindé et ainsi ouvert pour accueillir l’autre de lui. Quant à considérer l’autre comme un oxymore vivant, celui-ci n’étant qu’un autre moi-même, de nouveau, cela arrive parce que je suis le premier à m’être aliéné. Le spectateur sait pour sa part que le théâtre met en scène sa propre duplicité, et que l’acteur feint sans tromper, parce que dans la relation entre acteur et personnage, il reconnaît sa propre ex-centricité. Ainsi, il n’est pas seulement le destinataire du spectacle, mais concourt à sa mise en scène.
 
À la lumière de la contribution d’anthropologie esthétique de Plessner, le marqueur somatique et le système visiomoteur suggèrent de considérer l’empathie — initialement indiquée comme une attitude générique au consentement — une action virtuelle pour laquelle à la performance de l’acteur répond la performance du spectateur. Le spectateur théâtral est une figure idéalement et typiquement spéculaire à celle de l’acteur : il vit dans son expérience réceptive la tension que le théâtre représente entre nature et culture, corps et personnage. Répondre viscéralement à l’acteur en scène et ne pas croire à ce que l’on voit lui est possible parce que ce qu’il regarde est déjà essentiellement double : le corps vivant de l’acteur qui joue et le masque d’un personnage artificiel. C’est alors qu’à bien y regarder le spectateur ne réagit pas comme si ce qu’il voyait était réel — en en ignorant l’artifice — mais comme si ce qu’il voit n’était pas feint, car il y reconnaît la disposition originaire de l’homme. D’un point de vue épistémologique, il ne s’agit pas de suspendre le doute à la fiction, mais de comprendre qu’elle n’est que l’expression de l’ex-centricité de l’homme à soi-même, la réalisation de la simulation qui est incarnée par certains objets scéniques et certaines structures architectoniques, tels que le masque, le cadre de scène, etc. Comprise ainsi, la fiction dissout le paradoxe cité initialement de « l’identification virtuelle » ou « par analogie ».
 
Nous avons donc vu comment la base neurobiologique du travail d’acteur et de spectateur correspond à notre nature psychosomatique, que le théâtre met en mouvement. Reconnaître le rôle de la fiction comme manière de gouverner l’ex-centricité de l’homme permet de s’intéresser au fait théâtral comme à une expérience esthétique spécifique sans le penser trivialement comme une somme de compétences et de réactions.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
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[1] Pour une vision d’ensemble sur l’empathie, voir A. Pinotti, Empatia. Storia di un’idea da Platone al postumano, Rome-Bari, Laterza, 2011.
[2] J.-B. Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), préface de Dominique Désirat, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, Ire partie, section 43, p. 145.
[3] R. Blair, « The Actor, Image, and Action. Acting and cognitive neuroscience », Londres – New York, Routledge, 2008. Voir aussi R. Blair, « Cognitive neuroscience and performance. Imagination, cenceptual blending, and empathy », The Drama Review, 53/4, 2009, p. 93-103.
[4] J. Emigh, « Performance studies, neuroscience, and the limits of culture », in N. Stucky, C. Wimmer (dir.), Teaching Performance Studies, Southern Illinois University, 2002, p. 261-276, ici p. 264-265.
[5] B. Wicker, C. Keysers, J. Plailly, J. P. Royet, V. Gallese, G. Rizzolatti, « Both of us disgusted in my insula: the common neural basis of seeing and feeling disgust », in Neuron, 40, 2003, p. 655-664.
[6] A. Damasio, L’erreur de Descartes : la raison des émotions (1994), traduit de l’anglais par Marcel Blanc, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 201-202.
[7] A. Damasio, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions (2003), traduit de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 124-127.
[8] A. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 94.
[9] A. Damasio Spinoza avait raison, op. cit., p. 122.
[10] Voir A. Damasio, L’erreur de Descartes, op. cit., p. 189.
[11] Voir K. S. Stanislavski, La formation de l’acteur, traduit de l’anglais par Elisabeth Janvier, introduction de Jean Vilar, Paris, Payot, 1963.
[12] A. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 105-107.
[13] La tomographie par émission de positrons (TEP) dénomée PET scan (positron emission tomography) dans la terminologie anglosaxonne, est une méthode d’imagerie médicale pratiquée par les spécialistes de la médecine nucléaire qui permet de mesurer en trois dimensions l’activité métabolique d’un organe grâce aux émissions produites par les positons issus de la désintégration d’un produit radioactif injecté au préalable.
[14] Voir G. Rizzolatti, C. Sinigaglia, Les neurones miroirs (2006), traduit de l’italien par Marilène Raiola, Paris, Odile Jacob, 2007.
[15] V. Gallese, « Corpo vivo, simulazione incarnata e intersoggettività. Una prospettiva neurofenomenologica », in M. Cappuccio (dir.), Neurofenomenologia. Le scienze della mente e la sfida dell’esperienza cosciente, Milan, Bruno Mondadori, 2006, p. 293-326, ici, p. 304-305 (premier italique de l’auteur).
[16] B. Calvo-Merino, C. Jola, D. E. Glaser, P. Haggard, « Towards a sensorimotor aesthetics of performing art », Consciousness and Cognition, no 17 (3), 2008, p. 911-922, ici p. 918. Voir aussi le travail du chorégraphe Ivar Hagendoorn, « Towards a neurocritique of dance », in BalletTanz Yearbook, 2004.
[17] V. Gallese, « Il corpo teatrale: mimetismo, neuroni specchio, simulazione incaranata », Culture teatrali, 16, 2007, p. 37.
[18] Cette perspective me semble avoir quelque intérêt pour une version faible de la performance dans laquelle serait perdu tout enjeu rituel. Je parle de « version faible », car si la question de l’interdépendance de l’acteur et du spectateur est déplacée sur le plan biologique et donc supposée innée, le seuil de différence entre le quotidien et le rituel mis en jeu dans la performance perd de sa puissance en étant à nouveau absorbée par l’indifférence biologique de l’acteur et du spectateur.
[19] Voir V. Gallese, « The two sides of mimesis. Girard’s mimesis theory, embodied simulation and social identification », Journal of Consciousness Studies, 16/4, 2009, p. 5.
[20] H. Plessner, Die Stufen des Organischen und der Mensch. Einleitung in die philosophische Anthropologie (1928), in Gesammelte Schriften, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1981, vol. IV, p. 364-365.
[21] H. Plessner, Zur Anthropologie des Schauspielers (1948), in Gesammelte Schriften, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1982, vol. VII, p. 407-408.
[22] H. Plessner, Zur Anthropologie des Schauspielers, op. cit., p. 409.
[23] É. Souriau, Le sens artistique des animaux, Paris, Hachette, 1965, p. 105 .
[24] La citation du « minstrel show » et de la « black face comedy » est en effet évidente, deux sous-genres du vaudeville américain qui se sont développés au milieu du xixe siècle dans un milieu de culture clairement raciste qui jouait sur les stéréotypes liés à ce que l’on appelait la négritude. Voir R. C. Toll, Blacking Up. The Minstrel Show in Nineteenth-century America, Londres, Oxford University Press, 1993. Je remercie Giulia Palladini pour les occasions de réflexion qu’elle m’a offert à ce sujet.
[25] Il est intéressant de remarquer que certaines données expérimentales montrent comment les sujets réagissent selon une direction de bas en haut pour l’induction perceptived’un mouvement engendré par une stimulation, et du haut vers le bas pour l’induction intentionnelle d’un mouvement direct vers un objectif. Voir W. Prinz, « An Ideomotor Approach to Imitation », dans S. Hurley, N. Chater (dir.), Perspective on Imitation. From Neuroscience to Social Science, vol. I, The MIT Press, 2005.
[26] R. Blair, « The Actor, Image, and Action. Acting and cognitive neuroscience », op. cit., p. 89.
[27] V. Gallese, « “Being like me” : Self-other identity, mirror neurons, and empathy », dans S. Hurley, N. Chater (dir.), Perspective on Imitation…, op. cit., p. 101-118, ici p. 106.