Liaisons dangereuses et biologie de l’évolution

Liaisons dangereuses et biologie de l’évolution : compte-rendu du roman Conflits intérieurs d’Éric Bapteste

 par Pierre-Louis Patoine

Et si l’humanité n’était pas maître de son destin?

 

C’est sur cette question provocatrice que s’ouvre l’admirable fable scientifique d’Éric Bapteste, Conflits intérieurs. Celle-ci nous confronte d’emblée au rapport du 8 569 425 789 324 562 178e comité de supervision – comité à l’identité mystérieuse mais dont le numéro suggère déjà son appartenance à une échelle d’existence non-humaine. Premier d’une série qui émaille le récit, et lui donne un air de science-fiction, ce fragment amorce la remise en cause d’une certaine vision de l’humain, qui serait indépendant de son environnement et des organismes qui y fourmillent, et qui commanderait ce grand vaisseau appelé Terre, ayant remporté seul la « course de l’évolution ».

 

Il est aujourd’hui urgent d’interroger le rapport que nous entretenons avec notre environnement et l’une des qualités de cette œuvre, qui mélange vulgarisation scientifique et intrigue romanesque, est de nous fournir des éléments de réflexion pour repenser la manière dont les formes de vie animales, végétales, humaines ou microbiennes se développent ensemble au sein des écosystèmes. Car c’est d’une vision renouvelée du vivant, et de la place de l’humain en son sein, dont nous débattrons tout au long de cet ouvrage qui nous plonge au cœur de la recherche contemporaine en biologie évolutive.

 

Cette plongée suit le fil d’une rivalité entre deux scientifiques fictifs. D’un côté, l’égoïste John Hatch, célèbre professeur à l’Université McGill et directeur du prestigieux H’Lab ; de l’autre, Robert Beaubien, responsable du laboratoire « Coopération et évolution » de l’Université de Montréal. Le premier est obsédé par la compétition, principe qui ordonnerait la totalité des relations biologiques. Le second travaille sur les innombrables formes de coopération et d’échange qui traversent et structurent le vivant.

 

Leur nomination simultanée pour le prix Crafoord (le Nobel des disciplines non-éligibles à la prestigieuse récompense suédoise, comme la biologie) déclenchera des tractations au travers desquelles nous découvrirons les rouages et acteurs de la recherche universitaire. Des personnages attachants, tels que Xavier et Laura, doctorant et post-doctorante, se trouvent mêlés à cette rivalité intellectuelle et personnelle, nous laissant apercevoir diverses trajectoires de chercheurs, jeunes ou confirmés, avec leurs méandres et leurs aléas, leurs joies et leurs angoisses, leurs espoirs et leurs regrets. Les manœuvres de ces personnages, que nous suivons pendant une année rythmée par les rituels académiques –conférences et publications, évaluations supposées en double aveugle, travaux doctoraux et vie quotidienne des laboratoires– font écho aux dynamiques coopératives et compétitives qu’étudient Hatch et Beaubien.

 

Le lecteur peut ainsi s’amuser à mesurer les ressemblances entre ces dynamiques biologiques et leurs versions sociales et affectives. Bapteste met astucieusement en pratique les leçons de biologie de l’évolution qui surgissent au fil des pages. En effet, les échanges entre personnages constituent souvent des moments de vulgarisation dialoguée, où le lecteur se confronte aux idées novatrices et passionnantes de la biologie contemporaine: remise en cause de la notion d’espèce à la lumière de l’imbrication d’organismes différents (tels que l’assemblage termitière-termites-champignon); rôle des gènes dans la compétition entre individus; prédominance de l’ADN microbien au sein du génome humain…

 

Comme dans ce domaine biologique de plus en plus complexe, impossible de s’en tenir à un manichéisme de base dans Conflits intérieurs (même si le lecteur préférera forcément certains personnages) et le duel Hatch-Beaubien, avec ces effets collatéraux imprévus, amènera ses dynamiques de coopération et de compétition dans des directions étonnantes!

 

À travers un récit simple et efficace, écrit dans un style limpide, Conflits intérieurs réussit à être pédagogique sans être pédant. Le parti pris de la « fable scientifique » apporte une réelle fraîcheur à un texte atypique, qui reste littéraire malgré sa volonté vulgarisatrice. Dilemmes moraux, intrigue amoureuse, portrait du monde de la recherche, ce récit informatif et divertissant nous permet de ré-imaginer le monde du vivant et d’entrevoir de nouvelles possibilités de relations entre les humains et leurs partenaires biologiques. En repensant la relation entre compétition et collaboration, en reconsidérant les rapports entre « gagnants et perdants », Conflits intérieurs ouvre la voie à de nouvelles manières d’envisager les lois de la nature, bien sûr, mais aussi celles de l’Histoire humaine et de nos histoires personnelles.




« Der Augen Blödigkeit“. Sinnestäuschungen, Trugwahrnehmung und visuelle Epistemologie im 18. Jahrhundert

Evelyn Dueck, Nathalie Vuillemin (Hg.), « Der Augen Blödigkeit « . Sinnestäuschungen, Trugwahrnehmung und visuelle Epistemologie im 18. Jahrhundert, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2016.

Cet ouvrage collectif, dont le titre est une allusion à E.T.A. Hoffmann et son Marchand de sable, réunit quinze contributions (en allemand et en français) à un colloque ayant eu lieu à l’Université de Neuchâtel (Suisse) en novembre 2014. Il s’inscrit dans les recherches actuelles menées dans le cadre de la Maison des Littératures et du Laboratoire d’études des littératures et savoirs de l’Université de Neuchâtel sur la vision et l’épistémologie visuelle[1].

Si le siècle des Lumières (européennes) est bien le siècle où la perception visuelle devient le sens dominant (Leitsinn) produisant même une « idéologie de la lumière et de l’œil » (Mergenthaler)[2], les recherches scientifiques dans le domaine de l’optique, de l’astronomie et de la microscopie montrent en même temps que les illusions d’optique (Sinnestäuschung) sont inévitables et que la perception humaine peut être trompeuse. Montrer que ce paradoxe se trouve au cœur des débats scientifiques et esthétiques du XVIIIe siècle (et non seulement à partir du romantisme) est l’objet de ce livre qui s’inscrit ainsi clairement dans un approche épistémocritique s’intéressant aux liens entre littérature et savoirs tout en interrogeant les limites des connaissances humaines. L’ouvrage s’inscrit également dans les recherches sur le lien entre littérature et techniques des médias dont le livre de Jonathan Crary est devenu un classique pour le XIXe siècle[3]. Au début de ce XIXe siècle, pour reprendre la thèse de Jonathan Crary, une rupture se produit avec les modèles classiques de la vision et de l’observation dont la chambre noire est le support. Pour Crary « la vision s’arrache à la stabilité et à la fixité des rapports incarnés par la chambre noire »[4]. Le sujet observant du XIXe siècle ne se fie plus aux « garanties d’autorité, d’identité et d’universalité » que donne cette technique[5]. A la chambre noire se substitue une « vision subjective » qui soustrait l’image à son référent externe et situe l’expérience visuelle dans le corps d’un observateur autonome. Le présent ouvrage permet de voir la longue durée de cette évolution à partir du XVIIIe siècle.

Evelyn Dueck (Neuchâtel/Halle) présente dans son introduction un état de la recherche en retraçant l’histoire des mots allemands « Sinnestäuschung » et « Trugwahrnehmung » dans les encyclopédies et dictionnaires du XVIIIe siècle. Si dans le monde français et anglais le mot « illusion » permet de rendre tôt le sentiment d’une perception incertaine (d’une imagination chimérique) en allemand les termes mettent du temps à trouver leur entrée dans les discours. Elle évoque non seulement les travaux et discussions concernant l’illusion dans le monde réel, mais aussi les discussions théoriques concernant l’illusion dans le domaine esthétique, voire la fiction. D’autres notions comme « Täuschung », trompe l’œil, « Traum » font également partie de discours analysés. Dans un deuxième temps Dueck entreprend un tour d’horizon des écrits optiques de scientifiques comme Kepler, Descartes, Locke et Newton.

Cette présentation est claire mais il aurait été plus logique de présenter d’abord et chronologiquement les recherches scientifiques dans le domaine de l’optique pour expliquer dans un deuxième temps la présence et l’importance de l’illusion dans le discours esthétique.

En effet la littérature représente (reflète et réfléchit) les changements épistémologiques à travers le choix des métaphores, des motifs de l’œil et des objets (optiques) particuliers comme éléments importants de la trame narrative. Julia Bohnengel (Saarbrücken) étudie ainsi l’histoire des lunettes dans des textes allemands et français du XVIIIe siècle, symbole d’érudition, mais aussi signe de vieillesse et de faiblesse. Sabine Haupt (Fribourg) s’intéresse dans une contribution à la longue-vue en prolongeant entre autres les réflexions d’Ulrich Stadler souvent citées dans cet ouvrage qui a expliqué l’intérêt du XVIIIe siècle pour des instruments optiques par une réévaluation et une nouvelle interprétation de la faculté d’imaginer (Einbildungskraft)[6]. Elle souligne la double fonction du motif de la longue-vue : dirigée vers l’extérieur (dans l’utilisation scientifique et technique) ou vers l’intérieur (dans certaines poétologies autour de 1800). Chez Jean Paul par exemple qui développe dans Des Quintus Fixlein Leben bis auf unsere Zeiten une théorie de la fantaisie, la longue-vue devient une métaphore d’un instrument qui permet d’accéder à des domaines inconnues de l’imagination : un « téléscope de la fantaisie » (Fernrohr der Phantasie). Une deuxième variante de ce motif est l’image du téléscope de l’âme ; c’est-à-dire l’idée d’un instrument qui sert à comprendre des pulsions psychiques. Ce motif devient central au XIXe siècle et S. Haupt nous présente aussi un roman de science-fiction moins connu de Giacomo Casanova, publié en 1788 en français et dans lequel des téléscopes et le personnage principal comme ophtalmologue jouent un rôle central : Icosameron ou histoire d’Edouard et d’Elisabeth qui passèrent quatre vingts un ans chez les Mégamicres habitans aborigès du Protocosme dans l’intérieur de notre globe. S. Haupt donne aussi l’exemple d’un scientifique – Leonhard Euler (1707-1783) – qui s’intéresse à l’association de motifs techniques et psychiques et à l’analogie entre œil et camera obscura. Elle termine sa contribution sur Jean Paul et l’utilisation du motif du télescope comme symbole sexuel. Un lien entre perception/vision et érotisme (Erotik) est également établi dans deux autres contributions dédiées à la « curiosité de voir » (Schaulust) et au voyeurisme dans le Agathon de Wieland (Ulrike Schiefelbein, Weimar) et dans Goethes Briefe aus der Schweiz (Sonja Klein, Düsseldorf).

Le problème de ne plus voir son ombre ou son propre reflet dans le miroir est abordé par Dirk Uhlmann (Münster) à partir des exemples de Chamisso et d’E.T.A. Hoffmann. Ce dernier est aussi au centre de l’intérêt de Thomas Boyken (Tübingen) qui met l’accent sur l’ambivalence du regard dans ses textes, la relativité et la subjectivité de la perception et l’idée que la perception est un processus de construction (Konstruktionsprozess), p. 194.

Comme le mathématicien Leonhard Euler, le médecin-philosophe Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) porte un grand intérêt au sens de la vue. Cécile Lambert propose une analyse de son discours sur l’œil et la vue qui souligne sa curiosité pour le vertige, l’hallucination, l’illumination et l’illusion d’optique. Lambert démontre le point de vue sceptique du philosophe en soulignant que « [L]e discours sur le savoir ne se construit donc pas chez La Mettrie dans un cadre rationaliste. » (p. 96) Lucas Gossi (Fribourg) étudie quant à lui la forme poétique et la fonction de la fable cartésienne (Le Monde ou Traité de la Lumière) pour s’interroger si la fable peut être considérée comme modèle scientifique.

Au niveau théorique ce volume se fait l’écho des débats théoriques sur les frontières entre peinture et littérature. Monika Schmitz-Emans (Bochum) analyse l’intérêt du physicien et littéraire allemand Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) pour le peintre et graveur (satirique) anglais William Hogarth (1697-1764) qu’il a rencontré en 1774. L’intérêt particulier vient du fait que Lichtenberg cherche à rapprocher le style de ses commentaires à celui des gravures de Hogarth : il joue avec les arrangements de perspective qui ouvrent plusieurs manières de voir selon le point de vue. Son intérêt pour le tableau dans le tableau ainsi que pour les enceintes de rue qui sont présentes chez Hogarth pour indiquer le chemin, mais aussi pour désorienter. Les jeux d’images deviennent ainsi chez Lichtenberg des jeux de mots. Manfred Mühlbacher (Munich) analyse la Lettre sur les aveugles de Diderot pour montrer que Diderot y cherche à montrer le problème des analogies défectueuses et l’illusion des sens dans le langage.

Erika Thomalla (Berlin) étudie la vision du cosmos (la visibilité de son ordre ou désordre) à partir de l’analyse d’un récit de voyage fictif de 1744 – entre récit fictionnel et récit factuel – de l’astronome (controversé) Eberhard Christian Kindermann dans lequel les cinq sens deviennent des figures littéraires avec le personnage de Visus comme guide. Dans ce texte intitulé Geschwinde Reise auf dem Lufft-Schiff nach der Obern Welt et rédigé dans la tradition des Entretiens de Fontenelle on passe du système géocentrique au système héliocentrique. La critique de l’époque a reproché à Kindermann de ne pas montrer clairement les limites entre texte scientifique, spéculatif ou ésotérique. Pour Thomalla la particularité de ce texte consiste pourtant dans le fait qu’il constitue une réflexion sur les conditions de produire de nouveaux savoirs (p. 151).

Christoph Gschwind (Fribourg) complète la présentation théorique de l’illusion entamée par Evelyn Dueck avec une contribution qui présente des théories de l’illusion chez Moses Mendelssohn, Gottfried August Bürger et Friedrich Schiller pour constater une rupture avec les conceptions de l’illusion des Lumières dans la comédie satirique Die verkehrte Welt (1798) de Ludwig Tieck. Sabine Eickenrodt (Bratislava) clôt l’ouvrage collectif avec un travail sur le Hesperus de Jean Paul.

Si ce travail collectif traite du XVIIIe siècle[7] il témoigne en même temps de l’importance de l’image (des images vraies et des images faussées) et de la (nouvelle) visibilité médiatisée à laquelle nous assistons aujourd’hui et qui est à l’origine d’une sensibilité particulière pour le sujet. Ainsi même la littérature du Moyen Âge se prête à réfléchir sur le regard et la visibilité[8]. Ce volume sera enrichissant pour les littéraires et historiens des sciences qui s’intéressent à cette question au-delà de la période au centre de l’ouvrage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Cf. la publication récente de l’ouvrage collectif de Nathalie Vuillemin et Evelyn Dueck (dir.), Entre l’œil et le monde. Dispositifs d’une nouvelle épistémologie visuelle dans les sciences de la nature (1740-1840), 2017, dans « épistémocritique », ISBN PDF : 979-10-97361-04-4).

[2] Volker Mergenthaler, Sehen schreiben – Schreiben sehen. Literatur und visuelle Wahrnehmung im Zusammenspiel, Tübingen, 2002, p. 69.

[3] Jonathan Crary, L’art de l’observateur: vision et modernité au XIXe siècle, Nimes, J. Chambon, 1994.

[4] Ibid., p. 37.

[5] Ibid., p. 51.

[6] Ulrich Stadler, Der technisierte Blick. Optische Instrumente und der Status von Literatur. Ein kulturhistorisches Museum, Würzburg 2003, p. 146.

[7] Comme aussi celui de Jürgen Kaufmann, Martin Kirves, Dirk Uhlmann (dir.), Zwischen Sichtbarkeit und Unsichtbarkeit. Visualität in Wissenschaft, Literatur und Kunst um 1800, Wilhelm Fink, 2014.

[8] Cf. Ricarda Bauschke, Sebastian Coxon, Martin H. Jones (dir.), Sehen und Sichtbarkeit in der Literatur des deutschen Mittelalters, Akademie Verlag, 2011.

 




Biological-Time, Historical Time

Biological Time, Historical Time: Transfers and Transformation in 19th century Literature, Niklas Bender et Gisèle Séginger (dir.), Leyde, Brill | Rodopi, 2018, 411 pages.

Autant en emporte le temps… Tout au long du XIXe siècle, la perception du temps change au contact d’audacieuses théories scientifiques : biologie et géologie façonnent une temporalité plastique, se prêtant tantôt à l’observation des lois de l’hérédité, tantôt à la contemplation vertigineuse de l’abîme du temps profond. C’est cette temporalité nouvelle que se propose d’étudier cet ambitieux ouvrage collectif, par l’exploration de ses représentations littéraires dans un corpus français et allemand.

Cette étude magistrale est le fruit d’un travail collaboratif de grande ampleur, mené de front par les Biolographes, groupe international de chercheurs observant les interactions entre littératures et savoirs biologiques, et par d’autres chercheurs affiliés. L’introduction des deux directeurs de publication souligne à juste titre que, si nombre de réflexions critiques ont été consacrées à la temporalité, peu en ont observé la genèse scientifique et littéraire au XIXe siècle. Le dédoublement entre temps historique et temps biologique fait l’objet d’une problématisation érudite, avec des renvois aux premiers bouleversements de la conception du temps dans les Époques de la Nature (1778) de Buffon.

La première partie, « Rethinking the order of time », observe comment le temps peut être constitué en ordre de pensée propre à la subversion idéologique. Le temps profond de la géologie et de la transformation biologique s’oppose en effet à la téléologie fixiste chrétienne qui réduit l’âge de la terre à quelque six mille ans. Cette nouvelle vision du temps s’impose dans la science comme dans les consciences, comme l’explique Pascal Duris, mais de façon très progressive : Linné demeura toujours fixiste, Buffon fut censuré par la Sorbonne, Lamarck ne réussit jamais à convaincre Cuvier.

Ce temps géologique profond imprègne l’imaginaire littéraire romantique : ainsi Chateaubriand compare-t-il volontiers les strates des falaises à celles de ses souvenirs, comme le montre Paule Petitier. Sous la plume de l’écrivain des Mémoires d’outre-tombe, les révolutions historiques se superposent aux révolutions géologiques dans ce qui semble être une vision catastrophiste nourrie des incertitudes politiques de 1830. Cependant, Petitier souligne que c’est la vision uniformitariste de Lyell, et non le catastrophisme de Cuvier, qui l’emporte : Chateaubriand préfère généralement voir dans l’Histoire la somme de changements imperceptibles plutôt que des cycles ponctués de cataclysmes.

La pensée de Cuvier est également récusée par Pierre Boitard dans Paris avant les hommes, publication posthume de 1861. Claude Blanckaert nous invite à redécouvrir ce volume étonnant où le diable de Lesage, Asmodée, guide le lecteur dans le gouffre abyssal des siècles, tournant en dérision le fixisme de Cuvier et présentant un homme-fossile sauvage se nourrissant du sang des hyènes. Boitard, lui-même transformiste, avait avant Darwin conçu l’hypothèse d’une origine commune des êtres représentée par un système arborescent, en restant toutefois nominaliste comme Buffon (il ne souscrivait pas à l’idée d’un développement d’espèces différenciées).

Le « développement » est précisément la notion qui occupe Christophe Bouton dans son analyse méthodique de la pensée de plusieurs philosophes allemands, entre temps biologique et historique. Pour Kant, l’ontogenèse de l’homme récapitule la phylogenèse de la civilisation, à condition que le progrès de l’histoire permette sa réalisation. À l’inverse, aux yeux de Hegel, le développement de l’histoire permet à l’homme de prendre conscience de son libre-arbitre, par un développement singulier de l’esprit bien distinct des développements organiques. Enfin, pour Marx, la révolution fait partie du développement naturel de l’histoire, tel un fruit qui mûrit lentement. Herder utilise lui aussi une analogie entre biologie et histoire pour souligner la notion de progression.

David Schulz analyse la formation de cette pensée du temps profond de Herder, qui compare l’être humain à un « ephemeros », créature éphémère face à l’écrasante immensité du temps, reprenant une formule du baron d’Holbach. Ce dernier est aussi une source d’inspiration pour le poète Wilhelm Heinse à la fin du XVIIIe siècle, dont la correspondance révèle également l’influence de Buffon et de Saussure, témoignant d’un réseau intellectuel entre la France et l’Allemagne au sein duquel les théories géologiques les plus audacieuses circulaient librement.

La seconde partie, « Atavism and Heredity », s’interroge sur l’apparition de la notion d’atavisme au cours du XIXe siècle, principalement dans la littérature naturaliste. Arnaud Hurel retrace la genèse de l’homme préhistorique, tel qu’il fut imaginé par des générations de naturalistes : de Jacques Boucher de Perthes à Arthur Bordier, le transformisme s’articule à une téléologie du progrès, faisant triompher la rationalité et la civilisation de l’homo sapiens face à la violence brute de Néanderthal, dont les os sont découverts en 1856. La criminalité devient ainsi la marque d’un atavisme, comme Zola le suppose dans La Bête Humaine (1890).

Concevoir l’existence d’un tel ancêtre est à l’origine d’une crise de la pensée pour Nietzsche, comme le montre Emmanuel Salanskis : la théorie darwinienne prive l’homme de valeurs morales, religieuses ou esthétiques autrefois conçues comme éternelles. C’est cette crise que Nietzsche tente de résoudre en présentant une « généalogie » darwinienne de ces valeurs dans la Généalogie de la Morale (1887) : les valeurs supérieures, qui demeurent, sont celles qui sont profitables à l’homme qui les incarne. Nietzsche songe ainsi à la possibilité d’un homme supérieur, fruit d’une sélection morale sur des générations dans le laboratoire de l’Histoire.

Plus que la question des valeurs ou des caractères, c’est celle de leur transmission que se pose Henri Bergson. Arnaud François invite à relire l’Évolution Créatrice (1907), où Bergson suppose que l’hérédité n’est pas autant biologique que chimique. La transmission de caractères nouveaux serait donc l’exception plus que la norme, fondée sur une paradoxale hérédité de l’écart. De façon similaire, chez Zola, ce n’est pas l’alcoolisme que Gervaise transmet à ces cinq enfants, mais une certaine disposition, une pulsion de bonheur et de mort, qui se trouve renouvelée de façon toujours singulière chez chacun d’entre eux.

Zola est également le sujet de l’étude de Rudolf Behrens qui analyse les différents lieux de La Faute de l’Abbé Mouret (1875) : le village, le Paradou et l’église forment autant d’environnements biologiques et littéraires, véritable chronotope dans le récit zolien. S’ils semblent évoquer par leur archaïsme et par le jeu de l’intertextualité biblique les commencements de l’humanité, ils sont plutôt un terrain d’expérience épistémologique pour Zola, comme autant de mondes rêvés qui échappent au positivisme du docteur Pascal.

La troisième partie, « Nature and Culture », se penche sur quatre autres géants de la littérature française : Hugo, Baudelaire, Lautréamont et Proust. Niklas Bender analyse la façon dont la Nature et l’Histoire interagissent dans les romans historiques de Victor Hugo : l’auteur de Quatrevingt-treize (1874) défend certes une téléologie du progrès, dans laquelle l’Histoire doit s’émanciper de la nature. Cependant, dans ses scènes prophétiques, les deux se rejoignent en une vision cosmique harmonieuse, même si l’acte visionnaire demeure tributaire du voyant, dans une temporalité humaine et individuelle.

Chez Baudelaire, plusieurs ordres temporels coexistent également, pour former le beau. Dans Le Peintre de la Vie Moderne (1863), Baudelaire explique que le beau est dual, à la fois historique et anhistorique : le rôle de l’artiste, comme l’explique Thomas Klinkert, est donc de faire converger ces temporalités de la beauté vers un troisième ordre, celui du temps culturel. Ainsi, dans « Une Charogne », le pouvoir métaphorique du langage dédouble la temporalité biologique de la décomposition en une temporalité culturelle ouverte à la beauté, grâce à la vision de l’artiste qui sait discerner la « divine essence » éternelle des êtres et des choses.

Peut-être est-ce le temps biologique qui domine sur l’éternité esthétique dans les Chants de Maldoror (1869) de Lautréamont : Frank Jäger propose de voir en Maldoror l’incarnation d’une logique évolutionniste impitoyable, écrasant les moins aptes au fil des siècles, mais prenant aussi en compte l’extraordinaire diversité du vivant, comme en témoigne son foisonnant bestiaire. L’écriture poétique de Lautréamont serait elle-même un reflet de ce processus vivant, par les techniques de collage et d’hybridation textuelle, montrant à l’œuvre les croisements des espèces et la créativité de l’évolution toujours renouvelée.

Le temps biologique a également une importance décisive chez Proust, comme le montre Edward Bizub : les séances de psychothérapie avec le Dr Sollier étaient fondées sur la « kinesthésie » visant à faire ressurgir des souvenirs refoulés en stimulant la mémoire du corps. C’est cette temporalité corporelle et intime qui rythme la Recherche, comme dans la résurrection de Venise la faveur d’une simple sensation dans le pied du narrateur. Bizub précise que Proust a réagi avec virulence à la séparation de l’Église et de l’État car il concevait, de façon similaire, l’Église comme un corps indispensable au maintien d’une mémoire collective.

La quatrième partie, « Poetics of Time », propose de relire plusieurs grandes œuvres comme des « épopées de l’évolution », dont la Comédie Humaine de Balzac. Hugues Marchal relit l’éloge de Cuvier dans La Peau de Chagrin (1831) à la lumière de plusieurs poèmes sur le grand naturaliste. Or, si Cuvier est un poète pour Balzac, le poète lui-même se fait parfois paléontologue, cherchant dans les strates de la littérature quelque relique de poésie fossile : Marchal ajoute que, dans son roman Le Monde tel qu’il sera (1846), Émile Souvestre imagine la science de Cuvier appliquée aux belles-lettres, pour reconstituer une société à partir de ses vestiges littéraires.

Toutefois, selon Sandra Collet, il semble que ce soit Geoffroy Saint-Hilaire, plus encore que Cuvier, qui ait gagné toutes les faveurs de Balzac pour son principe d’unité de composition du vivant. Balzac, s’il montrait des hésitations manifestes, restait certes résolument fixiste, donc du côté de Cuvier. Cependant, sa description du milieu parisien pourrait sembler une frappante préfiguration littéraire du struggle for life darwinien, avec sa lutte pour la survie sociale, ses métaphores animalières et ses lois d’adaptation et de sélection, dont Rastignac est le meilleur exemple.

La poésie de Delille prend également les contours d’une épopée naturaliste… avec quelques licences poétiques, précise Nicolas Wanlin : le temps profond de la géologie est évoqué par des métaphores empruntées au temps court de l’histoire dans L’Homme des Champs (1800). La perception du temps profond permet cependant des « épopées universelles » teintées de darwinisme qui ne sont plus fondées sur les saisons, comme l’œuvre d’Edmond Emerich. La pensée du temps long se prête enfin à un imaginaire poétique décadentiste à la fin du siècle, ponctué par la dégénérescence, comme chez Raoul de la Grasserie.

Yohann Ringuedé s’intéresse plus spécifiquement à une de ces épopées : Antediluviana, Poème Géologique (1876) d’Ernest Cotty, dédié à Louis Figuier. La relation de Cottet à Cuvier est singulière : le poème est éminemment catastrophiste, par sa structure paratactique, allant de strate en strate. Il est aussi fixiste, par les irruptions de nouvelles créatures ex nihilo, comme l’étonnant « labyrinthodon ». Il répond en cela aux théories de Cuvier ; pourtant, il n’en reste pas moins ordonné d’après l’idée de finalité, téléologie dont l’homme serait le sommet et Dieu le grand créateur.

Alors que l’origine des temps fascine certains auteurs, d’autres sont davantage curieux de leur fin : Claire Barel-Moisan analyse ce motif deux romans d’anticipation. Dans La Fin du monde (1894) de Camille Flammarion, la narration effectue un saut temporel de plusieurs millions d’années jusqu’à un changement mortel de composition de l’atmosphère. La mort et la renaissance successives des galaxies aboutissent à un temps sans commencement ni fin. À l’inverse, dans La Mort de la Terre (1910) de Rosny aîné, le temps est assimilé à un fatum inexorable, une tragédie annoncée pour le narrateur, un des derniers humains luttant désespérément pour sa survie.

La pensée de Friedrich Schlegel n’est pas aussi pessimiste. Stefan Knödler montre son intérêt pour la Naturphilosophie et ses relations d’admiration mutuelle avec Cuvier. Schlegel applique les principes de l’histoire naturelle au langage, posant les bases de la philologie : à ses yeux, la poésie est progressive et universelle, c’est la langue première de l’humanité. Or, Schlegel, s’il a appliqué les méthodes de l’histoire naturelle à la langue, a aussi fait l’inverse, combinant histoire naturelle, littéraire et mythologique dans des articles scientifiques.

La cinquième et dernière partie porte sur « Biology and Ideology ». Juliette Azoulai y explique comment le temps de l’évolution se télescope avec celui de la révolution chez Michelet, Flaubert et Zola. Michelet suppose que la théorie anglaise de l’uniformitarisme serait liée à l’histoire de l’Angleterre, marquée par une progression constitutionnelle lente, alors que la théorie française du catastrophisme serait issue du séisme révolutionnaire. Flaubert, lui, préfère qualifier les théories de conservatrices ou de révolutionnaires selon leur taux de compatibilité avec le récit biblique. Enfin, dans Germinal (1885) de Zola, le temps biologique de la germination voit éclore celui de la révolution de la terre et des hommes dans la logique du Bildungsroman.

Michelet est aussi le sujet de l’étude de Gisèle Séginger : après avoir rappelé le développement de l’intérêt de Michelet pour les sciences naturelles, elle observe la pensée biologique à l’œuvre dans La Mer (1861). Michelet y développe un système original, conciliant idéalisme et matérialisme biologique, par une pensée imprégnée de vitalisme et de transformisme, également influencée par la théorie de la génération spontanée de Fouchet. La transformation des organismes marins, qui tend à la complexification, prend le pas sur la révolution, et le portrait des innombrables organismes du fond des océans peut être lu comme un vibrant hommage au peuple laborieux.

La représentation du peuple occupe aussi Carine Goutaland dans son analyse des théories proto-darwiniennes de Zola. Zola cite certes Darwin dans Le Roman Expérimental (1880), mais son darwinisme est plutôt social, hérité de Spencer, et manifeste par un réseau de métaphores sur « manger et être mangé ». Les comparaisons entre les maigres et les gras reviennent dans Le Ventre de Paris (1873) et Germinal (1885), où les relations des personnages peuvent être interprétées sur le mode du cannibalisme social ou du vampirisme. Enfin, le naturalisme lui-même, par la métaphore organique, se fait modèle biologique venant des entrailles de l’humanité, mêlant digestion et création.

La pensée évolutionniste peut toutefois fonctionner à rebours : comme le montre Pierre-Louis Rey, Joseph Arthur de Gobineau considère que l’homme est voué, non au progrès, mais à l’extinction par dégénérescence. Dans son Essai sur l’Inégalité des Races Humaines (1855), il affirme que la « race aryenne » a peu à peu dégénéré en se mêlant aux autres. Il admet d’heureuses exceptions, dont lui-même, qui descendrait directement du dieu Odin. Il établit ainsi une immortalité sélective, fondée sur le degré d’aristocratie.

Bien loin de Gobineau est la pensée de Louise Michel, analysée par Claude Rétat. Michel voit en Darwin comme en Élisée Reclus les deux penseurs d’une unité fondamentale : Darwin, celle des espèces, et Reclus, celle des espaces, par laquelle l’humanité est rassemblée. Elle s’oppose aux théories de Spencer, en faveur d’un darwinisme plus scrupuleux qui ne soit pas réduit à une simple loi du plus fort : son darwinisme n’est pas social, mais socialiste, comme dans À Propos des explosions (1892), où Michel justifie les actes de l’anarchiste Ravachol par la théorie de l’évolution.

L’ouvrage dirigé par Gisèle Séginger et Niklas Bender offre donc une analyse aussi riche que passionnante d’un vaste corpus franco-allemand qui, sans nul doute, fera date dans les études de littérature et d’histoire des idées. On voit mieux comment, dans une subtile guerre métaphorique, la « flèche » de la téléologie biblique est remplacée par le « cycle » géologique et biologique, comme le soulignait Stephen Jay Gould dans Time’s Arrow, Time’s Cycle (1987). Biological Time, Historical Time propose sur le temps profond une réflexion qui ne l’est pas moins, en interrogeant ce rapport complexe que nous avons construit avec le temps avant l’avènement de la phénoménologie et de la physique quantique.

La lecture de cet ouvrage nous montre également que cette temporalité aux multiples visages n’est peut-être, somme toute, pas autant une intuition pure kantienne qu’une modalité épistémologique de la subjectivité. Nos différentes conceptions du temps, avec cette plasticité poétique qui le caractérise, seraient autant de tentatives de reconstruire notre rapport au monde, qu’il s’agisse du temps catastrophiste de Cuvier ou de l’évolution créatrice de Bergson, car, comme le conclut avec grâce Carlo Rovelli : « nous sommes le temps. Nous sommes cet espace, cette clairière ouverte dans les traces de la mémoire à l’intérieur des connexions de nos neurones » (L’Ordre du Temps, Paris : Flammarion, 2018, p. 230).

 

Caroline Dauphin, doctorante, Université Sorbonne-Nouvelle (Paris)

Caroline Dauphin est doctorante à l’Université Sorbonne-Nouvelle (Paris). Sa thèse porte sur les passions animales et végétales dans la poésie d’Erasmus Darwin et de William Blake. Ses centres d’intérêt sont les relations entre sciences et littérature, l’écocritique, la poésie romantique anglaise et les études comparatistes. Elle a publié un article sur « Erasmus Darwin et la théorie de la séduction naturelle » dans la revue L’Atelier en 2018 ainsi que deux chapitres d’ouvrages sur le romantisme anglais. Quatre autres chapitres et articles sont en cours de publication, dont « A brief history of deep time in Romantic poetry », dans l’ouvrage collectif Romanticism and Time, dirigé par Sophie Musitelli (à paraître).




Die Pflanzenwelt im Fokus der Environmental Humanities

Die Pflanzenwelt im Fokus der Environmental Humanities. Le végétal au défi des Humanités environnementales. Deutsch-französische Perspektiven/Perspectives franco-allemandes. Peter Lang, Berlin 2021, 348 pages.
Aurélie Choné (Éditeur de volume), Philippe Hamman (Hrsg./ed))

Avec ce volume, Aurélie Choné et Philippe Hamman poursuivent leur investigation des Humanités environnementales dont un temps fort fut la publication, avec Isabelle Hajek, du Guide des Humanités environnementales paru en 2016 aux éditions du Septentrion, suivi d’une version en anglais et de nombreuses publications sur le sujet, et y apportent une nouvelle contribution. Le présent ouvrage comporte, en plus de l’introduction qui replace les différents articles dans leur contexte, onze chapitres, six en français, cinq en allemand. Une première partie s’applique à faire le tour des dynamiques et enjeux du champ à l’échelle franco-allemande, qui permet de dépasser l’étroitesse des focalisations nationales voire nationalistes d’usage et s’ouvre également aux perspectives plus globales (comme par ex. dans la contribution de Jawad Daheur). Une deuxième partie, elle-même subdivisée, se penche sur des études de cas du règne végétal, en l’occurrence les jardins et les forêts. Chaque contribution est précédée d’un résumé en anglais et suivie d’une bibliographie témoignant de l’importance de l’existant et de sa fécondité en perspective.

Tenter de penser autrement le rapport de l’homme à la nature, tel est, selon A. Choné et P. Hamman, l’un des enjeux majeurs des Humanités environnementales et signifie questionner autant l’homme que son milieu et leurs interactions, en s’éloignant du paradigme de la maîtrise, ou du moins de la domination. Cela implique de multiplier les angles d’approche disciplinaires et méthodologiques et de les amener à se compléter, de réexaminer les perspectives historiques et géographiques et de redéfinir les objets de l’investigation.

La proclamation de l’anthropocène place ces volontés de renouveler les sciences humaines sous le signe de l’urgence. Elle met également en lumière la nécessité d’élargir la perspective des sciences qui en ont proposé le concept (chimie, biologie, géologie) comme le souligne Christopher Schliephake en attirant l’attention sur cet « anthropos » dont le singulier interroge, un singulier qui gomme les dimensions politiques, socio-économiques, culturelles, autant que la profondeur historique. Les humanités environnementales ne sauraient en effet se limiter à la période relativement récente où l’impact géophysique de l’homme sur la terre est visible. Réinterroger l’Antiquité signifie aussi réexaminer sous de nouveaux angles la division entre nature et culture, telle qu’on peut l’appréhender notamment dans la/les mythologies, en amplifiant également la perspective géographique. Que l’on puisse attendre des pistes esquissées de nouveaux savoirs ne fait aucun doute, a fortiori — ajouterions-nous volontiers — si l’on intégrait dans la réflexion la richesse des nombreux travaux consacrés à l’origine des sciences modernes sans lesquelles les encouragements à maîtriser le monde, qu’ils soient bibliques ou cartésiens, n’auraient pas eu les effets que l’on sait. Remarquons également — et cela vaut pour l’ensemble de l’ouvrage — que les références bibliographiques ne sont pas souvent antérieures à l’an 2000, ce qui revient aussi à se priver de travaux anciens et néanmoins précieux.

L’élargissement disciplinaire, historique et géographique, des études environnementales nécessite de toute évidence des moyens en recherche importants. Un tour d’horizon des centres déjà actifs — avec un point sur Augsbourg, Munich, Fribourg — et des projets en cours, dressé par Hubert Zapf et Evi Zemanek montre que la situation en Allemagne semble prometteuse et pour l’heure plus dynamique qu’en France, et n’oublie pas les ouvertures vers la Suisse et l’Autriche. Soulignant d’entrée de jeu que d’affronter les problèmes écologiques ne saurait être l’apanage des sciences de la nature et de la technique, H. Zapf et E. Zemanek font valoir les atouts de la littérature comparée, plus largement des études littéraires — « le concept de littérature en tant qu’écologie culturelle » (p. 79) —, l’importance de l’écologie politique, les apports du champ « culture et communication », les multiples réseaux et synergies en train de se structurer.

Urte Stobbe en donne une première démonstration en esquissant tout d’abord une présentation globale de l’inscription des plant studies dans les études littéraires et culturelles, déterminée par les recherches récentes — encore controversées il est vrai – engageant à porter un regard nouveau sur les végétaux auxquels on attribue désormais des « capacités cognitives, sensitives et communicatives » (103) telles qu’il devient nécessaire de s’interroger sur le statut d’objet auquel on les cantonnait jusqu’alors, voire de les envisager comme sujets de droit. Ici, le monde anglo-saxon s’avère en avance sur le plan théorique. Puis, U. Stobbe illustre son propos par une étude de Pfaueninsel (2014) de Thomas Hettche, en s’appuyant sur les analyses déjà nombreuses de ce roman où l’on discerne le souci d’une nouvelle manière de concevoir les relations entre les divers êtres organiques vivants, plantes et animaux apparaissant non plus comme des choses dont l’homme pourrait disposer à sa guise, mais comme des êtres avec lesquels il s’agit de partager le monde (Mit-Wesen). Pfaueninsel (l’ile en question fut aménagée à la fin du XVIIIe siècle près de Potsdam pour le roi Frédéric Guillaume II) présente un modèle réduit de l’intrusion autoritaire de l’homme dans la nature, l’aménageant, déplaçant les espèces, leur imposant des modes de vie inaccoutumés et des cohabitations inédites. La présence d’humains que leurs propres différences rendent particulièrement sensibles et réflexifs, permet des changements de perspectives, des déviations des modes de penser et de sentir habituels. U. Stobbe reconnaît que le roman n’échappe pas à l’anthropomorphisme, mais porte à son crédit le point de départ éthique postulant que tous les êtres sont égaux, à partir duquel doit pouvoir se poser autrement la question de leur cohabitation.

Jawad Daheur introduit quant à lui au deuxième volet de ces études sur le monde végétal, l’histoire des forêts, en partant des interactions au niveau franco-allemand, replacé dans un contexte d’histoire globale, prenant en compte les transferts et échanges les plus divers, afin de « sortir du “grand récit” de l’occidentalisation de la planète » (124). La vue d’ensemble de l’histoire forestière qu’il esquisse, intimement liée au développement du capitalisme marchand depuis le 16e siècle, propose le cadre indispensable dans lequel s’inscriront les trois dernières contributions de l’ouvrage.

La deuxième partie du volume, consacrée à des études de cas, traite tout d’abord de textes littéraires, confrontant des auteurs de langue allemande et de langue française, respectivement Valérie Fritsch (Winters Garten, 2015) et Pascal Quignard (Dans ce jardin qu’on aimait, 2017) pour Hildegard Haberl, et Jean-Jacques Rousseau, Goethe, George Sand et Hermann Hesse pour Corinne Fournier Kiss. Toutes deux ancrent leurs analyses dans un retour historique au XVIIIe siècle et adossent leurs relectures des textes étudiés à des historiens du jardin, en particulier Gilles Clément. H. Haberl tente de saisir la spécificité de l’engouement contemporain pour le jardin, successivement sous l’angle du « tournant environnemental », du « tournant spatial » et du « tournant émotionnel ». Dans Winters Garten, le jardin est à la fois le paradis perdu et peut-être l’ultime refuge face à la catastrophe imminente, chez Quignard plus particulièrement sous forme poétique, il est le lieu par excellence d’une nouvelle manière de sentir. C. Fournier Kiss adopte une perspective temporelle inverse : les textes choisis, parus à 50 ans de distance les uns des autres, nous introduisent dans des jardins traduisant « une véritable préoccupation pour la nature en tant que telle ; une alternative, donc, qui promet un équilibre plus sain entre nature et culture, et qui en appelle par là même à une éthique que nous pourrions appeler “écologique” avant la lettre. » (188) Manipulation de la nature ou jardin naturel ? Cette alternative est au cœur des échanges entre Saint-Preux et M. et Mme de Wolmar, dans le chapitre XI de la quatrième partie de la Nouvelle Héloïse, sans trouver de réponse univoque. C. Fournier Kiss interprète les commentaires et objections de Saint-Preux comme des critiques de ce lieu selon lui inutilement dispendieux, malgré tous ses charmes, critiques qu’elle rapproche du rejet rousseauiste de la clôture. Dans les Affinités électives, le jardin est le milieu omniprésent au sein duquel se déroulent les événements qui bouleverseront les relations entre les quatre protagonistes, « manifestant une conscience écologique en creux » (197) dans la mesure où la nature « trop contrariée, trop manipulée » (197) finit par se venger, la catastrophe culminant dans la mort de l’enfant de Charlotte et d’Edouard. George Sand, dans les Mémoires de Jean Paille, met en scène un petit-fils de Rousseau, lequel dans leur unique entrevue, se déclare « jardinier selon la nature » (199), une caractérisation correspondant à l’idéal sandien du jardin naturel. Enfin, de l’œuvre de Hermann Hesse, C. Fournier Kiss retient Iris et son « jardin vivant », où « les frontières entre humains et non -humains ne semblent plus faire loi » (205). Cependant, c’est la richesse même des textes étudiés qui embarrasse, lorsqu’il s’agit de les lire comme des témoignages précoces de « l’écologie humaniste du paysagiste français Gilles Clément » (205). Peut-on vraiment parler « des prises de position exprimées par les quatre écrivains » (205) dans ces fictions ? Saint-Preux est-il Rousseau, le narrateur des Affinités électives Goethe ? Mais surtout : la nature qui intéresse Saint-Preux est-elle celle dont parlent les Humanités environnementales ? Lorsque ce dernier souffre des contraintes auxquelles la nature est soumise, n’est-ce pas avant tout de l’ordre social et patriarcal qui entrave les sentiments emportant l’un vers l’autre Julie et son amant qu’il souffre, et n’est-ce pas à cela qu’il fait allusion lorsqu’il donne à entendre que le bosquet devant la maison (cf. lettres XIII et XIV de la première partie) devait faire de l’Élysée un « amusement superflu » ? Et n’est-ce pas Ottilie qui cause la mort accidentelle de l’enfant de Charlotte et d’Edouard, après la bouleversante rencontre avec Edouard qui la fait agir dans une précipitation fatale ? Que signifie l’affirmation que tout se passe comme si la nature se vengeait ? Le fameux glissement de terrain n’est pas dû aux jardiniers téméraires, mais à l’affluence excessive lors de la fête démesurée en l’honneur d’Ottilie. Analyser ces œuvres sous l’angle principal du jardin, qui plus est avec une grille de lecture contemporaine, revient à en écraser la dimension symbolique, pourtant fondamentale ; les lire comme des précurseurs « à leur façon et avec leurs mots » (207) de la conscience écologique de l’humanité actuelle dessert cette conscience écologique parce qu’elle sape les bases historiques et contextuelles des notions qu’il s’agit de repenser, la nature, l’humain, la culture.

C’est sur une tentative de mettre en pratique « une expérience d’écologie radicale » (209), l’histoire d’une communauté rurale, Sieben Linden, établie à proximité de Gorleben, l’un des sites les plus célèbres des luttes antinucléaires des années 1980 que se conclut cette partie de l’ouvrage. Anne-Marie Pailhès analyse l’échec de cette expérience, échec de son point de vue autant que de celui des acteurs qui s’exprimèrent publiquement sur leur vécu, sans qu’il apparaisse très clairement à quelles conditions on aurait pu parler de réussite. Visait-on l’autosuffisance ou la décroissance ? Vivre en pesant le moins possible sur l’environnement, telle semble avoir du moins été l’ambition des participants les plus motivés auxquels on a reproché, ou qui se sont reproché à eux-mêmes, de s’enliser dans les contradictions, incapables par ex. de se passer des subventions et formations publiques, ou des chutes et déchets de la société industrielle. Notons que se servir des déchets de la société industrielle s’appelle aussi recyclage et passe pour une base du développement durable ; bénéficier des biens communs (subventions de l’État) est un droit de tout citoyen. Quoi qu’il en soit, l’expérience semble pourtant bien avoir survécu1, ou du moins avoir trouvé un nouveau souffle, moins ascétique sans doute.

La partie de l’ouvrage consacrée aux jardins ne se situe pas sur le même plan que la partie consacrée aux forêts. La première n’envisage guère le jardin vivrier et se place surtout sur le plan éthique, alors que la question forestière est d’emblée abordée sous l’angle de l’utilité et de l’intérêt économique.

La contribution sur la forêt de Philippe Alexandre, centrée sur le XIXe siècle, fait le récit des analyses et préconisations de forestiers de part et d’autre du Rhin, en suivant la circulation de leurs études, leurs échanges et divergences et les controverses qu’elles entraînent, sur la base des besoins en bois divers selon les périodes et les lieux, plus généralement du fait de l’industrialisation. Les différends théoriques et pratiques sur les objectifs à atteindre et les méthodes à mettre en œuvre ont pour trame commune l’opposition entre ceux qui privilégient les sources de revenus à court terme (l’État français intéressé par le bois de marine, par ex.) et ceux qui, prenant en compte l’importance du facteur temps pour la croissance des forêts, retiennent la nécessité de se projeter dans l’avenir. C’est là que s’infiltre l’argument éthique de l’intérêt des générations futures. L’étude de la circulation des personnes et des visions entre l’Allemagne et la France fait apparaître, derrière le recours aux arguments identitaires et culturels, les intérêts et désaccords souvent plus triviaux, différences des sols, populations d’arbres, étendue des forêts, marchés, etc. Autour de 1900, ce sont « les besoins du marché » qui donnent le ton, entre bonne gestion d’une richesse à exploiter ingénieusement et négociation habile des intérêts impliqués.

Michel Dupuy se focalise sur la forêt en tant qu’écosystème, toujours une « co-construction avec les sociétés humaines » (271) et déchiffre mythes et crises traduisant une insuffisante prise en compte de cette réalité. Ainsi, la représentation d’une « forêt naturelle » fait-elle partie des mythes qui peuplent désormais nos imaginaires et nos attentes. Les interventions de l’homme sur la forêt sont en effet loin d’être un phénomène récent, comme le confirment les moyens techniques les plus avancés (le LIDAR). Quant aux crises, nombre d’entre elles ne sont que des postulats souvent invalidés par la suite des événements ou des analyses, le cas le plus récent étant la crainte de la mort des forêts qui s’empara tout particulièrement de l’Allemagne en 1981. Cependant, elle eut pour conséquence heureuse une lucidité nouvelle face aux dommages effectifs causés à la nature, et des mesures incontestablement utiles (en France, l’usage du pot catalytique). Et sans doute a-t-elle contribué à accélérer la prise de conscience de la complexité des interactions entre l’homme et son environnement et la nécessité de comprendre mieux les multiples enjeux des actions humaines sur la nature, ce à quoi s’emploient précisément les Humanités environnementales.

Enfin, Paul Averbeck, Florence Rudolf et Julie Gobert resserrent davantage encore la perspective, géographiquement en se penchant sur deux partenaires de part et d’autre de la frontière franco-allemande, le Parc Naturel Régional des Vosges du Nord et la Réserve de Biosphère du Pfalzerwald, et en interrogeant les positions des « acteurs » de la forêt. Leur travail repose sur une enquête et des interviews. Si la forêt naturelle s’avère être un mythe, qu’en est-il de cette naturalité dans un Parc qui lui est consacré ? Comment cette notion oriente-t-elle les décisions à prendre en matière de choix d’espèces, d’aménagement des espaces, de gestion de la faune, etc. ; comment les différents acteurs font-ils valoir leurs attentes ? Cette catégorie de l’acteur permet une analyse différenciée, mais reste peu définie. Elle désigne visiblement professionnels, industriels, écologistes ; enfermés dans leurs antagonismes, ils devront s’en remettre à la médiation du politique, dit la conclusion. Cependant, nulle trace de « l’acteur » auquel s’adresse le site web du Parc : le touriste, le randonneur, l’amateur d’escape game au four à chaux, l’habitant du Parc, etc.

Les Humanités environnementales contribuent-elles à désenchanter le monde, « par leur démarche scientifique » (M. Dupuy, 288), ou au contraire le réenchantent-elles lorsque, par exemple, elles décèlent une nouvelle empathie entre êtres humains et animaux ou végétaux (U. Stobbe, 116) ? Il faut porter au crédit de l’ouvrage la diversité des perspectives et la part belle faite aux études littéraires, qui assurent la médiation entre les sciences, quelles qu’elles soient, et la réalité des êtres. En l’occurrence, pour les études littéraires, il semble acquis que la maîtrise de la nature, ou plutôt la volonté de l’homme de s’imposer à la nature, est désormais inacceptable. La nouvelle voie, celle de la conscience écologique contemporaine s’appuie sur une éthique qui gagnerait cependant à être précisée. Le changement climatique invite-t-il à une révolution des comportements humains par respect pour la planète menacée, ou tout bonnement pour la survie de notre espèce ? Quant à l’anthropocène, est-il vraiment une « nouvelle ère géologique » (23) ou ne vaudrait-il pas mieux affronter les nombreuses et riches controverses que sa « proclamation » a suscitées (cf. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, La Terre, l’histoire et nous [Le Seuil, nouvelle édition 2016] ? Et s’il est vital de mobiliser une nouvelle interdisciplinarité pour en combattre les menaces, il pourrait être tout aussi vital de ne pas s’en tenir à une cohabitation distante entre Humanités environnementales et technosciences qui laisserait ces dernières dire le vrai sur la nature, mais de les intégrer, elles aussi, dans un dialogue critique.

1 https://siebenlinden.org/de/




L’art du diagramme

Laurence Dahan-Gaida
L’art du diagramme. Sciences, li4érature, arts.
Presses Universitaires de Vincennes
Édition (19. Avril 2023)
• 432 pages
• ISBN-10 : 2379242917
• ISBN-13 : 978-2379242915
• Format : 22 x 3.4 x 13.8 cm


Peut-on penser l’invention intellectuelle par-delà les partages entre science et littérature ? Existe-t-il un art de l’invention commun à toutes les activités créatrices ? Pour cerner ce moment mystérieux qui détermine l’art de trouver, cet ouvrage propose de remonter vers le stade « diagrammatique » de la pensée, avant qu’elle se matérialise dans des chiffres ou des lettres, pour se faire science ou littérature. Saisi au-delà de son usage instrumental, le diagramme est ici considéré comme un outil intellectuel qui ne sert ni à représenter ni à illustrer un phénomène déjà existant mais à faire émerger des possibilités de pensée. Qu’il représente le germe d’une œuvre artistique ou le premier jaillissement graphique d’une future théorie, il joue un rôle décisif dans la fabrique de la pensée à laquelle il fraye un chemin vers la production du nouveau.
Cette générativité du diagramme est explorée à travers diverses pratiques d’écriture qui vont des Cahiers de Valéry, où la pensée émergente passe par l’exploration de différents systèmes de signes (dessin, écriture, algèbre) aux écritures-tableaux de Michaux qui magnifient la qualité d’image de l’écriture jusqu’à la transformer en fait pictural. Les jeux graphiques de Sterne empruntent le chemin de la ligne, tracé élémentaire que se partagent le dessin, l’écriture et la science, pour montrer la puissance esthétique et cognitive de la graphesis en tant que forme de pensée visuelle et spatiale ; l’arbre enfin, que certains considèrent comme le « diagramme des diagrammes », se révèle être l’un des plus puissants outils d’organisation du savoir (encyclopédie), de modélisation de l’évolution (Darwin) et d’historicisation des formes (Moretti).


TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

1. L’invention par-delà science et littérature

2. Qu’est-ce qu’un diagramme ?

3. Le diagramme comme ars inveniendi

I. DU DIAGRAMME A LA DIAGRAMMATOLOGIE

1. Penser par l’image
2. Théories du diagramme
a. Sémiotique du diagramme : Charles Sanders Peirce
b. L ’enchantement du virtuel : Gilles Châtelet
c. Le diagramme de Deleuze/Bacon3. Les images opératoires : Sybille Kramer
a. Définitions exploratoires
b. L’écriture entre discursivité et iconicité

4. Le diagrammatisme en littérature
a. Vers une théorie transmédiale du diagramme
b. Le texte littéraire comme totalité diagrammatique
c. Poétiques du diagramme

II. PAUL VALERY L’ŒIL DE LA MAIN ET LES ACTES DU REGARD

1. L’intelligence graphique
a. L’imagination visuelle en science et en art
b. L ’opérativité du dessin : schématiser, abstraire, condenser
c. Voir le crayon à la main
2. Ancrages matériels
a. La « main de l ’œil »
b. Le support, le geste et la trace
c. L’espace de la page
3. Penser la pensée
a. L ’(auto)genèse de l’écriture
b. Les modèles de l’esprit
c. Simuler la pensée
4. L’imagination schématique
a. De l’image intérieure au schème
b. Le schème kantien revu par Peirce et Simondon
5. L’homme et la coquille
a. Le mystère de la coquille
b. La spirale équi-angulaire : D ’Arcy Thompson
c. La figure et le schème
d. De la phusis aux artefacts de l ’art

III. HENRI MICHAUX. PEINDRE COMME ON ECRIT, ECRIRE COMME ON PEINT.

1. Au-delà d’écrire et de peindre
a. Défaire le signe
b. Grammaire élémentaire : traits, lignes, taches
c. Aventures de lignes
d. Aller par des traits….
e. Alphabets, vocabulaires, abécédaires
2. Le détour par la Chine
a. Calligraphie : le corps et le geste
b. L’idéogramme entre figure et symbole
3. Rythmes
a. Le rythme-corps
b. Les rythmes mescaliniens
c. Le rythme comme traversée intermédiale
4. Le poème diagrammatique
a. Rythmes, séries, séquences
b. Diagrammes rythmiques et diagrammes graphiques
c. Calligrammes
5. Le savoir de l’œuvre

IV LIGNES, FILS, TEXTURES

1. La ligne entre esthétique et épistémologie

a. Lignes de science
b. Lignes de beauté

2. Fil, texte, réseau

a. Entre picturalité et diagrammatisme : les mystérieuses lignes de Chamisso
b. Du fil au texte et du texte au réseau

3. Lignes de science et de beauté : Tristram Shandy

a. La ligne comme diagramme du récit
b. Jeux graphiques
c. L’art de la digression
d. Se mettre soi-même au monde
e. La pensée en acte

4. Lignes et figures géométriques

a. Flatland. Entre parodie sociale et « initiation aux mystères de l’Espace »
b. Vision et connaissance
c. Platon et l ’analogie de la ligne
d. Une expérience de pensée en figures

V. PENSER EN ARBRE

1. Métamorphoses de l’arbre

a. Arbres généalogiques
b. Arbres taxinomiques
c. Arbres mathématiques et linguistiques

2. L’arbre de la connaissance

a. L ’arbre des encyclopédistes
b. Les arbres de Tagliacozzo
c. Pour une autre histoire de la littérature : les arbres de Franco Moretti

3. L’arbre de la vie

a. Généalogie de l’arbre darwinien
b. The Tree of Life
c. L ’arbre ou le corail ?
d. Les lign(é)es de l ’arbre

4. Écrire et penser en rhizome

CONCLUSION




Cartographie et littérature

Laurence Dahan-Gaida
Cartographie et littérature
Collection Libre cours
26 mars 2024
Nombre de pages : 196
Langue : français
EAN : 9782379244001

La nécessité de nous orienter dans l’espace pour y projeter nos déplacements a donné aux cartes une importance cruciale pour notre existence. Cette impulsion cartographique est ici interrogée par le biais d’aller et retours entre géographie, cartographie et littérature.

L’ouvrage interroge l’impulsion cartographique qui nous conduit à dessiner des cartes pour nous orienter dans l’espace et y projeter nos déplacements virtuels. Toute carte est une sorte de diagramme qui modélise l’espace grâce à une présentation spatiale et iconique de ses relations. Or le texte littéraire est aussi un dispositif de modélisation qui exploite les ressources du langage pour faire émerger un temps, un espace, un monde. Plutôt que d’opposer la cartographie des géographes à celle des écrivains, on les aborde ici comme des dispositifs cognitifs qui médient entre l’intelligible et le sensible pour générer à la fois un espace et un savoir sur cet espace.

Auteur·ice·s : Dahan-Gaida Laurence


Table des matières

Introduction

Chapitre 1 – La raison cartographique

La carte et le diagramme
Épistémologie de la carte

Chapitre 2 – Les approches géocentrées de la carte en littérature

La carte dans la littérature
Lieu, espace, territoire
De la géographie humaine à la géographie littéraire

Chapitre 3 – Matérialités de la carte

Le croquis topographique : I Wouldn’t Start from Here
De la carte papier à la carte numérique… et au tableau

Chapitre 4 – Géométries de l’espace : lignes et fractales

Cartographier par la ligne
Le Chant des pistes
Lignes d’erre et lignes de trajectoires
De la représentation à la performance : l’art nomade
La physionomie du combat
Une cartographie fractale

Chapitre 5 – L’art du tableau et la science du paysage

La pensée du paysage
L’artialisation du paysage
La physionomie du paysage, entre science et arts
Écrire le paysage
Cartographier le paysage

Chapitre 6 – Cartographies de la littérature

Entre géographie et géométrie :
les cartes-diagrammes de Moretti
De la carte à la trame

Conclusion


4ème de couverture
« Où suis-je ? Où vais-je ? Comment y vais-je ? » La nécessité de nous orienter dans l’espace pour y projeter nos déplacements physiques ou virtuels a donné aux cartes une importance cruciale pour notre existence et notre survie. À mi-chemin entre le dessin d’art et l’objet technique, la carte est un artefact intellectuel dont l’efficacité tient à sa capacité à modéliser l’espace et à le rendre intelligible. Cartographier, c’est produire à la fois un espace et une connaissance sur cet espace par le biais de représentations spatiales, visuelles et graphiques. Or la modélisation n’est pas l’apanage des seuls géographes, elle est aussi au cœur de la littérature qui est toujours libre de configurer des espaces, de créer des mondes et de générer ainsi de la connaissance. Qu’elle confronte le savoir occidental de l’espace à celui d’autres cultures (Chatwin, Aira) ou qu’elle réfléchisse l’acte cartographique lui-même (Humboldt, Zischler, Houellebecq, Moretti, Borges, Carroll), le savoir qu’elle produit excède la représentation sensible et affective du lieu parce qu’il est aussi réflexif et critique.

Laurence Dahan-Gaida est professeure de littérature comparée à l’université de Franche-Comté. Elle est rédactrice en chef de la revue en ligne “Epistémocritique” et directrice de la collection du même nom.


Extrait(s)

introduction

La manière dont nous concevons l’espace a joué un rôle fondamental dans notre évolution comme espèce, informant nos fonctions vitales élémentaires comme la pensée abstraite, l’imagination, certains aspects de notre mémoire et même du langage, de sorte que l’on peut affirmer que nous sommes des « êtres spatiaux » en esprit, aussi bien que dans nos corps (Bond 2020 : 2). La conscience spatiale et la capacité de « naviguer » dans l’espace font en quelque sorte partie de notre ADN. « Où suis-je ? », « Où vais-je ? », « Comment y vais-je ? », « Quel est mon lieu d’appartenance ? » sont des questions cruciales pour notre existence et notre survie. Aujourd’hui, nous évoluons dans un monde où il n’est plus possible de voyager sans savoir de manière certaine où nous nous trouvons. L’immense majorité de la population mondiale est devenue sédentaire, nous ne vivons plus dans la peur des prédateurs ou de ne pas trouver de nourriture pour survivre. Pourtant, au fond de nous-mêmes, nous sommes restés des « wayfinders » (Bond 2020), des « trouveurs de chemins », équipés du système cognitif nécessaire pour découvrir le monde autour de nous, pour retrouver le chemin de la maison ou de lieux qui ne nous sont pas familiers. La contrepartie de cette exploration mentale est notre propension à esquisser une sorte de carte des lieux lorsque nous arrivons dans un lieu inconnu où nous cherchons à nous retrouver. Nous visualisons la situation, esquissons tel ou tel itinéraire à partir de la carte virtuelle que nous avons dessinée en pensée et décidons finalement d’emprunter telle ou telle direction (Benoist 2018 : 16). Nous avons donné une extension technique à cet outillage cognitif en inventant des artefacts qui nous permettent de transformer un lieu non familier en un terrain d’action ou d’intervention potentiel. Produire des cartes est notre réponse à une « impulsion cartographique » première (Krämer 2016 : 95), celle qui nous incite à chercher notre chemin dans une ville inconnue, à mesurer la distance entre des lieux distants, à comparer des lieux ou des itinéraires, à reconnaître les formes d’un paysage, à acquérir une connaissance de notre environnement… autrement dit, à nous orienter dans le monde.

La meilleure définition moderne d’une carte est peut-être celle qu’en donnait Brian Harley en 1987 : « une représentation graphique permettant une compréhension spatiale des choses, des processus ou des concepts, des conditions ou des événements du monde humain » (Hessler 2015 : 6). Aussi évocatrice soit-elle, cette définition ne dit cependant rien de l’expérience qui consiste à regarder une carte ou à l’utiliser, rien non plus de l’origine des cartes ou du pouvoir de fascination qu’elles exercent. Or tout cela fait partie intrinsèque de leur définition. La production d’une carte suppose plusieurs étapes, dont la première consiste dans « les relevés, les mesures, les prises de notes, les croquis préparatoires, les calculs de distance et de projection, etc. » (Nègre 2019 : 38). Traditionnellement, c’était l’arpenteur qui accomplissait ce travail, l’arpentage ayant longtemps été la technique la plus aboutie pour mesurer l’espace et se familiariser avec lui, avant d’être supplanté ou complété par l’imagerie satellite. Ce travail préparatoire est suivi d’un travail de traduction visuelle et graphique qui permet de produire une configuration iconique. Aujourd’hui cependant, la majorité des cartes n’est plus réalisée à la main, les lignes de projection ne sont plus tracées à la règle mais générées par ordinateur. Elles ne s’appuient plus sur les mesures de l’arpenteur mais sont des calques de matériel ancien combinés avec des mises à jour obtenues par des observations et arpentages récents : elles se caractérisent donc par une irréductible hétérogénéité temporelle. La dernière étape dans la production d’une carte est sa lecture. Pour fonctionner, les cartes doivent être correctement manipulées et interprétées, suivant des règles qui ne sont pas toujours explicites. Nous devons pouvoir tenir la carte devant nous, l’observer, comprendre qu’elle est la représentation d’un certain espace, connaître les conventions sur la base desquelles elle a été réalisée, déplacer notre regard et/ou nos doigts sur certaines de ses portions en imaginant quelles actions possibles y correspondent et, enfin, nous devons imaginer le trajet qui nous permettra d’atteindre notre but. Lire une carte est en soi une activité de connaissance qui exige la collaboration de plusieurs de nos systèmes cognitifs (vision, toucher, facultés psychomotrices, interprétation, etc.) afin d’atteindre un objectif qui est lui-même cognitif : nous orienter dans l’espace.

Comme toutes les technologies cognitives, les cartes doivent leur efficacité au fait d’opérer une réduction cognitive et existentielle du monde vécu, qui nous permet de visualiser l’espace, de l’explorer physiquement et mentalement, d’y projeter cognitivement nos mouvements ou nos expériences de pensée, de nous orienter, de « faire des plans ». C’est ce que nous rappelle le « plan de ville », qui est une extension du plan d’architecte où est décrite « la future implantation spatiale d’un bâtiment qui n’existe pas encore, et auquel le monde devra se conformer. Le plan est ainsi un plan d’action […] » (Bonin 2014 : 54). Le plan se distingue de la carte par le fait d’être à la fois « un modèle du monde et de servir de modèle au monde ». Si la carte n’est pas à proprement parler un plan, elle est néanmoins liée à une forme d’action puisqu’elle permet d’opérer dans l’espace aussi bien physique que cognitif.

C’est l’abstraction de l’image cartographique qui fait sa force et son attrait, offrant au regard l’interprétation d’un espace donné et/ou des activités humaines qui s’y déroulent. Les cartes sont des « images opératoires », selon l’expression de Sybille Krämer, sous laquelle elle subsume également les diagrammes et les écritures. Les images opératoires sont des images « utiles » dont la fonction est avant tout pratique ou théorique : elles peuvent servir à l’orientation, comme les cartes, à la connaissance, comme les diagrammes, ou à la communication, comme les écritures. Dans tous les cas, elles se caractérisent par leur caractère référentiel et leurs propriétés iconiques (Krämer 2009 : 103). Toutes les cartes sont prévues pour être utilisées, quel que soit l’objectif poursuivi : la randonnée ou la navigation routière, l’aménagement du territoire ou la recherche d’informations dans un atlas, la conquête de nouveaux territoires ou la figuration de phénomènes naturels. Une de leurs propriétés fondamentales est de posséder un contenu propositionnel engageant un rapport à la vérité. Ce sont des « affirmations visuelles » qui produisent une forme d’évidence dans la mesure où elles rendent visible ce que l’humain ne peut voir à l’œil nu : la configuration topologique d’un espace. Même lorsqu’elles sont erronées ou mensongères, qu’elles trompent ou induisent en erreur, les cartes engagent un rapport fondamental à la réalité et à la vérité (Krämer 2009 : 104). Si toutes les images se présentent à nous sous la forme de surfaces bidimensionnelles, les images opératoires ont ceci de particulier qu’elles renoncent aux illusions de la perspective et à toute forme de tridimensionnalité. En revanche, elles font jouer un rôle crucial à la localisation spatiale, à la directionnalité et à l’extension, qui sont des paramètres essentiels de la pensée iconique. La spatialité est une forme d’argumentation topologique qui possède une fonction épistémique propre à toutes les images : la cosimultanéité de contenus différents dans un espace commun, qui permet d’avoir une vision synoptique, de reconnaître dans la plénitude du divers des égalités et des écarts, de distinguer des relations et des proportions, des motifs. L’hétérogène trouve la possibilité d’une homogénéisation, ce qui est la condition pour que des relations intelligibles puissent être établies entre des objets disparates ou des lieux distants.

La carte rend visibles des relations qu’une description verbale n’aurait pu mettre au jour, elle se comprend mieux lorsqu’elle est regardée comme une image que commentée verbalement. En cela, elle peut être rapprochée du diagramme qui, comme elle, ne se contente pas de montrer ou de dire mais qui fait aussi quelque chose : il montre et effectue à la fois, conjoignant ainsi iconicité et opérativité. Iconicité parce qu’il entretient une relation d’analogie – de ressemblance ou de similitude – avec l’objet qu’il cherche à cerner. Relation analogique, et non mimétique, car il n’y a jamais d’adéquation parfaite entre le diagramme et son objet, entre la carte et le territoire. La carte déforme nécessairement le territoire : la projection, le point de vue zénithal, la réduction à une échelle donnée conduisent à une sélection des données géographiques et à leur schématisation ; de même, l’usage de symboles codifiés et conventionnels opère une transformation du réel qui justifie la célèbre formule de Nelson Goodman : « Il n’existe aucune carte complètement adéquate, car l’inadéquation est intrinsèque à la cartographie […]. Une carte est schématique, sélective, conventionnelle, condensée et uniforme » (Goodman 1972 : 15). Or, c’est précisément parce qu’elle est fondamentalement distincte du territoire que la carte est efficace ; c’est l’écart avec ce qu’elle mesure qui lui permet de produire un savoir sur l’espace, un espace qu’elle génère en même temps qu’elle le donne à connaître.

Mais avant d’être un artefact cognitif, la carte est un objet technique, une médiation matérielle qui dépend d’une « grammaire » grâce à laquelle elle peut être encodée, cryptée puis déchiffrée. Utilisant différents types de symboles et de graphismes, la carte est un objet hybride, un mixte de verbe (la légende, les toponymes) et d’image (les lignes, les figures) qu’elle combine dans des proportions variables pour faire émerger un fonctionnement sémiotique spécifique (Krämer 2006 : 80). À mi-chemin entre la science et le dessin d’art, la carte peut revêtir des formes complexes et changeantes qui incluent de multiples variétés d’expression graphique et de présentation. L’immense potentiel créatif et l’inaltérable pouvoir de la cartographie proviennent de la présentation artistique et graphique choisie par le cartographe, depuis les pierres sculptées de l’Antiquité et les tablettes de bois gravées de la Renaissance, jusqu’à l’infinie variété des visualisations informatiques contemporaines qui cartographient de vastes ensembles de données sur les interactions sociales.

Avec l’apparition des ordinateurs, la découverte de nouveaux algorithmes mathématiques plus rapides, la naissance de l’imagerie satellite et l’usage généralisé du GPS (géo-positionnement par satellite), la définition de ce qu’est une carte s’est élargie. À ces innovations technologiques se sont ajoutés les bouleversements géopolitiques et l’impératif communicationnel d’une mise en réseau universelle qui ont induit une généralisation du terme « cartographie », dans des usages souvent métaphoriques (Maleval et al. 2012 : 9). Le mapping, notion dont l’extension métaphorique s’est lexicalisée en anglais, a favorisé l’exportation de la méthode cartographique au-delà de son domaine d’origine (gestion des données, marketing, médecine, technique, météorologie, informatique, analyse littéraire, etc.), lui faisant perdre du même coup son ancrage territorial ainsi que l’une de ses spécificités logiques et historiques : la prétention à la localisation. En termes mathématiques élémentaires, mapping s’emploie pour désigner une correspondance entre deux ensembles, qui assigne à chaque élément du premier une contrepartie dans le second. Autrement dit, le mapping correspond à une relation de correspondance entre deux cartes. Aujourd’hui, ce terme renvoie plus largement à une technique cartographique visant à représenter des idées, des concepts ou des données sous une forme graphique afin d’organiser visuellement les informations et de faire émerger une connaissance inédite. Investi par de nombreuses disciplines, le mapping a transformé la cartographie en travelling concept qui n’a plus grand-chose de commun avec les cartes physiques de son domaine d’origine, la géographie. L’investissement de la cartographie et de la géographie par d’autres disciplines soulève plusieurs questions qui touchent à la pertinence des emprunts conceptuels opérés, à leur possible fécondité heuristique mais aussi au risque de leur faire perdre leur opérativité. Comment jouer correctement le jeu du dialogue interdisciplinaire ? Et surtout, de quel dialogue parle-t-on ici ?

Celui que l’on propose engage trois interlocuteurs : la carte, le diagramme et le texte littéraire. Dans ce triangle, le diagramme joue le rôle de tiers médiateur : toute carte est en effet une sorte de diagramme qui permet de modéliser le réel grâce à une présentation spatiale et iconique de ses relations constitutives. À son tour, tout texte littéraire peut être vu comme un dispositif de modélisation du réel qui exploite les propriétés iconiques du langage pour faire émerger un temps, un espace, un monde. Envisagés sous l’angle cognitif, textes, cartes et diagrammes révèlent de nombreuses propriétés communes, au premier rang desquelles se trouvent l’iconicité, la spatialité et la figurativité. S’il n’est pas facile de donner une définition univoque du diagramme, c’est qu’il a fait l’objet de multiples théorisations qui insistent tour à tour sur sa capacité à ouvrir un espace de pensée, à médier entre l’actuel et le virtuel, à abréger le raisonnement en le visualisant, à préparer l’avènement de la figure ou encore à expliciter les relations entre le Tout et les parties. Étymologiquement lié aux notions de ligne et d’inscription, le diagramme désigne à l’origine l’inscription par des lignes, le fait de marquer par des traces, comme celles que le crabe laisse sur le sable par exemple. Sa fonction la plus générale est de rendre pensable et compréhensible quelque chose dont on n’aurait pu parler en passant par la représentation verbale. Le diagramme a pour noyau opératoire une pratique modélisatrice qui consiste à traduire l’intuition en termes visuels et spatiaux via un support matériel. Il vise cependant moins à visualiser qu’à spatialiser les relations auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction représentative. S’il appelle immédiatement l’idée de graphisme, c’est au sens large de ce terme : comme la carte, le diagramme est un objet hybride, un mixte d’écriture et de dessin dont les capacités cognitives dépassent celles de chacune de ces deux classes de signes. Objet intermédial, il se définit par une tension entre montrer et dire, entre visibilité et lisibilité.

Charles Sanders Peirce, principal théoricien du diagramme, lui attribuait quatre propriétés essentielles : l’iconicité, le caractère relationnel, la médiation entre le sensible et l’intelligible, et le schématisme. Défini comme une icône de relations, le diagramme ne représente pas son objet mais il le construit, afin de pouvoir formuler une hypothèse sur lui, et éventuellement faire surgir une vérité inattendue à son propos. L’opérativité du diagramme est étroitement liée à son organisation topologique qui donne à voir des hypothèses inscrites graphiquement dans son réseau de lignes, hypo-thèses qui s’offrent à l’observation, à la manipulation, voire à l’expérimentation. Pour être abstraites et formelles, ces relations n’en exigent pas moins une présentation sensible, ce qui fait du diagramme un médiateur entre imagination et raisonnement, intuition et concept, conformément à la fonction qu’Emmanuel Kant attribuait au schème. Le diagramme ne peut donc être réduit à un dispositif qui serait simplement identifiable par des flèches, des symboles, des chiffres ou des axes cartésiens, comme dans le cas du schéma ou du graphique, sinon il engloberait toutes les visualisations caractérisées par une certaine organisation topologique. Il s’agit plutôt d’un régime de pensée singulier où s’articulent opérativité et visualité, figurativité et calcul, pensée visuelle et essai en acte, réel et virtuel. À la fois instrument, objet et site de la pensée, le diagramme permet de réfléchir au dialogue intime entre pensée et espaces émergents. Peirce attribuait son efficacité à sa dimension fictionnelle, ce qui lui permettait du même coup de rapprocher l’activité diagrammatique de l’activité romanesque :

Le travail du poète ou du romancier n’est pas tellement différent de celui de l’homme de science. L’artiste introduit une fiction, mais ce n’est pas une fiction arbitraire, elle exhibe des affinités que l’esprit approuve en déclarant qu’elles sont belles, ce qui, sans être exactement la même chose que de dire que la synthèse est vraie, relève de la même espèce générale. Le géo-mètre trace un diagramme qui est sinon exactement une fiction, du moins une création, et l’observation de ce diagramme le rend capable de synthétiser et de montrer des relations entre des éléments qui semblaient n’avoir auparavant aucune connexion nécessaire entre eux. (Peirce 1931-1935, 1 : 383)

Peirce ouvre ici la voie à une extension de la pensée diagrammatique au-delà des frontières de la science, dans le champ plus général de la créativité humaine. Mettant nos pas dans les siens, nous nous proposons d’étudier les rapports entre schématisme de la carte et schématisme du texte. Si ces deux schématismes ne sont pas de même nature, ils peuvent cependant être rapprochés du fait qu’ils opèrent, chacun à sa manière, une synthèse figurative qui permet de jeter un pont entre l’imagination et l’entendement. Écrire un roman et dessiner une carte sont des activités configurantes qui consistent à instaurer des relations intelligibles entre des éléments hétérogènes (lieux, actions, objets), autrement dit à élaborer des configurations iconiques. Les cartes, comme les romans, font émerger des espaces inédits en organisant une relationnalité, un agencement fonctionnel de rapports. Tout texte peut être appréhendé comme une modélisation iconique des relations qui structurent le monde de notre expérience. Le roman, en particulier, peut être envisagé sur le mode diagrammatique, comme une « icône de relations » qui est dans un rapport d’analogie avec les relations qui organisent le monde de référence. Avec les diagrammes et les cartes, les textes littéraires partagent également leur spatialité, malgré ce que suggère l’image du fameux « fil du récit ». Le fil en effet possède une propension à se tisser, à se mailler, à se nouer avec d’autres lignes pour former un réseau, une surface ou un tissu, réactualisant ainsi l’étymologie du mot « texte » qui a commencé par être un tissage de différents fils, donc un espace, avant d’être réduit au fil du récit.

Textes, cartes et diagrammes partagent également un mode opératoire commun, qui se situe dans les relations de la pensée avec le visible. Si toute carte se prête à la lecture, symétriquement, la littérature possède une puissance de visualisation qui lui permet de mettre sous les yeux du lecteur toutes sortes de configurations visuelles : en tissant son réseau de figures, en élaborant ses constellations d’images, en exploitant et en magnifiant les propriétés iconiques du langage, le texte littéraire invite le lecteur à voir et pas seulement à lire. De même, « la carte se donne à lire autant qu’à voir, c’est un objet tout à la fois visible et lisible » qui, à sa façon, peut être envisagé comme « une écriture du monde […]. Ne parle-t-on pas de “lecture de cartes” ? N’oublions pas que la géo-graphie est elle-même une écriture de la terre, Erdbeschreibung » (Collot 2018 : 118). Si cartes et diagrammes permettent d’augmenter les possibilités d’élucidation visu-elle, ils favorisent aussi les tendances à l’abstraction et à la schématisation. Or, contrairement à ce qui est généralement admis, ces tendances ne sont pas nécessairement synonymes d’appauvrissement, elles peuvent aussi être un moyen de densifier, d’intensifier la signification, en se dérobant à l’extériorité des choses pour révéler les forces intimes qui les travaillent et nous permettre de ressentir leur affectivité, leur pulsation, de l’intérieur. Parlant du paysage en Chine, François Jullien exprime très bien cette idée : « Le paysage […] s’exhale (s’exalte) de sa physicalité parce que, moins dense […], il s’intensifie, et c’est en quoi il se promeut en paysage : il ne s’abstrait pas du concret […], mais s’extrait de sa concrétion comme s’extrait le parfum des fleurs : […] en ne se laissant plus cantonner dans quelque matérialité que ce soit, mais en s’en décantant » (Jullien 2014 : 134). L’abstraction et la schématisation sont aussi des caractéristiques du roman : le monde diégétique est toujours un monde incomplet, sous-déterminé, qui résulte de la sélection d’un certain nombre de traits pertinents à l’exclusion des autres. C’est pourquoi l’expérience vécue dans les romans paraît toujours plus dense que celles que nous vivons au quotidien : le roman est un modèle réduit des relations qui organisent notre expérience, un condensateur et un densificateur de notre expérience commune. La mise en relief de l’abstraction n’entraîne donc pas l’éclipse de l’imagination ou de la sensibilité, pas plus qu’elle n’entraîne l’élimination de la subjectivité. On le verra avec les cartes-diagrammes d’Alexander von Humboldt, qui tirent précisément leur valeur ajoutée de leurs éléments subjectifs et de l’effet cognitif qu’ils produisent. C’est dire que l’on ne peut simplement opposer l’objectivité de la carte à la subjectivité de l’écriture littéraire, comme le font parfois les approches géocentrées. Littérature et cartographie ne sont pas deux approches antinomiques de l’espace qui renverraient respectivement au réel et à l’imaginaire, à l’objectivité et à la subjectivité, au sensible et à l’intelligible. Les cartes ne peuvent être vues simplement comme des formes rationalisées et objectives d’un territoire irréductiblement subjectif, qu’elles réduiraient au visible en fournissant de lui une vision aérienne et panoramique reconstituant une étendue continue et homogène. En retour, l’usage littéraire de la carte ne revient pas nécessairement à la détourner de son usage cognitif (lequel ne se limite pas à la connaissance d’un espace référentiel) pour en exploiter les potentiels imaginaires ou poétiques. La littérature sait très bien combiner tous ces usages selon des visées qui peuvent être aussi bien esthétiques, cognitives que critiques, voire tout cela à la fois. Dès qu’on les envisage au prisme de la raison diagrammatique, la carte et le texte cessent de s’opposer pour nouer des relations complexes, qui renvoient avant tout à leurs capacités d’élucidation de l’espace.

Cette idée sera le fil rouge qui reliera les différents chapitres : partant d’un essai d’épistémologie de la carte et du diagramme, nous ferons ensuite un rapide survol des approches géocentrées de la littérature pour montrer à la fois ce que nous leur devons, et ce qui nous en sépare. Ce qui nous conduira au cœur de notre sujet : les cartographies diagrammatiques élaborées par la littérature. Ces carto-graphies ont ceci de particulier qu’elles visent moins tel ou tel référent géographique que l’espace dans sa plus grande généralité, qu’il soit abstrait ou concret, naturel ou construit, géométrique ou géographique. Avec Hanns Zischler, nous verrons ce qui sépare un croquis topographique, dessiné à la main, des cartes produites par ordinateur qui transforment notre relation au lieu, à la mémoire et aux histoires. Avec César Aira et Bruce Chatwin, la carte devient carte de trajet, le voyageur et sa ligne se confondant pour devenir une seule et même chose. Pour cartographier les lignes virtuelles tracées par ceux qui se déplacent dans l’espace, la ligne s’impose comme un outil idéal. Non seulement en raison de son caractère dynamique mais aussi de sa propension à faire réseau, à mailler l’espace d’un entrelacs vivant d’où émergent des lieux habitables sur lesquels on peut raconter des histoires. Le chapitre suivant sera consacré à Humboldt, qui a montré comment la perspective paysagère conditionnait notre approche perceptive au point de nous faire voir le monde « en paysage », comme un « tableau de la nature ». En faisant du paysage un concept scientifique, le savant allemand a restitué une dimension esthétique au sein de la géographie, et ainsi contribué à réinventer la cartographie moderne. Avec Michel Houellebecq, ce n’est plus le paysage qui est « artialisé » mais la carte elle-même qui est transformée en objet d’art surpassant le territoire en beauté et en intérêt. Inversant ainsi les relations généralement admises entre la carte et son référent, le roman nous invite à remettre sur le métier la question de la représentation qui est au cœur de l’art comme de la cartographie. Le dernier chapitre nous fera passer de la carte dans la littérature aux cartes de la littérature, c’est-à-dire aux méthodes de visualisation cartographique de la littérature, qui posent en dernier ressort la question du numérique et de son impact sur les objets littéraires à l’ère des big data.




De gestes et de diagrammes en philosophie, linguistique et mathématiques

Recension de l’ouvrage de Francesco La Mantia, Charles Alunni, Fernando Zalamea (dir.)
Diagrams and Gestures. Mathematics, Philosophy and Linguistics
Springer, 2023.
Nombre de pages : 440.
ISBN : 978-3-031-29110-4

L’ouvrage part de deux concepts distincts, le geste et le diagramme, pour faire l’hypothèse de leur association et de leurs croisements dans des champs disciplinaires qui vont des mathématiques à la linguistique en passant par la philosophie et la sémiotique. Les contributions cherchent à examiner la relation entre les deux, mais surtout leurs définitions respectives, et leur redéfinition du fait de cette friction pour établir un lien entre ce qu’est le diagramme et le rôle qu’il joue. C’est surtout l’opérativité de ce croisement qui fait l’objet d’un examen qui ne sacrifie jamais rien à l’analyse de détail : de nombreux travaux s’inscrivent dans l’héritage de la sémiotique de Peirce et de l’épistémologie des mathématiques de Gilles Châtelet, et prolongent ces réflexions en suggérant, pour Rocco Gangle, une quatrième figure dans la définition triadique du signe chez Peirce, ou en l’approfondissant par une dimension cognitive pour Aage Brandt. Des approches sous un angle plus « fonctionnel » chez La Mantia, ou plus « imaginatif » chez Alunni qui fait du diagramme un démon qui nous guide vers l’évidence de la preuve, soulignent la fécondité heuristique d’un objet d’étude construit sur un balancement, du diagramme qui saisit le geste pour le coucher dans l’inscription, au résultat de cet acte qui anticipe de nouveaux gestes. Cet outil épistémique qui ouvre également des portes plus métaphysiques pour Aaege Brandt, qui permet de s’emparer aussi bien de raisonnements mathématiques (Oostra, Zalamea) que d’écritures chorégraphiques et musicales (Paoletti, Mazzola) est parfois envisagé par une pensée analogique (la métaphore cardiologique chez La Mantia) qui atteste de son hybridité constitutive. Gageons que ces contributions, à l’image de l’objet qu’elles adressent, portent en elles les germes de formes à venir, amenées à prolonger le geste de ces réflexions.

Diagrammes et gestes : réflexions introductives de Francesco La Mantia

Tout l’enjeu de l’introduction de Francesco La Mantia va être de situer les contributions de cet ouvrage dans la vaste terminologie du champ théorétique des travaux consacrés à cet objet transdisciplinaire qu’est le diagramme. L’analyse étymologique du terme par Noëlle Batt – sur la double origine verbale (inscrire) et substantive (ligne ou lettre) du terme diagraphein –permet de déployer plusieurs caractéristiques du diagramme qui concernent aussi bien ses potentialités analytiques que sa capacité à assurer la transition entre figures et formules. Véritable « outil de la réflexion », le diagramme l’est surtout par l’acuité de son activité de distinction : il est un outil qui permet d’opérer des différenciations dans un cadre théorique disparate. Ces propriétés s’appuient sur l’analyse peircienne en déplaçant l’accent des polarités dont est porteur le diagramme vers ses fluctuations, et ce précisément en reprenant la remarque de Peirce selon laquelle des objets qualitativement différents peuvent renvoyer à un même système de relations. Par « mobilité » il faut donc entendre le jeu d’interrelations sur lesquelles repose l’opérativité diagrammatique, qui fonde également sa distinction avec le foisonnement terminologique qui l’entoure : la bipolarité tensive du diagramme impose une praxis qui donne naissance aux figures et aux formules, et assure une relation transitoire des unes aux autres – desquelles il se distingue dès lors clairement.

Deux caractéristiques préliminaires sont également avancées concernant le geste, selon deux sens de l’intentionnalité : par « directionality », entendre que le geste est adressé, il est mouvement d’un corps en direction d’un autre corps, par « deliberation », comprendre la dimension sémiologique du geste qui résulte d’une volonté1 délibérée. Elles motivent une première distinction entre les gestes et les actes : l’adhésion à un ensemble de régularités déterminées ne concerne qu’un aspect local des gestes, qui leur permet d’être absorbés dans un espace codé, dont ils s’échappent au moins en partie. En ce sens, le geste advient lorsque l’acte dépasse les limites des cadres d’action qui permettent précisément de les identifier. Il en va ainsi des gestes du chef d’orchestre, qui sont lisibles en ce qu’ils adhèrent à l’espace codifié de l’action – ils répondent à l’exécution d’une partition de musique – tout en échappant également, à chaque performance, à l’unique réalisation d’une séquence d’actes déterminés : la fidélité à la partition n’épuise pas la praxéologie potentielle des mouvements mobilisés par le chef d’orchestre. En s’appuyant sur le programme de recherche Semiotic Ecology of Culture (SEC), La Mantia montre que la puissance d’agir du geste lui permet de dépasser les sémioses préorganisées qui forment les cadres systématisés au sein desquels se déploient les actes.

Les concepts de Châtelet de la « poussée du virtuel » et du « devenir autre » sont introduits à partir d’une expérience éducative menée par Wolff-Michael Roth et Jean-François Maheux sur l’épistémologie de l’apprentissage mathématique. Ils prolongent la réflexion sur le geste entamée au début du chapitre pour l’épaissir des virtualités contenues par la modification du résultat d’un enfant qui fait émerger des formes à partir d’autres formes. Son geste illustre en ce sens le potentiel praxéologique d’une telle expérience de mains et de pensée. Le diagramme est également ce lieu où des formes transitoires émergent, et qui porte en lui le germe de leur déformation : au même titre que le geste « réveille d’autres gestes » selon Châtelet, le diagramme déploie une « poussée du virtuel » qui influence le « devenir autre » du travail morphogénétique qui résulte de sa manipulation. C’est bien là ce qui le distingue de l’algorithme défini – que l’on pourrait rapprocher des régularités codifiées qui forment le cadre de l’acte – qui ne contient pas les « germes d’altérité » vecteurs d’altérations diagrammatiques (ou « registres d’altérité » dans les termes de Guattari).

La contribution de La Mantia s’attelle ensuite à établir l’hétérogénèse (la genèse de l’altérité, le terme appartenant à la terminologie deleuzio-guattarienne) comme trait principal et singulier de toute construction diagrammatique. Le diagramme devient un germe du possible, principe d’altérations imprévisibles. Il s’agit alors de distinguer la transformation, terme mobilisé tant par Deleuze et Guattari que par Sarti, de la déformation. Le point d’achoppement se situe au niveau des espaces prédéterminés de possibilités : la transformation est un devenir-autre assujetti à un ensemble de règles préétablies (par exemple les cartes bijectives en mathématiques), là où l’hétérogenèse génère des formes « radicalement inattendues ». L’hétérogénèse n’est pas une transformation, en ce qu’elle n’obéit pas à des dynamiques qui dépendent d’une structure, mais impulse ses propres lois dans une perpétuelle recombinaison morphogénétique : « Here, in our opinion, is the main feature of heterogenesis : one of being an unforeseeable becoming-other » (p. 22). L’hétérogenèse deleuzienne et les diagrammes de Châtelet trouvent une articulation dans la pensée de Noëlle Batt qui fait de l’imprédictibilité le trait distinctif de la déformation, qui permet au geste diagrammatique d’opérer comme générateur d’inscriptions qui relèvent selon elle du « non-su, du non-encore pensé » (p. 22).

Le point de rencontre entre une activité mathématique et une activité artistique qui mobilisent des gestes diagrammatiques se situe alors dans le lien entre les mécanismes cognitifs en jeu et des modes de raisonnement sensori-moteurs qui accordent une large place au corps. Le geste diagrammatique impulse un double mouvement d’orientation et de désorientation (Batt), qui déploie des « fluctuations libres du corps » (Zalamea) chez le peintre comme chez le mathématicien : « In both cases, that is, a consciousness-free gesticulation develops from the body by releasing figures (Bacon/Deleuze) or by materializing mathematical concepts (Zalamea) » (p. 24). Cette position, partagée par Châtelet, est d’abord celle d’un refus, celui d’associer la pratique mathématique à une activité exclusivement cérébrale, pour en reconnaître au contraire la dimension incarnée. Il ne s’agit là ni d’un platonisme ni d’un anti-platonisme – Châtelet a une approche ontologique neutre à l’égard de l’autonomie des formes mathématiques – mais d’une volonté de saisir ce qui se passe dans la pratique mathématique, dans la production de nouveaux concepts et la création de possibles qui n’étaient pas là avant : l’exemple du point (un « agent » chez Klee, un « opérateur » chez Châtelet) illustre bien cette conjonction du virtuel, du gestuel et de l’hétérogenèse par la puissance virtuelle, principe générateur d’un ensemble de gestes qu’il recèle (l’excavation des points comme trous virtuels, la propagation des points comme zones virtuelles, le prolongement des points comme flèches en germes, etc.).

L’approche adoptée mêle systématiquement les ressources potentielles du diagramme et celles du geste, en atteste l’utilisation constante de l’expression de « gestes diagrammatiques » (absente dans l’écriture de Gilles Châtelet) qui renvoie à une « ontologie du provisoire ». Unités dynamiques du changement, le geste et le diagramme – ou le geste diagrammatique, c’est-à-dire, le geste qui produit le diagramme et le diagramme qui transfigure le geste – ouvrent la porte d’un « enchantement du virtuel », pour reprendre l’expression de Châtelet, qui se distingue du réel et surtout du possible par son irréversibilité.

Approche diagrammatique des gestes mathématiques

            Guerino Mazzola ouvre la section consacrée aux mathématiques par une méthode de construction gestuelle du temps en musique qui s’appuie sur le concept de « temps vertical » de Jonathan Kramer : « The main thesis which we forward is that the construction of vertical time can be derived from an interaction of musical gestures, and this will be done based upon the existence of projective limits of gestural diagrams » (p. 69). Mazzola se livre dans un premier temps à un panorama philosophique des constructions temporelles gestuelles pour démontrer que le temps en musique ne peut se résumer à une réalité physique, car il est bien le résultat d’une activité constructive tant pour les compositeurs que pour les musiciens.

            La première clarification conceptuelle en philosophie distingue le « chronos », une conception linéaire et passive du temps, semblable, comme le remarque Mazzola, à celle de Newton pour qui le temps existe indépendamment de ce qu’il contient, du « kairos », que Platon ne considère pas comme une catégorie ontologique, mais qui renvoie au « bon moment », au temps expérimenté. C’est bien sûr cette conception du temps qui sera rattachée à la thèse du temps musical comme construction gesturale. Vient ensuite la théorie dite du « relationnisme avec respect au temps », celle d’Aristote et de Leibniz qui défendent l’idée que le temps n’est pas un contenant vide préexistant en dehors des objets et des événements. Pour Kant, en revanche, le temps ne fait pas l’objet d’une construction, il est une forme a priori présente chez l’être humain dans sa perception de la réalité empirique. Mazzola précise que ce déplacement vers une intériorité permettrait d’explorer les mécanismes humains de réification du temps, si l’on reconnait que l’a priori du temps relève d’un processus humain et non d’une implantation divine. Dans la continuité de cette idée, Valery fait du temps une construction humaine qui repose sur un mécanisme qui mobilise la totalité du corps. C’est l’individu qui est générateur du temps : il existe donc une pluralité de temps qui proviennent d’une variété de contextes, de la même manière qu’il existe différentes interprétations de la même pièce. Merleau-Ponty préfère parler d’une « conscience incarnée » qui ne se contente pas d’enregistrer le déroulé du temps, mais qui le déploie et le constitue, soulignant ainsi le lien inextricable entre le temps et le sujet, pour faire du premier une catégorie individuelle. Enfin, les découvertes mathématico-physiques du XXe siècle – de la transformation de Lorentz à la relativité d’Einstein – ne bouleversent pas radicalement le statut ontologique du temps, mais génèrent l’avènement d’une quatrième dimension spatio-temporelle, sur laquelle s’appuie ensuite Mazzola pour défendre au même titre la nécessité de penser une réalité temporelle spécifiquement musicale.

Ces approches philosophiques, physiques et neuroscientifiques cèdent donc la place à des perspectives musico-théoriques qui convergent vers la réalisation d’un « espace-temps imaginaire » lors de l’interprétation, qui relève d’une « interaction gestuelle ». En affirmant que la « musique crée le temps », Jonathan Kramer adopte une position constructiviste qui permet à Mazzola d’identifier quatre catégories de temps : « multiply-directed », « gestural », « moment » et « vertical » (p. 88). Ainsi le temps linéaire et absolu, celui du métronome qui réfère à une réalité physique, se situe-t-il à l’opposé du temps vertical, temps musical par excellence qui fait l’objet de l’attention de Kramer et dont Mazzola développe une interprétation en termes de gestes mathématiques. Il rapproche en effet le temps vertical de la théorie des catégories en mathématiques grâce aux foncteurs co- et contravariants qui présentent la particularité d’être définis par leur comportement et non par leur relation à des objets ou par leur matérialisation spatiale sous forme de points. L’idée est ici de défendre la possibilité – dont ne se sont pas privé les physiciens – d’introduire une nouvelle dimension temporelle propre à saisir ce qui se joue dans la performance musicale (par exemple dans le jazz) à travers une « interaction profonde de perspectives temporelles gestuelles » (p. 90). La qualité de la performance étant intégralement dépendante de cette interaction entre les gestes du musicien, elle fait advenir un état existentiel (« where, as they say, “the music plays you” and not “you the music” » p. 90) que Mazzola relie aux diagrammes de morphismes gestuels : les musiciens se « lancent » des gestes pour générer une identité artistique qui façonne une structure musicale diagrammatique à l’origine d’une « identité distribuée ». Le temps est une construction qui résulte d’une collaboration gestuelle non linéaire entre les musiciens, à l’origine d’un espace-temps imaginaire le temps de la performance. La proposition de Mazzola suggère un cadre mathématique qui modélise ces configurations relationnelles en se rapprochant de la théorie de Kramer, tout en relevant in fine qu’il s’agit surtout d’appliquer cette approche à une meilleure compréhension de l’élaboration du temps dans des situations musicales concrètes.

Dans sa contribution sur le « geste de Gilberte et le Combray commutatif », Jean-Claude Dumoncel va se servir du geste et du diagramme pour éclairer deux grands cycles dans La Recherche, celui de Gilberte et celui d’Albertine, resémantisant ainsi l’expression proustienne de « chansons de geste » sous un jour nouveau. Il envisage d’abord les alentours de Combray comme un diagramme commutatif à partir de l’expérience de Gilberte : deux portes opposées permettent d’accéder à deux côtés possibles pour les promenades, de telle sorte qu’on ne sort pas par la même selon que l’on vise l’un ou l’autre, là où dans Le Temps retrouvé, Gilberte trouve un moyen de pallier cette incommunicabilité. De même, c’est bien un geste qui permet d’unifier À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes : celui du narrateur qui constate qu’il est désormais possible d’embrasser les joues d’une Albertine auparavant intouchable, matérialisant ainsi le changement entre l’Albertine de Balbec et l’Albertine de Paris.

Dumoncel tente alors d’éclairer l’affirmation de Deleuze dans Logique du sens selon laquelle Albertine est un monde possible, en la décrivant à partir de la citation « savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit rose inconnu » comme le produit booléen xyzx représente la couleur du bruit, y son odeur et z sa saveur. Il considère les conjonctions « et » et « ou » comme des opérateurs booléens : les mondes possibles sont alors les constituants d’une disjonction, et chacun d’entre eux est une conjonction de propositions se trouvant être vraies – au sens leibnizien qui fait de la nécessité une vérité dans tous les mondes possibles – dans ce constituant. Il y a bien, entre le cycle de Gilberte et celui d’Albertine, une convergence qui se manifeste par la transition de l’impossible au possible : « Boolean destiny where the kiss to Albertine, impossible at Balbec, becomes possible in Paris, means that, in Proust, the Leibnizian definition of modalities by a quantification over possible worlds has given place to an explanation of modalities by the Boolean operators acting on possible worlds or situations » (p. 106). Cette étude appelle, selon Dumoncel, une double conclusion qui porte sur la logique et son rôle dans le roman. Proust produit une anticipation de ce que deviendra la logique modale dans la seconde moitié du XXe siècle, en définissant la modalité par la quantité logique. Puisque le baiser à Albertine passe de l’impossible au possible, cela signifie qu’Albertine est successivement représentée comme un monde possible à Balbec par la conjonction « et », rendue ensuite impossible par « non-et » (un opérateur booléen qui produit une valeur fausse si les deux valeurs d’entrées sont vraies), avant d’être de nouveau un monde possible à Paris par l’annulations des trois conjonctions « non-et ».

Arnold Oostra dans « Existential Graphs as an Outstanding of the Use of Diagrams Mathematics » aborde ensuite les graphes existentiels de Peirce – que le sémioticien désigne lui-même comme la logique du futur – comme un domaine où les diagrammes pourraient se révéler particulièrement féconds pour traiter de la logique mathématique. Son article cherche à élaborer différents systèmes de graphes existentiels à l’aide de diagrammes très simples qu’Oostra suggère d’envisager comme des gestes. Il s’agit donc à la fois d’une réflexion sur les usages et mésusages des diagrammes en mathématiques, et d’une présentation de graphes qui émergent de gestes basiques pour articuler des liens entre géométrie et logique.

D’un point de vue historique, les diagrammes ont connu une utilisation paradigmatique dans les Éléments d’Euclide, avant que la géométrie passe par une progressive dé-visualisation, manifeste notamment avec Descartes qui fait passer les courbes du plan géométrique aux équations algébriques grâce à sa géométrie projective, et au XIXe siècle avec les géométries non euclidiennes qui signent possiblement une perte de confiance envers les diagrammes (mentionnons par exemple Hilbert qui propose une approche abstraite des objets de la géométrie dont les relations sont définies par des axiomes, ou le groupe Bourbaki qui n’accorde que peu de place à l’illustration dans sa tradition formaliste). Alors même que les mathématiciens semblent en tracer constamment, les diagrammes sont progressivement relégués au rang d’aide à la réflexion, dénués de toute valeur mathématique – la rigueur étant alors du côté d’une preuve formelle et algébrique.

Il est pourtant possible de s’appuyer sur des diagrammes pour en tirer des preuves valides, comme c’est le cas en algèbre homologique où ils ont donné naissance à la théorie des catégories : les règles qui régissent les diagrammes sont précisément les axiomes d’une catégorie, et permettent d’ordonner leur construction, leur transformation et leur interprétation de telle sorte qu’aucune conclusion fausse ne peut en découler. Il semble alors possible d’établir une théorie plus générale des systèmes diagrammatiques mathématiques, dont la caractéristique fondamentale se doit d’être la condensation d’un grand nombre d’informations sous une forme marquée par son extrême simplicité. C’est ce que suggère Peirce dans ses papiers entre 1879 et 1885 où il développe une théorie de quantification à partir d’une grammaire de traits simples où les sujets sont figurés par des lignes, leurs relations par des nœuds, et la négation par des ovales. Les graphes existentiels qui naissent sous sa plume en 1896 sont donc des diagrammes en deux dimensions tracés sur une surface simple, dont Oostra présente successivement les différentes conventions et les combinaisons possibles qui en résultent, avant d’introduire les graphes beta, gamma, et intuitionnistiques (qui ajoutent des lignes d’identité, des ovales en pointillés ou encore des limaçons, et peuvent désormais se déployer dans des surfaces non planes). Cette contribution montre qu’il est possible d’obtenir tous les systèmes de graphes existentiels à partir d’un tracé simple enrichi progressivement selon des interprétations logiques. Elle ouvre également la voie à un nouveau regard sur la logique qui fait des diagrammes son fer de lance pour asserter la fécondité d’un geste performé dans un environnement spécifique.

Le dernier chapitre de cette section synthétise les avancées du séminaire Philosophy of Mathematics à l’Université Nationale de Colombie à Bogota en 2018. Fernando Zalamea, qui en a assuré la tenue, fait se rejoindre des approches multivalentes en logique et multidimensionnelles en géométrie qui se proposent de répondre à la question « Qu’est-ce que les mathématiques ? » par le « langage corporel » (p. 147) à partir de gestes du bras, de la main, et des doigts. Il part pour cela de neuf gestes basiques de la main et des doigts pour saisir des dialectiques fondamentales dans la pensée mathématique (continu/discret, un/multiple, idéel/réel, abstrait/concret, mais aussi les potentialités de la beauté structurelle, les variétés d’espace et de nombre, les limites de la négation ou encore les structures et leurs déformations). Ces gestes se ramifient de façon explosive dans des mouvements de bras plus complexes, six pour chaque geste basique, qui forment ainsi cinquante-quatre gestes pour expliquer d’une manière diagrammatique et catégorico-théorique des progrès à un niveau avancé en mathématiques. Cette chorégraphie improvisée qui assure un va-et-vient entre concret et abstrait déploie ainsi une typologie des gestes mathématiques apte à s’emparer de dialectiques mathématiques cruciales ou de dynamiques complexes, incluant notamment les gestes beauté/vérité, possibilité/nécessité et abstraction/concret qui constituent selon Zalamea une « triade naturelle » (p. 162) incarnée dans des entremêlements de doigts récurrents.

Le corps, étendu par des gestes qui lui ouvrent l’accès à une pensée conceptuelle, se retrouve ainsi au cœur d’une démarche qui synthétise des idées profondes de façon simple : « Intellectual imaginative deepness is thus enacted in bodily material simplicity » (p. 162). Cette contribution répond d’une manière originale à la question « Qu’est-ce que les mathématiques ? » par une utilisation conjointe du corps, de la théorie des catégories, du geste et du diagramme, offrant ainsi la possibilité d’un « swing » (p. 163) entre le corps et l’esprit, entre l’universel et ses réalisations particulières, qui souligne là encore l’importance des effets contextuels dans la compréhension d’un objet.

Diagrammes et gestes en philosophie

            Charles Alunni dans « The Diagram : Demon of Proof » adresse la question de l’écriture qui serait celle du diagramme pour comprendre ce que ce dernier nous montre, comment il procède pour le faire, et quel rapport il entretient avec la preuve mathématique. Son article aborde dans un premier temps l’introduction galiléenne de l’écriture de la science, qui considère moins les mathématiques comme un langage – au même titre qu’un texte – que comme un « algèbre », entendre ici un ensemble de règles opératives qui programment une séquence d’actions. L’écriture des mathématiques connaît ensuite une expansion qui procède par compaction : les formalismes mathématiques deviennent de plus en plus puissants, au point d’opérer une compression scripturale qui trace aussi de nouveaux cheminements de pensée (par exemple dans les équations de Maxwell sur l’électromagnétisme). Le propos d’Alunni s’ouvre sur les analyses de Châtelet qui propose une interprétation diagrammatique des produits progressif et régressif de Grassmann. Celui-ci s’appuie sur un « sens dialectique » qui implique des effets de balance et de symétrisation dans la présentation de ses idées : il semble alors possible d’établir une correspondance entre cette dialectique grassmannienne et les « pulsations d’une logique de complicatio (enveloppement), d’explicatio (développement), de contractio (réduction), de contractus (ce qui est réduit), d’expansion et de réduction centrifuge » (p. 180). En ce sens, l’écriture diagrammatique semble établir une « stabilisation probatoire » à l’origine d’une « mémoire anticipatrice » (p. 169) des gestes de la science.

            Il convient alors de clarifier l’utilisation du terme « image » dans un contexte scientifique : le diagramme embrasse l’image comme l’un de ses éléments fonctionnels, mais il faut l’entendre dans son versant abstrait comme peuvent l’être par exemple les diagrammes de Venn, et non pas comme une illustration. Le diagramme pense l’interprétation de l’image et du calcul, il ne peut donc pas se réduire à une fonction illustrative, ni même à une figure dont il se distingue par son « machinic power » (p. 186) qui lui permet de déployer des gestes virtuels. Son dynamisme provient donc à la fois de sa capacité à échapper à une quelconque forme de figement par son ouverture vers la virtualité, et par sa plasticité, résultat d’une alliance entre figure et calcul qui échappe à l’immobilisme de la pure illustration pour faire signe vers une révélation jamais pleinement aboutie. Le diagramme procède ainsi par indexations dotées d’une opérativité dialectique, et peut être envisagé selon Alunni comme une structure covariante, valable dans tous les mondes possibles. Il est tout à fait fécond dans le cadre d’une démonstration en ce qu’il peut mettre en exergue, à l’intérieur des parties qui le composent, des changements et des modifications – qui peuvent être celles des opérations algébriques élémentaires comme l’addition, la soustraction, la multiplication et la division, capables d’articuler l’interprétation de deux diagrammes – qui appliquent et mettent en forme des résultats obtenus ailleurs. La conclusion de son article propose d’envisager le diagramme moins comme une preuve que comme une orientation à donner à la démonstration : « But rather than speaking of “diagrammatic evidence” stricto sensu, it might be more appropriate to speak of a diagrammatic orientation of the demonstration: the diagram as demon of monstration, of evidencing or showing, the demon of proof! » (p. 187). Une orientation diagrammatique dans la pensée s’appuie sur le pouvoir machinique du diagramme, démon de la preuve qui ouvre avant tout la porte d’entrée vers la prospection de virtualités où se trouve peut-être la solution recherchée.

            Les deux contributions suivantes mettent davantage l’accent sur le geste, entendu comme un « nouvel outil pour une vision différente du raisonnement synthétique » chez Giovanni Maddalena, et comme une dramatisation du raisonnement diagrammatique dans le Ménon de Platon. Maddalena part des travaux de Vico et de Mead qui proposent une vision alternative des gestes pour les dégager d’une subordination au langage verbal : ils sont les « mécanismes fondamentaux de la pensée humaine » (p. 191). Un panorama des différentes classifications des gestes, allant du continuum de Kendon et McNeill aux gestes synthétiques définis par Cavaillès, Desanti et Châtelet, en passant par les « actes de langages » d’Austin, lui permet ensuite d’aborder le concept de synthèse tel qu’il est envisagé dans les études sémiotiques de Peirce, notamment dans ses graphes existentiels. Ceux-ci sont à comprendre comme une version du raisonnement synthétique qui permet la reconnaissance d’une identité à travers le changement, en établissant une relation d’équivalence entre la ligne d’identité et la structure du geste. Prolongeant ainsi la pensée de Cavaillès qui définit les mathématiques comme une manière d’ « attraper le geste et pouvoir le continuer2 », Maddalena souligne la singularité du raisonnement qui se réalise dans le tracé des graphes : « there is no gap between reasoning and the representation of reasoning » (p. 197). Cependant, tout geste ne montre pas nécessairement un processus complet de raisonnement synthétique. Il convient alors de différencier le geste incomplet du geste complet qui doit être créatif à travers ses formes, singulier dans son individualité, et reconnaissable pour son unité. Une expérience scientifique, écrire une pièce de théâtre, réaliser des rites privés ou publics, une performance artistique ou encore une liturgie sont autant d’exemples de gestes complets qui synthétisent proportionnellement et densément l’ensemble des éléments sémiotiques qui les composent. Un geste incomplet, qui reste au demeurant un geste, ne parvient pas à atteindre une synthétisation complète qui l’autorise à établir une reconnaissance de l’identité dans le changement. Mais cette incomplétude n’est pas dénuée d’intérêt, elle est même parfois recherchée comme terrain fertile de l’émergence d’une expérience spécifique : l’étonnement, l’empathie ou le flou sont autant d’éléments qui peuvent être recherchés aussi bien en sciences dures qu’en sciences humaines. La proposition de Maddalena se situe donc davantage du côté d’un continuum gestuel, allant de la gesticulation au geste synthétique créatif (p. 204) qui déjoue le traditionnel dualisme corps/esprit déjà abordé dans plusieurs autres contributions.

            Rocco Gangle se consacre pour sa part à une analyse détaillée d’un dialogue de Platon (le Ménon) où Socrate emploie une méthode à la fois dialogique et diagrammatique pour guider un esclave dans la résolution d’un problème mathématique qui consiste à tracer un carré qui double l’aire du carré précédent. Ces constructions diagrammatiques exercent une fonction synthétique à plusieurs niveaux dans le texte : elles figurent le passage d’une manipulation singulière vers des modalités plus générales d’un raisonnement diagrammatique, elles sont redoublées dans les relations sociales entre les personnages qui partagent également une structure auto-réflexive, et enfin, le dialogue lui-même peut être séparé en trois grandes sections qui permettent d’identifier une opérativité sémiotique qui articule ces trois niveaux. Plus concrètement, Gangle suppute que le dialogue met en scène un seul diagramme que Socrate doit reconstruire au fil de la démonstration – notons à ce titre que la troisième tentative de l’esclave s’appuie sur le tracé de la seconde qui construit le quadruple du premier carré. Au lecteur, à son tour, de recomposer ces différentes étapes en traçant ses propres diagrammes à partir des expressions indexicales qui permettent d’en identifier les parties, puisque le texte s’abstient de toute représentation. Gangle s’emploie alors à démontrer comment les étapes d’un raisonnement peuvent être représentées d’une façon compacte et unifiée par le diagramme, qui assure le passage de l’implicite à l’explicite, de l’abstrait au concret : premièrement, la manipulation du diagramme géométrique ne montre pas seulement ce qui est faux, mais fait apparaitre pourquoi ce raisonnement est faux en associant les erreurs à une mauvaise inférence dans la relation partie/tout. Dès lors, la démarche épistémique de l’esclave s’adapte à cet outil : il ne s’agit plus de trouver le ratio du côté, mais d’examiner le diagramme lui-même pour trouver comment construire une ligne qui en prolonge le geste (ici en l’occurrence, en choisissant la diagonale). Comprendre le résultat obtenu, c’est voir le problème autrement, et dégager un nouveau type de relation entre les longueurs des côtés et l’aire totale. Cette contribution cherche donc à identifier le rôle de l’expérimentation diagrammatique dans un processus d’apprentissage, qui relève selon Gangle d’un mouvement vers une généralisation abstraite qui se caractérise dans son versant pratique par un apprentissage concret de la réalisation de constructions géométriques, et dans son versant théorique par la découverte des propriétés des figures qui résultent de ces manipulations. À partir de ce constat, Gangle propose d’intégrer un quatrième terme à la relation triadique peircienne qui unit representamen, objet et interprétant, que serait le « facilitateur ». Celui-ci opère de façon multiscalaire une médiation entre l’interprétant et le representamen pour faciliter le fonctionnement triadique dans son ensemble (p. 220). Là où le dialogue cherchait initialement à trouver un mode d’acquisition de la vertu, Gangle en déplace les enjeux par une formule synthétique « every diagram is a diagram of diagrammaticity » (p. 223) pour souligner la forme autoparticipative du raisonnement diagrammatique, qui tend davantage à illustrer la relation d’amitié qui nourrit une pratique collective de l’enquête au fondement de la philosophie socratique.

            Le neuvième chapitre propose une traduction commentée du texte « The Act of Writing » dans Gestures : Attempt toward a Phenomenology du philosophe Vilém Flusser. L’ouvrage dans son ensemble propose seize descriptions phénoménologiques de gestes humains fondamentaux, parmi lesquels se trouve celui d’écrire. Alunni souligne à ce titre que le geste chez Flusser n’est pas simplement un réflexe, mais bien le lieu d’une expression de liberté qui n’est pas réductible à une explication causale. Il est intéressant de noter que Flusser lui-même fait de la traduction un puissant « instrument épistémologique » au point qu’il envisage dans ses écrits d’élaborer une « théorie de la traduction » (p. 228). Flusser envisage l’écriture comme un geste de « pénétration » de la surface, négatif tant dans ses origines que dans ses intentions, quand bien même la technique utilisée par le stylo ou la machine semble en réaliser le geste opposé. Le concept central est celui d’écriture linéaire qui décompose l’image en lignes au fil d’une structure processuelle : le mouvement, dans l’écriture, n’est pas continu, il est au contraire interrompu par des pauses au carrefour de choix à réaliser qui constituent une des caractéristiques principales du geste d’écrire. C’est en ce sens que ce geste peut se faire phénoménalisation de la pensée : « I therefore propose that we consider the gesture of writing as a gesture during which a surface is informed by letters chosen during phases of stopping that we can wall “thinking” » (p. 230). Penser comme écrire, c’est donc nier la surface pour la pénétrer. Les modalités varient du stylo à la machine, qui matérialise plus concrètement selon Flusser le « programme du geste d’écrire » en le dotant d’une visibilité qui le rend plus conscientisé. Le potentiel de négation de l’écriture est donc à situer au niveau des choix à réaliser, d’autant plus criant lorsque l’on passe d’une langue à l’autre, et donc d’un ensemble d’associations à un autre. Flusser défend ainsi l’idée d’une distinction entre le geste d’écrire pour informer les autres, et celui pour informer une surface, qui présentent deux attitudes existentielles différentes à l’origine d’une discrimination entre qui serait un « véritable auteur » et qui tendrait davantage à devenir un acteur en ramenant l’écriture à un geste de communication.

            Le chapitre suivant trouve un parallèle intéressant avec la contribution d’Alunni dans sa son rapprochement entre l’espace de l’écriture et l’espace de la scène, envisagés tous deux dans la perspective d’un mouvement. Catherine Paoletti propose en effet dans « The Diagram on Stage : Movement, Gesture and Writing » d’analyser des écritures diagrammatiques de la danse dans la recherche d’un système de notations qui donne accès à de nouvelles configurations spatiales. Elle s’appuie pour ce faire sur le travail de Châtelet qui parle du diagramme comme une « provocation aux mobilités » (p. 243) afin de proposer une comparaison des systèmes de notations de Raul-Auger Feuillet dans Chorégraphie, ou l’art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs et de la Kinétografie du chorégraphe hongrois Rudolph Laban. Là où Feuillet s’intéresse à la mesure précise du temps en consignant le « chemin » – la ligne sur laquelle on danse – comme une suite d’étapes et de positions, Laban n’envisage pas le mouvement comme un cheminement entre deux points, mais tente au contraire de développer une écriture du corps saisi dans le mouvement qui repose sur une typologie tridimensionnelle (plan, espace, temps). La notation de Laban, qui parle d’une « kinésphère » pour désigner l’espace intégré que le corps transporte avec lui, tire donc davantage du côté du diagrammatique, là où celle de Feuillet est plus iconique. Dans cette approche, qui se nourrit notamment des réflexions de Kandinsky dans Dot, Line, Plan qui remarque que les sauts de ballet verticaux peuvent être modélisés par un point, là où les sauts plus modernes (par exemple ceux de Gret Palucca) dessinent une forme, et de celles de Châtelet qui envisage le point dans son pouvoir de compression et de relâchement des virtualités, le diagramme devient lui-même une « scène [qui] capture la vivacité du mouvement » (p. 253). En clôture de cette section se dégage donc l’idée plus globale et partagée par plusieurs contributions selon laquelle le diagramme n’est pas lui-même une image, mais ce à partir de quoi les formes peuvent émerger, dans une puissance évocatoire qui le rapproche de multiples manières du geste.

Diagrammes et gestes en linguistique et en sémiotique

            Dominique Ducard inaugure cette section par une réflexion sur la « méta-morphotis » dans la théorie de l’énonciation, terme qui réfère au processus de transmutation symbolique pensé par Antoine Culioli dans sa Théorie des Opérations Prédicatives et Enonciatives (TOPE) pour souligner que l’activité langagière est une image d’image. Le but de cette théorie est d’étudier l’activité cognitivo-affective du langage envisagé comme un processus dans lequel l’énonciateur construit à partir d’un texte (oral ou écrit) une série d’opérations par combinaisons de formes signifiantes, pour permettre à un autre énonciateur d’adopter un système correspondant afin de reconstruire une représentation complexe qui coïncide ou non avec celle de l’énonciateur d’origine. Se dégagent donc trois ordres de représentation : celui du langage, celui de la linguistique et celui de la métalinguistique qui assure le passage des formes matérielles accessibles à des formes abstraites inaccessibles (p. 261). L’enjeu de la contribution de Docard porte sur le type de modèle qui peut parvenir à représenter et à simuler des opérations langagières : si le linguiste ne doit pas se rêver mathématicien – les phénomènes qu’il étudie excède les catégories qui peuvent être saisies par la logique et ses théories doivent s’adapter au déformable et au changement d’échelles –, il peut pourtant bien se tourner vers les mathématiques qui autorisent une formalisation des axiomes linguistiques. Les mathématiques ou la logique peuvent donc intervenir au niveau de la notation, dans une étape intermédiaire qui serait celle du « formulaic » (p. 262), sans céder pour autant à des procédés algébriques inaptes à s’emparer des processus dynamiques dont il est question. Culioli inroduit alors le Cam diagram, basé sur une analyse freudienne du cas de névrose obsessionnelle du « Rat man ». Ce diagramme fonctionne comme un outil (pour analyser le système des pronoms) que Culioli désigne comme un graphe pour éviter une approche linguistique statique. La topologie joue indéniablement un rôle prégnant dans cette représentation métalinguistique qui s’appuie sur un système de tenseurs et de vecteurs (p. 264) pour schématiser des phénomènes aspectuels et temporels. Ducard met l’accent sur sa capacité à offrir une forme spatialisée qui permet la représentation du mouvement, et surtout, de la transition d’une forme à l’autre. Sa démarche, comme celle de Culioli, est donc largement interdisciplinaire voire transdisciplinaire : psychologie, neurosciences, philosophie du langage, phénoménologie, anthropologie culturelle, etc., se rencontrent dans la recherche d’un système de transcription à la fois synthétique et figuratif, ouvert dans son interprétation à de nouvelles perspectives et donc doté d’une fonction heuristique. En comparant l’activité diagrammatique à la philosophie Taoïste où le peintre doit devenir roseau pour peindre le roseau, Ducard place le diagramme du côté d’une forme de pensée où celui qui le trace doit en épouser le geste mental. C’est bien en ce sens que le diagramme – tel qu’envisagé par Châtelet notamment – est « inaugural » : il ouvre à de nouveaux problèmes, il est geste qui embrasse d’autres gestes à venir.

            Lionel Dufaye dans « Fluid Formalism » s’inscrit dans la continuité de cette contribution en reprenant à son tour les théories de Culioli. Il y apporte plusieurs précisions : son objet d’étude n’est pas seulement « déformable », il est surtout « malléable », comme c’est le cas pour les exemples qu’il donne de « can » et « may » analysés par Deschamps et Dufaye comme un ensemble de deux opérations, quantitative et qualitative – ce qui explique pourquoi ils peuvent parfois être intervertis, et parfois non. Dufaye propose donc dans cet article de distinguer en termes d’opérations de localisation le fonctionnement de différents marqueurs comme « Through » qui dessine une relation d’identification, « over » qui suggère une différenciation en localisant le locatum dans une position au-dessus relativement au locator, ou « accross » du côté de la déconnection. L’ensemble permet d’élaborer une représentation topologique des relations à l’espace. Une deuxième précision tente d’éclaircir un apparent paradoxe : comment une représentation métalinguistique fixée sur le papier peut-elle rendre compte d’une interprétation diachronique de l’évolution et de l’impermanence de ces marqueurs, qui représentent des représentations ? Dufaye aboutit à la nécessité de considérer ces gestes mentaux comme des « processus actifs » où le sens n’est « pas tant récupéré que construit » (p. 281, nous traduisons). Ce sens est construit à partir d’interactions et de co-occurrences, et sa modélisation doit nécessairement passer par un « formalisme fluide » pour embrasser la nature changeante du langage, comme le fait Culioli dans sa théorie des gestes mentaux.

            Francesco La Mantia va plus loin dans l’analyse de la Cam Structure et de la diagrammatologie énonciative. Son article cherche dans un premier temps à reconstruire la genèse de ce diagramme en s’attaquant aux difficultés posées par la définition formelle de la structure de la cam : si on envisage le terme dans son acception mathématique – que l’on pourrait rapprocher des « catégories » qui renvoient à la fois à une collection d’objets et aux morphismes qui agissent dessus – Culioli n’explicite jamais les règles formelles qui correspondent à cette structure. Pour considérer la cam non comme une illustration mais bien comme un outil, ces règles qui régissent son emploi semblent nécessaires (autrement, les morphologies culioliennes demeurent de simples « jeux »). La Mantia se livre donc à une série de spéculations sur la praxis diagrammatique du linguiste afin d’éclairer la topologie de cet objet singulier. L’enjeu est de comprendre comment cette forme peut être génératrice d’autres formes, en étant à la fois posée sur le plan dimensionnel et décrochée de ce plan, formant ainsi une spirale ou une sphère, en ce que ses extrémités (le segment qui relie lexis et assertion) sont à la fois identiques et non identiques. La Mantia propose alors d’employer une métaphore cardiologique pour évoquer les « pulsations » de la cam qui justifie cette simultanéité de l’identicité et de la non-identicité des extrémités. Ces indéterminations qui permettent à la lexis de former des énoncés à la fois négatifs et affirmatifs sont le signe d’une diagrammatisation du processus énonciatif : la pointe de la cam devient son sommet pour diagrammatiser un « locus germinal » (p. 305). Il s’agit enfin de rapprocher la pensée de Culioli (« […] identify Culioli’s thinking regarding the “form-in-the-making” » p. 314) de celle de Deleuze avec son hétérogénèse et de celle de Châtelet, qui travaille précisément l’instabilité du diagramme et sur sa puissance germinale. La conclusion de La Mantia insiste sur deux processus diagrammatiques à l’œuvre dans la cam : la bifurcation, c’est-à-dire l’actualisation de virtualités génératrices d’autres figures, et la schématisation qui autorise une stabilisation provisoire de l’activité énonciative.

            Per Aage Brandt propose à mi-parcours de cette section un dialogue entre les approches peircienne et saussurienne du diagramme et du geste dans une approche davantage cognitico-sémiotique. Il différencie dans un premier temps la conception peircienne d’une semiosis qui peut se trouver n’importe où, là où Saussure développe au contraire un regard plus conceptuel dans une sémiose hautement structurée, orientée sur la signification dans des modèles qui se déploient sur deux niveaux (une identification des phénomènes du monde humain qui signifient à partir d’un système d’expressions contrastées, et une identification des phénomènes de toutes natures qui sont signifiés par les premières). Les diagrammes se situent à une intersection caractérisée par un critère de criticité qu’on peut envisager comme un spectre allant des icônes (dotées d’une criticité maximale, à l’instar des tableaux figuratifs où tous les points du plan peuvent trouver un contrepoint sensible) aux symboles (dotés d’une criticité minimale, comme dans les écritures alphabétiques qui prennent en compte uniquement les tracés noirs et les espaces blancs qui les séparent, le reste étant « vide » de signification). La criticité des diagrammes est donc intermédiaire : « They do not order you to do things, like symbols, and they do not look like anything you can have perceived, like icons; they just look like other digrams » (p. 322). Aage Brandt souligne alors le rapprochement possible entre ces trois classes de signes et trois grandes classes de création de sens : le commandement symbolique des autorités constitutives, la planification diagrammatique des possibilités politiques, et la fantaisie iconique des désirs organiques (p. 324). Ces catégories peuvent également prendre la forme de gestes : iconiques dans la forme des mouvements qui accompagnent un discours, symboliques lors de rituels performatifs, ou diagrammatique dans des mouvements continus qui suivent des schémas (parades, processions, danses). Dès lors, les diagrammes qui cherchent à montrer comment les choses fonctionnent, sont porteurs d’une portée éminemment épistémique. Ils sont du même coup la porte d’entrée vers un monde « supra-verbal » (p. 324), ce qui permet à Aage Brandt d’opérer une distinction entre les peintures avant-gardistes d’un Cézanne, d’un Picasso ou d’un Braque, et les peintures abstraites de la seconde moitié du XXe siècle qui avancent une approche diagrammatique, non-iconique, qui représente la pensée d’une manière singulière, en faisant signe vers sa présence et vers une intuition de l’espace. Ces tableaux sont d’un autre ordre, plus métaphysique : Aage Brandt parle de « fenêtres magiques » qui ouvrent vers une unité du subjectif et de l’objectif, de l’intérieur et de l’extérieur, vers une « université spirituelle qui n’est troublée ni par le temps ni par l’espace » (p. 327, nous traduisons). La thèse principale d’Aage Brandt est donc de relier la sémiose à l’activité mentale cognitive, qui postule une triade sémantique iconique-affective, symbolique-déontique et diagrammatique-épistémique reliée à une architecture de l’esprit que le geste peut exprimer plus directement que d’autres pratiques signifiantes.

            Le chapitre de Wolfgang Wildgen « Continuous, Discrete Diagrames and Transitions » est celui qui examine la plus grande variété d’applications des approches diagrammatiques. Wildgen choisit de se concentrer sur les diagrammes topologiques, continus (et non discrets), qui envisagent des dynamiques qualitatives (comme peut l’être la théorie de la catastrophe de René Thom). Il adresse trois types de diagrammes : les diagrammes techniques utilisés dans l’architecture et l’ingénierie, les diagrammes mathématiques, et les diagrammes en sciences de la communication. Le chapitre va donc parcourir des diagrammes techniques (utilisés par exemple dans les cathédrales gothiques pour les arches, ou dans la construction de machines), des diagrammes et archétypes (au sens où l’entend Platon dans le Timée) biologiques, des diagrammes mathématiques (incluant les figures géométriques qui exposent les propriétés prouvées par Euclide ou Archimède par exemple, et les équations qui assemblent des lettres (symboles) et des nombres (indices) pour former une opération qui relève du diagramme), et enfin des diagrammes en analyses linguistiques et musicales (c’est le cas des grammaires algébriques et logiques dans la tradition de Carnap et Montague). Les caractéristiques qui en découlent sont les suivantes : la représentation schématique doit être qualitative et non quantitative, topologique et non métrique ; elle est en outre spatiale et dynamique en un sens qui diffère de celui de la physique ou de la mécanique (p. 337). Ce sont en effet les caractéristiques topologiques et dynamiques qui assurent le passage de modèles dynamiques à des diagrammes, par exemple dans la théorie des catastrophes. Wildgen développe pour l’illustrer les diagrammes « archetypal morphologies » de René Thom, mais aussi des diagrammes qui définissent des notions centrales de la syntaxe narrative (proximité, cohérence et squelette narratif chez Labov) ou encore des diagrammes qui modélisent le « don » et l’ « envoi » où les forces sont interprétés comme des agents animés. Son article propose en outre une liste de niveaux ontologiques comme outil heuristique qui autorise différents types d’interprétations de diagrammes (« Locomotion in space », « Change in quality space », etc.). Il prolonge ainsi une lecture de Peirce qui met l’accent sur l’auto-organisation des diagrammes qui dans leurs caractéristiques non intentionnelles portent le germe d’une compréhension plus large de phénomènes sous-jacents (p. 355).

            Le seizième chapitre écrit par Francesco La Mantia se veut conclusif, et annonce dès son titre son orientation : « Towards a Diagrammatic Model of Enunciation ». La Mantia cherche à prolonger les multiples réflexions qui ont été menées autour de l’expression « diagrammatic gesture » qui n’a pas reçue selon lui l’attention qu’elle mérite chez les sémioticiens et les linguistes : il y a donc bel et bien une difficulté à penser ensemble l’unité symbiotique qui unit les gestes et les diagrammes. Son article revient sur les gestes diagrammatiques dans le champ de l’énonciation qui sont exclusivement linguistiques et sémiotiques, comme c’est le cas pour l’énoncé « Je jure » analysé par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux que La Mantia propose de relire à partir de la théorie de la figuration de Paul Klee, mais aussi à partir de l’épistémologie des mathématiques de Châtelet. Affirmer que l’énonciation « je jure » est nulle renvoie alors au fait qu’elle est irréductible aux conditions locales de sa production, puisque chaque énonciation contient le germe d’autres énonciations. Il devient alors possible de placer chacune d’elles, comme le suggèrent Deleuze et Guattari, sur une ligne de variation continue virtuelle. La Mantia compare ce tracé au triangle de Châtelet, qui correspondrait à une énonciation visuelle qui contient elle aussi les germes d’autres triangles : « There is thus a nexus between Châtelet’s triangle and “I swear” as they both contain “crystals of becoming” » (p. 365). La vibration qui anime les formes visuelles et la variation qui anime les formes verbales relèvent donc d’un geste de même nature. À partir de là, La Mantia se livre à une critique de la dichotomie type/token relue à l’aune des textes de Merleau-Ponty, qui ne semble pas pertinente pour penser la distinction entre ces gestes. Ainsi, le triangle, et plus généralement l’eidos des objets mathématiques, ne peut être réduit à un type immatériel, métaphysique ou cognitif qui ignorerait le rôle génétique des inscriptions sur le papier, la pierre, etc., dans la constitution de ces idéalités formelles. Le triangle est bien une forme à la croisée d’énonciations virtuelles, il est également une forme gestuelle car il « localise » sa forme dans le geste du tracé digrammatique (p. 376). Ce geste contient pourtant bien une « fibre invisible » (p. 377) qui procède par négativité dans sa saisie de l’eidos. La Mantia peut dès lors prolonger sa réflexion sur les liens entre itérabilité et hétérogénèse dans des études de cas chez Picasso, Pollock et Van Eyck. Chez Pollock, l’impact de la couleur sur la toile ne relève pas de l’accidentel, quand bien même il est bien un processus hors de contrôle. La Mantia suggère alors une comparaison entre l’invisible et le non-dit de Michel Pêcheux et le chaos épilinguistique de Culioli pour éclairer les virtualités hétérogénétiques de Van Eyck. Les conclusions de cet article sont ouvertes à un prolongement dans la philosophie diagrammatique de l’énonciation. La Mantia y défend le lien intime qui unit le « devenir-autre » et le geste diagrammatique. Il envisage également l’itérabilité comme une source potentielle d’hétérogénèse : c’est le cas lorsque la langue fourche dans la prononciation d’une expression, tordant ainsi « I swear » qui devient « I sweat ». L’hétérogénèse prédispose en effet un arrière-plan de virtualités qui « impulsent les énoncés de potentialités métamorphes » (p. 403).

            L’ouvrage dans son ensemble a bien tenu le pari d’une approche transdisciplinaire qui s’empare de ce que pourrait être un « geste diagrammatique ». L’hybridité du diagramme, point de départ de plusieurs contributions qui examinent les tensions qui l’animent, du graphique au symbolique, du local à l’universel, de l’abstrait au concret, est également au principe de l’examen des gestes qu’il contient, des gestes qui le façonnent à ceux qu’il provoque, en passant par ceux qu’il « gèle » et « découpe » dans son tracé pour reprendre la terminologie de Châtelet. Les sections qui identifient des champs d’application (en mathématiques, en philosophie, et en linguistiques) sont en réalité parcourues de multiples croisements, signe d’une démarche qui cherche moins à éprouver l’opérativité du diagramme dans une variété de contextes qu’à embrasser sa portée heuristique et épistémique. La rencontre du geste et du diagramme ouvre la voie à des travaux qui prolongent ces réflexions sur la place du corps et du charnel dans la pensée conceptuelle et notamment mathématique, d’où elle a trop longtemps été reléguée.


1 La volonté n’est pourtant qu’un aspect du gestural dont l’expressivité peut dépasser le contrôle, ce qui remet en question les deux sens de l’intention que serait la directionalité et la délibération, puisque le geste peut être capable de nous trahir, de révéler ce que l’on aurait préféré cacher. L’inter-corporalité peut donc se dégager de l’intentionnalité lorsque le geste n’est plus délibéré. La réflexion se nourrit alors des travaux de l’anthropologue Marcel Jousse qui situe le geste à égale distance du volontaire et du non volontaire.

J. Cavaillès, Œuvres complètes, Hermann, Paris, 1994, p. 186.




Guide des Humanités environnementales

Aurélie Choné, Isabelle Hajek, Philippe Hamman (dir.), Guide des Humanités environnementales, Presses Universitaires du Septentrion, 2016.

En dépit de résistances et reculades parfois spectaculaires mais ponctuelles, l’idée qu’il existe bel et bien un problème écologique qui engage la responsabilité de l’humanité, s’est imposée. La COP 21 n’a pas été sans laisser de traces, et il ne se passe plus de jour sans que les médias ne se fassent l’écho de problèmes environnementaux, qu’ils annoncent la disparition de telle ou telle espèce animale, voire de tel ou tel écosystème, ou au contraire qu’ils se fassent les chantres optimistes des bienfaits du développement durable.
La présence dans l’espace public de la problématique atteste de ce que les questions environnementales sont devenues trop prégnantes pour être abandonnées aux seules sciences dites de la nature. C’est pourquoi l’ouvrage collectif dirigé par Aurélie Choné, Isabelle Hajek et Philippe Hamman apparaît comme un fil directeur venu à point nommé pour introduire à une foule d’autres voies d’accès à ces problématiques, pour en montrer la nécessité, la richesse et la fécondité, ainsi que pour s’orienter dans leur complexité.

Le Guide des humanités environnementales (630 pages, dont une part importante d’indications bibliographiques) se compose de 53 notices rédigées par 48 contributeurs, spécialistes des champs les plus divers des domaines arts, lettres et sciences humaines. Son introduction met en lumière l’originalité de l’entreprise. Elle la distingue d’autres formes existantes (anthologie, dictionnaire, ouvrage-panorama, manuel, etc.) et revendique au premier chef la spécificité de croiser les regards et de décloisonner les nombreuses approches de l’enjeu « nature », dans une perspective réflexive, mais avec l’ambition également de favoriser un dialogue tourné vers l’action. « Comment penser la nature ? », « Comment vivre avec la nature ?» : ces deux questions, théorique et pratique, structurent l’ouvrage.

Le point de départ de la première partie s’ancre dans l’histoire de l’opposition nature/culture – qui ne se conçoit plus sans la référence aux travaux de Philippe Descola – avec son corollaire qu’est la domination exercée par l’homme et dont les effets délétères induisent la question, voire le besoin d’une éthique de l’environnement. Il arrive qu’elle ait partie liée avec la métaphysique : l’écologie profonde d’Arne Naess bénéficie d’une présentation qui permet de dépasser l’image d’obscurantisme qu’elle suscite fréquemment. Exposée pour elle-même, elle est resituée plus loin dans le cadre plus large de la culture des pays nordiques, envisagée sous l’angle du dialogue entre philosophie, littérature et science. Quant aux associations qu’elle favorise avec des formes de pensée régressives, voire extrémistes, une notice s’attaque à ce problème à travers ses origines dans l’espace germanique. Plus largement, le besoin de spiritualité voire de sacré s’exprime dans de multiples formes d’« écospiritualité » dont le point commun – s’opposer à une réduction de la question environnementale à un simple problème de gestion – est un des fils directeurs de l’ouvrage.
Car le désir de donner du sens, de réenchanter le monde, de renouveler la relation à l’autre n’est qu’un aspect de la problématique : les rapports que les hommes entretiennent désormais avec leur environnement génèrent de nombreuses formes de souffrance qu’étudie « l’écopsychologie » et à laquelle tente de s’opposer activement « l’écoformation ». L’auteur de la notice consacrée à ces nouvelles voies d’investigation affirme quant à lui la nécessité d’échapper à un « embrigadement […] dans les mouvances du capitalisme vert » (p. 89), débouchant ainsi sur la dimension sociale, politique et économique de la question écologique.
L’écologie est-elle ou non compatible avec l’idéologie productiviste ? Les multiples directions de recherche auxquelles elle donne lieu ne cessent de se heurter à cette question de sa compatibilité avec le développement industriel fondé sur l’innovation scientifique et technique et les exigences de la croissance. Quels espoirs mettre dans le « développement durable » ? Quelle place pour la décroissance (une notion qui l’on rencontre dans plusieurs contributions, mais qui n’apparaît pas dans l’index) ?
Cependant, la réflexion sur le rapport à la nature de l’homme contemporain n’est pas seulement l’affaire des sciences humaines et sociales. L’ouvrage donne une place importante aux apports des études littéraires ou artistiques à travers des approches focalisées sur des individus ou des œuvres, ou ouvertes sur des méthodes ou des tendances plus larges : c’est ainsi que la notion de respect de la nature est rendue sensible par une évocation de l’œuvre du poète Philippe Jaccottet, qu’une notice interroge les rapports entre nature et art contemporain à travers le sentiment océanique. Deux notices séparées distinguent esthétique de l’environnement et esthétique de la nature. Un champ nouveau se développe dans les études culturelles et littéraires, l’écocritique, entre la conscience environnementale et l’esthétique littéraire. Elle jouxte l’épistémocritique, qui se situe plus précisément à l’interface entre science et littérature, et la notice qui y est consacrée ne se réduit pas à exposer un programme méthodologique, mais en explicite les potentialités à travers deux exemples précis, l’étude de la naturalisation du social dans le roman de Goethe, Les affinités électives, et du paradigme posthumain dans Generosity de Richard Powers.
A l’inverse, Pierre Sansot (1928-2005), travaillant sur la ville naturante, n’a jamais renoncé, dans une œuvre vaste et dense, à l’écriture littéraire. Son œuvre n’est qu’une des facettes des études centrées sur la ville qui vont de l’écologie urbaine à l’urbanisme durable, de ses promesses et de ses leurres, en passant par les problèmes de santé environnementale présentés dans leur historicité et qui s’avèrent ne plus être désormais ceux d’un « manque de connaissances mais bien plutôt […] de leur pléthore et de l’indétermination des effets et des implications de l’action humaine » (p. 221) Dès lors, une « modernisation écologique » est-elle un projet plausible ou une nouvelle ruse du capitalisme, une approche qui reste fondée « sur un optimisme technologique et une croyance dans le marché – véritables pharmakon, au sens de poisons et remèdes de l’environnement » (p. 232) ? Une écologie industrielle, cherchant à s’inspirer des écosystèmes de la nature ouvre-t-elle de nouvelles voies ou en reste-t-elle au niveau de la métaphore ? Là encore, la réflexion s’enrichit d’un cas précis, celui de la ville danoise de Kalundborg qui passe depuis les années 1990 pour une « symbiose industrielle réussie » (p. 239).
Un ensemble de notices mobilisent plus explicitement la sociologie, en s’appuyant sur un cadrage épistémologique, et l’ethnologie, avec l’ethnoécologie qui tente de penser ensemble évolutionnisme social et évolutionnisme de la nature, l’ethnoscience (tournée vers les savoirs locaux), l’ethnozoologie (qui nous invite à adopter le point de vue du poisson), avant de faire un point sur l’état du droit de l’environnement.
Toutes ces voies d’accès méthodologiques aux questions environnementales se partagent, à partir de perspectives et d’outils divers, des objets ou des problématiques qui servent d’entrées à la deuxième partie. Mentionnons-en quelques-unes : Feu, eau, air, forêt, montagne, animal, mais aussi paysannerie, écocide, risque, catastrophe naturelle, inégalités environnementales, développement durable, etc., et pour finir transition énergétique.
La notice consacrée au feu répond aux attentes suggérées par la juxtaposition avec les éléments qui la suivent : elle s’inscrit dans un rappel des représentations mythiques qu’il évoque ; les suivantes n’en font apparaître que plus clairement les ruptures induites par notre modernité : la notice sur l’eau parle d’une ressource devenue marchandise, de son statut, de sa gestion ; la notice sur l’air est dominée par un « enjeu paradigmatique de la relation de l’homme à son environnement », comme le formule le sous-titre (p. 355) : la pollution. Et c’est bien la direction que prennent ici la plupart des contributions : les suggestions bucoliques se dissolvent presque toutes dans la confrontation aux fins économiques et à leurs bouleversements. Pour autant, grâce à la grande richesse des angles d’approche et des contextes, l’ouvrage ne se transforme jamais en un simple catalogue de descriptions apocalyptiques. L’intégration de chercheurs, non seulement de disciplines, mais aussi d’aires linguistiques et culturelles différentes, permet une diversité et une complexité, voire une complémentarité bienvenues, et dont un mérite, et non des moindres, est de susciter la curiosité et le besoin d’approfondir ou de diversifier l’investigation, une impulsion soutenue du reste par l’impressionnant apport bibliographique et les renvois aux thèmes croisés. Ainsi, si la première partie relevait assez vite le défi de répondre à la crainte que la question écologique n’ait un rapport congénital avec l’extrême-droite, en interrogeant cette généalogie souvent rapportée à l’Allemagne, plusieurs autres notices, rédigées par des germanistes, permettent un recul plus circonstancié et dépassant les clichés et les réductions autant géographiques qu’historiques. C’est le cas de la notice consacrée à la paysannerie qui s’ancre dans les « Discours associatifs et imaginaires environnementaux dans l’Allemagne industrielle avant 1919 : l’exemple du Bassin de la Ruhr » (p. 469) ou de la notice consacrée à la montagne qui s’intéresse plus précisément à l’esthétique des Alpes suisses et autrichiennes dans les discours littéraires (XVIIIe-XXe siècle) » (p. 373).
L’animal, première victime d’une nature domestiquée, trouve ici une considération particulière. La proposition de lui accorder une protection juridique en lui reconnaissant la « double qualification […] d’être vivant doué de sensibilité et d’élément de la biodiversité » (p. 443) a le mérite de souligner la complémentarité en l’occurrence d’un point de vue éthique et pragmatique.

Ce Guide des humanités environnemental est un véritable guide à travers la grande richesse des réflexions et savoirs convoqués, qui permet de découvrir dans leur genèse, leurs interactions et leurs oppositions, des formes de lecture nouvelles du rapport de l’homme à son environnement, loin de toutes les dichotomies simplistes. Les notices, longues d’une petite dizaine de pages, se suivent selon un enchaînement dont la cohérence pousse à une lecture linéaire. Mais au-delà de son intérêt théorique, ce guide promet également d’accompagner des pratiques nouvelles, qu’elles viennent des institutions, d’initiatives dites citoyennes, ou des « gens ordinaires » (p.272), car sa lucidité, notamment à l’égard des tendances les plus fortes à l’optimisation technologique au service des marchés, voire des nouvelles inégalités produites par les politiques écologiques mises en œuvre, ne vaut pas aveu d’impuissance.
Comme l’écrit l’une des contributrices qui propose le concept, au premier abord paradoxal, de culture de la nature : « L’effort doit porter sur la déconstruction des notions véhiculées par l’idéologie dominante mais aussi tendre vers l’invention de concepts qui s’y opposent par leur pertinence pour repenser le changement social et surtout pour l’anticiper. Le concept de culture de la nature a son origine dans cette double tension : contester et déconstruire, provoquer et inventer » (p. 266) C’est là un objectif qui paraît commun à bien des chercheurs impliqués dans cet ouvrage.

Françoise Willmann
MCF HdR en Etudes Germaniques à l’Université de Lorraine
 




La phénoménologie du corps politique de Corine Pelluchon : une poétique de la jouissance

De l’éthique de la vulnérabilité à la phénoménologie des nourritures
Si la catégorie de vulnérabilité, grâce aux éthiques du care et aux études féministes, a été investie, puis retravaillée par la philosophie analytique, c’est probablement à Corine Pelluchon qu’il revient de l’avoir fait passer en régime phénoménologique. Ses Éléments pour une éthique de la vulnérabilité abordaient les questions de la vulnérabilité et du care à la suite des travaux de Joan Tronto qui invitaient à congédier l’immanentisme téléologique propre au libéralisme, selon lequel le monde serait un agglomérat d’individus animés par des fins rationnelles et un projet de vie. D’après J. Tronto, il s’agit de faire place à un autre immanentisme, réticulaire, où les individus ne sont pas des isolats, des « îlots éthiques[1] » pris dans des trajectoires solitaires ; ils forment les pointes de réseaux où les activités propres au care sont enchâssées dans d’autres activités et contribuent à la réalisation de fins imprévisibles, non justiciables de la monocausalité, linéaire, propre au projet, mais d’un agencement de causalités intriquées, que seule une épistémologie pluraliste[2] est capable de cartographier.
L’effort de C. Pelluchon peut être qualifié d’immanentiste, en tant qu’elle s’efforce, depuis au moins L’Autonomie brisée, de « relier le droit la morale » de « manière immanente[3] » sans poser un domaine en surplomb de l’autre. Or le droit s’établit jusqu’à maintenant « sur le pouvoir d’un agent moral seul à même de dicter la valeur des choses, des autres espèces, de la nature et du monde et du monde à l’aune de son propre usage et qui estime les cultures et les hommes en fonction de leur capacité à prendre part à cette évaluation, à peser dans la balance[4]. » Le libéralisme politique[5], qui nous a affranchi du joug des tyrans, trouve ses limites en tant qu’une politique exclusivement vouée à préserver les libertés individuelles ne saurait régler les problèmes touchant un domaine plus étendu que la sphère privée et les mœurs pour veiller au destin des générations futures, au devenir des espèces – incluant l’espèce humaine – problèmes faisant porter leurs vibrations voire leurs secousses sur la géopolitique, l’économie et la justice sociale. Cet élargissement des cercles de l’éthique, dans l’espace comme dans le temps, requérait de la part de C. Pelluchon, pour fonder sa méthode, une réduction préalable, soit une épochè.
De J. Tronto, Corine Pelluchon reprend le geste d’épochè éthique consistant, dans l’attention, « à suspendre la pensée, à la laisser disponible, vide et prête à être investie par son objet. […] La pensée doit être vide, en attente, ne cherchant rien, mais prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va la pénétrer[6]. » Cette conception de l’attention est d’origine mystique : si J. Tronto la reprend à Simone Weil, on peut retrouver, dans la disponibilité nue, le nada de Saint-Jean de la Croix. Quand le saint fait du nada la condition préalable à la prière, C. Pelluchon fait de cette épochè le socle de sa phénoménologie, dont la base est donc assurée par une herméneutique nue[7], purgée de tout horizon d’attente[8] : « Elle suppose cette pauvreté, cette mise entre parenthèses de ses opinions et désigne par là une méthode qui permet de voir et de penser des choses qu’il serait impossible de penser ou d’imaginer si l’esprit était encombré d’idées reçues ou d’attentes préalables[9]. » Cette herméneutique nue, configurée en capacité d’accueil de l’imprévu, de l’événement et de l’autre, est le truchement par lequel elle fait de sa phénoménologie une éthique se gardant de tout paternalisme. Assumer la perspective phénoménologique, en tant qu’on adopte le point de vue du sujet envisagé, engageait d’emblée à renoncer au paternalisme qui projette ses visées propres sur une altérité à laquelle il refuse précisément le statut de sujet. Le projet phénoménologique amenait aussi C. Pelluchon à prendre ses distances avec les éthiciennes du care, qui ont notamment tendance à définir l’identité humaine comme déterminée irrémédiablement par les rapports sociaux, vaporisant sans reste toute l’identité de la personne dans ses relations[10]. La phénoménologie, pour convertir l’éthique en justice, donc en politique, doit tenir ensemble le caractère étoilé (relié) de l’identité et sa résilience propre, qui rechigne à se résumer à ses liens.
La dimension politique qui anime le triptyque de C. Pelluchon se rassemble sans doute dans sa volonté de considérer des asymétries. Pour ce faire, la phénoménologue adopte, on l’a dit, le point de vue de l’autre, humain ou non humain, en posant comme vertu principale de son éthique la responsabilité, non la  compassion : « Certes, l’asymétrie fait son entrée en politique dans la théorie de la justice telle qu’elle est rénovée par M. Nussbaum et dans l’éthique de la vulnérabilité, dont la notion capitale est celle de responsabilité. Comme chez Levinas, cette notion ne désigne pas d’abord, ni essentiellement, une obligation et elle ne s’exerce pas forcément envers un être avec lequel j’entretiens des liens affectifs privilégiés[11]. » La phénoménologie des nourritures, entreprise dans l’ouvrage suivant, véritable somme, conserve comme pierre de touche la responsabilité qui se déploie en éthique de la distance, contrairement à l’éthique de la présence de Levinas qui prenait pour origine le visage d’autrui, appelant une mise en demeure. La distance ne signifie pas, pour C. Pelluchon, un amenuisement de la force de comparution de l’autre :
[…] l’homme a aussi la capacité de prendre soin des autres espèces et des générations futures. Telle est la définition de la responsabilité qui n’exige pas, contrairement à la compassion, la présence en chair et en os de ceux dont je suis responsable. Notre responsabilité dépasse même nos capacités d’identification, voire de représentation, comme lorsque nos actions ont des répercussions sur des milliers, voire des millions de personnes, ou qu’elles hypothèquent les conditions de vie des individus à venir[12].
Autrui, c’est-à-dire les autres hommes mais aussi les autres vivants, les animaux, s’invitent à ma table dès que je me nourris, ce qui justifie de faire du rapport aux nourritures, qui ne désignent pas seulement les aliments, mais tout ce dont je vis, « le lieu originaire de l’éthique[13] » car dans ma manière de faire usage des ressources, de cautionner certaines productions agricoles, de m’alimenter, j’entre d’emblée en relation avec d’autres hommes dont j’encourage l’activité et dont, par extension, je conforte la vie, ou sur lesquels mes actes auront une portée d’autant plus prégnante qu’elle est le fruit de choix quotidiens, qu’elle se joue dans l’immanence.
Dans son compagnonnage critique avec Levinas, C. Pelluchon imprime une inflexion décisive, véritable point de bifurcation philosophique qui entraîne dans son élan le destin de l’éthique : à l’opposé de ce que l’on trouve chez l’auteur de Totalité et infini[14], le passage du plan de la jouissance à celui de l’éthique ne s’effectue plus dans la rupture. La phénoménologie des nourritures se veut l’opérateur de cette continuité. Cet accent mis sur la jouissance rehausse l’éthique de la vulnérabilité, pour ce qu’elle se limitait à la passivité, et loge d’un même mouvement « l’esthétique au cœur de l’éthique[15] » : « Accepterions-nous la dégradation des écosystèmes, la destruction des paysages et les conditions de vie abominables que l’élevage industriel inflige aux animaux si le goût, au lieu d’être un sens parmi les autres ou de signifier l’appartenance des individus à une classe sociale, était ce qui reliait nos sens à notre cœur et à notre esprit, comme le Gemüt[16] chez Kant ?[17] »
Si le cogito cartésien permettait d’établir une philosophie placée sous la tutelle de la vision[18], dont le pouvoir analytique consistait à discriminer les formes de manière claire et distincte, le « cogito gourmand[19] » de C. Pelluchon offre au contraire un principe d’articulation de la sensation au devoir. Si, à l’ère du numérique et de la mondialisation, affirmer que nous sommes interconnectés relève du truisme, cette « interdépendance acquiert, dans l’acte de manger, une évidence qui confère à ce fait socionaturel un caractère paradigmatique[20]. » Cette interdépendance est portée par la valence de ce qu’elle appelle le « Vivre de[21] » et lui fournit un instrument de critique puissant pour amender l’analytique existentiale de Heidegger, et, avec elles, toutes les philosophies de la liberté, qui font abstraction de la nature, du climat et du milieu, puisque, selon la formule de Levinas reprise ici, le Dasein, l’être qui se définit surtout par la liberté et même par le projet, n’a jamais faim[22]. La liberté n’est plus le point de départ ni le point d’arrivée de la vie : elle est prise dans une relation d’enveloppement avec l’amour de la vie, avec la jouissance, ce qui autorise l’intégration de plein droit des animaux non humains, vulnérables et qui « vivent de », dans la sphère éthique.
Les valences du « vivre de » 
            Prendre la mesure de la transitivité du « vivre de », c’est disjoindre la sensation de la connaissance, reconnaître que le chiasme qui nous révèle au monde et le révèle en nous forme une boucle qui n’emprunte pas forcément le chemin de la conscience. Le cogito gourmand, dès lors, court-circuite le cogito cartésien ou renvoie à une phénoménologie de la non-constitution célébrant le revirement du constitué en condition de mon existence : « affirmer le caractère nourricier du monde, c’est dire qu’il ne saurait se laisser réduire à un noème, à un contenu constitué par l’acte donateur d’une conscience[23]. » À la réduction du noème, C. Pelluchon substitue la générosité d’un véritable poème de la pensée qui, par sa « morsure sur les choses[24] », ne congédie pas le logos mais le force à placer ses prises, à s’orienter depuis les sensations afin de tracer une cartographie gustative.
            Cette cartographie est poétique[25] en tant qu’elle ne suit pas l’exécution d’un programme ou le tragique d’un destin ; c’est ainsi que le primat de la jouissance, de l’être-pour-jouir[26], révoque l’ontologie du souci de Heidegger, où l’homme naît comme être-pour-la mort. Le nouveau-né, avant de se projeter dans le souci et dans l’horizon de sa finitude, éprouve une « confiance originaire[27] » le marquant du sceau d’un appel et d’un appétit qui fait communauté avec les autres animaux :
Ce caractère goulu du nouveau-né – que l’on retrouve aussi chez les animaux -, son appel impérieux traduisant une faim et une soif qui doivent être apaisées, comme s’il était impératif que le monde les satisfît sans attendre, cette faim et cette soif qui vont au-delà du besoin d’ingérer une substance nutritive sans laquelle il dépérirait, cette paix, enfin, qu’il ressent après avoir mangé et qui est plus que le simple fait d’avoir l’estomac rempli témoignent de notre rapport primordial au monde. Ils illustrent l’enfoncement de notre sensibilité dans l’élément et l’accord que nous nous attendons de prime abord à trouver entre nos besoins et le monde. […] Dans la jouissance, je fais éclater l’essence élémentale du monde, ses saveurs qui échappent à la représentation, au concept et, de manière générale, au registre de la constitution […]. Vivre, c’est vivre de, et vivre de, c’est jouir[28].
Placer la jouissance et le « vivre de » en position de précellence par rapport à la représentation conduit, on l’a mentionné, à destituer la vision de son statut de paradigme de tous les sens (pilotant même le toucher). Deleuze, avec la notion d’espace haptique, élaborait une logique de la sensation faisant collaborer le toucher et l’ouïe à des fins d’unité synthétique des sens telle que l’exemplifiait la figure brossée par Francis Bacon[29]. C. Pelluchon joue ou plutôt trace ici la carte du goût, ce qui ne la conduit pas seulement à une redistribution des facultés, propre à bâtir une phénoménologie rénovée ; elle envisage d’emblée le passage du phénoménologique à l’éthico-politique :
[…]  il importe de comprendre pourquoi le privilège accordé à la vision et au toucher est inséparable d’une philosophie qui ne se contente pas d’établir un partage entre le sujet constituant et l’objet constitué – la conscience et le monde -, mais conçoit ce dernier comme  ce qui résiste à notre volonté ou cède à notre pouvoir. Cette conception du rapport entre l’homme et le monde est également solidaire d’une certaine manière de penser la socialité, la représentation de sujets en concurrence les uns avec les autres dans leur maîtrise ou leur domination du monde ambiant devenant le socle à partir duquel les obligations contractuelles se trouvent définies[30].
Il s’agit ainsi de proposer un autre fondement au contrat social que l’actuel, concurrentiel, rédigé sous les auspices du benchmarking et paraphé par la mondialisation des échanges. Ce dépassement de l’opposition de principe dressé entre moi et les autres, ou entre nous et les autres, est accompli au moyen du goût, de l’incorporation réalisée par l’acte de manger qui, plus encore que le sens tactile, brouille la frontière « entre l’égo constituant et le monde constitué[31] ». La philosophie première qui s’établit à l’aune du goût rénove les diathèses qui, dans leur sédimentation, découpaient notre rapport au monde : les couples action/passion, effort/résistance sont ici mis hors-jeu, puisque « le monde n’est pas le non-moi, la résistance à mon action[32] » ou l’obstacle à ma volonté mais la mise en présence d’une altérité, quelle que soit sa proximité de fait. Plus largement, l’oralité et la bouche, prises comme origines du mouvement qui nous voue au monde et par lequel le monde se donne à nous, dessinent une intersubjectivité rayonnante comme un sourire ; celle-ci nous place au cœur, ou au ventre, de notre existence, « dans des activités où le biologique et le symbolique, l’intime et le social, le naturel et le culturel se rejoignent, comme dans la cuisine, l’érotisme ou l’art[33]. »
Il importe de mieux saisir comment s’établissent ces conjonctions : la condition de leur congruence est ce lien jamais démenti entre les dimensions physiologique, cérébrale tout comme intellectuelle, culturelle et même artistique. Contrairement au sens de la vision dont la rection prédisposait à l’avènement d’une philosophie des essences, le goût libère la possibilité d’une philosophie privilégiant les circonstances, ce que nous appelons une kairologie[34] :
« Tous les sens sont sollicités dans la dégustation, comme en témoignent l’importance des impressions olfactives, rétronasales, somesthésiques et visuelles, mais aussi la texture des aliments et même le bruit qu’ils font quand on les croque et qu’ils craquent sous la dent[35]. » À l’instar de l’acte amoureux, c’est l’entier bouquet des sens qui est convoqué par la dégustation afin de rendre raison du grain de sa circonstance.
            La spiritualité laïque appelée par la phénoménologie des nourritures parvient à reprendre à son compte un motif clé du catholicisme et à lui redonner une charge sensuelle, parfois érodée par la mécanique conventionnelle du rituel, coupée des saveurs de sa racination, pour reprendre le mot de Claudel, et de son kairos, des occasions qu’il dispense :
Le repas exprime ce partage des nourritures qui n’est pas seulement un partage de biens mais une communion : des femmes et des hommes se rassemblent en un même lieu, autour d’une même table, pour éprouver avec les autres leur rapport au monde dans ce qu’il a de plus simple et de plus sophistiqué, ce moment privilégié étant propice à toutes sortes d’intrigues ou d’affaires, et à la séduction[36].
Faire de la gastronomie une science, à l’invitation de Brillat-Savarin, revient à restaurer la continuité étymologique, souvent glosée, entre aisthêsis  – sensation –  et esthétique, sous une guise assez nouvelle[37] : la distinction entre les arts mineurs, dans lesquels on classe souvent la cuisine, et les beaux-arts rend les armes une fois que le goût est saisi pour ce qu’il est, c’est-à-dire l’instance de sommation de tous nos modes sensoriels, instance de ligature « du physiologique au mental, du biologique au social, du besoin égoïste de se conserver [le conatus], à la convivialité, voire à l’Éros[38]. »
            C. Pelluchon consacre des pages souvent superbes au sentir, qui, dans la phénoménologie des nourritures,  prime le connaître puisque, écrit Erwin Straus, « le sentir est au connaître ce que le cri est au mot[39] ».  Ce mode premier d’expression, qui nous rapproche de certains animaux, s’il prépare un élargissement horizontal du cercle de l’éthique, en desserrant les ornières de l’anthropomorphisme, ne suffit pas à accomplir l’élargissement vertical du cercle de l’éthique, à faire communauté avec les générations passées. En effet, méditer sur la naissance, avec Ricœur, enrichit toute ontologie d’un décentrement d’ordre pronominal : contrairement au sentir, la naissance n’est pas une expérience en première personne[40]. La naissance n’est pas un souvenir ; nous entamons la cartographie de nos sensations depuis la perspective d’un legs. Le storytelling de ma vie débute dans la bouche des autres, ils en sont la condition d’accès : « Abandonnant le plan de l’expérience vécue, je dois me placer en spectateur de cet événement objectif dont je ne sais quelque chose que par le récit que m’en font les autres[41]. » J’hérite ainsi de mes ancêtres une histoire autant qu’une hérédité.
Alors que le cogito cartésien s’accompagne d’un effet-cliquet, induit par le geste de tabula rasa dont il dépend, C. Pelluchon parle d’un « cogito engendré » par lequel le récit de ma vie me relie aux autres hommes. La dimension inaugurale, caractérisant la résolution volontaire de Descartes, contraste ici avec l’involontaire de la « »liaison ombilicale des vivants[42]” » à partir de laquelle je descends « la chaîne des effets[43] » : « L’intersubjectivité et, même, le lien intergénérationnel sont inscrits au cœur du cogito engendré, en son sein, dans sa chair, car il est rattaché par ses ancêtres à tous les autres hommes[44]. » Le cogito étant engendré, on ne saurait restreindre le contrat social à des échanges de bonne réciprocité avec ses contemporains. De même qu’en aval, un contrat social élargi ne devrait pas faire porter aux générations futures le faix de la pollution due à un environnement maltraité, il parait injuste qu’en amont notre contrat social actuel cautionne une agriculture ou une architecture défigurant le patrimoine naturel et culturel dont nous avons hérité. Étendre le contrat social suppose alors un dépassement du Heidegger de l’être-pour-la-mort :
La peur de mourir et le désir de durer n’obsèdent pas le cogito gourmand et engendré. Le désir de construire un monde habitable, que d’autres viendront façonner à leur guise, lui importe davantage. [..] dès que l’on comprend que vivre, c’est vivre de, c’est-à-dire sentir, être-avec-le-monde et être-avec-les-autres, et que l’on reconnaît dans sa chair la pulsation et le trouble de vies passées, alors on espère aussi que son plaisir de vivre et sa jouissance n’entraînent pas la peine et la misère des autres[45].
De la phénoménologie des nourritures à une phénoménologie de l’habitation
Emprunter à Augustin Berque et à sa mésologie[46] permet à C. Pelluchon de doter le cogito gourmand et engendré d’un espace concrescent, au sens où ils croissent de concert : le lieu est concret au sens où « les personnes[47], les choses et les signes ont « grandi ensemble”[48] ». Cette chôra est l’empreinte et la matrice de notre identité narrative et fait référence à la mémoire première où elle se dépose ou qui permet d’en raconter l’histoire, à l’instar du Timée de Platon, « où chaque conte devient à son tour le contenant ou le réceptacle d’un autre récit[49]. » Platon serait alors le premier théoricien du storytelling.
L’enquête sur la spatialité conduit donc la phénoménologie des nourritures à s’enrichir d’une phénoménologie de l’habitation où s’effacent les dichotomies entre agriculture et culture, comme entre espace urbain et campagne[50]. C. Pelluchon rapproche alors la convivialité, au sens du plaisir de partager un repas chez Brillat-Savarin, avec le sens qu’elle revêt chez Ivan Illitch : mélange de partage de l’expérience et d’autonomie, elle relève d’un art de l’habiter dont le vélo serait un emblème. Quand la voiture et surtout l’avion a pour but de traverser des espaces en supprimant ou minorant leur valeur de paysage, car il s’agit de traverser des surfaces, l’espace vécu au moyen du vélo est plus petit, mais l’espace habité plus large, puisqu’il s’agit d’éprouver un volume et d’en jouir, d’en être l’usufruitier et le co-auteur : « L’art d’habiter, qu’il s’agisse de sa maison ou d’une manière d’être en un lieu, consiste à « demeurer dans ses propres traces”, laissant « la vie quotidienne écrire les réseaux et articulations de sa biographie dans le paysage[51].” Même si je ne suis que de passage quelque part, je peux habiter un lieu et m’en nourrir[52]. »
La convivialité au sens d’Ivan Illich apparaît comme une résurgence du romantisme[53], pour autant qu’il considère que dans l’espace homogène et isotrope, hérité de Newton, maintenant strié d’objets de consommation, l’homme ressent la perte des « savoirs vernaculaires[54] » tramés par les habitudes qui faisaient de l’espace  (space) un lieu (place). On pourrait ajouter qu’à l’ère des capteurs, les traces dans lesquelles Illitch nous invite à demeurer sont interceptées et analysées par les laboratoires de recherche de Google afin d’exercer une puissance inédite de saisie des comportements ; dans le même temps, la nature s’est technicisée et la technique s’est naturalisée, arborant des formes semblables à celles du vivant, imitant des motifs biomorphiques qui ornent une culture globale renouant avec des traditions animistes ancestrales, qui concevaient le monde comme « une surface partout sensible mue par une rythmique énergétique ininterrompue[55]. »
Dans la condition urbaine diagnostiquée par Olivier Mongin[56], les lieux sont remplacés par les flux dont Camille de Toledo avait déjà su lire la mélancolie vaine[57]. À l’inverse, la ville conviviale à laquelle C. Pelluchon et Illitch veulent rêver est décrite comme proportionnée et kairologique : « associée […] à ce qui est appropriée et convient à un moment donné et à un certain endroit. Tout se passe comme si nous avions été dessaisis de notre capacité à développer notre bon sens et notre phronêsis, au sens où Aristote en parle au livre II de l’Éthique à Nicomaque pour désigner la vertu de délibération qui caractérise l’homme prudent, lequel sait viser chaque fois le juste milieu[58]. » Viser le juste milieu, posséder la maîtrise du kairos, est probablement facilité par le séjour au sein d’une architecture où les milieux humains et non-humains évoluent dans un rapport non de border, qui nomme la frontière telle qu’on l’entend en français, mais de frontier, qui ne désigne pas une limite bornée mais ouvre sur un horizon[59].
Pour comprendre cette architecture kairologique, il faut sans doute convoquer la distinction, due à Philippe Boudon, entre échelle et proportion, qui suppose une épistémologie, ainsi qu’une sémiotique[60]. Philippe Boudon a en fait tiré parti du livre de Nicole Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif[61], qui préconisait pour l’architecturologie, trop influencée par le binarisme saussurrien, l’adoption d’une vision plus peircienne, donc triadique du signe.
Comment différencier l’échelle de la proportion ? L’échelle rapporte la grandeur  d’un édifice à la taille de l’homme tout comme aux réalités du monde sensible. D’après Philippe Boudon, l’interprétant, au sens de Peirce, n’est pas l’espace de référence mais l’échelle, c’est-à-dire la modalité d’utilisation des références dans la conception ou perception[62]. L’échelle opère donc une incarnation quand la proportion, au contraire, est auto-référentielle : la forme renvoie à elle-même ou à d’autres formes relevant de son système, système qui peut relever d’une pure abstraction. Selon Boudon, l’architecture moderne, notamment Le Corbusier, a délaissé l’échelle au profit de la proportion, alors que c’est l’échelle qui permet à l’homme d’être proportionné au milieu, donc potentiellement en accord avec la circonstance.
            C. Pelluchon va dans le même sens en défendant une approche contextuelle, où il s’agit de ne pas « créer à partir de rien[63] », comme dans l’architecture cartésienne du Corbusier qui bâtit dans un geste de tabula rasa, mais à se soucier de ce qui est déjà là. En cela, le recours à  la notion de paysage, retravaillée par Jean-Marc Besse[64], paraît décisif. Les cinq portes à partir desquelles il ouvre sur la notion (« esthétique, instrumentale, morale, politique et dialogique […] ou relative aux cadres symboliques dans lesquels se construisent les principes de la vie commune […][65] ») permettent à la philosophe de promouvoir « une pensée en contexte, qui tisse des relations entre la ville et son territoire, [qui] s’oppose à la planification abstraite et à une urbanisation qui prend naissance dans la tête de spécialistes ignorants du milieu à la fois social et naturel, urbain et environnemental qu’ils cherchent à façonner. La création renvoie à ce qui est déjà là[66]. »
Cette philosophie du paysage peut être reliée à ce que nous appelons la cartographie poétique qui, contrairement au tracé graphique qui caractérise la cartographie analytique propre à Descartes (fruit d’un calcul algébrique et abstrait, au sens où le spécialiste d’urbanisme est abstrait du milieu qu’il veut planifier), promeut un tracé diagrammatique mettant au jour les forces formatives, tracé se déroulant comme un work in progress, s’alimentant par induction et imprégnation du milieu, et ne se décrétant pas déductivement[67] :
Ainsi que l’écrit Jean-Marc Besse, « il s’agit de fabriquer, d’élaborer ce qui est déjà présent et qu’on ne voit pas ». De même que le philosophe découvre sa pensée en écrivant et la reconnaît au terme des efforts qu’il réalise pour l’exprimer, de même « le paysagiste doit construire pour voir ce qui est là, pour découvrir ce qui est. On doit tracer pour savoir ce que l’on veut et ce qu’on veut dessiner. » Aussi le projet invente-t-il le territoire en le représentant et en le décrivant. Cependant, « ce qui est inventé est en même temps présent dans le territoire, mais comme non vu ou non su jusqu’alors[68]. »[69]
La démarche de la cartographie poétique propre à Valéry, mais aussi à Léonard de Vinci, à Jean-Marc Besse et à Corine Pelluchon, légitimée par l’analogie qu’elle pose entre agriculture et écriture[70], peut se résumer à la formule de Paul Klee : « Rendre visible. » Ainsi comprise, la poétique, s’intéressant aux interactions entre les formes et les forces, se hisse d’emblée à la hauteur d’une politique ; la poétique peut contribuer à l’élaboration spéculative de la politique sans se parer du prestige toisant revendiqué par le déductivisme car il n’y a pas de poétique déductiviste[71]. La poétique, pour autant qu’elle est une cartographie, est par nature, immersive, et assume son inscription corporelle, ce que Varela qualifiait d’enaction[72]. Si l’on se risque à qualifier l’entreprise de C. Pelluchon de poétique, c’est qu’elle se donne pour socle le sentir afin d’œuvrer à la co-création d’un monde intégrant ses acteurs et ses contextes dans une perspective de jouissance[73]. Cartographie poétique et politique se rejoignent dans ce désir de « composition progressive d’un monde commun[74] », composition enactive en tant que les êtres et les milieux se co-produisent. On opposera à cette conception émergente, kairologique de la politique, la politique déductiviste conduite actuellement par des hommes se sentant capables d’arraisonner le kairos, la fortuna, plutôt que de composer avec : « Leur ligne de conduite est déterminée d’avance en fonction de ce qu’on appelle une volonté politique. Celle-ci, dans ce schéma périmé, désigne un programme politique (policy) et elle caractérise la bravoure ou virtú de politiciens qui se sentent capables de soumettre la fortuna et de prendre en main le destin d’une nation grâce à leur vision de la société[75]. » Or la  philosophie de C. Pelluchon, fondée sur le « vivre de », ne parie pas sur un « voir » surplombant mais sur « sentir avec » immersif et inclusif, qui est la forme phénoménologique d’une hospitalité au sens large, pour ce qu’elle est capacité d’accueil de la circonstance et des formes qu’elle revêt. L’Autonomie brisée avait déjà alerté sur les risques éthiques que nous fait encourir le désir de prédiction qui mute en désir de prescription :
[…] les thérapies géniques qui nourrissent l’espoir qu’il soit possible, en agissant sur les cellules somatiques, de corriger un gène défectueux, pourront être utilisées sur l’homme dans le but de l’ « améliorer ». […] Ainsi, les biotechnologies et les nouvelles pratiques médicales ne créent pas de nouveaux désirs chez les individus mais de nouvelles attentes : les patients croient que les médecins peuvent leur apporter le bonheur et que, dans une certaine mesure, ils le doivent. Ils leur demandent d’en finir avec l’échec et la frustration, et sont soulagés de pouvoir déplacer leur responsabilité de sujets vers des professionnels qui utilisent des dispositifs techniques permettant de limiter au maximum l’imprévisibilité[76].
Empathie et pitié
Cette mise en garde quant aux dangers d’un « eugénisme libéral[77] », en tant que refus de l’altérité, trouve des prolongements naturels dans la réflexion poursuivie par C. Pelluchon sur la nature du lien qui nous unit, ou devrait nous unir aux autres habitants qui partagent[78] avec nous le monde, animaux non humains ou humains. La phénoménologie des nourritures s’emploie logiquement à retravailler la notion d’empathie, avant d’élaborer, on l’a évoqué, un nouveau contrat social.
Le cogito gourmand, qui avait fluidifié la relation entre le sujet et le monde qui restait d’opposition et de résolution dans le cogito cartésien, s’avère capable de se convertir à une forme d’empathie enrichie avec les animaux non-humains par le truchement d’un dénominateur commun, le sentir. C’est à « pensée basse[79] » que nous pouvons entrer en communauté avec les animaux :
Les animaux sont des êtres individualisés dotés d’une subjectivité non représentationnelle et certains d’entre eux communiquent avec nous par le sentir. Pour être un sujet ayant des intérêts et les communiquant à autrui, pour avoir, comme dit Husserl, la puissance de faire apparaître, il n’est pas nécessaire de se représenter le monde ni d’accompagner l’expression de soi d’un « je pense »[80].
L’empathie avec les animaux est bien sûr facilitée quand ils possèdent un « « système kinesthésique” (sensations et mouvements)[81] » qui paraît proche du nôtre, la communauté de communication (Mitteilungsgemeinschaft) reposant sur une communauté d’empathie (Einfühlungsgemeinschaft), corrélation que la philosophe reprend à « Normalités et espèces animales[82] » de Husserl. Toutefois, chez ce dernier, l’empathie renvoie à une modalité de l’entendement, ce qui l’amène à ne considérer que les « animaux supérieurs », les autres étant confinés dans des degrés d’empathie inférieurs. Sur cette question, le recours à Max Scheler paraît nécessaire, pour ce qu’il « postule une base élémentaire renvoyant à une vie affective commune, à une unité de l’affectivité préindividuelle[83]. » Cette base préindividuelle serait formée par la pitié, modalité non de l’entendement mais de l’affectivité, située sur le plan du pathique, du sentir. Dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, C. Pelluchon annonçait d’une certaine façon ce geste de fondation d’une chair sensible partagée par animaux humains et non humains en partant de la critique derridienne de Heidegger : ce dernier « méconnaît l’animalité du Dasein, ce qui fait que l’expérience de l’angoisse est d’abord l’expérience que fait une chair pulsionnelle vivante[84]. »
La pitié, antérieure à la séparation entre le moi et le non-moi, serait suspendue par le mécanisme de défense provoqué par les conditions sévissant dans l’élevage industriel ; il faut neutraliser sa pitié, ce qui en nous « sent-comme” les animaux afin de consentir à mettre à mort un animal, particulièrement dans les conditions de l’élevage de masse, et de se repaître de sa chair. Avec les animaux, nous ressentons la vérité d’une rencontre originaire avec la pitié que nous sommes souvent amenés à enfouir ; d’après la formule magnifique de Merleau-Ponty, nous retrouvons une « communication avec le monde plus vieille que la pensée[85] ». Cet aspect véritablement immémorial a ainsi poussé un philosophe et poète comme Martin Rueff à se demander si une histoire de la pitié était possible[86].
Un nouveau contrat social pour un humanisme élargi
Dans la domestication, cette communication emprunte notamment la forme du travail commun aux bêtes et aux hommes, ce qui a amené Catherine, Raphaël Larrère et Baird Callicot à parler d’un contrat domestique tacite[87]. Seulement, la ratification d’un contrat implique un consentement, une réciprocité et la possibilité qu’il soit rompu un jour. Or ce contrat n’a été « sign锝 que par les hommes, dans leur seul intérêt, et les animaux n’ont pas la possibilité d’en sortir ne serait-ce que parce que, pour la plupart d’entre eux, les traits que nous avons sélectionnés chez les animaux depuis le néolithique les ont modifiés au gré des sélections, afin qu’ils acquièrent les traits qui nous conviennent, traits qui ne leur permettraient pas de survivre à l’état sauvage, rendant la domestication irréversible.
À ce contrat domestique soi-disant tacite, C. Pelluchon préfère une « zoopolis[88] », faisant entrer les intérêts des bêtes dans la définition du bien commun. Dans la pensée de ce bien commun, c’est la notion de faim qui apporte la pierre de touche de l’éthique et de la justice : « le caractère impérieux de la faim nous arrache aux prétentions philosophiques de la liberté, qui privilégient les droits formels et conduisent à une théorie de la justice distributive, certes utile dans les pays riches et pour répartir les biens entre des personnes convenablement nourries, mais beaucoup moins pertinente dans les situations de pauvreté extrême[89]. »
C. Pelluchon s’emploie donc à définir un nouveau contrat social revendiquant son artificialisme,afin de se garder des prétentions d’un universalisme factice des valeurs. Cet artificialisme est lié au fait que l’intérêt bien compris ne suffit pas à instituer le bien commun et que les hommes, comme le montre Hobbes, sont divisés entre eux et en eux-mêmes, que le mal existe. En conséquence, il s’agit de sortir du schéma de réciprocité du donnant-donnant, caractéristique classique et ici inopérante du contractualisme, afin d’« intégrer les intérêts d’autres agents moraux qui ne sont pas des agents délibératifs, tels que les personnes en situation de handicap mental et de dépendance, et les animaux[90]. » Dans ce nouveau contrat enté sur l’acte de manger et le « vivre de », grâce à l’alliance inédite entre jouissance et justice, « l’épanouissement de [m]on moi individuel et social transforme le plaisir en joie[91] » puisque les limites que l’on fixe à son égoïsme et à sa convoitise dispensent un « sentiment de plénitude[92] ». Cette réduction, cette sobriété, favorisent un élargissement du moi, parallèle à une extension de l’humanisme à la diversité des espèces et des éléments[93]. Par sa phénoménologie des nourritures, C. Pelluchon sera bien parvenue à ranimer l’antique correspondance du microcosme et du macrocosme d’une manière généreuse et nouvelle.

[1] Corine Pelluchon, Les Nourritures – Philosophie du corps politique, Paris, Seuil, 2015, p. 235. Cet ouvrage vient de recevoir le Prix Edouard Bonnefous décerné par l’Académie des Sciences Morales et Politiques, qui récompense une action ou un livre traitant de l’Homme et de l’environnement.
[2] Celle-ci pose ses bases dans L’Autonomie brisée, utilisant la bioéthique comme « un véritable laboratoire où le philosophe élabore les outils conceptuels de l’éthique et de la politique de demain. » Or « la démocratie est inséparable du fait du pluralisme, c’est-à-dire du respect des différentes conceptions morales et religieuses du bien et des différentes opinions relatives au début de la vie humaine. » [in] L’Autonomie brisée, Paris, Puf, [2009], 2014, p. 18. On ne s’étonnera pas que le pluralisme éthique s’accompagne d’un pluralisme épistémologique, qu’il appelle naturellement, voire nécessairement.
[3] Voir L’Autonomie brisée, op.cit., p. VIII.
[4] Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité – Les hommes, les animaux, la nature, Paris, Cerf, 2011, p. 15.
[5] Libéralisme politique qu’elle met à l’épreuve dès L’Autonomie brisée : « la question est d’abord de réfléchir aux conditions d’une législation adaptée portant sur des questions qui mettent au défi le libéralisme politique. Celui-ci implique que seules les actions engendrant un dommage à autrui doivent être interdites. Or les dilemmes liés au début et à la fin de la vie, à la réanimation de sujets au seuil de la mort, à la manipulation du génome et aux procréations médicalement assistées dépassent le problème de la coexistence pacifique des libertés. » [in] L’Autonomie brisée, op.cit.
[6] Joan Tronto, Un monde vulnérable, trad. H. Maury, Paris, La Découverte, 2009, p. 150-1. Cité par Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 288.
[7] Cette herméneutique nue fut préparée dès L’Autonomie brisée, livre écrit après plusieurs mois passés auprès de malades en fin de vie, handicapés ou déments.
[8] Les dangers de la notion d’horizon d’attente, sur le plan de la bioéthique, sont pointés dans L’Autonomie brisée, op.cit., p. 1-5. Nous revenons sur cette question plus loin au cours de cette étude.
[9] Ibid., p. 289.
[10] Ibid., p. 295.
[11] Ibid., p. 36.
[12] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 16.
[13] Ibid., p. 21.
[14] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, LGF, « Biblio essais », 1994.
[15] Corine Pelluchon, op.cit., p. 23.
[16] Mot qui renverrait, d’après C. Pelluchon, « à la conscience corporelle et à l’auto-affection, et désigne une disposition de l’âme qui est stable et conditionne l’exercice de toutes les facultés. » Ibid.
[17] Ibid.
[18] Voir aussi Ibid., p. 44.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Titre du premier chapitre de sa première partie.
[22] Voir Ibid., p. 26.
[23] Ibid., p. 38.
[24] Ibid., p. 39.
[25] Nous développons cette notion dans La Cartographie poétique – Tracés, diagrammes, formes (Valéry, Mallarmé, Artaud, Michaux, Segalen, Bataille), Genève, Droz, 2014.
[26] Au sens où la jouissance est un existential et qu’il m’enseigne qu’originairement j’aime la vie, ce qui veut dire que la déréliction est seconde, liée aux conditions sociales et économiques de notre existence, comme on le voit avec la faim et la malnutrition qui touchent dans le monde près de trois milliards de personnes.
[27] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 43.
[28] Ibid.
[29] Nous renvoyons évidemment à Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981.
[30] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 45.
[31] Ibid., p. 48.
[32] Ibid., p. 51.
[33] Ibid.
[34] Cette notion est explorée dans un ouvrage en cours : La kairologie – Pour une poétique de la circonstance.
[35] Ibid., p. 52.
[36] Ibid., p. 54. Nous soulignons.
[37] La villa Médicis accueillant depuis un certain temps, parmi ses pensionnaires, des représentants des arts de la table.
[38] Ibid., p. 55.
[39] Erwin Straus, Du sens des sens – Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Millon, 2000, p. 371. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 69.
[40] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 72.
[41] Ibid., p. 73.
[42] Ibid.
[43] Ibid.
[44] Ibid., p. 74.
[45] Ibid., p. 76.
[46] Mésologie : étude des milieux humains. La somme d’Augustin Berque demeure Ecoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 1999. Parmi les ouvrages récents, on citera Poétique de la terre, Paris, Belin, 2014 dans lequel la pensée d’Uexküll est pleinement métabolisée.
[47] Watsuji, une des grandes influences d’Augustin Berque avec Leroi-Gourhan et donc Uexküll, reprochait à Heidegger de ne pas s’attacher suffisamment à la spatialité et de traiter l’existence humaine comme purement individuelle. Voir Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 84. En commentant Uexküll, Corine Pelluchon exprimait la même idée dès L’Autonomie brisée : « dans la mesure où l’Umwelt d’une espèce inclut d’autres espèces et que les mondes environnants ou Umwelte sont structurés, certaines espèces vivant dans un monde relativement clos, la focalisation sur la signification et la compréhension du monde propre à chaque espèce orientent la biologie vers une approche permettant de penser à la fois la coexistence des mondes et leur articulation. » L’Autonomie brisée, op.cit., p. 394-5.
[48] Ibid., p. 83.
[49] Ibid.
[50] Ibid., p. 93.
[51] Citations d’Ivan Illich, « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé, Œuvres complètes, t. II, Paris, Fayard, 2005, p. 755.
[52] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 97.
[53] Cette interprétation n’engage bien sûr que nous.
[54] Ibid.
[55] Éric Sadin, La vie algorithmique – Critique de la raison numérique, Paris, L’échappée, 2015, p. 49-55.
[56] Voir d’Olivier Mongin La Condition urbaine – La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 95-9. Voir aussi La ville des flux, Paris, Fayard, 2013.
[57] Voir Camille de Toledo, Archimondain joli punk, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
[58] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 102.
[59] Voir Éric Sadin, op.cit., p. 265.
[60] Philippe Boudon, Sur l’espace architectural. Essai d’épistémologie de l’architecture, Paris, Dunod, 1971. Cité par Augustin Berque, Écoumène, op.cit., p. 97
[61] Nicole Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif, introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce, Liège, Mardaga, 1990.
[62] Voir Philippe Boudon, « La notion d’échelle et les catégories de Ch. S. Peirce » [in] Anne Hénault (dir.), Questions de sémiotique, Paris, Puf, 2002, p. 479.
[63] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 104. Elle se réfère ici à Joan Tronto.
[64] Voir Jean-Marc Besse, « Les cinq portes du paysage – Essai d’une cartographie des problématiques paysagères contemporaines », Le Goût du monde – Exercices de paysage, Arles, Actes Sud, 2009, p. 15-70. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit. , p. 105.
[65] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit.
[66] Ibid., p. 106.
[67] Cette suspicion par rapport au déductivisme appliqué à l’action politique s’exprime aussi dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité : « Entrant dans la réalité des liens qui unissent les choses entre elles et étudiant leurs interactions, nous sommes appelés à corriger la manière dont nous concevons l’action politique. Celle-ci ne sera plus pensée comme un projet, comme la réalisation d’un plan déterminé à l’avance par la volonté d’un homme, d’un corps politique ou de ses représentants, mais il s’agit de consacrer du temps et des efforts à la compréhension des rapports entre les choses, afin d’étudier les conditions de notre interaction harmonieuse avec elles. Les événements ne résultent plus de nos prévisions, mais ils émergent de ces interactions. Ils ne découlent pas du choc des seules passions humaines et sont en partie imprévisibles. » Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 104.
[68] Les citations sont de Jean-Marc Besse, op.cit., p. 64-5.
[69] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 106.
[70] Ibid., p. 107.
[71] Si la Poétique d’Aristote est normative, c’est pour autant qu’elle porte un regard rétrospectif sur la production « littéraire”, avant la lettre : ce qui a été fait dicte les canons de ce qui doit être fait.
[72] Voir Francisco Varela, Eleanor Rosch, Evan Thompson, L’inscription corporelle de l’esprit, trad. française par V. Havelange, Paris, Seuil, 1996.
[73] Voir Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 200 : « c’est à la reconstruction du monde et même à l’institution d’un monde commun que la phénoménologie des nourritures aspire, en affirmant le lien essentiel entre le fait de bien manger et le fait de bien vivre, entre le respect de soi et le respect des autres, humains et non humains, présents et futurs – entre la jouissance et la justice. » Entre la jouissance et la justice, la phénoménologie des nourritures s’articule bien comme une poét(h)ique..
[74] Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 106.
[75] Ibid., p. 107.
[76] Corine Pelluchon, L’Autonomie brisée, op.cit., p. 2.
[77] Ibid., p. 11.
[78] « Autonomie » venant étymologiquement de « nemos », signifiant partage, étymon plus lointain que « nomos » qui signifie loi, comme le signale Corine Pelluchon, à la suite de Rémi Brague, dans L’Autonomie brisée.
[79] Expression que nous reprenons à la poète Marie-Claire Bancquart. Voir sa belle anthologie, Rituel d’emportement, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2002.
[80] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 111.
[81] Ibid., p. 114.
[82] Edmund Husserl, « Normalités et espèces animales », Sur l’intersubjectivité, trad. N. Depraz, t. II, Paris, Puf, 2001, p. 249-63. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit.
[83] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 118.
[84] Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 209.
[85] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1979, « Tel », 1979, p. 294. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 122.
[86] Dans un séminaire dispensé à l’Université Paris-Diderot en 2009.
[87] Ce contrat domestique tacite, idée que les Larrère ont reprise à Callicott, est présenté et réfuté par Clare Palmer dans « Le contrat domestique », trad. H. S. Afeissa, [in] Hicham-Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, Philosophie animale – Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010, p. 333-73. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 127.
[88] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 129.
[89] Ibid., p. 159.
[90] Ibid., p. 216.
[91] Ibid., p. 249.
[92] Ibid.
[93] Dans son ouvrage précédent, C. Pelluchon se référait au « Parlement des choses » imaginé par Bruno Latour où « les études des experts soulèvent des problèmes et proposent la candidature de nouvelles entités, c’est-à-dire qu’ils proposent de faire entrer ces problèmes et les entités concernées, l’eau, l’air, la forêt, dans les discussions politiques. » [in] Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 109. Voir aussi Bruno Latour, Politiques de la nature [1999], Paris, La Découverte, 2004 et Alain Renaut, Un humanisme de la diversité, Paris, Flammarion, 2009. Il est à signaler qu’A. Renaut fut le parrain d’habilitation de C. Pelluchon, dont le dossier s’intitulait Bioéthique, écologie et philosophie politique : propositions pour un enrichissement de la philosophie du sujet.



Façons de lire, manières de devenir – La lecture comme occasion d’une ethopoétique

L’individuation par la lecture
         L’esthétique de la réception que l’on doit à Hans Robert Jauss visait à donner consistance à un grief, d’après lequel la critique littéraire avait considéré des entités là où devraient prédominer des rapports : non seulement la prévalence de la relation avait été passée sous silence mais la recherche, ne s’attachant qu’à l’auteur et à l’œuvre, avait appauvri le système relationnel. Le désir théorique de Jauss fut donc animé par la mise au jour des effets de l’œuvre sur le destinataire. L’essai de Marielle Macé, qui s’est imposé en quelques années comme un ouvrage décisif, tire sans doute sa force de la délicatesse, concept qu’elle étudie d’ailleurs, avec laquelle elle s’évertue à ramifier ce système relationnel de l’œuvre et du lecteur et à en détailler les guises. On sait que Kant compare au contrat social l’appel adressé par l’œuvre au consensus et à la communauté universelle émergeant librement. On pourrait peut-être décrire les sections de l’ouvrage de Marielle Macé comme une typologie des contrats sociaux passés entre des figures et des œuvres ; il convient de parler de figures, car elle traite sur un pied d’égalité auteurs-penseurs (notamment Proust, Sartre, Ricoeur, Flaubert, Baudelaire, Bourdieu, Barthes et Rancière) et personnages (notamment Charlus). Dans le cadre de notre contribution, il sera impossible de détailler tous ces contrats, aussi nous concentrerons-nous sur la première partie de l’ouvrage qui, nous semble-t-il, lui permet d’asseoir son cadre théorique.
Dans l’ensemble, Marielle Macé choisit d’aborder la lecture en tant qu’elle réorganise les coordonnées de notre existence. La dimension spatialisante de sa recherche pourrait, d’une certaine façon, faire ressortir son entreprise au spatial turn dont on n’a pas suffisamment envisagé l’impact depuis le lieu du lecteur, quand celui du narrateur, ou de la narration multifocalisée, ont fait l’objet de travaux récents[2]. Il s’agit ici d’être attentif  à la focale de la lecture en tant qu’elle ouvre ses pistes à nos « conduites », terme permettant à Marielle Macé de mettre en syntaxe « une phénoménologie de l’expérience des œuvres et une pragmatique du rapport à soi » (p. 15). La dimension phénoménologique du lire est donc réarticulée à une éthologie, et même, pour une part, à une « éthopoétique »[3] des pratiques qui entend rompre avec la clôture du paradigme sémio-narratologique hérité du structuralisme littéraire.
On pourrait dire qu’une partie de son herméneutique prend source chez Michel Foucault. En effet, ce dernier expose que le cynique Demetrius distingue l’« ornement de la culture »[4], ensemble de connaissances qui peut être vrai mais ne modifie en rien le mode d’être du sujet, et le contenu de connaissance qui a la faculté de transformer le mode d’être d’un individu : le contenu « éthopoétique »[5]. Ce qui intéresse Marielle Macé participe du deuxième type de connaissance : son étude de la lecture, dès lors, n’est pas une herméneutique du « déchiffrement » mais du « comportement » en tant qu’elle embraye sur une individuation innervant nos pratiques quotidiennes et butinant des ressources auprès d’elles ; c’est pourquoi elle la qualifie d’ « intégrée » (Ibid.). Pour l’intellectuelle, ce souci de placer la lecture sur l’échiquier commun de nos conduites participe de la volonté de réfléchir à une stylistique de l’existence. Les formes de langage proposées à la lecture s’offrent à nous comme des occasions de « formes de vie »[6], conception qui rattacherait sa démarche à la kairologie[7], tradition de pensée faisant primer la texture des contextes, dans ce qu’ils ont de requérant ou de modelant, sur des identités établies.
La lecture est ainsi traitée comme un opérateur d’individuation, et la critique simondonienne du schéma hylémorphique rapprochant des éléments déjà constitués, une forme et une matière, n’est pas oubliée :
La pratique littéraire combat ici subtilement les prescriptions médiatiques de distinction, qui supposent des identités élémentaires, victorieuses et déjà accomplies : « be yourself  ! ». Ce que permet l’observation de la lecture, alors, c’est l’observation des dynamiques d’individuation […]. L’individu : ce qui se donne sans contours, qui se fait et se défait en permanence, chance et charge modernes. […] Dans ces occasions esthétiques, la manière des pratiques est aussi leur matière : le style d’une lecture, son comment, est le contenu de l’expérience qu’elle constitue, son contenu enfin individué. (p. 19-20. Nous soulignons)
Un syntagme s’impose comme plan de travail, quasiment au sens du Bauplan des biologistes, c’est-à-dire de l’« architecture de base »[8] de notre être : la « forme-maîtresse » de Montaigne qui n’est pas un archétype ou une essence posée d’avance mais la manière[9] de jouer notre possible dans l’entre des choses. Cette insertion au sein des choses fait l’objet d’une étude qui parvient à substituer à la mécanique émancipatrice traditionnelle de la fiction un modèle plus proche de la thermodynamique, appris chez Simondon, qui guette les différentiels d’intensité se faisant jour entre les œuvres et nos formes de vie. Dans cette émulation des mots et des mondes, l’empan des réactions, au sens quasi-chimique, marque par son ampleur :
Dans la réflexion sur la littérature, la multiplicité et, à vrai dire la concurrence de ces modes d’articulation entre les œuvres et les formes de vie est trop souvent négligée ; ce maniérisme subtil des pratiques est écrasé […] lorsqu’il est recouvert par un éloge global des fictions, ou une croyance au caractère mécaniquement émancipateur de toute expérience esthétique, indépendamment des individus qui les traversent. (p. 23. Nous soulignons)
Contre une mécanique systématiquement émancipatrice qui réduirait l’éventail immense des réceptions à un taylorisme éthique où l’on produirait de la liberté en série, Marielle Macé entend mettre l’accent sur une lecture qui soit « fabrique littéraire de la sensibilité » (p. 28), tenant compte du matériau humain sur lequel elle s’exerce en tant qu’il recèle des singularités: celles des sédimentations de nos « personnalités perceptives » (Ibid.). Être attentive à la dimension différenciée du matériau humain, et ne pas le traiter comme une matière amorphe, passive et homogène qui produirait mécaniquement les mêmes effets, relève d’un positionnement théorique qui n’a rien n’anodin et où l’on retrouve sa prise de distance envers le structuralisme littéraire. En cela, son herméneutique évoque sur certains points la sémio-physique de Jean Petitot, sans que l’on puisse parler d’influence.
Pour une sémiophysique de la lecture
Jean Petitot a pris également congé de cette conception aristotélicienne, hylémorphique, qui avait, selon lui, imprégné le structuralisme de l’époque formaliste, « logico-combinatoire »[10]. Ce structuralisme, qu’il qualifie d’« idéalisme », renoue avec l’opposition aristotélicienne traditionnelle entre forme et matière : « la matière est un continu magmatique amorphe et passif et seule l’imposition de la forme en tant que principe actif peut lui conférer une structure différenciée – différentielle – et, ce faisant, engendrer le sens. […] Qu’il s’agisse d’une forme logique ou d’une forme algébrique comme dans le binarisme structuraliste, elle est symbolique et purement relationnelle. »[11]
Les conséquences, pour l’appréhension du sens, sont exorbitantes : le sens, complètement désincarné, perd tout lien avec le monde naturel et culturel; ce que l’on pourrait rapprocher de « l’écoumène » défini par Augustin Berque est oblitéré, c’est-à-dire ce « couplage perception-action qui fonde notre rapport écologique et éthologique à ce monde. »[12] La forme, désolidarisée de tout principe organisateur inhérent à la matière devient, fatalement, logico-combinatoire. Figée en une sorte d’en soi symbolique, elle « est découplée de sa genèse. »[13] La conclusion théorique qu’en tire Jean Petitot est que le « concept structural de forme doit être remplacé par le concept génétique de forme comme auto-organisation émergente »[14].
À l’instar de Jean Petitot, Marielle Macé pense l’émergence de la forme (ici la « forme de vie » initiée par la lecture) d’un point de vue épigénétique et non pas préformaté (préformatage qui, en embryologie, se nomme préformationnisme). Elle est sensible à l’articulation de la lecture aux « autres occasions perceptives » (Ibid.), soit au système de circonstances sensorielles dans laquelle cette pratique s’effectue. Jean Petitot et Marielle Macé affirment ainsi la non – autonomie de la couche sémiotique du sens. Celle-ci s’articule à « la structuration morphologique du monde naturel »[15] comme au « corps propre, [à] la perception et [à] l’action (la vision, la kinesthésie, la proprioception, le comportement). »[16] Le sens ne doit pas être désolidarisé de nos conduites quotidiennes, culturelles et perceptives qu’il contribue lui-même à informer : « La lecture devient une question de stylisation cognitive ; elle engage d’abord la capacité intime du lecteur à se conduire dans les signes, en se laissant désorienter par des figurations inédites » (p. 29). La lecture conduit le sujet à composer avec la désorientation qu’elle induit, impulsant, dans sa relance, un tracé cartographique non programmé qui recompose le monde :
Cette relance dit l’ampleur de ce qui se joue, de nos façons d’être, dans nos rencontres quotidiennes avec les formes : une dynamique de restitution, une pratique de ressaisie intérieure et d’invention de formalités […]. Ce geste de lecture décide de formes de vie ; on n’y crée peut-être rien (s’il faut réserver l’idée de création aux productions souveraines), mais on se façonne soi-même et l’on façonne son environnement en donnant, comme tout le monde, une nuance et une valeur existentielle à ses propres sensations. (Ibid.)
Du sens des formes on est passé au sens des formalités, soit à la conversion instantané du cognitif en social. Cette herméneutique intégrée peut être élargie à la sphère du vivant dont les êtres qui le composent sont considérés, notamment par Simondon, comme des systèmes dynamiques ouverts. C’est aussi la conception d’un éminent spécialiste de l’herméneutique philosophique, Heinz Wismann, que l’on peut donc rapprocher ici de Marielle Macé :
[…] l’individu absorbe des éléments qui ne semblent pas d’abord faire partie de lui ; il fonctionne ainsi comme des systèmes dynamiques ouverts dont la conservation repose sur l’intégration d’éléments qui ne lui appartiennent pas de prime abord. Ainsi peut-il phagocyter son environnement, se maintenir dans un système d’échanges avec ce qui l’entoure […][17].
En phagocytant son environnement, l’individu le modifie. La perspective herméneutique a pour effet, Jean-Michel Salanskis le fait remarquer, de dissoudre l’alternative proposée par Marx dans Les Thèses sur Feuerbach entre comprendre le monde et le transformer : « pour elle, le monde se résume à chaque fois à sa situation et c’est la comprendre ou l’interpréter que la transformer. »[18] Dans l’herméneutique philosophique de Heinz Wismann, dans l’herméneutique formelle de Jean-Michel Salanskis comme dans l’herméneutique littéraire de Marielle Macé, comprendre et transformer ne sont qu’une seule et même opération.
S’il revient à Heidegger d’avoir systématisé ce type de description, l’approche de Macé n’est pas soluble dans l’analytique existentiale du philosophe de Fribourg. Ainsi, le niveau du comprendre, évoqué au §32 de Sein und Zeit, s’il se donne comme la description transcendantale du Dasein comme lieu d’une compréhension de l’Être, en tant qu’elle extrait des « »catégories” cartographiant a priori cette compréhension dans ses modalités», et si lui correspond la scène temporelle qui lui est idoine, celle de la quotidienneté, cette herméneutique se revendique comme pré-textuelle en tant qu’elle est herméneutique du temps court et du non-texte[19]. On peut lui préférer la tentative de Marielle Macé qui relie herméneutique des pratiques quotidiennes et herméneutique textuelle intégrée. On la rapprochera plutôt ici de Jean-Michel Salanskis dont elle réaliserait le vœu, convaincue comme lui que « l’herméneutique ne peut pas être génériquement et sans problème être ainsi arrachée à une temporalité ou une textualité où elle fixe son identité. »[20]
Thermodynamique de la lecture
On pourrait nous opposer que l’intellectuelle ne s’engage pas dans ce débat, bien abstrait, sur la légitimité du transcendantal. Pourtant, les références de Macé à Simondon, attestées dans son essai et sa bibliographie, relèvent bien d’une prise de position, à la fois implicite et en acte, d’une large portée épistémologique. Les stylisations cognitives permises par la lecture reposent sur une vision bien distincte de celle défendue par les défenseurs de l’Intelligence Artificielle et des sciences cognitives computationnalistes orthodoxes, assumant quant à eux « une vision « discrète” du couple sujet-monde »[21] où le sujet et son intelligence ont été conçus sur le modèle d’un automate calculant dont le système relationnel avec le monde était établie de manière irrévocable par un codage d’entrée et une transcription motrice du code endogène à la sortie. À l’inverse de cette figuration, Marielle Macé, dont la démarche est ici affine de celle défendue par Varela et sa théorie de l’enaction[22], promeut une cognition homogène à la mouvance continue du monde (on appréciera sur ce point notamment ses pages consacrée à la lecture dans le train, p.61-66) pour nous faire un portrait du lecteur en « homme de l’adaptation et de l’actualisation» (Ibid.), dont l’intelligence est un système dynamique continu, dont la condition neurologique n’est pas découplée du métabolisme global du corps, « au gré desquelles se décide ce qui vaut pour environnement et quelles interventions doivent y prendre place. » (Ibid.) À ce titre, ce n’est pas l’alternative du vivre et du lire qui est posée, mais les modalités de passage, les transactions ou les interfaces qu’une série de grands auteurs-lecteurs (ou leurs personnages) vont négocier.
Avec Proust, Macé nous incite à élargir la notion littéraire de contexte : « Proust fait constamment revenir son lecteur au monde sensible ; ce qui restera de l’expérience du livre, suggère-t-il, c’est bien une situation perceptive et affective, formée par un couple individu-milieu, c’est-à-dire une certaine façon d’être dans le monde, un certain mode d’être. » (p. 49) Contre le paradigme immanentiste de la clôture du texte, où le contexte se restreint au co-texte, Macé invite à passer de la cohésivité du texte (concept de la linguistique textuelle) à la cohérence de la lecture, par le truchement d’une écocritique en première personne : « Car le champ attentionnel du lecteur embrasse une étendue qui excède largement la surface des pages imprimées, et tout ce qui entre dans ce champ attentionnel (une perception, un souvenir, une imagination, un désir…) ne vient pas seulement parasiter la lecture, mais la recharger autour d’une dynamique affective qui, à elle seule, la fonde. » (p. 50) Le hors-texte constitue la recharge dynamique de la lecture. De fait, c’est bien une thermodynamique de la lecture qui est ici envisagée : si le fonctionnement opère en espace clos, le risque d’entropie guette, il pèse tout du moins sur le théoricien de la lecture. Un apport d’énergie extérieure est requis et c’est là qu’intervient le hors-texte, qui n’est pas un hors-la-lecture même s’il était traité en paria de l’approche sémio-narratologique traditionnelle.
Enjeux phylogénétiques
Une approche phylogénétique de la lecture donnerait probablement raison à Marielle Macé. La lecture, intervenant à l’extrémité de notre histoire évolutive, ne s’exempte pas du rapport à l’extériorité construit par les mammifères dès leur phase de développement embryonnaire. Ainsi, pour le lecteur, se confronter au corps de l’œuvre mobilise les mêmes ressources que celles qu’il a activées pour se faire un corps, soit l’établissement d’une aperture. Telle est la différence, Philippe Jousset y insiste, entre vertébrés et insectes, la  « stratégie de régulation » est différente : alors que l’insecte se retire dans sa carapace, comme pour refuser le monde extérieur, le vertébré, quant à lui, consacre la partie principale de son tissu périphérique (ectoderme) à la simulation du monde extérieur : « La paroi qui le sépare de l’extérieur, la peau, forme la frontière continuellement régénérée où se déploie le conflit entre organisme et monde extérieur. »[23] La lecture s’éprouverait donc bien dans un corps-à-corps avec le monde, qui constitue le mode de notre ouverture à lui,  bien loin d’un repli autarcique. On pourrait se risquer à avancer que l’approche sémio-narratologique, clôturante, est invertébrée car elle part d’un postulat épistémologique qui s’appliquerait mieux aux insectes…
Didier Anzieu l’a bien montré[24], la peau est l’interface avec le monde tissée au cours de notre développement. On lit donc aussi avec notre peau, qui se situe à l’intersection du texte et de l’environnement attentionnel, intersection qui module la dimension kairologique du texte : « Les textes ne sont en effet pas des tableaux placés sous les yeux du lecteur mais de véritables environnements sensoriels et sémantiques, par conséquent des occasions de conduites perceptives qui font partie des modalités plus vastes de notre insertion dans un espace-temps, et qui instituent des formes de vie. La modulation constante de l’attention, affaiblie ou rechargée, fait de la lecture l’expérience vive d’états mentaux subtilement différenciés. » (p. 50. Nous soulignons) Une sorte de psychogéographie est ainsi corrélée, impliquée par l’acte de lire qui advient forcément en un site, exploité, on l’a vu plus haut, comme une ressource. En retour, le lire participe de la constitution de ce site : la lecture, à l’instar de l’individuation simondonienne, est la co-production d’un individu et de son milieu. Macé insiste bien sur l’identification du lire à un acte d’individuation, où se déploie la morphogenèse du sens : « L’état mental suscité par la lecture est « agent”, et fonde par conséquent le sens de soi. C’est un pur acte d’individuation, où l’individu constitue son site, sa portion d’être et sa façon de l’occuper, en unifiant ses modes de présence mais sans se donner nécessairement de contenus distinctifs. » (p. 52)
En convoquant Leroi-Gourhan, référence essentielle de nombre de ses travaux[25], Macé dote sa stylistique de l’existence, qui s’annonce dès cet essai, d’une réelle épaisseur diachronique :
Jeux sur les seuils, réglage de distances, arrachement et réinscription dans un périmètre individuel, la lecture rejoue cette insertion de l’individu dans son milieu, vecteur d’une mise en ordre du monde, faite d’une oscillation rythmique entre sécurité et exercice d’une liberté que Leroi-Gourhan a mise au principe anthropologique de toute conduite stylistique, où il voyait la recherche et l’ajustement d’un équilibre dynamique entre « l’assurance matérielle ou métaphysique », et la « lancée dans une exploration efficace »[26]. (p. 53)
Si, comme elle l’expose, Leroi-Gourhan considérait que s’émanciper d’un milieu revenait à nouer d’autres attachements, en prenant un appui dialectique sur ce à quoi l’on s’arrache, la lecture pourrait être assimilée à l’abri dans la description du paléo-anthropologue, abri à partir duquel l’homme initie un mouvement de va-et-vient avec le territoire :
Ce qui, chez l’homme, s’exprime à travers des symboles architecturaux ou figuratifs s’applique chez l’animal aux formes les plus élémentaires du comportement d’acquisition ; le va-et-vient entre l’abri et le territoire est la trame de l’équilibre physique et psychique des espèces qui partagent avec l’homme cette séparation entre le monde extérieur et le refuge. Il est par conséquent normal que le rapport refuge-territoire soit le terme principal de la représentation spatio-temporelle et que la forme du refuge corresponde à la fois aux besoins matériels de la protection et de l’économie et à l’articulation entre refuge et territoire, entre espace humanisé et univers sauvage, c’est-à-dire aux termes de l’intégration spatio-temporelle, en situation et en mouvement[27].
Cette analyse pourrait être reliée à une origine phylogénétique plus large qui donnerait une profondeur  anthropologique assez vertigineuse à la dialectique de la lecture élaborée par Macé. Erwin Straus affirmait que, dans la vie animale, l’ingestion et l’excrétion relèvent d’un rapport au monde bien distinct de celui qu’on remarque chez les végétaux : « il s’agit d’un ordre de relation qui doit être décrit comme une union et une séparation, mieux : comme un s’unir-à et un se séparer-de. C’est à cette relation au monde du s’unir-à et du se séparer-de et à toutes ses réalisations dans le s’ouvrir et le se-fermer à l’autre, qu’est subordonnée l’expérience vécue primaire de la vie animale. »[28] La lecture serait elle-même prise dans cette dialectique entre un s’unir-à et un se séparer-de, reliée aux origines animales de l’homme, où elle exprime sa dimension proprement motrice.
Lecture et écologie attentionnelle
Erwin Straus, comme Marielle Macé, insistent en effet sur la dimension motrice de l’expérience du sens : le sentir étant inséparable d’un se-mouvoir, on peut bien parler de « gestualité du sens » (p. 55). En lisant, en « regardant » faire ou penser des personnages, nous esquissons des quasi-gestes, nous activons en nous des « simulations gestuelles » (« formes d’impulsions, de sensations, de directionnalités », p. 56). Le contrat d’empathie mimétique comprendrait une composante kinésique essentielle, que la notion de neurones miroirs a pu fonder sur le plan cognitif. Cette motricité est pilotée par le dire du texte : il y aurait une composante chorégraphique de la lecture. Lire le texte, c’est le simuler, le jouer, donc le chorégraphier. Même dans la lecture silencieuse, la mise en voix du texte est solidaire d’une mise en geste qui est une mise au point perceptive, une accommodation. Le style de l’auteur induit donc un style de lecture, conçu comme aptum :
La densité sensible d’un environnement, la force kinésique d’un texte se jouent donc phrase à phrase style à style. Dans l’immobilité de la lecture, en percevant un à un des mouvements, en recevant la mise en scène de gestes, d’allures et de jeux de distances successifs, on accommode mentalement sur la forme de ces gestes, sur la manière dont ils sont qualifiés, colorés, temporalisés, dirigés. (p. 56)
Cet agir impliqué par le lire mobilise une écologie attentionnelle dans laquelle se pose la question de l’unité idéale de la forme de langage propice à la rencontre. Il semblerait ici que le palier de la phrase soit déterminant pour pouvoir importer la donation phénoménale de la lecture dans le système de circonstances du sujet, établi à un certain niveau de vigilance : « L’échelle de la phrase compte beaucoup dans cette gestualité de la lecture : elle ramène les phénomènes à la dimension attentionnelle du sujet, dans son temps propre, dans le cours successif et concrètement rythmé de ce qui lui arrive. » (p. 58)
La notion de « stylistique affective », empruntée à Stanley Fish, permet d’affirmer une fois de plus la dimension kairologique de cette herméneutique de la lecture. Fish propose de définir le sens d’un énoncé comme la somme des événements survenant au lecteur dans le cadre de sa rencontre avec la forme de langage. Dans la pragmatique de Fish,  où lire c’est faire[29] , la performativité de la lecture ne relie pas le sens de l’énoncé à une visée préalable mais à un effet réellement produit, c’est-à-dire à ce qu’un sujet expérimente au moment où il transforme la forme de langage en forme de vie : « C’est l’expérience d’un énoncé  – tout entier, et non pas ce qui pourrait se dire, à son propos, incluant tout ce que je pourrais en dire – qui est son sens. »[30] Le sens de la lecture, c’est donc son kairos : c’est l’occasion qui m’est donnée d’avoir une expérience, expérience qu’il faut envisager de manière intégrative.
Kafka, lecteur de Goethe, a été sensible à la complétude de l’expérience de lecture, que le structuralisme de type logico-combinatoire a trop restreint à un mentalisme. Il convient de restaurer la plénitude sensorielle du lire ; le lecteur signe le contrat d’empathie avec tout son corps. Le sens ne peut être qu’expérimenté, l’herméneutique a donc bien pour fondement une phénoménologie : « le vécu corporel n’est pas ici obstacle à la construction du sens, mais le fondement inaliénable de l’herméneutique, parce que l’évocation est irrésistiblement évocatrice, investie par le lecteur. » (p. 59). L’empathie ne se restreint pas ici à l’intersubjectivité mais à l’identification générale à « des figures, des postures, des rapports spatiaux ou des dimensions tactiles. » (Ibid.)
Une phénoménologie herméneutique de la lecture se doit, pour sonder les rapports qui s’établissent avec les dimensions offertes par le texte et cadrées par le lieu de déchiffrement[31], d’envisager celle-ci comme expérience attentionnelle, l’attention occupant la fonction de modulateur de l’expérience, à l’intérieur de la dialectique déjà évoquer du s’unir-à et du se séparer-de. Il s’agit ici de « tourner la page de la concentration »[32], qui autorisait l’approche sémio-narratologique traditionnelle à se contenter de l’immanentisme, car il ne serait question que du texte, pour s’ouvrir à la vigilance et à ses degrés, comme s’y est employée très récemment Natalie Depraz, en se réclamant également de Simondon et de son concept de modulation :
Moduler signifie faire varier, infléchir, adapter à différents cas ou contextes. En musique, le terme modulation a un sens précis : c’est la variation d’accent, d’intonation, d’intensité d’un son au moment de son émission ; en biologie, c’est le vivant tout entier qui est processus de modulation et cela signe son individuation dans sa forme métastable, où la production des tensions réorganise ses limites en intégrant l’information[33].
Au cours de la lecture aussi, l’accentuation de la vigilance varie en fonction des circonstances, ce qui contribue à l’organisation du sens dans la conscience, à l’information. C’est d’ailleurs à présent une idée bien connue que de considérer que le développement de l’embryon est un acte de lecture de l’ADN. Dans ces deux types de lecture, traditionnelle et ontogénétique, les circonstances jouent un rôle majeur dans l’actualisation d’un code[34] qu’on ne se contente pas de déchiffrer mécaniquement.
Pour en rester ici à la lecture des textes littéraires, le geste théorique de Marielle Macé pourrait bien être envisagé comme une contribution à une « écologie de l’attention », pour reprendre l’expression de l’ouvrage récemment paru d’Yves Citton[35]. La scène proustienne de la lecture de Mme de Sévigné paraît à cet égard exemplaire :
La scène souligne cette dimension centrale de l’expérience attentionnelle : ses variations rythmiques, fondées sur des flottements d’intensités qui tiennent autant aux différenciations d’accentuation de ce que l’on lit (des degrés de puissance stylistique, figurale, fictionnelle, des qualités tactiles, des exigences herméneutiques) qu’au vécu perceptif du lecteur, à ses oscillations psychiques ou même à son désœuvrement. Il faut reconnaître la part que prend l’inattention dans l’expérience lectrice, ce que Benjamin et Simmel appelaient la « distraction » […]. Ce mode de perception engage une dialectique rénovée entre contact et séparation, solitude et ouverture, proximité et dispersion. La perception distraite, insuffisante, latérale, a donc aussi son rôle à jouer dans une relation esthétique qui n’est pas nécessairement frontale, extraordinaire, dramatisée, ce qui ne l’empêche pas d’être décisive. (p. 62-63).
Aujourd’hui, multitâches, nous sommes devenus indifférents « à la requête d’attention de formes ralenties. » (p. 63). Or, comme le souligne Natalie Depraz, les objets et les personnes changent de statut ontologique en fonction de l’attention que nous leur accordons[36]. Une telle approche incite à sortir de l’ontologie en tant qu’elle est pilotée par les principes d’identité et de non contradiction pour tenir compte d’une modulation transformatrice des entités. Macé apporte donc sa pierre à une historicité du sensible, historicité qui est donc dé-ontologique et kairologique, pour ce qu’elle affirme que la rencontre possible entre le texte et le lecteur est conditionnée par le système de circonstances, notamment par sa dimension technique, sa célérité, qui entraîne une « volatilité des percepts » (Ibid.). Elle place également la question du genre littéraire sous l’orbe d’une phénoménologie du « lever les yeux les yeux de son livre » et de la transitivité induite par le genre. Elle cite alors « La tâche du lecteur » de Jean-Christophe Bailly qui se fait rapporteur de la variété des régimes de valence impliquée par le genre du livre qu’on tient entre les mains. Ainsi, l’essai accroche mieux le paysage : on constate l’harmonie entre ce que nos yeux lisent et le « long travelling ininterrompu des paysages » (p. 64). Le genre de l’essai joue un rôle facilitateur, il est créateur d’accord, favorise le kairos entre les deux modes de lecture, il module à la hausse la force des associations dans un réseau de connexions[37] : les livres abstraits, non fictionnels, « accrochent le paysage par des pinces souvent plus sensibles, plus secrètes et plus résistantes que celles de la fiction »[38]. Leurs phrases générales, dans le flottement de la référence, trouvent une transitivité naturelle dans ce que Gibson appellerait les affordances du paysage[39] ; on pourrait bien parler alors d’écocritique de l’attention : « Le monde ne s’absente pas du champ attentionnel du lecteur ; il constitue l’horizon de cette zone incandescente sur laquelle se concentre l’attention, et il y prolonge concrètement ses effets. » (Ibid.). C’est une singulière morphogenèse de la perception qui s’esquisse ici : la figure se dégageant de la lecture prend tantôt pour fond la page, tantôt le paysage, elles constituent deux réserves de devenir du sens et de la sensation. Le lecteur est l’instance où se nouent la coalescence de ces offres sensibles. L’intériorité alors se redispose sous la figure du trait d’union, notre être est un « et » : « Lisant dans le train, on éprouve fortement son être-parmi, son être-avec […]. » (p. 65)
De l’habitus de Bourdieu à l’habitus de Mauss : du « déjà-lu » au « déjà vu »
Cette fonction de trait d’union peut être aussi endossée par l’habitus de la lecture, qui conditionne des pratiques avec lesquelles il communique, comme c’est le cas chez Marcel : « Les traces que les lectures ont déposées en lui se prolongent en façons de faire et c’est ce passage qui est décisif. »  (p. 66-67). L’enjeu est le suivant : entre la lecture et l’existence, entre les formes de langage et leur conversion en formes de vie, y a-t-il répétition ou « possibilité de bifurcation » ? (p. 67) La distinction entre les deux branches de l’alternative recoupe la distance entre l’habitude et l’habilité ou entre deux conceptions de l’habitus : celle de Bourdieu (sur lequel Macé a publié[40]) qui voit en l’habitus d’un individu « l’enrégimentement violent de son corps et l’imprégnation des rapports de force traversés » (p. 67), et celle de Mauss, dont Macé est sans doute ici plus proche, qui y lisait l’incorporation d’un savoir-faire, « l’inflexion de gestes et de modèles efficaces, l’acceptation de médiations extérieures ou d’instruments autour desquels se ressaisit une liberté. » (p. 67).
Marcel tend à se laisser guider obstinément par le « déjà-lu », il veut y séjourner et cherche à le retrouver à la rencontre des choses. Le dépôt des esthésies se sédimente jusqu’à former un habitus perceptif. La rencontre est ainsi filtrée, déterminée. La lecture a suscité la nostalgie d’un paysage : les premières lectures de Marcel lui ont inoculé une propension à ne s’imaginer des amours que dans un environnement de fleurs où chanteraient des rivières. Le kairos de la rencontre est ici prédéterminé, contraint en son événement : « Le paysage émanant du livre fait un décor au désir, il en découpe les contours, il encadre ce que le héros-lecteur va aimer, et qui va se détacher du réel pour être élu. C’est la basse sourde de l’existence et comme son écrin. » (p. 68) La morphologie du désir n’est plus vraiment du domaine de la rencontre mais tend vers le protocole : le fond sur lequel la figure de l’être aimé doit se découper est déjà prescrit. Il paraît impossible de désirer dans un autre agencement de circonstances. Le désir n’est pas détente, abandon à la scénographie inédite d’un maintenant, il est « anticipation acharnée de retrouvailles » (p. 68). Le réel ne sert qu’à répéter la lecture, la phénoménologie qu’à bégayer l’herméneutique.
Cette expérience n’est, pour autant, pas purement aliénante, puisqu’elle suppose une compétence de figuration que l’on a acquise au contact de singularités et que l’on peut remobiliser face à d’autres singularités. Il y a une « puissance de cadrage perceptif » de la lecture, ce pouvoir de « voir le commun », de « voir le genre » (p. 70-71), ce talent dont Aristote disait qu’il revenait aux poètes et dont découlait l’art de métaphoriser : la capacité analogique. L’analyse de Macé hisse ainsi au rang d’une authentique phénoménologie la notion d’horizon d’attente de Jauss :
La perception rejoint précisément ce qui dans le livre avait, en construisant « l’idée » d’un paysage et en la généralisant, introduit une attente générique et indiqué une direction : « Il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais connaître…» (cité par Macé, p. 71)
De la lecture au quotidien, ce n’est pas seulement un sensible qui en a vicarié un autre, une individualité qui en a remplacé une autre, quitte à l’occulter, c’est aussi une médiation qui s’est accomplie par la projection anticipatrice « d’une piste figurale décantée par ses répétitions ». (Ibid.) L’habitus est également ce producteur de typicité, qui n’est pas seulement un pli imprimé au sensible mais un potentiel qu’on peut solliciter pour étayer et nourrir la perception.
Peut-être que l’exemple proustien, si on le généralisait, constituerait une prise de position forte sur un des débats cruciaux de la philosophie. Y a -t-il un sentir qui ne passe pas par la médiation du langage ? Cette question a été notamment posée au §7 de Sein und Zeit[41]. Denis Bertrand, comme Proust, répondraient par la négative à cette question, sous l’un de ses aspects, celui de l’ontologie localiste. Question qui est la suivante : dans la perception sensorielle d’un lieu, est-ce le lieu du discours qui est fondateur, et conditionne la perception du lieu comme ancrage sensible, ou doit-on faire le constat de la dimension prégnante et rectrice « de l’antéprédicatif, de l’ancrage physico-sensoriel, de l’entrelacs et de l’immanence du sensible …incarnés dans une ontologie du lieu » ? Sémiotiquement, il paraîtrait plus adéquat de prendre le discours pour origine :
[…] notre hypothèse ici est que le sens, même sensible, a une histoire, y compris dans la perception immanente : il est « informé » de langage. En transformant le lieu fusionnel de la matière en substance du contenu, la perception projette des topiques intentionnelles, narratives, affectives, etc., qui sont elles-mêmes inéluctablement déjà investies de signification[42].
Il y aurait bien, dans le cas de Marcel comme dans la sémiotique de Denis Bertrand, contrôle de l’esthésie par la topique, à condition de parler de lieu du discours, et de la façon dont le discours trace une orientation ; le lieu du discours serait une activité cartographique en ce qu’il permet la saisie du kairos. Le livre a constitué une matrice permettant à Marcel de former « une figure généralisable pour mieux habiter la nouveauté de chaque circonstance » (p. 72). L’adjectif « fluviatile », une fois que Marcel a métabolisé ses « possibilités descriptives » (Ibid.) ne fait pas écran à la perception du moment, il rend « disponible à la nouveauté de la circonstance » (Ibid.) en aiguisant le pouvoir schématisant de l’esprit. Le lire a aiguisé le vivre. Devançant la donation du vécu, le livre sécrète en Marcel « un genre particulier d’antécédence » (p. 73), au sens où il diagrammatise[43] le réel à venir, il en trace les lignes de force formatives. Pour user d’un vocabulaire deleuzien, le passé devient l’appareil de capture du présent. Si les livres invitent à une « fabrique active de « déjà vu” » (Ibid.), cela ne ruine pas toute spontanéité perceptive. À cause du livre, le réel n’arrive pas forcément trop tard, il arrive mieux sondé dans ses reliefs : il est converti en réservoir d’affordances. Toutefois, lorsqu’on possède systématiquement une image à disposition qui dispense de voir soi-même, l’art devient une machine anti-kairologique, qui « détourne de l’acte neuf et exigeant de la perception » (p. 80). Quand le texte de l’expérience est déjà écrit dans l’œuvre lue, le réel n’est plus ressource de kairos, d’occasion, mais de rectification. Le vivre vient raturer le texte du lire, le réel confine à l’épanorthose. Il s’agit donc de comprendre comment le texte lu aimante le réel.
Marielle Macé esquisse alors, de Proust à Gracq, une sorte d’énergétique comparée de la lecture. Quand Marcel est chargé d’énergie cinétique par la lecture de Bergotte, il tend parfois à ne faire du monde qu’un espace de dépense, sans pouvoir informer son style perceptif (voir p. 81). Le style littéraire d’André Breton provoque d’autres effets sur Julien Gracq, sensible à la force d’attraction, au sens électrique du terme, de cette manière. La personnalité de Breton est le point d’intersection des lignes de forces surréalistes et le foyer de congruence de leur faisceau, harmonisé au sein d’un « ton » que son style déploie souverainement. La question du pouvoir d’unité de ce style est posée par Gracq, et assimilé à un « magnétisme » syntaxique ; les phrases sont des « aires d’attraction », aimantant « des perceptions, des idées, des circonstances, des mouvements et des désirs » (p. 75). Le milieu ambiant est décrit comme un réservoir de recharge, dont les ressources, captées, sont ensuite adressées au lecteur pris dans ce champ de forces. Supporter, pour le lecteur Gracq, une telle charge, amenée par une phrase conductrice, occasionnait une individuation le dotant d’« antennes » qui lui communiquaient une capacité de conduction devenant sa « forme maîtresse ».
Peut-être aurait-il été possible de rapprocher cette « forme maîtresse » d’une sensibilité empreinte des courants du réel, de la notion de « forme empreinte », formule utilisée par Gracq pour décrire la forme de la ville de Nantes : « ville qui [l’] a couvé », qui a joué pour lui le rôle d’une « présence incubatrice, une chaleur enveloppante et informe »[44]. À Nantes, Gracq encore jeune sentait qu’en son âme plastique « toute impression se faisait empreinte, ou plutôt, au sens goethéen, forme empreinte, destinée en vivant à se développer. »[45]  « La forme maîtresse », dans le cas de Gracq, est donc bien une « forme empreinte » : à l’instar des motifs écouménaux étudiés par Augustin Berque[46], elle est une empreinte en même temps qu’une matrice. La « forme maîtresse » de Gracq se fait empreinte de ce qui est bon pour elle, par affinité élective : les Carnets du grand chemin sont bien placés sous le patronage de « l’ange gardien » des lectures, glissant à l’oreille du lecteur : « celui-ci est pour toi, celui-là n’est pas pour toi »[47].
Quand Macé se réfère à Deleuze, définissant le goût « comme l’accord de deux désirs, de deux puissances, c’est-à-dire comme la capacité de l’individu à être touché par ce qui sera bon pour lui, une double faculté de saisir et d’être saisi, de capter et d’être capté – capturé, captivé » (p. 77), on ne peut qu’être frappé par la tonalité spinoziste de l’analyse. C’est d’autant moins surprenant que Spinoza est le premier maître de Goethe[48], à partir duquel il commencera à élaborer sa morphologie qui donnera plus tard lieu au fameux concept de « forme empreinte », justement repris par Gracq. C’est peut-être ici qu’il faut trouver la généalogie à laquelle référer Gracq, au moins autant qu’en « héritier authentique de la phénoménologie» (p. 78), d’autant que la scansion des pièces critiques et des peintures de paysages, moulant « des phrases faites de vides et de pleins, de relances et de variations rythmiques » (Ibid.) évoque précisément l’alternance diastole-systole de la morphologie goethéenne, comme de la peinture de Francis Bacon commentée par Deleuze[49].
Phrase-type : accords d’intensité
Cette question de l’accord des puissances entre auteur et lecteur, soit de l’intensité, dont l’essence est différentielle (« L’expression « différence d’intensit锝 est une tautologie », écrivait Deleuze[50]) trouve à se reformuler par le biais de la phrase. La phrase-type est ainsi l’expression au dehors d’un style d’être, qui, typifié, s’offre à autrui comme une occasion non d’adoption, mais de mise en débat, de mise en résonance (p. 86). Si le livre, comme c’est progressivement le cas dans la Recherche, devient accès plus qu’écran, c’est que s’y déploie entre la forme et le lecteur une « dialectique du rapport de stylisation » (Ibid.). Suivre un auteur dans sa phrase, c’est se lancer dans le risque cartographique : « c’est accepter de renouveler cette tâche, de faire à l’aveuglette l’expérience d’un cheminement inédit, dans un temps qui ne vous appartient plus et dans l’épreuve d’un dépaysement. » (p. 87). Ce dépaysement, pour être pleinement vécu, doit s’apparenter à une dérive, au sens situationniste, à une « marche sans but » (p. 88), entièrement ouverte à la sollicitation de la forme langagière. L’entrée dans une phrase introduit ainsi dans un système cybernétique qui correspond, comme chez Valéry[51], au modèle demande-réponse du stimulus et du réflexe : « imprévisible, inattendue, entièrement dirigée vers sa fin, elle nous fait entrer dans une dialectique tendue d’attente et de réponse, elle figure le déséquilibre inhérent au passage du temps et au rapport d’interlocution. » (p. 87).
Ce déséquilibre pourrait être décrit d’après le motif du hors d’aplomb, qui a sans doute valeur de paradigme dans la Recherche (Marcel trébuchant sur les pavés inégaux de la cour de l’hôtel des Guermantes, dans Le Temps retrouvé). La lecture revêt alors une dimension sportive : suivre le kairos promis par la phrase exige « une épreuve musculaire et [d]es chutes à répétition » (p. 89) ; la grammaire proustienne, inédite, arrache le lecteur au confort d’un sentier balisé. Recueillir les fruits de ce « style cognitif » implique de payer « un coût perceptif important » (p. 91) propre à la posture du hors-d’aplomb où se défont les structures et les équilibres établis afin de refaire le chemin de la schématisation et cartographier un réel rendu à son indétermination. Les sujets possèdent ainsi des « styles cognitifs » différents selon qu’ils sont plus ou moins capables de « faire face à une désorientation formelle, […] accepter les retards de catégorisation ou les faibles dynamiques d’intégration » (p. 91).
Une telle conception de la perception rejoint finalement celle défendue par la théorie des formes sémantiques développée par Yves-Marie Visetti et Pierre Cadiot, dans la lignée de la phénoménologie de Gurwitsch :
la perception, qui repose sans doute sur des profils clos et bien déterminés répondant à des principes d’organisation impérieux, est en même temps une perception fondamentalement ouverte ; elle s’inscrit dans une certaine exigence de continuation de sa visée, qui introduit en permanence de l’indéterminé, c’est-à-dire de l’à-déterminer, au cœur de l’identité, puisque dès le moment où la dimension de l’identité s’introduit, des horizons apparaissent, qui sont eux-mêmes à expliciter, en agissant selon certaines anticipations plus ou moins révocables[52].
C’est cette nécessité de l’à-déterminer qui introduit des retards de catégorisation sur lesquels Proust s’est appuyé pour en faire des scènes de quasi-métempsychose (notamment celle du réveil où Marcel met un temps avant de réaliser dans quelle chambre il se trouve. Le retard de catégorisation de Marcel est ici très élevé). La lecture est exemplairement chez Marcel métempsychose, qui est la conversion phénoménologique d’un kairos fourni par le texte : Marcel « répond aux lectures par son propre travail de stylisation perceptive (par une manière, à sa manière) trouvant l’occasion d’aller ailleurs, d’essayer un autre corps, un autre soi, de circuler entre des dispositions, de changer sa façon de s’emparer des choses. » (p. 93. Nous soulignons) Si lire sollicite notre « être centrifuge »[53] (p. 94), c’est que cette activité fait de notre « être » un « et », qui était conducteur au sens électrique chez Gracq lecteur de Breton et qui, chez Marcel, est une disposition à être à  n+1, donc à toujours devenir.
Le Narrateur hors d’aplomb
Cette aisance qui permet la métempsychose a été acquise grâce à une forme de yoga perceptif, cette souplesse de passer d’une disposition à une autre, apprise chez Elstir. La leçon du peintre consiste à se bâtir un nouveau schéma corporel, enrichi d’une palette de nuances. Il apprend à « désaimer le sublime pour aimer l’impression », ce qui conduit à « élargir le spectre des formes attentionnelles ». (p. 95) C’est ici que l’on retrouve la posture du hors d’aplomb. Ouvrir l’éventail des dispositions attentionnelles nécessite de « trébucher » (p. 96), de « déchirer violemment l’ordre des préférences ou la stabilité du présent » (Ibid.), de subir cet « évanouissement des espaces proxémiques » (p. 97) où se joue la mise en difficulté d’un sujet inhérente à son individuation, à sa formation (c’est en ce sens que la Recherche est un Bildungsroman). Dans ce conflit des rythmes, entre sa propre durée intérieure et la rencontre d’une altérité, le narrateur se situe dans l’entre. À l’instar de Heinz Wismann, penseur de l’entre des langues, le Narrateur est un Luftmensch, un piéton de l’air, léger, qui n’a pas peur de tomber. Quand, comme eux, on s’installe entre, on est face à deux altérités puisque l’origine, elle aussi, se fait autre. Le milieu de l’entre est le milieu de la réflexivité, et non celui de l’identification. La réflexion est « une forme de mobilité qui se refuse à des formes de fixation »[54]. Si la posture du hors d’aplomb rend raison de Proust et de Wismann, c’est que le fonctionnement de leur esprit n’a pas pour visée de « reconduire une forme de sédentarisation »[55]. Chez eux s’exprime le même refus de « s’assimiler à une posture ou de se laisser capter intégralement par elle »[56], afin d’être capable de repasser « l’épreuve vitale du dépaysement » cognitif (p. 97).
C’est à ces dépaysements qu’invite l’ouvrage de Marielle Macé, pour se frotter à la personnalité de différentes figures lectrices et retirer, de cette confrontation, une « fruition » (p. 99), où le livre s’apparente au tableau pour Merleau-Ponty :
Du tableau, Merleau-Ponty disait qu’il n’est pas une chose, et qu’on voit « selon lui ou avec lui » plutôt qu’on ne le voit : aller-retour entre les formes lues et les formes vécues, souvenir et disponibilité mêlés, où le style d’une conduite dans les livres, engainé dans la grammaire du texte, se prolonge, se relance et s’infléchit en un style de conduite avec eux, dans les choses. (p. 97-98)

[1] À paraître sur Fabula.
[2] On pense bien sûr à Bertrand Westphal, en particulier à son ouvrage manifeste: La géocritique – Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007.
[3] Voir Michel Foucault, L’herméneutique du sujet – Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Hautes Etudes – Gallimard – Seuil, Frédéric Gros (éd.), 2001, p. 227.
[4] Ibid.
[5] Pour être précis, Marielle Macé réserve ce concept à un certain type de « manières d’être » abordées dans le dernier tiers de son ouvrage et faisant l’objet d’une stylisation de soi volontariste.
[6] Ce mouvement des formes de langage aux formes de vie se retrouve aussi dans l’œuvre d’Henri Meschonnic : c’est la définition qu’il donne du rythme, et c’est en tant qu’il est ce passeur qu’il est un vecteur d’individuation.
[7] C’est à la mise au jour de cette tradition que nous travaillons actuellement, dans un ouvrage intitulé : La kairologie – Pour une poétique de la circonstance, en cours d’écriture.
[8] Voir John Stewart, Ruth Scheps, Pierre Clément, « La phylogenèse de l’interprétation » [in] François Rastier, Jean-Michel Salanskis, Ruth Scheps (dir.), Herméneutique : textes, sciences, Paris, Puf, 1997, p. 234.
[9] Ce maniérisme de l’existence a chez elle le mérite de ne pas être rabattu sur une vision esthétisante de la vie comme une vision convenue, et finalement erronée  du dandysme pourrait le faire croire. Si elle aborde ce thème (voir son « Dandysme des signes », op.cit., p. 246-63), sa stylistique de l’existence parvient à en renouveler l’acception, de même qu’elle contient un répertoire de figures plus nettement partageable. On regrettera peut-être qu’elle n’engage pas de dialogue avec L’art et la manière de Gérard Dessons (Paris, Champion, 2004) qui poursuit, dans le sillage d’Henri Meschonnic, une recherche où bien des échos pourraient se faire entendre avec celle de Marielle Macé.
[10] Jean Petitot, Morphologie et esthétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 134.
[11] Ibid., p. 134-5.
[12] Ibid., p. 135. Pour Augustin Berque, voir Ecoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, [2000], 2009.
[13] Jean Petitot, op.cit.
[14] Ibid., p. 136.
[15] Jean Petitot, op.cit.
[16] Ibid.
[17] Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012, p. 74.
[18] Jean-Michel Salanskis, Herméneutique et cognition, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003, p. 13.
[19] Et de la non-phrase même. Voir, pour ces citations, Jean-Michel Salanskis, « Herméneutique et philosophie du sens », [in] François Rastier, Jean-Michel Salanskis, Ruth Scheps (dir.), Herméneutique: textes, sciences, op.cit., p. 408-9
[20] Ibid., p. 411.
[21] Ibid., p. 405.
[22] Voir notamment Francisco Varela, Evan Thompson, L’inscription corporelle de l’esprit – Sciences cognitives et expérience humaine, trad.fr. par Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1996.
[23] Philippe Jousset, Anthropologie du style, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 38 pour ces citations.
[24] Notamment dans Le moi peau, Paris, Dunod, 1995.
[25] Voir par exemple son article : « Caillois, technique du vertige », Littérature, 2013/2, n°170, p. 8-20. Voir aussi l’article écrit en collaboration avec Alexandra Bidet, « S’individuer, s’émanciper : risquer un style (autour de Simondon) », revue du Mauss, 2011/12, n°38, p. 397-412.
[26] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole – La mémoire et les rythmes, II, Paris, Albin Michel, 1965, p. 171.
[27] André Leroi-Gourhan, op.cit., p. 167-8.
[28] Erwin Straus, Du sens des sens [1935], Grenoble, Millon, 2000, p. 236. C’est ce que rappelle aussi Philippe Jousset, op.cit., p. 35-6.
[29] Allusion bien sûr à la traduction du livre de Stanley Fish, Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives [1980], trad.franç. Etienne Domenesque, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
[30] Stanley Fish, « L’épreuve de la littérature. Une stylistique affective », trad. fr. Philippe Jousset,  Poétique n°155, septembre 2008, p. 352.
[31] Nous employons ce terme ici pour éviter la répétition de lecture, tout en sachant que Marielle Macé, on l’a indiqué, prend ses distances avec une conception de la lecture comme déchiffrement.
[32] Natalie Depraz, Attention et vigilance – À la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, Puf, 2014, p. 170.
[33] Ibid.
[34] Ainsi, les inducteurs embryogénétiques trouvés  jusqu’ici seraient non spécifiques, donc de nature à induire des réponses variées en fonction des circonstances. Voir Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, Ni dieu, ni gène, Paris, Seuil, 2000.
[35] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.
[36] Voir Nathalie Depraz, op.cit., p. 8.
[37] Voir là-dessus Natalie Depraz, op.cit., p. 170-1.
[38] Jean-Christophe Bailly, « La tâche du lecteur », Cahiers de la villa Gillet, n°1, novembre 1994, p. 74-9. Cité par Marielle Macé, op.cit., p. 64.
[39] Voir James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 1979.
[40] Voir Marielle Macé, « Penser le style avec Bourdieu », [in] Jean-Pierre Martin (dir.), Bourdieu et la littérature, Nantes, Cécile Defaut, 2010, p. 63-76.
[41] Voir aussi là-dessus Martin Rueff, Différence et identité – Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Paris, Hermann, 2009, p. 14 sq.
[42] Denis Bertrand, « Topique et esthésie » [in] Françoise Parouty-David, Claude Zilberberg (dir.), Sémiotique et esthétique, Limoges, Pulim, 2003, p. 230 pour les deux citations.
[43] Au sens où ce concept a été retravaillé par Noëlle Batt voir le numéro qu’elle a dirigé: penser par le diagramme, de Gilles Deleuze à Gilles Châtelet, TLE, 2004, n°22. Nous avons-nous-mêmes proposé une reformulation des enjeux du diagramme et de sa généalogie dans notre étude : La cartographie poétique – Tracés, diagrammes, formes, (Valéry, Mallarmé, Artaud, Michaux, Segalen, Bataille), Genève, Droz, 2014.
[44] Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985, p. 211 pour les deux références.
[45] Ibid.
[46] Augustin Berque, Ecoumène, op.cit., p. 241.
[47] Julien Gracq, Œuvres complètes, t. II, éd. Bernhild Boie et Claude Dourguin, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 1080.
[48] Voir là-dessus Jean Lacoste, Goethe – science et philosophie, Paris, Puf, 1997.
[49] Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 31.
[50] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, [1968], 2003, p. 287.
[51] Voir Marcel Gauchet, « Un réflexologue inconnu : Valéry » [in] L’inconscient cérébral, Paris Seuil, 1992.
[52] Olivier Cadiot, Yves-Marie Visetti, Pour une théorie des formes sémantiques – Motifs, profils, thèmes, Paris, Puf, 2001, p. 76.
[53] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II, Jean-Yves Tadié (éd.), Paris, Gallimard, Pléiade, p. 641. Cité par Marielle Macé, op.cit., p. 94.
[54] Heinz Wismann, Penser entre les langues, op.cit., p. 42.
[55] Ibid., p. 43.
[56] Ibid.



Ecologie et kairologie de l’attention – la pensée de l’individuation d’Yves Citton

L’écologie de l’attention comme écosophie de l’interaction
L’entreprise d’Yves Citton s’assimile d’abord à une récusation, celle du paradigme économique orthodoxe, incapable de décrire judicieusement ce qui se joue dans nos processus attentionnels, c’est-à-dire dans l’herméneutique globale se déployant dans notre société de communication-consommation. Il lui préfère un autre paradigme, celui de l’écologie dite « profonde », que le philosophe norvégien Arne Naess a baptisée du nom d’écosophie:
« Ecosophie » est composé du préfixe « éco- » que l’on trouve dans « économie » et dans « écologie », et du suffixe « -sophie » que l’on trouve dans « philosophie ». […] La « sophia » n’a aucune prétention scientifique spécifique, contrairement aux mots composés de « logos » […] mais toute vue de l’esprit dite « sophique » doit être directement pertinente pour l’action. […] La « sophia » signifie le savoir intuitif (acquaintance) et la compréhension, plutôt que la connaissance impersonnelle et abstraite.[1]
On pourrait dire que l’écosophie, en tant qu’écologie « profonde », répond à la « rhétorique profonde » de Baudelaire ou à la stylistique des profondeurs de Jean-Pierre Richard où les motifs de l’écriture témoignent des schèmes propres à l’imaginaire d’un écrivain, schèmes qui sont à la fois des empreintes et des matrices. Cette écosophie participe de la dé-ontologie relationaliste ou relationiste propre à la kairologie où, comme le montrent les travaux de Michel Bitbol, les individus n’existent pas avant d’être constitués par leurs relations. Par conséquent, ce sont moins leurs contours qui comptent que leur valence : « Le relationnisme a une valeur écosophique parce qu’il permet de faire disparaître la croyance selon laquelle les organismes ou les personnes sont des choses isolables de leur milieu.»[2] Le point de vue d’Arne Naess frappe par sa radicalité, assénant une maxime réductionniste de bon aloi (ce qui est rare !), résumant l’organisme à sa composante herméneutique[3]: «Parler d’interaction entre les organismes et le milieu nourrit de fausses idées, parce qu’un organisme est une interaction[4] Michel Bitbol expliquait ce parti-pris relationiste par une image aussi frappante qu’évanouissante : celle du sourire du chat sans chat d’Alice au pays des merveilles[5].
Yves Citton marche dans les brisées de ce relationisme en posant cette équation : «l’attention est une interaction»[6], équation que son ouvrage s’efforce, avec élégance et fermeté, de résoudre. De fait, il enrichit l’acception herméneutique de la maxime d’Arne Naess, en montrant comment interpréter son environnement représente un enjeu vital pour l’organisme humain, qu’on pourrait qualifier d’homo interpretandi si cette activité n’était pas le propre de l’organique, donc n’était pas rééservée au vivant humain. Yves Citton, et c’est tout l’intérêt de son enquête, détaille les enjeux de la spécificité actuelle et contemporaine de cette interprétation depuis la perspective de l’attention, attention qui s’assimile au conatus: « Elle constitue le médiateur essentiel en charge d’assurer ma relation à l’environnement qui alimente ma survie : un être ne peut persister dans l’existence que dans la mesure où il parvient à faire attention à ce dont dépend sa forme de vie. […] cela implique de tisser ses observations et ses gestes en respectant le degré de tension propre à entretenir des relations soutenables avec notre milieu.»[7] Cette reprise de la figure de l’araignée pour décrire l’Homme s’accompagne du motif de l’eumétrie : l’eumétrie, néologisme que nous empruntons à Michel Onfray[8], désigne ce calcul des distances et des jouissances que je dois effectuer à chaque instant pour que mes relations augmentent mes plaisirs plutôt que mes peines. Ce calcul n’est pas effectué abstraitement mais concrètement dans l’accord que je tends entre mes relations et moi.
Si Yves Citton se situe bien ici dans l’héritage spinoziste[9], il va doter le concept de conatus d’une composante phylogénétique, donc d’une profondeur diachronique nécessairement absente d’une œuvre comme l’Ethique, prenant pour modèle un traité de mathématique. En convoquant le motif du filtre, cette phylogenèse de l’attention se livre à une réhabilitation du cliché qui permettrait de préempter le kairos:
En collectionnant des formes pertinentes dont se composent nos envoûtantes collectivités, notre attention collective dote chacun de nous d’une série de filtres sensoriels qui font apparaître certaines saillances au sein de notre environnement. En héritant de tels filtres, chaque génération bénéficie des croyances et des savoirs accumulés par les générations antérieures. On peut caractériser comme clichés ces formes déjà constituées, à travers lesquelles s’articulent des modes de perception des phénomènes de notre environnement, des façons d’y réagir et  des manières de les désigner au cours de nos communications avec nos semblables – Philippe Descola parlerait à leur propos de « schèmes », Lawrence Barsalou de « simulateurs »[10].
On pourrait ici convoquer la théorie de la communication exposée par Michel Serres dans Hermès, notamment le modèle de la chaîne. Chaîne, arbre et réseau sont, d’après Serres, les formes fondamentales du savoir dans l’histoire des sciences. Elles organisent « une lecture continue du monde »[11], allant du plus simple au plus complexe, « l’arbre étant un ensemble de chaînes et le réseau étant une pluralisation des sommets, des points de référence de l’arbre.»[12] La phylogenèse de l’attention fonctionnant, comme toute phylogenèse, d’après le modèle de l’arbre, décrit une suite de chaînes reliant les stéréotypes accumulés et transmis à travers les générations. Serres indique que le modèle de la chaîne se divise en deux paradigmes de communication, celui des substances, propre à Leibniz, et celui de la conscience, propre à Descartes. Si notre parallèle entre Citton et Spinoza est valide, il n’est pas incongru de mobiliser cette controverse née à l’âge classique pour commenter l’écologie de l’attention :
L’abstraction la plus haute naît d’une exigence aigüe sur la meilleure communication possible; celle-ci à l’âge classique, s’établit, comme en retour, sur un support mathématique. […] Le cartésianisme donne de ces interrogations un paradigme particulier; il devenait intéressant de réexaminer le modèle de la chaîne, l’opération intuitive et l’affirmation du cogito, selon les mêmes normes : examen centré, ici, sur les notions de transition et de distance abolie. […] La pensée mathématique mêlait son cheminement à celui de la communication. Mais il y a deux manières de rendre compte de leur alliance : du point de vue de la conscience, comme chez Descartes, ou, directement, par le concept, comme chez Leibniz; dialogue ici repris, dont la modernité cherche l’issue.[13]
Comment la pensée de Citton se fraie-t-elle, selon nous, une issue dans la reprise de ce dialogue ? Ce qui est visé, c’est une transition qui s’efface en tant que distance pour se faire pur connecteur, instance de ligature, filtrant la circonstance pour, selon les cas, s’en prémunir ou s’en saisir. Leibniz parvient à abolir la distance en passant par le concept, à l’égal de ce que l’on constate avec cet art du concept qu’est l’art de la pointe. Le jaillissement du conceptisme est voué à se figer en académisme de la trouvaille verbale, en stéréotype langagier, comme un métal incandescent s’immobilise dans la trempe d’une fine lame. L’art de la pointe fonctionnait d’après le principe de la mécanique des fluides, afin de faire jaillir l’idée en même temps que le mot. Baudelaire est bien un héritier de cet art quand il considère que, grâce aux contraintes du vers rimé, l’idée jaillit plus intense. L’alexandrin rimé agit comme un goulet d’étranglement. Recourir à ces contraintes métriques, à ces filtres cognitifs, dispense d’une certaine manière de chercher, de partir à l’aventure dans le vague de l’esprit, et permet de courir à la formule sans avoir à la produire de manière laborieuse. Il en va de même avec les filtres attentionnels décrits par Citton. Mais qu’un mot d’esprit, qu’un vers cesse de faire effet ou qu’un filtre ne prédispose pas à la bonne situation et l’enchaînement quasi mécanique de la chaîne se rompt. Il est alors nécessaire de repasser par la conscience[14], comme dans le paradigme cartésien, pour introduire une forme de dérivation et maintenir tendu le flux de l’esprit et son adéquation, sa fitness à la circonstance. L’opération herméneutique réside dans cette rectification des clichés pour les cas «où ils auront trompé nos attentes et où nous aurons dû opérer des réinterprétations[15]
Valéry examine d’une certaine manière ce problème en posant deux types d’attention, dont l’un exige une dérivation : « Il y a des fonctions qui ne peuvent s’exercer que moyennant une dérivation à leur profit, une inégalité. 2 sortes d’attentions –  bien distinctes. L’une multiplie les tâtonnements, l’autre essaie de les abolir – les contient. L’un se meut autour d’un point – l’autre se conserve sur une ligne. » (C2, 264) Quand le modèle cartésien tourne autour du point, dans le but d’accommoder, de faire une mise au point, le modèle leibnizien de la pointe tente de maintenir le jaillissement de sa ligne. Il s’agit dans les deux cas de résoudre « l’Equation du Présent par rapport à une des grandeurs qui y entrent. » (Ibid., 263). Recourir au vers rimé permet d’avoir un ordre de grandeur qui fait passer la nouveauté au crible, favorisant la trouvaille, le kairos de la pointe.
Or Citton recourt justement à Valéry, lecteur de Gracian et de Descartes, pour placer son écologie de l’attention sous l’horizon d’une thermodynamique de l’esprit:
Aussi bien l’attention automatique (identificatrice) que l’attention interprétative (correctrice) constituent des facteurs de néguentropie : comme le souligne bien Paul Valéry, l’attention « se rattache à tout ce qui dans le vivant lutte contre le principe de Carnot (c’est-à-dire l’entropie, le « désordre”) ».[16]
Dans la mesure où l’on ne dispose que de ressources attentionnelles limitées, il convient de trouver des procédés pour ne pas gaspiller cette énergie : l’attention étant « ce qui conserve […] certaines relations. Cette conservation maxima se paye. On ne peut payer cette dépense indéfiniment. […] Ce serait faire que la partie devienne le tout –  et l’absorbe. Restriction moyennant dépense, et transformation devenant restriction – c’est l’attention. (Cette transformation, en général, n’aurait pu avoir lieu sans attention – mais quelquefois l’attention aurait pu être remplacée par du temps, soit sous forme de chances, soit sous forme d’économie de puissance, inverse d’énergie.) » (C2, 263-4).
Parmi les procédés réalisant de l’« économie de puissance », on a mentionné les filtres attentionnels qui consistent, selon l’expression de Valéry, en « l’institution de réflexes artificiels » (C2, 257) qui, parce qu’ils ne consomment pas d’attention, « permet[tent] la nouveauté » (Ibid., 256). Cette nouveauté, manière de désigner le kairos, s’assimile à la néguentropie de la thermodynamique, puisque qu’elle est apport d’énergie extérieure : «Attention – Emprunt fait à une source inconnue mais immédiate d’énergie pour accomplir un travail.» (Ibid., 257) L’éventail de tâches à effectuer est varié, d’« Enfiler une aiguille » à « Faire un sonnet ». L’écriture du sonnet repose sur un principe-clé de l’économie attentionnelle, la réduction des variables : «le changement du nombre de variables d’un état mental est essentiel à la connaissance. « Prendre conscience” désigne ce changement quand il est accroissement. n devient n+1. Mais l’attention tend au contraire à réduire ce nombre. […] « Fixer son attention” signifie fixer une partie des variables. » (Ibid., 266-7)
À partir du moment où l’on choisit de fixer certaines des variables, on n’a plus affaire à une épistémologie de la potentialité, caractérisée par son horizontalité, mais à une épistémologie de la nécessité[17], caractérisée par sa verticalité :
L’être pensant est un ensemble de systèmes dépendants en acte, indépendants en puissance.
Et il y a comme des degrés d’engrenage.
Il est remarquable que par l’attention nous soyons comme le maître momentané de notre tout et libres par quelque force à l’égard des événements assez petits – mais ceci par une restriction de notre variabilité totale que nous refusons en quelque manière de subir, au bénéfice d’une certaine variation choisie. (C2, 260)
La structure du sonnet, par exemple, favorise l’exercice d’une attention profonde, voire naviguant en eaux profondes et dès lors susceptible de saisir un kairos, une idée poétique reculée et qui n’était plus facilement accessible. Yves Bonnefoy relatait ainsi que l’écriture de La longue chaîne de l’ancre[18], livre composé de sonnets, avait favorisé le processus d’anamnèse et fait surgir des images qu’une forme libre n’aurait pas été capable d’extraire. Le fait de disposer d’une structure contingente, comme le sonnet, permet de produire de la fulgurance, comme la remémoration arrachée à l’inconscient.
« Je ne fais jamais attention tout seul »
Ce bonheur tiré de la contingence peut être goûté à partir des phénomènes d’attention présentielle. Pour les étudier, Citton s’inspire notamment des travaux de Natalie Depraz sur Husserl dont il retient un principe essentiel, même s’il ne le formule pas en ces termes : l’attention n’obéit pas au modèle réductionniste du face-à-face, celui d’un sujet face à un objet, mais au modèle kairologique du corrélat, selon lequel l’attention s’exerce au sein d’une circonstance donnée[19]. Citton formule une sorte de cogito attentionnel : « je ne fais jamais attention tout seul.»[20] Parler d’attention présentielle, c’est donc parler d’attention conjointe. Or on peut, dans une certaine mesure, étendre le principe de Heisenberg, d’après lequel l’observation modifie les faits qu’elle vise, à ces situations « où je sais ne pas être seul dans le lieu où je me trouve et où ma conscience de l’attention d’autrui affecte l’orientation de ma propre attention. »[21] Valéry a précisément cherché à penser le lien entre le principe de Heisenberg et l’attention :
Conv[ersation] avec Bauer.
Ils pensent maintenant que le déterminisme est inobservable (à cause du n[ombre] de conditions) et de ce fait que tout mode imaginable d’observation conduirait à altérer par l’introduction de ces moyens mêmes la chose à observer. (P[ar] ex[emple] lumière (X rays p[ar] ex[emple] sur électrons). […]
C’est pourquoi j’avais pensé jadis à une théorie du recul – c’est-à-dire à considérer l’attention comme relation entre 2 membres et une équation entre eux. (C2, 869)
Le modèle ne répond pas ici au patron sujet-objet; on a plutôt affaire à une sorte de polarisation des deux membres qui font attention l’un à l’autre. Citton parle en ce cas de « co-attention présentielle, caractérisées par le fait que plusieurs personnes, conscientes de la présence d’autrui, interagissent en temps réel en fonction de ce qu’elles perçoivent de l’attention des autres participants.»[22] Dans les cas de dialogue, cette réciprocité, bien différente de l’asymétrie structurant le dispositif sujet-objet, donne lieu à une mise au point constante. La co-attention présentielle est ici décrite dans les termes de la cybernétique et permet de remarquer que renoncer au modèle sujet-objet pour rendre raison des faits attentionnels implique de ne plus recourir à la causalité linéaire, qui correspondrait à ce que Citton appelle le « système radio »[23], à source univoque, qu’on utilise dans les cas d’attention collective sans qu’on puisse le convoquer  pour modéliser les phénomènes d’attention conjointe qui sont des exemples du « système en réseau »[24]. Michel Serres a finement étudié ce motif du réseau, dès Hermès I – La communication. Dans ces cas d’attention conjointe s’impose « l’idée d’une rétroaction, c’est-à-dire le retentissement immédiat de l’effet sur la cause. »[25] Dans ces effets de feed-back, on voit à l’œuvre une « causalité semi-cyclique »[26] qui « a l’avantage de rompre l’irréversibilité logique de la conséquence et l’irréversibilité temporelle de la séquence : la source et la réception sont en même temps effet et cause.»[27]
Ces cas d’attention conjointe fonctionnent bien d’après une causalité semi-cyclique, qui correspond à la boucle rétroactive de la cybernétique : on se renvoie l’un à l’autre, non la balle, mais le « travail d’ajustement réciproque entre la parole »[28] de l’un et l’écoute de l’autre, ajustement que Citton qualifie d’« effort d’accordage affectif »[29]. Me soucier ainsi de l’autre m’interdit de programmer ma parole et de la dérouler sans guetter son retour. Si l’effort d’accordage affectif de Citton le plaçait clairement sous le paradigme de la cybernétique, la conséquence qu’il en tire en terme d’agir semble emprunter au jazz, dont il est d’ailleurs amateur[30]: « se montrer attentionné envers l’attention d’autrui exige d’apprendre à sortir des routines programmées à l’avance, pour s’ouvrir aux risques (et aux techniques) de l’improvisation.»[31] Un ouvrage consacré très récemment au jazz fait état du rapport au temps impliqué par cet art de l’improvisation :
Archie Shepp joue avec son big band comme d’un instrument à part entière. Il prend le temps de changer un accord qui ne lui convient plus, d’accélérer un tempo ou d’en ralentir un autre. Aucun morceau du célèbre album ne manque, mais aucun n’est joué dans sa version originale. Oui, ça tâtonne et ça cherche. La mémoire fait parfois défaut. Comme une assurance contre tout passéisme, tout risque de fétichisme.[32]
Le jazz, comme l’effort d’accordage affectif, ne sont pas des arts de la mémoire. Ils ne sont donc pas à proprement parler des arts, car ils ne peuvent être placés sous le patronage de muses, filles de Mnémosyne. Il conviendrait mieux de parler de styles, au sens où l’entend Marielle Macé, c’est-à-dire de manières de devenir[33]. S’abandonner au devenir, à sa ligne de fuite, requiert bien le renoncement à tout fétichisme. Le jazz, comme l’effort d’accordage affectif et donc comme la kairologie promeuvent en fait une éthique de la trahison, car ils trahissent les attentes. Jouer le jazz, c’est déjouer l’attente. S’accorder à mon interlocuteur, c’est trahir mon intention initiale pour capter son attention. Saisir le kairos, c’est se rendre sensible à un inattendu désiré.
Enseigner par le transindividuel
De fait, une situation de communication réussie se doit de parier sur cet inattendu si elle veut devenir propice aux occasions. Les troubles de l’attention, même si leur étiologie est encore méconnue, sont probablement à envisager comme des signes de la dégradation de notre environnement de communication, vicié par les asymétries. Ainsi, on sait que les élèves ont tendance à s’agiter si l’enseignant dispense un cours magistral, situation dans laquelle « la salle de classe est structurée selon le « système radio”, avec un « émetteur central” (le professeur) « relié en sens unique (ꞌunivoqueꞌ) à une pluralité de récepteurs périphériques” (les élèves). »[34] Dans ce cas de figure, l’enseignant n’est pas un jazzman improvisant mais un récitant scrupuleux. Son objectif est de diffuser une information qui préexiste à son exécution dans la salle de classe; cette dernière n’est pas un lieu d’élaboration mais de transmission du message préalablement stocké (d’« information en conserve » selon l’expression d’Abraham Moles[35]) qu’on cherche à livrer avec le moins de déperdition possible. L’interaction avec les élèves n’est pas perçue comme une occasion d’enrichir le message ou de le doter d’une plus grande fitness par rapport au public : l’interaction fait courir le risque du bruit, c’est-à-dire d’une perte d’information le long du processus de communication.
À l’opposé de cette configuration, on trouve le cours interactif, dans lequel la salle de classe est structurée selon le « système en réseau », reliant les participants de manière « biunivoque », afin qu’ils puissent tous  émettre et recevoir. Le but de ce dialogue est d’opérer la synthèse d’informations partielles préexistantes, en cherchant à « relever le niveau d’information »[36] et non seulement à transmettre de l’émetteur A au récepteur B. Citton a raison de relever que les pratiques d’enseignement se situent la plupart du temps entre ces deux pôles extrêmes du magistral et de l’interactif; toutefois, le positionnement au sein de l’axe permet d’identifier « sur quel type d’écosystème attentionnel repose leur dynamique. »[37] Ce positionnement livre, de notre point de vue, la nature de la poétique du cours. On devinera aisément quel pôle est le plus kairologique des deux. On pourrait se risquer à avancer que le pôle interactif prédispose ceux qui sont présents à faire usage de l’art de la pointe : dans ce dispositif, si mon interlocuteur débite une banalité informe, cela « m’incite à élever le niveau général d’information en répondant par une suggestion plus saillante. »[38] Quand, dans le cadre du cours magistral, une platitude émise par le professeur mine la raison d’être de la communication et conduit les élèves à la distraction, cette platitude peut devenir un kairos si elle amène un élève alerte à intervenir : c’est une occasion qui lui est offerte d’aiguiser son propos, la platitude affûtant la formulation pertinente ou lui offrant la matière informe à mouler.
Même dans le cas où le cours magistral ne serait pas susceptible d’énoncer des propos insipides, l’asymétrie énonciative ne dédouane pas l’enseignant de maintenir une symétrie attentionnelle avec ses auditeurs, cette symétrie se diluant, selon l’expression de Citton, en fonction du nombre de participants. En effet, pour reprendre à Simondon l’image de la polarisation que l’on a déjà utilisée un peu plus haut, s’il est possible de polariser avec un auditoire resserré, et donc de tenir compte du retour attentionnel, du feed-back des auditeurs, cette polarisation est impossible à maintenir devant une trop grande assemblée : l’énergie se disperse, se dissipe. La seule source néguentropique est alors la parole du locuteur, qui ne peut plus compter que sur elle-même.
En dehors de la symétrie attentionnelle, Citton mentionne deux autres principes que tout enseignant doit garder à l’esprit pour penser son exercice. La « nécessité de connexion émotionnelle »[39] pose que « le substrat indispensable à toute communication »[40] étant une certaine communion affective, les enseignants doivent d’abord se connecter avec leurs étudiants à un niveau émotionnel. Le lexique employé par Citton (« substrat ») est d’autant plus intéressant qu’il fait ensuite référence à Simondon : «Comme l’a bien mis en lumière Gilbert Simondon, nos émotions manifestent l’état de la relation transindividuelle qui nous unit à notre environnement: elles nous servent de thermomètre pour mesurer l’état de notre écosystème attentionnel. »[41] On pourrait ainsi avancer la proposition suivante : la communion affective doit être le fond à partir duquel peut advenir la morphogenèse du cours; on peut donc bien parler de poétique du cours[42]. Cette poétique concerne non seulement l’individuation du contenu, de l’enseignement, mais aussi celle des membres du cours lui-même. Si le cours doit favoriser le kairos, c’est afin d’être une occasion d’individuation.
Cette théorie de l’enseignement suppose que le cours soit work in progress, donc qu’il réponde à une « Nécessité d’invention : la salle de classe n’offre un écosystème favorable à l’attention conjointe que si elle est le lieu d’un processus d’invention collective en train de se faire. »[43] Il doit être en train de se faire, comme ceux qui y participent, qui sont non pleinement individués. L’expérience éducative devient authentiquement une expérience spirituelle, dans une acception laïque du terme :
La spiritualité est la signification de la relation de l’être individué au collectif, et donc par conséquent aussi du fondement de cette relation, c’est-à-dire du fait que l’être individué n’est pas entièrement individué, mais contient encore une certaine charge de réalité non-individuée, pré-individuelle, et qu’il la préserve, la respecte, vit avec la conscience de son existence au lieu de s’enfermer dans une individualité substantielle, fausse aséité.[44]
Le cours réussi n’existe jamais par lui-même, donc dans son aséité préalablement rédigée. Il repose idéalement sur cette capacité à actualiser la réalité pré-individuelle des membres qui le composent, animés par le même questionnement et guidés par l’enseignant. L’enseignant doit se faire le berger du pré-individuel. Il doit accorder, comme un chef d’orchestre, les données émotionnelles vibrant dans la salle en recourant au concept simondonien de modulation : « Pour instaurer un environnement favorable aux dynamiques de l’attention conjointe, l’enseignant doit apprendre à sentir, à reconnaître et à moduler les résonances affectives (harmonieuses ou dissonantes) qui structurent la salle de classe »[45].
Ainsi conçu comme occasion d’individuation, le cours aiguise l’aptitude à se saisir du kairos, en faisant « converger les deux étymologies de l’invention (in-venire) et de l’attention (ad-tendere) vers un même accroissement de notre faculté de remarquer. »[46] Cette théorie de l’écosystème attentionnel peut être reformulée dans les termes de la mésologie d’Augustin Berque[47] : on décrira alors la co-suscitation du cours (comme contenu) et du cours (comme public) dans l’unité concrescente (en train de croître, de se faire) de la séance, ou encore la subjectivisation de l’enseignement (par les enseignés) et l’éducation des enseignés (par l’enseignement). On retrouve ici la vieille idée des humanités comme étant ce qui nous permet de nous révéler à nous-mêmes, mais enrichie, semble-t-il, de l’aspect que les enseignés auront affiné la matière, l’auront informée à la mesure de leur système de circonstances. Le cours interactif a donc plus de fitness que le cours magistral.
Cette exigence de fitness permanent amène naturellement à faire usage de la sérendipité pour tenter de faire de chaque imprévu voire de chaque erreur une occasion d’enrichissement, de raffinement de l’énergie mise en œuvre pour apprendre. Dans ce cadre, chaque erreur d’un apprenant peut être potentiellement recyclée par le professeur en ayant recours à l’abduction, c’est-à-dire en sachant :
tirer des surprises, des difficultés, des mécompréhensions, des fulgurances venues des étudiants de quoi renouveler, préciser, approfondir, pluraliser sa propre conception du problème. Des deux côtés, on «invente»: on trouve une nouvelle voie pour «arriver dans» (in-venire) un paysage insoupçonné (ne serait-ce qu’une nouvelle manière d’envisager un lieu qu’on croyait familier).  Des deux côtés, cette invention passe par un effort pour «tendre vers» (ad-tendere) quelque chose de nouveau: les étudiants sont appelés à tendre leur regard vers ce que leur pointe l’enseignante, tandis que celle-ci doit saisir l’occasion de leurs résistances pour tendre à aligner son regard sur le leur, gagnant ainsi un moyen d’étendre sa propre compréhension du sujet.[48]
Issu du paradigme indiciaire, l’abduction est un concept de Peirce. Il a été habilement décrit par Sylvie Catellin, spécialiste des questions de médiation et de la diffusion des savoirs, qui insiste sur son caractère fulgurant et nécessairement contextuel, donc kairologique :
D’où vient l’hypothèse, d’où vient cette illumination abductive, cet « Eurêka ! » ou éclair intuitif, au fondement de tout acte créateur, en art comme en science ? Il faut sortir du cadre de la logique formelle pour appréhender l’abduction dans ce qu’elle a de plus singulier. La logique formelle réduit les opérations aux seules relations établies entre elles, indépendamment de toute autre connaissance sur le monde et de la situation du découvreur. Or il est nécessaire de tenir compte du contexte empirique dans lequel les faits sont produits et sont interprétés.[49]
On a aussi recours à l’abduction pour lire les traces laissées par les animaux sur les pistes et deviner de quelle espèce il s’agit ou de quand date son passage. Ici, chaque pas de côté d’un élève doit fournir l’occasion d’explorer une nouvelle piste pour rejoindre le but fixé, la piste offrant un nouveau point de vue sur le paysage conceptuel. L’abduction participe en fait d’un questionnement sur la mimesis, donc sur la fiction. L’historien Carlo Ginzburg, dans un article célèbre, va jusqu’à affirmer que la fiction serait née de la nécessité pour les chasseurs d’inférer des empreintes l’espèce de l’animal et, partant, d’en reconstituer l’histoire: « Le chasseur aurait été le premier à « raconter une histoire” parce que lui seul était en mesure de lire une série d’événements cohérente dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par les proies. »[50].
Raconter l’histoire de la proie, c’est tenter d’entrer dans sa peau pour refaire son parcours, entreprendre une cartographie en première personne. Valéry a trouvé des mots élégants pour décrire ce mimétisme: « Ce à quoi l’on fait attention, on s’y incarne un peu, on accumule pour agir brusquement. On se retient, on laisse venir, on imite peu à peu l’objet de l’attention, on en forme la représentation – on prend la pose la plus favorable pour parvenir à un déclenchement juste et puissant. » (C2, 253) Valéry rejoint sur ce point René Thom, dans ses considérations sur la chasse. Le prédateur, qui a grandi en se nourrissant de son environnement[51], se réveille avec la faim. L’image de sa proie l’aliène, sa proie qui lui réclame son conatus, sa constitution, afin de persévérer dans son être. Il y a ici transgression du principe d’identité ou identification symbolique. La fonction essentielle du système nerveux central est alors sollicitée, c’est-à-dire sa fonction d’aliénation. Elle permet à un être vivant d’être autre chose que son être spatial: le prédateur, quand il est affamé, devient sa proie. C’est ainsi, d’après René Thom, que naîtrait l’imaginaire, par disparation, à partir de cette incompatibilité entre deux critères de l’identité : celui qui identifie l’être à son topos, à son espace-temps, et celui qui pratique une définition intensive de l’identité, tant et si bien qu’un être peut apparaître simultanément soi et un autre, ici et ailleurs. Entre le prédateur et la proie, il se dessine une anse qui les identifie; l’espace, topologiquement, prend une forme excitée qui, d’elle-même, reviendra à la normale, à la différenciation des deux actants. Quand la proie réelle (p), qui faisait l’objet d’une représentation interne (p’) dans le métabolisme du prédateur, est avalée, le déséquilibre, la disparation aboutit à une nouvelle stabilité, jusqu’à la digestion de la proie. Le prédateur, rassasié, peut dormir et rêver (d’un sommeil caractérisé par l’indistinction entre prédateur et proie, confondus dans la métabolisation), puis, au sein du rêve, la distinction p/p’ va se rétablir.
On retrouve ici le motif de la métamorphose, tel qu’Elias Canetti l’a posé. Si l’on suit Ginzburg affirmant que la fiction serait née des exigences de la chasse[52], c’est tout naturellement qu’on peut lier, dans un geste aristotélicien, chasse et mimesis, et donc chasse et métamorphose. Canetti considère que les métamorphoses subies par l’Homme pour ressembler aux animaux qu’il chasse, en se mettant dans leurs peaux pour parvenir à les traquer, l’affectent durablement en retour. Au cours de la période, particulièrement longue, où l’Homme fut chasseur, il aurait métabolisé par métamorphose tous les animaux qu’il chassait. Si l’imitation, selon Aristote, est le propre de l’Homme, cette distinction réside en cette capacité métamorphique d’intégration des identités animales dont il mangeait la chair[53].
Il subsisterait alors en l’Homme ce potentiel de rémanence animale. Pour ce qui nous occupe ici, dans le contexte de l’enseignement, on pourrait retenir la distribution due à Canetti et reprise par Deleuze-Guattari dans « Rhizome ». L’enseignant qui use du « système en réseau » (on n’est pas loin du rhizome) formerait, avec son public, une meute, tandis que le cours magistral en « système radio » correspondrait à ce que Canetti décrit comme masse[54] :
Elias Canetti distingue deux types de multiplicité qui tantôt s’opposent et tantôt se pénètrent : de masse et de meute. Parmi les caractères de masse, au sens de Canetti, il faudrait noter la grande quantité, la divisibilité et l’égalité des membres, la concentration, la sociabilité de l’ensemble, l’unicité de la direction hiérarchique, l’organisation de territorialité ou de territorialisation, l’émission de signes. Parmi les caractères de meute, la petitesse ou la restriction du nombre, la dispersion, les distances variables indécomposables, les métamorphoses qualitatives, les inégalités comme restes ou franchissements, l’impossibilité d’une totalisation ou d’une hiérarchisation fixes, la variété brownienne des directions, les lignes de déterritorialisation, la projection de particules. Sans doute n’y a-t-il pas plus d’égalité, pas moins de hiérarchie dans les meutes que dans les masses, mais ce ne sont pas les mêmes. Le chef de meute ou de bande joue coup par coup, il doit tout remettre en jeu à chaque coup, tandis que le chef de groupe ou de masse capitalise ses acquis.[55]
Ainsi, quand l’enseignant dispense un cours magistral où il reste sur ses acquis (le cours soigneusement rédigé et prêt à être débité tel quel), l’enseignant qui pratique le système-réseau ose remettre en jeu le savoir à chaque cours et à chaque coup. Comment procède-t-il concrètement ? C’est là que se rejoignent la sérendipité et la métamorphose. Quand l’enseignant-radio n’a rien à attendre de l’imprévu et tout à craindre, l’enseignant-rhizome, entendant une intervention décalée d’un étudiant, doit se mettre à sa place, entrer dans sa peau, refaire son cheminement mental pour le faire venir sur le terrain du questionnement instigué par le groupe.
Ce faisant, le statut de la signification au sein du groupe aura changé, elle se sera enrichie de venir de plus loin ou d’à côté. Elle bénéficie, si l’on raisonne dans une thermodynamique de l’enseignement, d’un apport d’énergie extérieur, d’une plus-value néguentropique. L’irrégularité intervient comme un élément de définition du discours : « Il n’y a pas d’un côté le sens, de l’autre certains « malentendus” contingents dans sa communication, mais d’un seul mouvement le sens comme malentendu. »[56] Pour reprendre un concept simondonien, maintes fois utilisé ici, le sens est fondamentalement disparation. À la manière du carnivore qui devient un peu chacune de ses proies, l’enseignant-rhizome devient un peu chacun de ses élèves pour peu qu’il y ait eu interaction: se mettre dans la peau de ses élèves, refaire leur cheminement mental précise la cartographie heuristique du cours. L’enseignant gagne en plasticité cognitive et est davantage en mesure de faire en sorte que tous les cheminements mentaux mènent à son cours, à ce qu’il veut faire saisir, car il l’aura innervé, mis en réseau avec l’expérience d’élèves, expériences ainsi mimées puis assimilées. Le cours en réseau, idéalement, devient système de résonance, c’est-à-dire que l’enseignant qui aura su se faire le berger du préindividuel parviendra à faire de son cours un collectif transindividuel, où c’est le modèle de la meute qui prévaut, responsable du sens co-produit, non celui de la masse soumise à l’autorité du chef qui délivre ex cathedra la bonne parole. Faire cours nécessite de comprendre que la signification ne passe pas que par le langage, mais que le langage suppose la signification, drainée par le système de circonstances qui relie les membres du collectif entre eux :
Il n’y a pas de différence entre découvrir une signification et exister collectivement avec l’être par rapport auquel la signification est découverte, car la signification n’est pas de l’être mais entre les êtres, ou plutôt à travers les êtres : elle est transindividuelle. Le sujet est l’ensemble formé par l’individu individué et l’apeiron [l’indéterminé] qu’il porte avec lui; le sujet est plus qu’individu; il est individu et nature, il est à la fois les deux phases de l’être; il tend à découvrir la signification de ses deux phases de l’être en les résolvant dans la signification transindividuelle du collectif; le transindividuel n’est pas la synthèse des deux premières phases de l’être, car cette synthèse ne pourrait se faire que dans le sujet, si elle devait être rigoureusement synthèse. Mais il en est pourtant la signification, car la disparation qui existe entre les deux phases de l’être contenues dans le sujet est enveloppée de signification par la constitution du transindividuel.[57]
Dans un cours en réseau, l’élève accède à la signification comme il accède au collectif, dont le chemin est induit par l’enseignant qui l’emprunte et participe à cette individuation transindividuelle où les membres produisent le sens comme résonance. Ils performent le sens, comme des joueurs de free jazz improvisant. Dans sa description des écosystèmes attentionnels, Yves Citton aura finalement, par un biais original, bâti une authentique théorie de l’individuation. Quand j’oriente mon attention sur une chose, je choisis ce que je veux devenir, je décide comment poursuivre ma naissance. L’écologie de l’attention repose bien sur une conception néoténique du sujet, quand l’attention est une éthopoïèse, une stylisation cognitive, une morphogenèse qui s’opère au fil de ma vigilance :
S’il est vrai que nous sommes ce que nous mangeons, alors nous sommes ce que nous regardons et écoutons, puisque, depuis les terrains de chasse de jadis jusqu’aux supermarchés actuels, ce qui passe par notre bouche est d’abord passé par nos yeux, narines et oreilles. L’attention est individuante dans la mesure où elle sélectionne ce que je serai demain en élisant ce que je vois et entends aujourd’hui. La relation d’un sujet à un objet relève de l’individuation mutuelle : je me donne forme (de sujet) en distinguant une figure (d’objet) sur le fond du flux sensoriel qui m’affecte.[58]

[1] Arne Naess, Ecologie, communauté et style de vie [1989], Paris, Dehors, 2008, p. 72.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Herméneutique au sens où l’organisme spécifie constamment et modifie ainsi sa propre relation à ce qui l’entoure et dont il participe en le co-créant.
[4] Ibid. On ne sera pas surpris, en consultant son ouvrage, de découvrir que cette théorie du champ relationnel se réclame du sophiste Protagoras (voir « La théorie protagoréenne du « à la fois x et y” », op.cit., p. 95-9) et de la Gestalttheorie (voir « Gestalt et pensée gestaltiste », op.cit., p. 99-107).
[5] Voir la 4e de couverture de sa somme : De l’intérieur du monde – pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion, 2010.
[6] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 45.
[7] Ibid., p. 46.
[8] Michel Onfray, La sculpture de soi, Paris, Grasset, 1993.
[9] Il lui a d’ailleurs consacré un ouvrage: L’Envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Amsterdam, 2006.
[10] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, op.cit., p. 63.
[11] Voir Michel Serres, Hermès III – La Traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 27-35.
[12] Stéphanie Posthumus, La nature et l’écologie chez Lévi-Strauss, Tournier et Serres, London (Ontario), PhD, University of Western Ontario, p. 190.
[13] Michel Serres, Hermès I – La Communication, Paris, Minuit, 1969, p. 9.
[14] En repassant par la conscience, l’esprit accommode, car l’objet rencontré ou proposé par le filtre n’a plus sa valeur habituelle, n’a plus la même intensité, comme Valéry le commente : « Les choses ne sont ce qu’elles sont qu’aux regards de durée et de profondeur MOYENNES. C’est cette moyenne connaître; il y a une sorte de nombre au voisinage duquel je connais, je reconnais, je puis utiliser  (- de même, ces mots si clairs et simples dans le discours où ils passent, si obscurs séparément). (Ainsi, dans la notion capitale de « points de vue”, c’est-à-dire de qualité d’accommodation, il faut comprendre aussi une intensité.)  […] Faire attention, c’est trouver ou essayer de trouver une valeur de x différente de sa valeur moyenne […]. La valeur moyenne est considérée comme erreur et on cherche une valeur particulière – un élément de la valeur moyenne comme plus approchée que cette moyenne de la vraie valeur x. […] Cette attention est donc une tentative de repasser de l’irréversible au réversible. » (C2, 262) L’attention s’affirme bien, selon Valéry, comme néguentropie, cherchant à échapper à l’irréversibilité qui caractérise le deuxième principe de la thermodynamique.
[15] Yves Citton, op.cit., p. 65.
[16] Ibid., p. 64.
[17] Expression que nous reprenons de Jean-Christophe Cavallin. Voir sa belle étude, « Pour une théorie de l’acte pur », [in] Pablo Valdivia-Orozco (dir.), Paul Valéry, für eine Epistemologie der potentialität, à paraître
[18] Yves Bonnefoy, La longue chaîne de l’ancre, Paris, Mercure de France, 2008. Yves Bonnefoy avait témoigné de cette expérience poïétique lors d’une présentation du recueil à la Maison de l’Amérique latine en février 2008.
[19] Voir Yves Citton, op.cit., p. 125.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p. 127.
[23] Ibid., p. 128.
[24] Ibid., p. 129.
[25] Michel Serres, Hermès I – La communication, op. cit., p. 20.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] Yves Citton, op.cit.
[29] Ibid.
[30] Voir Ibid., p. 202.
[31] Ibid., p. 131.
[32] Raphaël Imbert, Jazz suprême – Initiés, mystiques et prophètes, Paris, Editions de l’Eclat, 2014, p. 300.
[33] Voir son si bel ouvrage, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011 et notre article, à paraître, « Façons de lire, manières de devenir : l’herméneutique intégrée de Marielle Macé ».
[34] Yves Citton, op. cit., p. 134.
[35] Cité par Vilém Flusser, La Civilisation des médias, Belval, Circé, 2006,  p. 103.
[36] Vilém Flusser, op.cit.
[37] Yves Citton, op.cit., p. 135.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 136.
[40] Ibid.
[41] Ibid.
[42] L’expression de poétique du cours ne date pas d’hier, et fut employée par exemple par Guillaume Bellon dans L’inquiétude du discours – Barthes et Foucault au Collège de France, Grenoble, Ellug, 2012. Néanmoins, il ne décrit pas les cours des deux stars du structuralisme dans les termes de la morphogenèse de Simondon.
[43] Yves Citton, op. cit., p. 137.
[44] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 252.
[45] Yves Citton, op.cit. Nous soulignons.
[46] Ibid.
[47] Voir par exemple Poétique de la Terre – Histoire naturelle, histoire humaine – essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
[48] Yves Citton, op.cit., p. 138-9.
[49] Sylvie Catellin, Sérendipité – Du conte au concept, Paris, Seuil, 2014, p. 76.
[50] Carlo Ginzburg, «Signes, traces, pistes», Le Débat n°6, novembre 1980, p. 14.
[51] Nous reprenons ici le commentaire de Philippe Jousset [in] Anthropologie du style, op.cit., p. 38-40.
[52] L’hypothèse de Ginzburg d’après laquelle l’écriture serait née du déchiffrement des traces, à la chasse, est probablement erronée, comme le montre Anne-Marie Christin (voir Poétique du blanc – Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Paris, Vrin, 2009, p. 27-9). Mais l’idée qui voudrait que la chasse ait engendré, du côté des proies, le langage, mérite examen: « le sujet, au voisinage d’un prédateur, pourra […] prendre la fuite, répondre au défi, y faire face ou […] pousser un cri d’alarme à destination de ses congénères. C’est même grâce à cette dernière manifestation d’ »altruisme” que pourra s’inventer quelque chose comme du langage, par détachement du signal de son déclencheur, détente de la réaction, relâchement de la pression tendue vers sa résolution (son retour à l’équilibre). » Philippe Jousset, Anthropologie du style, op. cit., p. 39.
[53] Un tel raisonnement, que nous suivons, peut amener Corine Pelluchon à nous sensibiliser au fait qu’en mangeant des animaux soumis aux conditions épouvantables de l’élevage industriel, nous incorporons de la souffrance. Voir son essai magistral, Les nourritures – Philosophie du corps politique, Paris, Seuil, 2015.
[54] Ainsi, l’expression populaire « noyé dans la masse » peut dire quelque chose de ce qui se joue dans un cours où l’auditoire est trop nombreux pour que se déploie une interaction avec l’enseignant. Ce type de configuration d’enseignement pourrait être une des explications du taux d’échec élevé relevé en première année à l’Université.
[55] Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Rhizome », Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 46.
[56] Dominique Maingueneau, Genèse du discours, Liège, Mardaga, 1984, p. 131. Voir sur ce point Philippe Jousset, op. cit., p. 130-1.
[57] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 307.
[58] Yves Citton, op. cit., p. 251.



Quand Kairos sait faire: l’herméneutique de la circonstance de Stanley Fish

À  François Rastier
I La lecture comme fitness
Un des grands représentants du pragmatisme américain, Richard Rorty, caractérise l’acte interprétatif par le fait de « beat the text into a shape which will serve [the reader’s] own purpose », par le fait donc de « malaxer le texte et de le reformer selon la configuration qui conviendra le mieux aux finalités du lecteur ». Dans cette conception, proche de celle de Fish, l’idée n’est pas d’être fidèle à un sens qu’il faudrait retrouver et qui existerait en soi, mais de prêter un sens qui servirait au mieux les intérêts du lecteur, ou, pour filer la métaphore du prêt bancaire, qui rapporterait le plus d’intérêts. C’est le sens le plus approprié qui est élu par le lecteur. Le sens n’est pas conçu comme exactitude mais comme aptitude, aptum, par rapport à une fin. La lecture peut ici être décrite comme une performance rhétorique semblable à celle des sophistes. Elle ne renvoie pas pour autant à une téléologie de la lecture puisque la fin n’est pas fixée à l’avance, in abstracto, elle dépend de circonstances données. On est ici proche d’une conception darwinienne de la lecture, en ce que le sens est élu en fonction de sa valeur adaptative, de sa fitness, non en vertu de sa valeur transcendantale, établie par des canons fixés en amont. De même que la fitness d’un génotype, selon Darwin, dépend de sa capacité d’adaptation à un environnement, Fish s’intéresse à l’actualisation du sens en fonction de son système de circonstances, ici institutionnelles, pour envisager en quoi le sens d’un texte n’est pas dévoilement mais instanciation.
En cela, la démarche de Fish est à penser sous le registre de « l’anti-fondationalisme » : « toute revendication de fondation transcendante de la pensée tient de l’imposture » (Yves Citton, préface à Fish, 15[1]) puisqu’on ne saurait dévoiler un sens valant pour tous, universellement, le sens ne valant que « circonstanciellement ». Fish est bien proche du pragmatisme de Rorty quand il soumet les interprétations non à des conditions de vérité mais de félicité (donc de fitness cognitif) : à chaque moment de l’histoire, seules certaines interprétations sont considérées recevables, les autres sont considérées irrecevables. On se situe ici par-delà le vrai et le faux[2], catégories auxquelles sont préférées l’opportun et l’inopportun, au sein d’un paradigme kairologique[3]. Congédier le vrai et le faux participe d’un rejet de l’essentialisme : il serait insensé de croire à un moi inconditionné (unconstrained[4]) : le moi, selon Fish, n’est pas « une entité indépendante mais […] une construction sociale dont les opérations sont délimitées par les systèmes d’intelligibilité qui l’informent » (74). Le moi est donc le produit d’une modulation, concept dont on verra qu’il est à entendre au sens de Simondon.
C’est à détailler cette modulation, dans nos comportements interprétatifs, que s’attache Fish, dont l’herméneutique n’est pas désolidarisée d’une morphologie, d’une pensée de l’individuation.  En prenant la mesure de la part du conditionnement dans nos comportements, Fish s’inscrit bien dans la kairologie, ouvrant des perspectives riches, Yves Citton y insiste, en pensant non en termes d’essences, ni d’identités, mais de « devenirs, de transformations, de réappropriations créatrices, de détournements imprévisibles » (24).
Ces réappropriations dépendent du kairos, de la situation qui prescrit une norme déterminant la disponibilité du sens d’un énoncé : « les phrases ne naissent qu’en situation et, à l’intérieur de ces situations, la signification normative d’un énoncé sera toujours évidente ou au moins accessible, même si, à l’intérieur d’une autre situation, ce même énoncé, qui ne sera plus le même, aura une autre signification normative non moins évidente et accessible. » (33). Si un sens est toujours donné en fonction d’un contexte, ce contexte est lui-même sujet à interprétation : le contexte est perçu en fonction de sa plus ou moins grande disponibilité pour l’interprétant. Le contexte qui apparaît « normal » n’est jugé tel que dans l’oubli de ce que son caractère de norme n’est pas transcendantal mais institutionnel. Le kairos pleinement institué a alors tendance à se faire oublier et à faire passer pour le registre de l’être ce qui est du registre du circonstancié : « si aucune institution n’est assez universellement valable et durable pour que les significations qu’elle habilite soient à jamais normales, certaines institutions ou formes de vie sont habitées si profondément que pour un grand nombre de gens, les significations qu’elles habilitent semblent « naturellement” disponibles et il faut un effort particulier pour voir qu’elles sont le produit de circonstances. » (35)
Si la dimension kairologique a tendance à se faire oublier, elle imprègne toujours le sens des énoncés. Nous ne sommes pas devant le texte ou devant le sens face à face, comme devant un objet, nous sommes immergés avec lui dans un système de circonstances. Le modèle sujet-objet des métaphysiques de la représentation, accrédité par la structure sujet-copule-prédicat des langues indo-européennes, qui tend à faire croire que l’on peut penser à une phrase in abstracto, comme dans le cas des exemples donnés dans les grammaires, ne permet pas de rendre compte de ce qui se produit dans l’opération herméneutique. En l’absence de tout contexte spécifique,  de tout kairos saillant, c’est un kairos statistique qui module le sens à donner à la phrase, qui informe la signification : « penser à une phrase indépendamment du contexte est impossible, et quand on nous demande d’examiner une phrase pour laquelle aucun contexte n’a été spécifié, nous l’entendons automatiquement dans le contexte où on l’a rencontrée le plus souvent. » (36)
  L’exemple qui a donné lieu au titre de l’un des articles de son livre, « Y a-t-il un texte dans ce cours ? », vient d’une question posée par une étudiante de Fish, qui ne croit pas que les textes existent autrement que dans l’appropriation qu’en font nos usages, à un collègue enseignant à la Johns Hopkins University. Le professeur n’a pas compris la question et répond : « Oui; c’est The Norton Anthology of Littérature ». L’étudiante lui signale qu’il n’a pas compris la question (« Non, non, je veux dire, dans ce cours, est-ce qu’on croit aux poèmes et à tout cela, ou est-ce qu’il n’y a que nous ? » (37). L’étudiante lui indique qu’il a fait erreur sur ce qu’elle voulait dire « mais cela ne veut pas dire qu’il a fait une erreur en combinant les mots et la syntaxe de l’étudiante en une unité sémantique » (38). L’erreur du professeur ne peut être apparentée à un calcul erroné, car la détermination du sens n’est pas de l’ordre du calcul combinatoire. Lire n’est pas calculer. Implicitement, Fish prend parti contre l’approche computationnaliste[5] de la cognition. Pour se corriger, et comprendre la question de l’étudiante, le professeur « doit opérer une autre (pré)détermination  de la structure d’intérêts dont la question est issue » (38), c’est-à-dire qu’il doit induire un autre horizon kairologique susceptible d’accueillir la question. Sinon, « the question does not fit » : « À l’intérieur des circonstances de l’énoncé qu’il a présupposées, les mots de l’étudiante sont parfaitement clairs, et elle lui demande simplement d’imaginer d’autres circonstances dans lesquelles les mêmes mots seraient également, mais différemment, clairs. » (39)
Ceux des collègues de Fish qui comprennent d’emblée la question sont ceux qui connaissent la position de Fish sur le sujet; ils ont donc pré-cartographié le système de circonstances dans lequel la question va prendre forme et sens : « Ils l’entendent venant de moi, dans des circonstances qui m’ont engagé à me prononcer sur un certain nombre de problèmes nettement délimités. » (40). Ainsi, ils sont capables de saisir le kairos de la question, de refaire le chemin qui l’a vue naître et se former. Entendre la question suppose alors de cartographier un parcours, de savoir d’où la question vient pour réaliser la morphogenèse de son sens. L’identification du contexte kairologique et la production du sens, son information, ont lieu dans le même temps : « Être dans une situation, c’est voir les mots […] comme déjà signifiants. » (41).
La conception de Fish, pour être mise en perspective, nécessite de faire une distinction d’ordre épistémologique pour examiner dans quel cadre on peut inscrire son geste. François Rastier a rappelé que deux problématiques se disputent l’histoire des idées linguistiques occidentales: la problématique logico-grammaticale (ou logico-combinatoire) et la problématique rhétorique/herméneutique. Il s’agit de comprendre pourquoi on doit rattacher l’entreprise kairologique de Fish à la seconde. La première met au premier plan le concept de signe, auquel correspond celui de signification, quand la seconde lui préfère celui de texte, auquel on associera le sens. La signification est le résultat d’un « processus de décontextualisation […] d’où son enjeu ontologique, puisque traditionnellement on caractérise l’Être par son identité à soi. » (Rastier, « Formes », 100) Contrairement à la signification, porteuse d’une ontologie qui prime les essences, le sens serait, selon nous, justiciable d’une kairologie qui prime les circonstances : « Le sens suppose en revanche une contextualisation maximale, aussi bien par l’étendue linguistique – le contexte, c’est tout le texte – que par la situation, définie par une histoire et une culture […]. » (F. Rastier, « Formes », 100) La signification est d’habitude conçue comme une relation, nous dirions une équation, le sens, comme un parcours : « leur identification et leur parcours restant d’ailleurs indissociables. » (F. Rastier, « Formes », 100) On se trouve ici au plus près de Fish. Quand l’ontologie logico-grammaticale confère aux unités textuelles « la discrétion et la présence, l’identité à soi et l’isonomie » (F. Rastier, « Formes », 100), la kairologie rhétorique/herméneutique prend acte du fait que les objectivités qu’elle élabore sont « continues, parfois implicites, varient dans le temps et selon leurs occurrences et leurs contextes, connaissent entre elles des inégalités qualitatives » (F. Rastier, « Formes », 100). Ainsi, la forme cognitive n’est pas une essence, elle n’est pas une unité discrète, semblable à elle-même, ce n’est pas une ontologie qui peut en rendre raison mais bien une morphologie, c’est pourquoi Rastier emprunte au vocabulaire de la Gestalttheorie : « les formes sont des figures contrastant sur des fonds. » (F. Rastier, « Formes », 100)
 Cet emprunt nous encourage bel et bien, pour caractériser la pensée de Fish, à avoir recours au concept simondonien d’individuation, lié lui-même à celui de modulation. C’est en effet ce dernier concept qui aide à comprendre ce que décrit Fish quand il se demande comment un collègue peut être capable d’identifier le sens de la question posée par son étudiante : « lorsque quelque chose change, tout ne change pas. Bien que sa compréhension des circonstances se transforme au cours de la conversation, mon collègue ne cesse pas de les comprendre comme « universitaires”, et à l’intérieur de cette compréhension continue (quoique modifiée), les directions que peuvent prendre ses pensées sont déjà strictement modifiées. » (42) De même, la modulation simondonienne rend compte du mouvement continu et progressif (« tout ne change pas ») d’une force qui s’exerce sur des matériaux comportant une certaine forme de résilience. C’est à l’intérieur de ces bornes que l’individuation, ici celle du sens, s’effectue :
Il continue à supposer […] que la question de l’étudiante a quelque chose à voir avec le monde universitaire en général et la littérature anglaise en particulier, et ce sont les rubriques organisatrices relatives à ces domaines d’expérience qui ont le plus de chances de lui venir à l’esprit. L’une de ces rubriques est «ce qu’il se passe dans les autres cours», et l’un de ces autres cours est le mien. Ainsi, selon un itinéraire qui n’est ni absolument indéterminé ni totalement balisé, il en vient à moi et à une nouvelle analyse de ce qu’a dit son étudiante. (42)
La morphogenèse du sens s’établit dans cet espace, entre liberté et nécessité, soit entre l’aléatoire et le mécanique, espace qui définit la condition herméneutique : « De même que les mots de l’étudiante n’amènent pas mon collègue à un contexte dont il dispose pourtant déjà, de même ils échouent à mener à sa découverte quelqu’un qui n’en est pas muni. Et pourtant, dans un cas comme dans l’autre, l’absence d’une telle détermination mécanique ne signifie pas que l’itinéraire parcouru soit aléatoire. » (45) Le sens ne se déchiffre pas de manière mécanique, car cela supposerait que l’interprétation s’effectue de manière discontinue, en deux phases disjointes, ce qui dégagerait le temps nécessaire pour un calcul. Or cette disjonction n’existe pas. Fish substitue à une discontinuité analytique un continu synthétique a priori, c’est-à-dire qu’il sous-entend que la synthèse du sens a pour transcendantal le système de circonstances façonné par les normes :
le problème de la communication tel qu’il est posé par quelqu’un comme Abrams n’en est pas un parce qu’il suppose une distance entre la réception d’un énoncé et la détermination de sa signification – une sorte d’espace mort entre le temps où l’on ne disposerait que des mots et celui où l’on s’efforcerait de les analyser. Si un tel espace existait, ce moment avant que ne commence l’interprétation, il serait alors nécessaire d’avoir recours à quelque procédure mécanique et algorithmique qui permettrait aux significations d’être calculées et aux erreurs d’être reconnues. Ce que j’ai démontré, c’est que les significations arrivent déjà calculées, non parce qu’il y aurait des normes incluses dans la langue, mais parce que la langue est toujours perçue, dès le départ, à l’intérieur d’une structure de normes. (48)
On passe d’un horizon de sens à un autre par une opération de modulation où les normes déjà existantes entraînent une résistance ; la matière en question n’est pas amorphe, contrairement au schéma hylémorphique d’Aristote, mais sémiotiquement formée et, en l’occurrence, normée : « Le passage d’une structure de compréhension à une autre n’est pas une rupture mais une modification des intérêts et des préoccupations déjà en place ; et puisqu’ils sont déjà en place, ils exercent une contrainte sur la direction de leur propre modification. » (48) Il faut bien sortir à la fois d’un modèle computationnel et d’un modèle mécanique, donc abandonner le motif de la combinatoire pour comprendre la saisie herméneutique. À l’instar de Simondon, qui rend raison de l’individuation d’après les concepts de la thermodynamique, il est possible de convoquer ici le même modèle théorique. Pour se garder de l’entropie, du désordre de l’incompréhension, comment s’en serait tiré un professeur ne connaissant pas les thèses de Fish ? Aurait-il pu aller plus loin que le quiproquo initial ?
La réponse est qu’il n’aurait tout simplement pas pu aller plus loin, ce qui ne signifie pas que nous sommes enfermés à jamais dans les catégories de compréhension dont nous disposons (ou dans les catégories qui disposent de nous), mais que l’introduction de nouvelles ou l’élargissement de nouvelles catégories pour inclure des données nouvelles doivent toujours venir de l’extérieur ou de ce qui est perçu, pour un temps, comme l’extérieur. (43)
Echapper à l’entropie nécessite un apport d’énergie extérieure pour produire l’intelligibilité adéquate : de nouvelles circonstances doivent être envisagées pour offrir au sens un cadre de réception pertinent. Le sens des mots ne peut devenir clair que quand ils seront lus d’après le système herméneutique dont ils sont issus : c’est-à-dire que pour produire la morphogenèse de ces formes, de ces figures de sens, il faut pouvoir en recréer le fond. Recréer ce fond suppose de se placer sous la tutelle d’une philosophie constructiviste, comme l’était justement celle de Kant. Ce paradigme n’est pas celui, contemplatif, de la theoria propre à Platon, où rien n’est construit, tout est donné, paradigme fonctionnant d’après le régime de la transparence. Ce paradigme, où rien n’est donné, tout est construit, se caractérise plutôt par un régime de l’obscurité, dont la tutelle est héraclitéenne. Le régime de la transparence, où l’obscurité, éventuelle, ne représente qu’un moment, justifie une démarche analytique : « capacité à discerner ce qui est déjà là » (62). Le régime où l’obscurité n’est pas contingente mais constitutive requiert « une capacité à savoir comment produire ce dont on peut dire, après coup, qu’il est là. L’interprétation n’est pas l’art d’analyser (construing) mais l’art de construire (constructing). » (62) Pour le dire autrement, mais avec Fish, « tous les objets sont faits et non trouvés » (68) Telle est la limite de la métaphore heideggerienne de la vérité comme dévoilement, qui décrit son herméneutique. Il ne faut sans doute pas se contenter d’abandonner la métaphore, mais renoncer à la quête de la vérité, car le sens n’est pas à dévoiler mais à produire. Il n’est pas, insistons-y, soumis à des conditions de vérité (il ne fait pas l’objet d’une reconnaissance) mais, on l’a dit, de félicité (il fait l’objet d’une production qui peut rater, quand le sens ne prend pas[6] : « it does not make sense »).
Si l’on choisit, à l’instar de Wittgenstein et de Stanley Cavell[7], de faire confiance au langage ordinaire afin d’en rapatrier la sagesse, on est tenté de dire que le sens se fait en nous, il n’est pas déjà là, séparé, à reconnaître. C’est ici que l’on peut introduire la distinction pratiquée par Fish entre démonstration et persuasion, protocoles qui ne reposent pas sur le même type de fitness, d’adéquation :
Dans le modèle de la démonstration, notre tâche est d’être adéquat à la description d’objets qui existent indépendamment de nos activités; […] quoi que nous fassions, les objets de notre attention conservent leur séparation ontologique et continuent à être ce qu’ils étaient avant qu’on les aborde. Dans le domaine de la persuasion, en revanche, nos activités sont directement constitutives de ces objets, des termes dans lesquels ils peuvent être décrits et des standards au moyen desquels ils peuvent être évalués. (95)
L’herméneutique appartient bien au registre de la persuasion, car le sens est inhérent à notre activité interprétative. Il convient donc d’abandonner le modèle de la démonstration, et ses présupposés « essentialistes » (96) d’après lesquels « la littérature est un monolithe dont les caractéristiques sont découvertes et évaluées au moyen d’un unique ensemble d’opérations » (96). L’essentialisme du modèle démonstratif repose ici sur un universalisme, en l’occurrence l’isonomie postulée des normes d’évaluation de l’objet littéraire. Or cet universalisme doit s’effacer devant la ramification kairologique des normes ; cette attitude restaure, dans le même geste, la place du critique dont le travail n’est pas annexe à l’existence de l’œuvre. La critique, l’interprétation n’est pas une activité discrète, indépendante du texte, mais constitutive de son avènement comme œuvre. Le critique participe ainsi à la co-production du texte, comme l’être vivant participe à la co-production de son milieu, comme l’embryon participe à la co-production de sa matrice :
Le critique n’est plus l’humble serviteur de textes dont la gloire existe indépendamment de tout ce qu’il peut faire; c’est ce qu’il fait, à l’intérieur des contraintes incluses dans l’institution littéraire, qui fait naître les textes et les rend disponibles à l’analyse et à l’évaluation. La pratique de la critique littéraire n’est pas une chose dont on doit s’excuser; elle est absolument essentielle, non seulement à la perpétuation, mais à la production même des objets de son attention. (97. Nous soulignons)
Le faire naître est à saisir au plus près de la métaphore embryologique. L’argumentaire de Fish doit selon nous se comprendre d’après cette analogie où, de même qu’il faut congédier l’idée de code génétique pour rendre raison de la production des formes de l’individu, il faut renoncer à recourir à des normes posées a priori, en amont des circonstances d’interprétation car le sens est co-créé par son environnement, qu’il marque de son empreinte en retour. Par conséquent, on ne saurait trop insister sur « le pouvoir des circonstances sociales et institutionnelles, capables d’établir des normes de comportement, non en dépit, mais à cause de l’absence de normes transcendantales. » (101)
II Le sens comme affordance
  Fish affirme avec force que ce faire-naître du sens n’est pas de l’ordre du conférer, qui impliquerait une procédure d’interprétation en deux phases où l’interprétant  envisagerait un énoncé, puis lui attribuerait une signification. Elle appartient au régime de l’affordance, défini par Gibson[8]. Citons d’abord Fish : « on entend un énoncé à l’intérieur d’une connaissance de ses finalités et implications et non comme un préliminaire à la détermination de celles-ci, et que l’entendre ainsi, c’est déjà lui avoir assigné une forme et donné une signification. » (37) La perception d’un objet n’est pas découplée de l’examen de ses potentialités d’action. Le percevoir est déjà orienté vers un faire. « Les affordances [ou invites] d’un environnement, écrit Gibson, sont ce qu’il offre à l’animal, ce qu’il lui procure ou lui fournit, en bien ou en mal. » (Gibson, 127. Nous traduisons). En cela, Gibson reprend les thèses des gestaltistes, dont on a vu qu’elles pouvaient être rapprochées de l’herméneutique de Fish :
pour les gestaltistes, la perception d’autrui est directe, parce qu’elle ne se laisse pas séparer […] des autres caractéristiques du champ prises comme telles. En ce sens, la perception d’autrui n’est pas analytique, elle est physionomique: ce n’est pas la saisie d’une morphologie pure, que suivrait dans un second temps une interprétation […]. L’expérience ouvre ici sur une dimension spécifique, irréductible aux autres. […] Nous ne nous posons pas la question d’un report de nos impressions visuelles dans quelque monde différent (celui des impressions subjectives de notre vis-à-vis), nous ne séparons pas ici l’expérience subjective, au sens étroit du terme, de ce courant perceptif qui ouvre sur la présence corporelle d’autrui. (Rosenthal et Visetti, 197)
Ainsi, l’approche de Gibson peut en grande partie se lire comme une reprise des conceptions de Köhler, pour qui la perception instantanée des valeurs, au sein des caractéristiques sensibles de l’objet, ne peut se comprendre que sur le partage d’un dénominateur commun d’objectivité, ce qui a conduit à avancer qu’il présuppose cette « perception immédiate comme conditionnée dès le départ par toutes les diverses façons dont ses valeurs et qualités l’impliquent effectivement » (Morgagni, 5). De fait, l’adjectif « immédiate » induit en erreur, car on voit bien qu’il n’y a de perception que médiatisée par des circonstances et conditions. Le tort de Gibson est probablement d’avoir marginalisé la socialité (voir Morgagni, 7-8) de l’affordance au contraire de Fish qui aurait détaillé les modalités du passage de cette dernière en  régime textuel. Le pouvoir de la médiation, du conditionnement, s’exerce de manière hétérogène et cette disparité n’échappe pas à Fish qui, signalant que les contextes d’interprétation sont diversement disponibles, en conclut que la probabilité qu’un énoncé soit entendu dans une perspective plutôt que dans une autre n’est pas la même (34). À l’isonomie analytique du point de vue logico-grammatical, Fish préfère l’hétéronomie kairologique de l’approche rhétorique/herméneutique, faisant fonds sur la variété des affordances. Les contextes invitent à lire différemment le sens; en fonction des circonstances, ce dernier n’offre pas la même prise à l’interprétation. L’ergonomie d’un texte n’est donc pas fixe, mais modulable, manière de dire que l’interprétation ne se fait pas à partir de l’ergon, de l’œuvre achevée, elle participe de l’energeia de l’œuvre dont elle est co-créatrice.
De même que l’œuvre n’est pas figée et abstraite de l’activité herméneutique, de même les preuves susceptibles d’être utilisées pour trancher un débat critique ne sauraient se poser en arbitre capable d’adopter un point de vue surplombant ou détaché de la situation ; elles y sont immergées, contrairement à ce que prétend pratiquer le New Criticism : « une preuve disponible en dehors de toute croyance particulière est appelée pour arbitrer entre des croyances, ou, comme on les appelle dans les études littéraires, des interprétations rivales. » (92). Fish conteste habilement cette procédure en expliquant que les controverses critiques produisent rarement des preuves différentes ; elles apportent bien plutôt des positions divergentes sur la preuve : « l’activité critique n’est rien d’autre que cela, la tentative d’une partie de modifier les croyances d’une autre partie, de sorte que la preuve invoquée par la première soit vue comme une preuve par la seconde. » (92) Le New Criticism postule que l’invite des preuves (« disponible ») est découplée de toute valeur qui les conditionnerait, alors même que leur affordance est corrélée au système d’interprétation qui leur donne valeur de preuves.
C’est ici que l’on retrouve la distinction entre le modèle de la démonstration, adopté par le New Criticism, et le modèle de la persuasion, dont nous nous faisons, à la suite de Fish, le chantre. Dans le modèle de la démonstration, les interprétations avancées sont validées ou contestées «par des faits qui sont spécifiés de manière indépendante.» (92) Le modèle promu par Fish, de la persuasion, se fonde sur l’invite des faits convoqués, sur leur affordance. D’après ce paradigme, « les faits qu’on invoque ne sont disponibles que parce qu’une interprétation (au moins dans ses grandes lignes) a déjà été présupposée. » (93. Nous soulignons) Quand la démonstration repose sur une épistémologie du progrès continu et linéaire, des commentaires vers une entité fixe et invariante (le vrai sens d’un texte), la persuasion a pour socle une épistémologie révolutionnaire, où « un point de vue vient déloger un autre point de vue, apportant avec lui des entités qui n’étaient pas disponibles auparavant. » (93. Nous soulignons)
En conclusion : pour une écologie des objets culturels
La disponibilité des entités à interpréter relie bien le positionnement critique de Fish à la théorie des affordances. Si des chercheurs ont insisté sur le fait que la perception des affordances est filtrée par un processus historique et culturel[9], Fish l’a démontré pour la théorie de la lecture. Il a donc notablement enrichi la problématique des dynamiques d’investissement se déployant entre un organisme et son environnement, dans le cadre d’une écologie des objets culturels et de la phénoménologie de l’attention qu’elle induit.
Bibliographie
S. Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, trad. fr. de C. Fournier et de S. Laugier, Paris, Gallimard, Folio essais, 2009.
S. Fish, Quand lire, c’est faire, préface d’Y. Citton, trad.fr. par E. Dobenesque, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
J. J. Gibson, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.
S. Morgagni, « Repenser la notion d’affordance dans ses dynamiques sémiotiques », Intellectica, 55, 2011.
F. Rastier, « Formes et textualité s», Langages, n°163, 2006.
F. Rastier, Sémantique et recherches cognitives, Paris, Puf, [1991] 2010.
V. Rosenthal et Y.-M. Visetti, « Sens et temps de la Gestalt », Intellectica, 28, 1999.
S. Raudaskoski, « The Affordances of Mobile Application », Proceedings of the Workshop on Technology Interaction and Workplace Studies, 08-09, 2003.

[1] Quand il n’y a pas d’autre indication qu’un numéro de page, la référence renvoie à cet ouvrage de Fish, indiqué en bibliographie.
[2] Expression que j’emprunte à Alain Roger.
[3] La kairologie est un positionnement épistémologique qui, comme l’article l’expose plus loin, privilégie les circonstances aux essences. Nous terminons actuellement un ouvrage qui tente d’en retracer, à grands traits, l’histoire et les enjeux.
[4] Cité par Yves Citton qui se réfère au texte original quand nous nous fondons sur la traduction française.
[5] François Rastier a bien développé ce point : « le contexte linguistique et non linguistique est, en tant qu’interprétant, constitutif du « message”. […] Bref, la performance linguistique consiste à s’adapter à une situation dont les paramètres échappent au paradigme calculatoire. » (Rastier, Sémantique, 13.)
[6] Comme quand la mayonnaise rate sa morphogenèse et ne prend pas.
[7] Voir Stanley Cavell, « La quotidienneté comme chez-soi », (Canvell, 48-53)
[8] Gibson dont Rastier se sent également proche : « nous nous plaçons dans une perspective écologique (au sens de Gibson) plutôt que logique. Une telle perspective est d’ailleurs requise avec une insistance croissante par des chercheurs qui se réclament de la recherche cognitive, notamment en ergonomie et en anthropologie (disciplines pour lesquelles le contexte n’est pas une simple variable) ». (Rastier, Sémantique, 13)
[9] C’est le cas de Sanna Raudaskoski. Voir son article, indiqué en bibliographie et  le commentaire de Simone Morgagni (Morgagni, 13).



L’ère électrique / The electric age

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asselin, Olivier, Silvestra mariniello and Andrea oberhuber (Dir.), L’ère électrique/the electric age, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2011, 387 pages.

Cet ouvrage collectif ne porte ni sur l’électricité en tant que telle ni même sur son histoire en particulier; il s’agit bien plutôt, comme le précise le titre, de rendre compte d’une «ère» plus ou moins définie, celle qu’ont ouverte, dans nos sociétés, l’apparition et, pour ainsi dire, la presque universalisation de l’électricité. De cette ère électrique, les travaux présentés ici cherchent à redécouvrir les grandes lignes, les racines et les nombreuses ramifications, défiant à la fois la délimitation d’un «objet» historique uniforme (ce à quoi le phénomène électrique ne saurait se réduire) et la perspective historiographique traditionnelle d’une histoire des sciences et des technologies. Pris dans son ensemble, l’ouvrage propose une perspective déclarativement «intermédiale» (p. 18), une sorte de décloisonnement méthodologique qui s’apparente à la formule d’une certaine histoire culturelle. L’électricité y est à la fois saisie comme carrefour de représentations sociales, vecteur de transformation des modes de sociabilité et des pratiques artistiques, enjeu politique fondamental et ensemble de réalités à la fois discursives, épistémologiques et techniques.

L’introduction du volume, qui n’est signée, curieusement, que par l’un des trois membres de l’équipe de direction, demeure légèrement diffuse : l’hétérogénéité du propos, l’insistance passagère sur certaines notions («coconstruction») dont le potentiel heuristique ou novateur paraît discutable, de même que l’abandon, en cours de route, de questions frontalement posées par les premières pages (notion de «modernité») ou effleurées au passage (comme le fait, par exemple, que la notion d’«âge électrique» reprenne et «redonne sens à la notion de postmodernité», p. 9) contribuent à embrouiller l’exposé à certains endroits. Tout se passe, d’emblée, comme si l’étendue de l’ambition annoncée restait trop vaste pour être contenue à l’intérieur des limites matérielles du livre. Le lecteur comprend rapidement, toutefois, que cet éclectisme, loin d’être incontrôlé, est en quelque sorte constitutif du projet. La cohérence de l’ouvrage, en effet, aura pour principe l’éparpillement (relatif) et la diversité elle-même. L’électricité ne sera nullement considérée «comme l’une des infrastructures de la société moderne ni seulement comme technologie de la communication ou donnée naturelle», mais, d’une façon plus générale, comme «le paradigme et le médium par et dans lesquels notre société prend forme» (p. 3); elle ne renverra pas un objet mais, en tant que phénomène global et multiforme, désignera plutôt l’ensemble d’une ère telle qu’elle se trouve caractérisée par une «herméneutique électrique», qui au-delà de «l’acte de comprendre les différents artefacts électriques» constitue une véritable «forma mentis» (p. 15). Qui au-delà d’un rapport aux objets détermine les modalités propres d’un rapport au monde.

Il semble donc que, pour rendre justice à l’architecture de l’ouvrage et à la nature du projet qui le sous-tend, il faille prendre le parti de restituer, à travers les articles singuliers qui le composent, l’hétérogénéité générale du recueil. L’unité de la recherche, fruit d’une pensée collective, ne pourra ainsi apparaître que de proche en proche, au fil d’une lecture qui, pour naviguer dans cette texture plurielle, est tenue de se montrer attentive aux échos entre les textes et à la possibilité de les relancer, la qualité des interventions se mesurant au moins autant par leur aptitude à susciter des questions que par leur capacité à fournir des réponses.

1. La pensée électrique / Electrical Thought

Cette première section, que l’introduction du volume présente comme permettant de «poser le cadre théorique de ce phénomène électrique» (p. 19), s’ouvre sur une contribution de Cornelius Borck, dont l’intérêt fondamental est de révéler une dimension épistémologique insoupçonnée de la maîtrise de l’électricité. À travers ses applications scientifiques et ses implications culturelles, le phénomène électrique a rendu possible, comme le montre l’auteur, une nouvelle «lecture» du fonctionnement cérébral et, par là, du complexe de relations qui nouent le corps et la pensée. Si, aujourd’hui, l’électricité est en effet «a prerequisite for living a life» (p. 37), au sens où elle fonctionne comme condition de possibilité des technologies les plus «rudimentaires» du quotidien, des systèmes de communication et, par extension, des modes de sociabilité les plus coutumiers, Borck rappelle que, avant d’être ainsi naturalisée ou ritualisée, l’électricité a longtemps été liée, au XIXe siècle, à tout un imaginaire occulte. C’est que son invention et sa généralisation progressive ont bouleversé, notamment, notre mode de présence à travers l’espace/temps : «X-rays portrayed living humans as ghost-like skeletons, while wireless technology made ghostly voices speak from out of nowhere […], stimulating forays of the avant-garde into occultism and speculative psychical research» (p. 35). Cette remarque suppose d’ailleurs que, d’un seul tenant, l’expansion prise par le phénomène électrique sous toutes ses formes a fourni des modèles de représentation du corps humain, servi la mise en place de nouveaux médiums de communication et autorisé le déploiement de technologies inédites pour les sciences médicales et neurologiques. Suivant cette perspective, Borck insiste tout particulièrement sur l’importance qu’ont prise, à partir des années 1930, les développements de l’électroencéphalographie. «There’s a man doing some mental calculation, cables go from his head to a recorder in the room nearby in which there is nothing but the zigzag of the pen of the recording machine going on the paper» (p. 43). Dans cette expérience, nulle intervention d’un scripteur; pour les scientifiques de l’époque, c’était le «brainscript» lui-même qui, en sa pureté presque immédiate, s’énonçait littéralement sur la feuille. Savoir et croyance se brouillaient pour relancer le mythe d’une Nature apte à parler d’elle-même, avec son propre langage. Le sens était supposément inscrit dans la chose même du cerveau, dont l’écriture endogène figurait en quelque sorte comme le balbutiement de la matière organique. «In the interior of thinking and behind it, there is no thinking» (p. 54). On sait d’ailleurs que Barthes a repéré, dans ce type d’intervention électroencéphalographique, les signes d’une «mythologie» de la pensée «représentée comme une matière énergétique, le produit mesurable d’un appareil complexe (à peu de chose près électrique)[1]». D’une façon générale, au-delà des exemples qu’il choisit et, en même temps, à travers eux, Borck parvient à faire voir que, du XIXe au XXe siècle, les recherches scientifiques alimentées à même un certain imaginaire de l’électricité s’inscrivent dans un champ de savoirs dont l’un des effets majeurs a été de repenser, sous des formes nouvelles, les rapports entre «technology, the human body, and psychic life» (p. 38).

Dans son article, Walter Moser va suivre une voie complémentaire. Remontant jusqu’à la dernière décennie du XVIIIe siècle, il propose une archéologie de la théorie de l’électricité, dont il repère les signes dans un domaine de savoirs en particulier : celui qui s’est élaboré, de façon hétéroclite et sans franchir tout à fait ce que Foucault appellerait un «seuil de scientificité[2]», autour de la thématique générale du «galvanisme». Ce qui manquait peut-être au texte de Borck (l’on pense à sa périodisation imprécise de même qu’à la diversité indéfinie des objets) est ici directement thématisé : la décision, déclarée et défendue comme telle, d’obéir à une démarche historiographique particulière. En effet, Moser positionne d’emblée son discours en refusant de souscrire à une linéarité téléologique inhérente à l’histoire des sciences traditionnelle. Il affirme vouloir restituer la «densité» d’une époque précise qu’il appelle le «carrefour 1800» (p. 64), c’est-à-dire sa complexité historique propre qu’une lecture rétrospective de l’histoire tendrait à réduire, à l’aune d’un futur connu d’avance, à une sorte de quintessence illusoire. La notion de «galvanisme» doit donc être réinsérée dans son époque et comprise, non pas comme la forme précoce et inaboutie de la notion scientifique d’électricité (même si elle en demeure l’ancêtre assez direct), mais comme une «figure transversale capable de circuler dans une pluralité de discours tout en y assumant des contenus très divers» (p. 65). Dès lors, qu’est-ce que le galvanisme? On pourrait le décrire à partir de ce que Moser désigne, en rappelant les expérimentations de Luigi Galvani, comme son «schéma de base» (p. 62) : le scientifique doit connecter, de manière à former une séquence continue, une cuisse de grenouille et deux pièces métalliques substantiellement différentes («cuisse – métal I – métal II»). Puis, mettant en contact l’extrémité métallique et l’extrémité organique de façon à refermer sur lui-même le cercle galvanique, il observera «une contraction du muscle de la cuisse» (p. 62). Sur la base de ces données, un débat scientifique opposait, à la fin du XVIIIe siècle, les adeptes d’une conception métallique de l’énergie galvanique et les chercheurs qui, au contraire, en retrouvaient la source dans la partie organique. Autour de cette deuxième interprétation du galvanisme, Moser retrace, suivant une gradation qui va de Pfaff à Humboldt et Ritter, le développement d’une théorie scientifique de l’unité organique du monde, d’une représentation holistique qui n’est pas sans rappeler la philosophie romantique de la nature promue, à la même époque, par Schelling : voyant dans la matière organique le siège de la force galvanique, puis dans cette force elle-même le «phénomène central» et premier de la Nature, Ritter en vient à considérer l’énergie galvanique comme une structure profonde «où toutes les polarités et tous les conflits se résorbent dans une unité supérieure, à commencer par la dispute entre l’organique et l’inorganique» (p. 76).

Ainsi aboutit-on ici, comme précédemment avec l’article de Borck, à l’idée d’un paradigme électrique dont l’importance vient de ce qu’il a, justement, «galvanisé» de nouvelles modélisations du monde, de l’être humain dans ses fonctions les plus vitales à la matière dans ce qu’elle peut avoir de plus inerte. En revanche, les deux articles qui viennent clore la première section de l’ouvrage déplacent considérablement l’angle d’analyse. Devant le texte de Jean-François Vallée, qui porte sur la pensée de Marshall McLuhan, le lecteur éprouve au départ un certain malaise : la prolifération (un peu comme si l’on cherchait à dérouler le paradigme lexical de l’électricité) d’une série de notions ou de syntagmes qui paraissent forcés ou contraints («intellectuel électrique», la «terminologie électrique» du théoricien, une «bifurcation électrique» de sa pensée, l’«électrification» de son vocabulaire, son «style électrique», une «appréhension plus objectivement électrique» de sa pensée, etc.), ou en tout cas qui semblent surtout destinés à signifier l’appartenance même (la légitimité de cette appartenance) de l’article à un collectif portant nommément sur «l’ère électrique», cette prolifération de syntagmes est en quelque sorte d’autant plus gênante que l’auteur va fournir une justification, ne serait-ce que sur un ton ludique, à ce qu’il appelle lui-même de «mauvais jeux de mots» (p. 98). Dirigeant l’attention vers la «scénographie[3]» de son propre discours, Vallée se réserve ainsi le droit, en dernière analyse et vis-à-vis de celles et ceux qui n’auront pas été «persuadés» par son argumentaire, de «répliquer, à la McLuhan, que vous n’avez rien compris à notre « imposture« » (p. 101). Il s’agit peut-être là d’une maladresse pragmatique. Elle demeure cependant secondaire par rapport à la valeur de l’analyse qui, à terme, parvient à la faire oublier. D’ailleurs, la métaphore électrique s’avère finalement éclairante dès lors que, comme dit Ricœur, elle «donne à voir» que la complexité de l’écriture même de McLuhan (comparée à une «mosaïque» constituée d’un «collage» d’aphorismes, slogans, énoncés théoriques, citations parachutées, etc.) découle de son rapport critique au savoir. Cette écriture singulière vise chez lui, comme le montre Vallée, un «effet rhétorique qui s’apparente à celui d’une décharge électrique, ou d’un court-circuit» dont la fonction serait d’agir sur la conscience des lecteurs «afin de les sortir de leur somnambulisme et de les pousser à prendre conscience des effets psychiques profonds des médias qui les entourent» (p. 100). Elle servirait donc, en acte, la critique mcluhanienne de «l’ère électrique» : car si l’on présente traditionnellement McLuhan comme l’«oracle de l’âge électrique», Vallée remet les pendules à l’heure en montrant très clairement, à partir d’une lecture serrée des textes, que le théoricien de la culture médiatique entretenait un rapport de réticence et de résistance morale à l’égard des transformations technologiques que son œuvre a abondamment décrites et commentées.

Quant à l’article de David Thomas, unique et, peut-être, moins concluant eu égard à la problématique générale de l’ouvrage, sa qualité indéniable tient au fait qu’il tente, à partir d’une réflexion épistémologique sur les procédés de la construction historienne, de jeter les bases d’une nouvelle manière de lire et d’envisager certains objets propres à l’histoire des sciences et des technologies. Partant d’un dessin technique de Thomas Edison, daté du 3 décembre 1877, l’auteur cherche à mettre en relief l’importance particulière des esquisses graphiques. Si ces documents peuvent avoir un statut épistémique privilégié, c’est qu’ils dévoilent généralement une sorte de stade «archéologique» des objets technologiques connus et accomplis qui peuplent l’espace social et culturel : «they are also a basic repertoire or matrix of elementary ideas and forms that bridge and link technologies» (p. 119). Dès lors, ajoute Thomas, «a “new” technology is never entirely or essentially “new”; it is almost a different and sometimes radical configuration of old and existing elements», si bien que «innovation is the complex product of a fusion of pre-existing elements or references and original ones, old and new analogies» (p. 122). On voit immédiatement qu’une histoire des sciences et technologies pensée dans cette perspective se déplace par rapport à la notion de linéarité du progrès pour se recentrer en termes d’assemblage, de recyclage et de conjonction d’éléments. Elle permet, pour Thomas, d’éviter le double écueil de la lecture téléologique et de la compartimentation des objets et des disciplines (d’un côté, l’évolution du télégraphe, de l’autre, la naissance du phonographe et l’apparition des technologies de captation d’images, etc.).

2. Le corps électrique / The electric body

La deuxième section regroupe, à nouveau, quatre interventions. Elle pose, au croisement de perspectives diverses, la question du corps «galvanisé», traversé et remodelé par l’électricité. Comment le corps a-t-il été graduellement réinventé, dans ses mouvements, dans ses interactions avec le monde, dans la prise qu’il offre ou le flanc qu’il prête au pouvoir, par l’usage et la maîtrise de l’énergie électrique? Cette deuxième partie analyse donc l’émergence de nouvelles corporéités telles qu’elles ont été rendues possibles par la prolifération de technologies variées.

Sur la base d’une lecture de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, Jean-Pierre Sirois-Trahan amorce cette réflexion alors qu’il cherche à restituer une sensibilité d’époque dont il décèle dans le roman, sous le signe d’un «positivisme énigmatique», la mise en relief exemplaire. Son intervention vise essentiellement à repérer, à la fin du XIXe siècle, les grandes lignes d’un rapport ambigu à l’électricité où le scientisme utopique déborde allègrement dans le merveilleux. Or, cette culture de l’ambivalence, que l’auteur dégage à partir d’une lecture du texte de Villiers, est celle qui a façonné «l’horizon d’attente à l’aune duquel on accueillera le cinéma naissant» (p. 131), tant il est vrai que celui-ci «vient s’inscrire dans la lignée des merveilles modernes de la Fée Électricité» (p. 139). Le roman apparaît donc ici comme la textualisation d’un horizon d’attente. En effet, insiste l’auteur, le traitement thématique de l’automate mis en scène par la fiction de Villiers, une créature «électro-humaine» résultant de la synthèse d’un corps et du courant électrique qui l’anime d’une «âme», mobilise toute une isotopie dont le discours social de l’époque se servira aussi pour faire l’expérience du cinéma à naître : «à la fois copies de la nature et œuvres d’art humaines, illusion du Réel et réalité de l’Idéal» (p. 148). On peut dès lors se demander quel est le statut épistémique du roman de Villiers dans le discours de l’auteur. Comme un texte-témoin, il disparaît de l’analyse et réapparaît plus loin, s’effaçant d’un côté derrière le contexte historique dont il semble n’être que le signe et reprenant toute sa densité, de l’autre, lors des passages où sa relecture paraît être la finalité elle-même de l’article. Mais fonctionne-t-il, dès lors, comme simple prétexte pour l’analyse, à défaut d’en constituer l’objet premier? La question n’est pas sans importance. Elle semble même fondamentale dans la mesure où c’est le double statut épistémique du texte littéraire, à la fois prétexte et objet, qui permet à l’auteur d’y recourir comme à une porte d’entrée : en lui, il se propose de lire l’enjeu historique qui le traverse et, qu’en retour, il condense et travaille, à savoir les grandes lignes d’un «paradigme culturel qui forme le fond épistémique sur lequel le cinématographe vint s’inscrire à sa naissance» (p. 150). Vécu, à l’époque, comme une victoire sur l’immortalité, le cinéma émergent injectait le mouvement dans le corps figé par la photographie, «opérait» la vie comme sur la scène parallèle d’un monde qu’il contribuait à dédoubler.

La perspective suivie par Laurent Guido diffère passablement. Son article soumet à l’examen une grande variété d’objets et, dès lors, se distingue par l’ambition du projet qu’il esquisse dès les premières lignes : analyser, dans une perspective historique large, «certaines représentations artistiques du corps dansant» qui procèdent «à divers titres des discours esthétiques engagés par l’émergence du phénomène électrique» (p. 155). Évidemment méritoire et novatrice, cette entreprise semble toutefois devoir s’accomplir au prix de la cohérence de l’article, qui tend à s’effacer derrière la succession et la multiplication des éléments abordés, derrière une érudition passablement énumérative d’où émerge, néanmoins, plusieurs idées fondamentales. Celles-ci se rencontrent autour du thème général d’une corporéité moderne traversée, modelée, changée, formée, fabriquée voire normalisée par un ensemble de scripts, de mouvements et d’usages propres à une ère électrique au sein de laquelle, vers la fin du XIXe siècle, l’attrait de la danse «se voit amplifié au contact de nouvelles techniques de représentation visuelle» (p. 161). C’est dans ce cadre historique, indique l’auteur, que l’on voit notamment se consolider «le spectacle du corps féminin en train de danser» comme «sujet privilégié», comme «attraction» qui se trouve «démultipliée par la technique de décomposition et de reproduction du mouvement» (p. 161). En ce sens, le corps de la danseuse ne sera pas sans rappeler, dans les premières décennies du XXe siècle, les «girls de revues, de music-hall et de cinéma», liées à «une image tayloriste du corps-fétiche rationalisé et machinique promu par la modernité industrielle et le rythme de la Grande ville innervée par l’électricité» (p. 169). Ainsi, à l’enjeu esthétique du corps dansant et des codes chorégraphiques, la généralisation de l’électricité dans les pratiques culturelles qu’elle a permis de réinventer vient greffer celui, sociopolitique, d’une incorporation du mouvement, du corps mécanisé, observé, fragmenté et ritualisé. En un mot : modélisé autrement.

C’est vers un autre type de questionnement que, quant à elle, Pamela Lee dirige son attention. Elle resitue le problème de l’investissement électrique du corps là où, dans nos sociétés, il a généralement cessé de se poser : la chaise électrique, dont l’auteure analyse le traitement dans l’œuvre d’Andy Warhol, figure en effet comme l’angle mort du «biopouvoir» que Foucault définissait comme un type de gestion dont «la plus haute fonction désormais n’est peut-être plus de tuer mais d’investir la vie de part en part[4]», pour la réguler, la discipliner, en administrer la conduite. Ici encore se pose, d’emblée, la question du statut épistémique de l’œuvre d’art dans le discours de l’auteure. Car l’oeuvre n’est ni réduite au document, ni analysée en circuit fermé; elle est de l’ordre du dévoilement. Elle agit à titre de révélateur, précisément comme le traitement graphique auquel Warhol soumet la représentation de la chaise électrique, qui figure comme un «prisme[5]» permettant de sortir de la sphère de l’art pour poser, en aval et en amont, la question de la «symbolic representation of state power» (p. 182). Tout se passe comme si l’image travaillée par Warhol, désignant une chaise vide dans une pièce saturée de silence, exhibait une absence, et plus précisément «the gradual withdrawal of sovereign visibility within the culture of spectacle over which it reigns» (p. 192). Comme l’indique l’auteure, l’histoire de la chaise électrice, comme dispositif de pouvoir, est parcourue par une ambiguïté, celle de la visibilité spectaculaire de la punition et de l’invisibilité de la peine capitale, celle de l’éclat du pouvoir, en ce qu’il s’assigne le droit de faire mourir, et de sa mécanique discrète et silencieuse. «Warhol’s work points to one of the most charged debates surrounding death by the electric chair: the potential for the act to be transmitted through photography, film and finally television» (p. 197). C’est ce type d’ambivalence, autour du problème de l’exercice étatique du droit de tuer, qui conduit Lee à déceler, dans la représentation warholienne de la chaise électrique, la figuration de ce que Giorgio Agamben appelle «the state of exception», qui «consists in the fact the sovereign is, at the same time, outside and inside the juridical order» (p. 183).

Elizabeth Plourde explore, dans son article, un autre sillon. Elle se questionne sur les remodelages, à la fois esthétiques et épistémologiques, que l’émergence des nouvelles technologies et leur intégration à l’écriture et à la pratique théâtrales sont susceptibles de faire subir à la notion de théâtre elle-même et, partant, à celle de théâtralité. Examinant une création d’Isabelle Choinière, La démence des anges, elle montre que l’annexion directe, aux corps des danseuses, de technologies de captation, de traitement et de traduction de l’information gestuelle – il s’agit d’un «ordinateur vestimentaire» servant à transformer instantanément «les mouvements exécutés par l’une et l’autre en informations quantifiables destinées à être retravaillées» (p. 210) sous forme d’images projetées ou encore de «sons» particuliers (p. 218) – permet de renouveler, en même temps que la corporéité scénique traditionnelle, les paramètres de la représentation sur lesquels s’est construite l’histoire du théâtre occidental. «Telle rotation du corps appelle tel changement de tessiture sonore; telle modulation du souffle déclenche telle ondulation de l’image vidéo, etc.» (p. 218) Ici, le fonctionnement scénique de la technologie n’est plus réductible à une fonction d’outil; à travers les effets «spéciaux» qu’elle permet et rend sensibles, l’électricité devient elle-même un discours (le «discours de la lumière», p. 220). Dès lors qu’elle ne sert plus seulement la représentation mais façonne littéralement les codes et les conditions de celle-ci, elle devient l’un des moteurs du jeu théâtral, rendant du même coup inopérants les critères de définition aristotéliciens: «plutôt que de reproduire une réalité concrète, [l’électricité] réinvente la présence humaine en jouant sur les registres de son incarnation scénique» (p. 219). Mais s’agit-il là d’une forme d’autoréflexivité, d’une nouvelle variante de ce que les formalistes russes appelaient la «mise à nu des procédés» mêmes de la représentation? Cette question demeure ici en suspens, tout comme celle portant sur la redéfinition de la théâtralité, que l’auteure ne fait apparemment qu’ajourner. L’essentiel, cependant, réside dans le fait de l’avoir formulée clairement et d’avoir vu, en sous-texte, que la définition même du théâtre, par rapport à d’autres formes et médiums artistiques, est intimement liée au mode de présence physique et au traitement matériel du corps.

3. L’image électrique / The electric picture

La troisième section de L’ère électrique est celle qui, sans doute, présente la cohérence interne la plus serrée. Les trois articles qui la composent, poursuivant une piste déblayée par l’analyse d’Elizabeth Plourde, s’articulent de diverses manières au problème de la corrélation entre les conditions techniques de production des œuvres et l’élaboration esthétique. En tant que source énergétique nouvelle, l’électricité a ouvert des possibilités inédites et entraîné d’innombrables conséquences pratiques. Elle a joué, dans l’histoire des arts, un rôle fondamental, et que l’on ne peut réduire à une stricte fonction d’auxiliaire de la représentation, que celle-ci soit théâtrale ou cinématographique; l’électricité, dans la mesure où elle a modifié durablement les modes et degrés de l’éclairage ainsi que les paramètres de tout l’appareillage scénique, se présente à la fois comme une condition du contenu des œuvres et, dans le cas où la lumière se trouve directement thématisée, un élément du contenu lui-même.

Dans son article sur «Le jeu électrique», Jean-Marc Larrue rappelle que l’implantation de l’électricité, sur la scène théâtrale du XIXe siècle, s’est effectuée, non pas à la manière d’une innovation subite et radicale, mais le long d’un processus graduel. Étalée sur plusieurs décennies, la lente substitution du projecteur moderne à la chandelle traditionnelle est le fruit de modifications successives plutôt que le résultat d’une quelconque «révolution électrique» (p. 230). Mais à tout prendre, il s’avère néanmoins que, pour avoir été longue et tranquille, la transformation liée à l’exploitation dramaturgique de l’électricité ne demeure pas moins fondamentale. Elle a laissé, selon Larrue, un triple héritage : la découverte des potentialités infinies de la lumière, qui est devenue une véritable dramatis personae; un changement dans l’économie du décor, qui s’est traduit notamment par de nouveaux modes de conception et d’arrangement des objets dramatiques, le décor peint en deux dimensions ayant d’ailleurs payé de sa mort ce processus de modernisation, lui «dont l’artifice ne fait plus illusion à cause de l’éclat nouveau de la lumière» (p. 237); un redéploiement du jeu de l’acteur et de son rapport à l’espace scénique, dès lors que «cet espace arraché à la pénombre lui [permet] de gagner en expressivité corporelle» (p. 237). «Ce nouveau théâtre appelait un nouvel acteur» (p. 238). Rendu à sa pleine clarté, il livre son nouveau volume, sa profondeur inédite, au mouvement de «l’acteur électrique» (p. 239).

Dans une perspective similaire, André Gaudreault et Philippe Marion remontent aux sources de l’histoire du cinéma et estiment que l’énergie électrique a eu «une incidence directe sur certains paramètres de la monstration filmique» (p. 245). Leur analyse est conduite à partir d’une étude comparative de deux technologies de captation et de restitution de l’image, le kinetograph d’Edison et le cinématographe des frères Lumière, l’électricité et la manivelle, le roulement électrique et l’activation mécanique. D’un côté, la caméra électrique conçue par Edison vers 1890 était trop massive pour être déplacée. Confinée à l’immobilité, elle déterminait et engendrait un type de prise de vue particulier, empreint d’un «esprit de laboratoire» (p. 249) propre aux contraintes et à l’aménagement du studio, dans lequel le réel offert à la représentation ne pouvait être qu’entièrement construit, organisé, composé. «L’électricité offre la régularité et la puissance énergétique, mais elle induit aussi une dépendance, une contrainte de relative immobilité» (p. 253). De l’autre côté, l’appareil à manivelle, largement plus mobile, pouvait être déplacé et installé directement sur le terrain. En ce sens, il rendait possible un traitement différent de l’effet de réel, en captant des personnages qui paraissaient «saisis dans une action non prévue pour la caméra». Il se plaçait au service d’une esthétique «testimoniale» opposée à la «studioïté» produite par la caméra électrique et caractérisée par une «sorte d’effet chorégraphique, avec la connotation de préparation et de composition que charrie le terme même de chorégraphie» (p. 250). Formalisant ainsi l’opposition qu’ils cherchent à cristalliser, les deux auteurs organisent tout un réseau d’oppositions où l’électrique se dissocie du mécanique, les «sujets agités» des «sujets agissants», la représentation in vitro de la saisie in vivo. Ici encore, le média électrique est analysé et défini, non pas comme un strict instrument technique, mais comme un dispositif qui formate et conditionne la représentation et qui, dès lors, peut se concevoir comme un véritable choix esthétique.

L’électricité n’est pas un langage, ni même la structure d’un nouveau système de signes; si la comparaison langagière est légitime, il faut plutôt la comparer à l’appareil phonatoire lui-même, qui précède le langage comme un corps de contraintes matérielles. L’électricité a créé de nouveaux langages. Son avènement, dans le domaine des arts de la scène et de l’image, ne s’est pas seulement contenté d’offrir de nouvelles possibilités matérielles à un discours narratif qui serait demeuré inchangé; le phénomène électrique est organiquement lié à l’apparition de nouveaux genres. C’est ce que cherche à montrer Viva Paci: en tant que «condition sine qua non du cinéma de studio» (p. 261), l’électricité apparaît comme la condition de possibilité de la comédie musicale, un «genre qui joue avec la lumière, produit de la lumière et naît même de la lumière» (p. 264). En fait, le rôle de l’éclairage y est si fondamental qu’il tend à effacer, comme le souligne l’auteure, le narratif au profit du «spectaculaire». L’œuvre n’est plus alternance entre séquences narratives et scènes musicales mais, expulsant pour une part ce qui relève trop immédiatement de la signification discursive, se livre tout entière au spectaculaire, qu’il soit «diffus», comme lors des passages narrativisés, ou «pur». Ainsi, l’utilisation de l’électricité «contribue non seulement à renforcer les effets de rythme synchronique entre l’image et le son, […] mais travaille en somme à augmenter cette construction d’une esthétique de sensualité dont la comédie musicale nourrit son spectateur» (p. 274-275).

4. Électrifications / Electrifications

La quatrième section, articulée autour du problème de l’«électrification», déplace la discussion pour la resituer sur le terrain politique. Elle questionne les enjeux de pouvoir liés à la maîtrise de l’électricité, qui n’est toujours en même temps que la face positive d’une dépendance énergétique active sur les plans social, économique et culturel.

L’article d’Anindita Banerjee examine, dans une perspective apparentée à l’analyse du discours, le problème de l’électrification tel qu’il se posait dans le cadre de l’utopie communiste soviétique, que l’auteure réinscrit dans une tradition culturelle russe dont elle montre (ou remodèle) la continuité historique. Elle vise par là même à mettre en lumière les enjeux à la fois politiques et économiques qui ont entouré, dans la société russe d’avant la Révolution, la cristallisation de toute une symbolique de l’électricité comme puissance ambigüe, à la fois magique et scientifique, intangible comme force et concrète en tant qu’énergie mise en objet. Ainsi, le célèbre slogan lancé par Lénine en 1920 («Communism is equal to Soviet power plus the electrification of the entire country») représente «the culmination rather than the starting point of a unique epistemic and figural continuum whose source may be discerned in a corpus of modernist narratives of creation» (p. 290-291). Au-delà d’une stratification franche des types de discours, l’analyse de Banerjee permet de désensabler les arêtes principales d’une constellation discursive dans laquelle, à la fin du XIXe siècle, l’électricité se trouvait «énoncée» à la manière d’un véritable «myth of salvation» (p. 295). Celui-ci s’élaborait, avant d’être réinvesti par la doctrine soviétique, tout autant dans l’espace journalistique que dans certains discours ésotériques et hautement spécialisés comme le discours esthétique de l’avant-garde symboliste et le discours philosophique, notamment, de Nikolai Fedorov. Il s’est constitué au croisement de deux types d’interprétation du phénomène électrique. L’électricité valait comme signe. Elle tenait lieu d’autre chose et, en ce sens, était double : à la rencontre de sa valeur d’usage, qui était supposée assurer l’amélioration des conditions matérielles d’existence, et de sa valeur symbolique, qui «chargeait» la chose électrique d’une puissance infinie et presque magique, elle représentait «the only futuristic technology that would sustain the human race by fulfilling both its spiritual and physical needs; it is a chosen medium for inaugurating a new age» (p. 295). L’utopie sociopolitique, qui décelait dans le courant électrique la promesse d’une transformation imminente des conditions de vie, était donc inséparable d’une mystique en fonction de laquelle l’électricité se livrait ou «advenait», pour ainsi dire, au discours et à la représentation. Pour Banerjee, il faut ancrer ce phénomène culturel dans le contexte, caractérisant surtout le régime tsariste, d’une politique de contrôle et de limitation de l’électrification et de la diffusion des produits de l’électricité (que l’Occident, pour sa part, célébrait déjà) : en effet, «electricity did not begin to transform material life and production system until the late 1920’s» (p. 302). En face l’une de l’autre, peut-être, l’histoire d’un manque et une utopie compensatoire. C’est cette absence matérielle de la chose électrique, longtemps maintenue et prolongée, qui permettrait ainsi d’expliquer la propension, dans la formule de Lénine non moins que dans le discours social du XIXe siècle, qu’a eu l’électricité à s’enrober de tout un imaginaire cosmogonique dans lequel le discours communiste s’est installé pour puiser la magie de son identité rêvée. En dernière analyse, estime l’auteure, ce paradigme culturel s’est montré «particularly conducive for Russian utopian visions both before and after the Revolution, because it corresponded with historically entrenched tendencies to construct national identity in explicit opposition to the West» (p. 303).

C’est dans un tout autre univers que nous transporte l’article de Karl Froschauer. Il vise à rendre compte des tensions et de la dynamique de fragmentation qui ont animé, dans les dernières décennies, les politiques canadiennes (tant fédérales que provinciales) en matière de gestion de l’électricité. Or, ce que montre l’auteur, c’est que cette dynamique à l’œuvre dans l’administration des énergies en retraduit une autre, plus fondamentale, qui paraît être constitutive de l’histoire politique canadienne en général. En effet, explique-t-il, les tentatives pour instaurer un système pancanadien de production et de distribution de l’électricité n’ont jamais été couronné de succès : celle de 1961, d’abord, puis celle orchestrée, en 1974, par les provinces elles-mêmes. À l’image de cette fédéralisation jamais concrétisée, les démarches amorcées plus tard, vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, pour établir des systèmes que Froschauer appelle «régionaux» et qui devaient, respectivement, unifier plusieurs provinces, ont également échoué pour des raisons politiques semblables : «just as with a national system, a political consensus is required for decisions on the establishment of an extra-provincial regional authority […], on management of such a network, on the location and timing of new generating facilities, on the ownership of the transmission system», etc. (p. 313) À l’issue de ces démarches, le modèle politique qui s’est imposé est donc celui d’une juridiction provinciale, c’est-à-dire d’une forme de «provincial continentalism» (p. 312) dans le cadre duquel les provinces, dès lors qu’elles détiennent une autonomie, sont autorisées à signer, hors de toute régulation fédérale directe, leurs propres contrats d’exportation. L’électricité, ici, n’est plus l’enjeu d’une utopie politique; elle se trouve prise au centre d’une problématique de la gestion des ressources et, à travers elle, au cœur d’une dynamique historique de tension et de division des instances politiques ou des centres décisionnels. «[Such] electricity policy formulations in Canada have a history of tensions between federal and provincial governments and between neighbouring provinces» (p. 326).

Mais l’électricité n’est pas uniquement un enjeu de gestion politique; les guerres qui ont secoué le XXe siècle ont aussi inventé, en faisant de l’électricité une cible aussi précieuse que tactique, sa «valeur» proprement militaire. C’est précisément à ce problème que Sami Saul consacre son intervention, dans le cadre de laquelle il entend montrer (non sans efficacité) que, si l’invention de l’électricité peut apparaître comme le signe d’un gain de puissance, sa généralisation comme fondement énergétique de l’ensemble des pratiques sociales «est aussi source de faiblesse» (p. 335). En conduisant une analyse rigoureuse de la place occupée par l’électricité dans les nouvelles stratégies militaires que le siècle dernier a vues émerger et se consolider, il met en relief une conséquence durable et souvent inaperçue de l’avènement de l’électricité. Celle-ci, en effet, ne multiplie pas seulement les possibilités techniques; elle dépossède également les individus de la connaissance (réservée à un corps de spécialistes) qui permet de (re)produire ces possibilités[6] elles-mêmes. Elle qui augmente la puissance technique aggrave en même temps la vulnérabilité sociale. Au sortir de la Grande Guerre, pendant laquelle le système des tranchées avait donné l’avantage aux manœuvres défensives, l’apparition de l’avion comme véritable arme de combat «ouvre la perspective du succès pour l’offensive» (p. 336) et transforme ainsi considérablement l’élaboration, d’abord théorique, de la stratégie militaire. «L’avion permet d’atteindre directement les arrières des forces opposées. En détruisant les ressources qui les alimentent, il les prive des moyens de poursuivre le combat» (p. 337). Ainsi l’électricité peut-elle devenir un véritable enjeu de guerre, et le réseau des centrales électriques une cible tactique prioritaire. L’énergie, qui fonctionne comme un véritable système nerveux, se trouve dès lors livrée tout entière à la logique du «bombardement stratégique» telle que théorisée, vers 1920, par Giulio Douhet. Et si, en pratique, l’assaut contre les installations électriques ne s’est pas fait systématique lors de la Deuxième Guerre mondiale, s’il n’a pas non plus modifié l’issue, selon Saul, de la guerre du Vietnam, il reste qu’en «règle générale, les centrales électriques se trouvent sur les listes de cibles depuis la guerre de Corée» (p. 353) et que le bombardement stratégique figure comme l’une des tactiques principales de la guerre contemporaine, comme en témoignent, dans les dernières décennies, les conflits en Irak (1990-1991) puis en Serbie et au Kosovo (1999). Déploiement d’un nouvel arsenal de méthodes militaires et montée d’une nouvelle forme de violence, aussi, où les «non-combattants» deviennent «immanquablement des cibles» : en effet, «ils se retrouvent dans toutes les stratégies contemporaines de guerre» (p. 353).

Signe de faiblesse non moins que de puissance, l’électrification est aussi un vecteur de l’identité culturelle. Elle est, tout autant qu’un ensemble de dispositifs technologiques à travers lesquels se cristallisent des pratiques de sociabilité et un rapport au monde, un média général par la voie duquel s’organisent des contacts et des frottements avec l’autre. Dans l’article qui vient clore le collectif, Martha Khoury et Silvestra Mariniello examinent, à partir du cycle romanesque Cités de sel d’Abdul Rahman Mounif, la «façon dont la littérature médiatise les changements profonds associés à la technologie électrique dans le contexte de la rencontre/affrontement entre cultures» (p. 360). L’énoncé de la problématique met donc d’emblée en lumière le rôle de médiation que les auteures confèrent au texte littéraire en tant qu’il instaure une relation avec le lecteur. Le roman raconte le traumatisme vécu, lors de sa rencontre avec la culture américaine, par la collectivité des Bédouins du désert arabique. Qui plus est, il dramatise une sorte de confrontation avec l’inconnu technologique, épreuve qui semble surtout prendre la forme d’une double distanciation par rapport à soi : pour le peuple autochtone représenté, l’irruption des appareils technologiques (lumière, air climatisé, radio) met en échec, d’une part, le langage lui-même, dans la mesure où l’électricité «évoque un rapport au monde que le langage n’est plus capable de dire» (p. 365), et trouble, d’autre part, son rapport au «temps et à l’espace en créant des conditions nouvelles qui redéfinissent son expérience et affectent son sentiment de soi» (p. 367). La position assignée au lecteur serait ainsi ambivalente, polymorphe : «à travers le style indirect libre, il partage le sentiment d’égarement des bédouins», mais simultanément, fait l’expérience d’un recul significatif qui serait caractéristique d’une «position médiane d’observateur des autochtones et des étrangers, dont il appréhende la distance incommensurable» (p. 362). Placé devant ce qui peut lui apparaître comme un procédé de «singularisation[7]», le lecteur occidental tendrait donc à s’approcher, sans se confondre avec lui, du lecteur arabe, qui pour sa part se voit offert, devant un texte qui continue de s’ancrer dans une forte tradition orale, le moyen de se constituer en «sujet de connaissance virtuellement capable d’intervenir sur sa propre Histoire» (p. 374). Cette conclusion paraît, à certains égards, parachutée; en revanche, elle attire l’attention sur un aspect fondamental du processus de lecture et d’appropriation des objets culturels. Elle définit un «espace de médiation où le lecteur se constitue en sujet» (p. 374).

*

L’ère électrique ouvre en quelque sorte l’accès aux coulisses de l’histoire ; à tout prendre, la structure même de l’ouvrage, dont la cohérence est problématique, souple et toujours menacée, paraît en fin de compte pleinement adaptée à l’objet qu’elle cherche à restituer dans toute son épaisseur historique : l’électricité, courant invisible que l’on ne peut épingler sur un point fixe précisément parce qu’elle se dissémine à l’ensemble des domaines d’activité, irriguant chaque secteur en fonction des formes et de la vitesse de transformation qui lui sont spécifiques, bref en fonction de son historicité propre. L’ouvrage montre superbement qu’il ne saurait y avoir une histoire de l’électricité; c’est l’électricité qui, en tant que charge omniprésente, force sans forme ou «média sans contenu» (p. 17), traverse et transforme l’histoire, passant à travers elle comme une décharge complexe.

Cette question, d’ailleurs, est d’une brûlante actualité. L’analyse historique à laquelle, ces dernières années, Roger Chartier a soumis la question des formes et des supports de l’écrit a permis de prendre la mesure de la profondeur singulière qui caractérise l’actuelle «révolution» électronique, plus radicale, selon l’historien, que les transformations directes engendrées par l’invention de l’imprimerie. En effet, les transfigurations qui affectent aujourd’hui l’économie de l’écriture et, comme dit Foucault, l’«ordre du discours», ne modifient pas seulement les techniques de production et de reproduction de l’écrit, mais la matérialité même des supports sur et à travers lesquels il circule pour devenir objet d’appropriation[8]. Or, ce qui sous-tend nécessairement ces transformations contemporaines, c’est, plus fondamentalement, l’assomption, l’implantation, la généralisation et la maîtrise de l’électricité. C’est justement ce processus multidimensionnel que L’ère électrique cherche à saisir dans le pluriel de ses ramifications et de ses implications, donnant à voir les lignes et les pointes de ce qui forme une inextricable «galaxie électrique[9]».

ALEX GAGNON
Université de Montréal



[1] Roland Barthes, «Le cerveau d’Einstein», Mythologies, Paris, Seuil, coll. «Points», 1957, p. 86.

[2] Lorsque qu’une formation discursive «obéit à un certain nombre de critères formels, lorsque ses énoncés ne répondent pas seulement à des règles archéologiques de formation, mais en outre à certaines lois de construction des propositions, on dira qu’elle a franchi un seuil de scientificité.» Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. «TEL», 1969, pp. 252-253.

[3] L’élaboration, chez Maingueneau, de la notion de «scénographie» discursive permet de décrire le dispositif par lequel un discours «définit la situation de parole dont [il] prétend être le produit.» Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire [Quatrième édition entièrement révisée et augmentée], Paris, Armand Colin, 2007 [2003], p. 12.

[4] M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. «TEL», 1976, p. 183.

[5] J’emprunte à Alain Viala cette métaphore de l’œuvre comme «prisme», non plus reflet mais réfraction esthétique du réel, c’est-à-dire tout à la fois reprise et déprise. Voir «Éléments de sociopoétique», Approches de la réception, G. Molinié et A.Viala, Paris, Presses universitaires de France, 1993, 306 pages.

[6] Il n’est pas superflu, à cet effet, de rappeler l’analyse que proposait Fernand Dumont des rapports entre connaissance et action dans un monde agité par la prolifération de techniques et de technologies nouvelles, un «extraordinaire monde de l’esprit où l’intelligence ne peut que s’étonner de ses propres merveilles» : «Tout s’est passé, en somme, comme si cet univers prodigieux de la connaissance n’avait pu se constituer qu’en écartant de plus en plus d’hommes des possibilités de connaître.» (Fernand Dumont, Le lieu de l’homme, Montréal, Éditions HMH, coll. «Constantes», 1968, p. 99.)

[7] Au sens que les formalistes russes, et Victor Chklovski en particulier, ont donné à cette notion. Voir, notamment, «L’art comme procédé», Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, coll. «Points», 1965, pp. 75-97.

[8] Roger Chartier, Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Albin Michel, 1996, 240 pages.

[9] Marshall McLuhan, La galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1971, p. 401.

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Luminous Fish. Tales of Science and Love

Elle a su faire accepter sa théorie de la relation symbiotique et milite sur le terrain de James Loveluck en faveur de l’hypothèse Gaïa. Avant Luminous Fish, elle a publié de nombreux ouvrages scientifiques qui font autorité. Cette fois-ci, cependant, elle avoue avoir dû à nouveau se battre pour se faire publier, comme pour son premier article fondateur. Pour parvenir à se faire lire en anglais, il lui a fallu créer la collection où son livre paraît, avec l’appui de Dorion Sagan, son fils et celui de Carl – cinq ans après l’édition espagnole publiée à Barcelone. Ces détails ne sont pas simplement anecdotiques : ils sont à leur façon révélateurs des aléas de la vie réelle des scientifiques que Lynn Margulis tente de décrire par la fiction. Ces «contes de science et d’amour» sont autant d’aperçus sur la comédie très humaine qui sert de terreau à la Science – une Science dont les abstractions sont ici indissociables des réalités les plus quotidiennes, parfois les plus triviales. Le regard qu’elle nous permet de jeter sur ces univers où de grands esprits sont sans cesse confrontés aux petitesses de la vie, comme tout le monde, est parfois dur mais sans méchanceté. Les récits et les portraits qu’elle offre (parfois de personnages bien réels, comme Oppenheimer) n’ont pas dû plaire à tout le monde. Pourtant, quand elle dépeint tel scientifique pris dans les complications inextricables de sa vie amoureuse, elle ne le rapetisse pas : elle rappelle simplement que le penseur reste un animal humain, avec ses pulsions sexuelles, ses incohérences psychologiques, ses fantasmes, son incapacité à se comprendre lui-même, tous les embarras d’une vie matérielle et sociale ordinaire – ce qui n’empêche nullement sa passion de savoir de continuer à travailler avec succès à nous faire mieux comprendre un monde qui nous dépasse infiniment. On est là bien loin du genre hagiographique d’autrefois attaché à célébrer le Savant avec majuscule et Lynn Margulis a manifestement choisi le camp des conceptions plus récentes de l’activité scientifique, celles qui font leur place aux hasards de la vie, aux multiples contingences de la vie sociale et politique, aux nécessités extérieures à la pure logique de la construction intellectuelle. Les Vies des Savants Illustres en deviennent infiniment plus passionnantes, sans perdre un moment de leur grandeur et de leur élévation. Lynn Margulis n’est pas seulement une grande figure scientifique : elle est aussi un excellent conteur. Même s’il lui a fallu, semble-t-il, une trentaine d’années pour mettre en forme ce recueil et le publier, la constance de son projet transparaît avec force. Chaque conte s’organise autour d’une figure principale ainsi que d’une thématique scientifique fondamentale (Raoul et les gaz, pour le conte le plus développé), mais plusieurs des personnages réapparaissent, comme chez Balzac, à différents âges de la vie : Howard, Raoul, René (une femme, malgré son nom). Sans qu’il soit besoin de milliers de pages, cela suffit à nous donner une idée de ce qu’il advient quand un jeune étudiant prometteur se transforme en mandarin et comment le monde de la Big Science s’organise en un réseau très dense et très complexe animé tout ensemble par le désir de connaissance, le goût du pouvoir, la maîtrise des financements, le sens politique, les affects et les émotions. La Science et l’Amour occupent simultanément les corps, les esprits et les cœurs. Il en résulte des portraits attachants dont l’un des traits les plus séduisants provient sans aucun doute de l’attention particulière apportée par Lynn Margulis à la façon dont les femmes se tirent du conflit entre leur amour de la science et leur désir d’aimer et d’être aimée — en n’oubliant pas qu’elles sont femmes. Il est beaucoup question dans ces récits de grossesses, d’enfants et d’avortements, comme dans toute la littérature contemporaine écrite par des femmes. Confrontés à ces réalités qui leur demeurent étrangères, malgré parfois une certaine bonne volonté, les hommes ne font pas très belle figure, souvent lâches ou incohérents, en dépit de leur possible génie. Il reste à dire ce que sont ces «poissons lumineux» qui donnent son titre au recueil. Il faut y voir une allégorie : l’écrivain veut agir ici comme les poissons-phares, ces curieux êtres bioluminescents qui vivent en symbiose (on retrouve la spécialité de Lynn Margulis) avec des bactéries lumineuses intégrées à leur propre organisme: «Individuellement, chaque Photoblepharon scintille. Le banc de poissons forme une tache quand les nageurs réunis allument leur lumière bactérienne dans les sombres eaux du Golfe d’Abaka. Ils illuminent les fonds puis replongent dans l’ombre les sédiments confus qu’ils permettent brièvement d’entrevoir. Ces brusques éclairs étincellent en rompant la terne routine. J’ai modelé ma prose sur ces habitants des profondeurs.» Mais on pourrait tout aussi bien voir les scientifiques qui sont les anti-héros de ces contes, eux aussi comme d’étranges organismes bioluminescents, capables d’éclairer fugitivement certains recoins obscurs du monde naturel. Sur un autre plan, le lecteur francophone ne manquera pas d’être intrigué par la présence (très inhabituelle dans la fiction américaine contemporaine) de la France et des Français – une France séduisante mais compliquée et des scientifiques français à la fois passionnés, ambitieux mais peints en amants ratés. On n’en regrettera que plus que la curiosité et la sympathie évidentes de Lynn Margulis pour les Français ne s’accompagne pas d’un minimum de rigueur dans ses évocations de la langue ou de la toponymie: comment ne s’est-il trouvé personne parmi les très nombreux amis et collaborateurs remerciés dans ce livre (y compris des scientifiques Français distingués qui ne doivent pas ignorer, par exemple, que Paris V n’existait pas en 1946!) pour pointer les innombrables bizarreries qui le déparent?




Les Arpenteurs du monde

Pourquoi penser spontanément à des personnages de comédie ou de bande dessinée (on peut substituer aux noms proposés toute une galerie de pantins du même ordre)? Pour l’expliquer, il faudrait élaborer toute une théorie de la caricature positive ou de la charge constructive qui permette de pénétrer le mystère du ridicule retourné en admiration. Tout au long du récit, Humboldt et Gauss s’agitent comme des marionnettes en deux dimensions, sans cesse secouées de mouvements désordonnés, sans intériorité mais fonçant toujours obsessionnellement vers des buts grotesquement hors de portée. Ces Pierrots lunatiques, à la fois rêveurs et égoïstes, pourraient avoir été dessinés par Willette, s’il avait tenté d’illustrer Bouvard et Pécuchet. Pierrot était drôle, mais c’était en même temps une figure inquiétante et tragique. Les deux savants que Daniel Kehlmann fait se croiser dans son récit – l’un parcourant le monde dans une épopée dramatique et folle, l’autre ne parcourant que l’Allemagne, mais tous deux pour les mesurer — ces deux savants de roman ne cessent pas de nous faire rire tant l’auteur sait mêler le grandiose de la connaissance au rocambolesque atterrant des épreuves matérielles. On pense alors à Don Quichotte et au fantastique du premier roman moderne. Ils ne cessent pas non plus de solliciter notre admiration pour leur entêtement au service de la cause scientifique à laquelle ils se sont voués, chacun dans son style, parfaitement incompatibles mais tous deux d’un sublime également confondant. C’est dire que les caractères sont indissociables des poursuites scientifiques, conduisant à des absurdités héroïques : décrire toutes les espèces animales et végétales de l’Amérique du Sud et mesurer l’altitude du Chimborazo après avoir failli mille fois succomber, arpenter la Prusse malgré les guêpes et les maux d’estomac. Dans les deux cas, il s’agit de connaître le monde, par l’observation ou par les chiffres, par le corps-à-corps avec une réalité fantasmée ou par le combat avec le calcul incessant. A travers tout cela, mille aventures spectaculaires ou mesquines, des amours sans grandeur, des rencontres ratées. Mais pour le lecteur, quel plaisir de croiser, ici Goethe, là Daguerre, tout en savourant l’infini malentendu entre Humboldt et Gauss. L’ensemble, fait de tableaux rapides où se mêlent le récit réaliste, l’hallucination et l’énoncé scientifique, est impossible à résumer, non plus que son constant humour noir. Les personnages ne finissent par retourner à l’humanité que vers la fin du récit lorsque, tous les deux vieillissants, en tournée officielle en Russie, le ralentissement obligé de leurs corps fatigués les amène à un certain retour sur eux-mêmes, sur leurs aventures et leurs entreprises et sur le sens de leurs découvertes. Au Tsar qui est en train de le décorer et qui ne l’écoute pas, Humboldt dit «de ne pas surestimer les résultats d’un scientifique, un savant n’était pas un créateur, il n’inventait rien, ne conquérait aucun pays, ne cultivait pas de fruits, ne semait rien et ne récoltait rien non plus, et d’autres lui succéderaient qui en sauraient plus que lui, puis d’autres qui en sauraient davantage encore, jusqu’à ce que tout sombre à nouveau.» Et Gauss, cheminant à côté de Humboldt : «Ils avaient tous deux vécu à une époque médiocre. » Don Quichotte ne pouvait déboucher que sur le Flaubert de L’Éducation sentimentale comme celle-ci ne pouvait déboucher que sur Bouvard et Pécuchet. Ironiquement, c’est Eugène, le fils raté de Gauss, qui finira par aller quelque part. Fuyant la vieille Europe sur un paquebot, il rencontrera un Irlandais qui lui proposera de «s’associer avec lui pour ouvrir un magasin, créer une petite entreprise » — «Quelque chose se dessina dans la brume du soir, d’abord en transparence, sans être encore tout à fait réel, puis de plus en plus nettement, et le capitaine répondit en souriant que non, cette fois ce n’était ni une chimère ni des éclairs de chaleur, c’était l’Amérique ». Faut-il voir dans ces derniers mots du roman un dernier coup de crayon de Daniel Kehlmann pour parfaire sa caricature? Les chasseurs de chimères que furent chacun à sa façon Humboldt et Gauss sont-ils plus ou moins près du réel que Bonpland, banalement rentré chez lui et qui écrit à Humboldt : «Tu me manques, mon vieux. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui aime les plantes autant que toi»? Plus ou moins près qu’Eugène, à qui l’Irlandais rencontré propose sa sœur à épouser : «Elle n’était pas belle mais elle savait cuisiner»?




Science on Stage

Kirsten Shepherd-Barr, Science on Stage: from Dr Faustus to Copenhagen, Princeton: Princeton University Press, 2006.

Lorsque le dramaturge anglais Michael Frayn décida de mettre en scène la mystérieuse visite de Werner Heisenberg à Copenhague en 1941, il était loin d’imaginer le succès international que remporterait Copenhagen, une pièce presque dénuée d’action qui se résume à une longue discussion entre trois personnages sur les incertitudes de la science et de l’histoire. Mais le succès de la pièce fut considérable, et sa production à travers le monde attira l’attention sur un phénomène nouveau. De la génétique à la mécanique quantique, en passant par la thermodynamique, le théâtre d’aujourd’hui parle de science. Dans Science on Stage, from Dr Faustus to Copenhagen, Kirsten Shepherd-Barr propose un panorama critique de ce dialogue contemporain entre la scène et le laboratoire, en le situant dans une tradition bien plus ancienne du personnage scientifique dans le théâtre européen. Si la majorité des œuvres abordées sont anglophones, le théâtre français, italien et allemand y fait aussi son apparition, et l’ouvrage propose une analyse sélective du phénomène de la « science play » à partir de pièces célèbres comme La Vie de Galilée de Brecht ou Arcadia de Tom Stoppard, mais aussi de créations théâtrales moins traditionnelles issues de collaborations entre metteurs en scène et chercheurs, comme Infinities de Luca Ronconi et John Barrow, ou bien Les Variations Darwin de Jean-François Peyret et Alain Prochiantz.
La perspective choisie est celle d’une analyse formelle qui met en valeur la correspondance entre forme et contenu, la caractéristique la plus marquante de ces créations étant la transposition de l’idée scientifique dans la forme dramatique. Cette intégration structurelle du concept scientifique va de la métaphore ponctuelle à la correspondance systématique entre le thème et la forme dramatique, et l’exemple le plus frappant est sans doute celui de Copenhagen, qui met en parallèle le principe d’incertitude en mécanique quantique et l’incertitude historiographique concernant la visite d’Heisenberg à Copenhague en 1941. Kirsten Shepherd-Barr analyse cette correspondance selon la notion de « performativité » développée par le philosophe J. L. Austin, et suggère que les « science plays » les plus efficaces contiennent une mise en jeu performative des concepts scientifiques dans le dialogue dramatique.
Si le théâtre contemporain paraît éprouver une fascination particulière pour la science, le chercheur fréquente pourtant la scène depuis plus de quatre siècles. Pour mieux déceler les modèles et les archétypes à l’œuvre dans ce théâtre, Kirsten Shepherd-Barr analyse donc tout d’abord cette tradition, en commençant par le Dr Faustus de Marlowe, décrite ici comme « the archetypal science play ». C’est ensuite une série de pseudo-scientifiques qui animent le théâtre de Johnson, d’Ibsen ou de Shaw, pour aboutir enfin au anti-héros de Brecht, qui incarne désormais le dilemme moral du chercheur et son inévitable responsabilité. Traditionnellement, la science au théâtre se préoccupe ainsi surtout du rôle du scientifique dans la communauté et de ses choix éthiques. Mais les dramaturges contemporains explorent d’autres questions, notamment les incertitudes du récit historique et l’ambiguïté morale qui surgit de la démarche scientifique. Cette complexité nouvelle s’accompagne d’une innovation formelle, et l’intégration de l’idée scientifique à la forme théâtrale est de plus en plus fréquente à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi, dès Les Physiciens (1962), Dürrenmatt souligne la nature paradoxale des choix éthiques du chercheur à travers une métaphore tirée de la science : l’anneau de Möbius, dont les deux faces se rejoignent et se confondent.
Selon Kirsten Shepherd-Barr, le succès des « science plays » contemporaines s’explique en partie par leur remise en cause du réalisme et leur prédilection pour l’expérimentation formelle, le sujet scientifique fournissant l’occasion de remettre en cause les représentations habituelles du réel. Mais son attrait proviendrait aussi du potentiel dramatique recelé par l’histoire des sciences et ses conflits passionnels entre personnages célèbres. Science on Stage regroupe les œuvres étudiées par discipline, et cette taxinomie révèle une grande prépondérance de la physique dans le théâtre du vingtième siècle : une « relation spéciale » favorisée à la fois par les connotations destructives et militaires de la physique et par l’idée séduisante d’une théorie unifiée de la nature. Dès les années trente le « théâtre documentaire » du Federal Theater Project interpelle le public américain dans son « journal vivant » intitulé E = MC², et à partir des années quarante la menace nucléaire est présentée sous de nombreuses formes différentes, par des auteurs aussi divers que Heinar Kipphardt (In der Sache J. Robert Oppenheimer), Friedrich Dürenmatt, Howard Brenton (The Genius) ou Michael Frayn. Copenhagen est ici présentée comme une pièce « modèle » parmi les exemples contemporains, car elle comporte non seulement une exploration précise de la théorie scientifique et une intégration métaphorique des idées évoquées, mais aussi une dimension épistémologique qui passe par une conceptualisation postmoderne de l’histoire et qui aboutit à une mise en valeur du potentiel expérimental du théâtre. Dans ses détours épistémologiques, la question scientifique devient ainsi métadramatique.
Chaque discipline évoquée suscite un rapport particulier au concept scientifique. Ainsi, lorsque le théâtre aborde les sciences naturelles, ce sont les questions éthiques qui prédominent, aussi bien dans les pièces qui explorent la génétique (An Experiment with an Air-Pump, de Shelagh Stevenson, A Number de Caryl Churchill) que dans celles qui examinent la théorie de l’évolution, comme After Darwin de Timberlake Wertenbaker. On retrouve parfois cette dimension éthique dans les pièces d’inspiration médicale (Wit de Margaret Edson, ou Molly Sweeney de Brian Friel), qui héritent d’une longue tradition du théâtre d’opération et du cours d’anatomie, et qui placent donc l’observation – théâtrale ou médicale – au cœur de leur fonctionnement. Enfin, dans le théâtre mathématique de Tom Stoppard (Arcadia), Luca Ronconi (Infinities) ou du Théâtre de Complicité (Mnemonic), les questions éthiques s’estompent en faveur d’une interrogation du rapport de l’homme au temps et d’une remise en cause de la conception linéaire de l’histoire, dans un théâtre qui s’inspire de la théorie du chaos et des paradoxes de la notion d’infinité pour chercher de nouveaux modèles de rapport au passé.
Pour beaucoup d’écrivains contemporains, l’exploration de la science est ainsi liée à celle de l’histoire, et ces réécritures du passé, notamment dans Copenhagen, ont suscité de nombreuses controverses. Kirsten Shepherd-Barr conclut cependant son parcours théâtral en soulignant que les nouvelles directions prises par la science au théâtre sont bien moins biographiques et historiques, et qu’elles s’inscrivent davantage dans une perspective post-dramatique qui se passe de « fable » et d’intrigue. Dans les créations de Luca Ronconi ou de Jean-François Peyret, la science ne passe plus par la médiation dramatique du personnage ou de l’histoire : elle détermine une expérience visuelle et physique et un texte multiple issu d’un travail collaboratif. Ainsi, dans ses formes les plus expérimentales, ce théâtre semble être moins l’œuvre de dramaturges que le résultat de rencontres entre chercheurs et metteurs en scène. Rencontres qui peuvent donner lieu à des formes nouvelles, et qui laissent penser, comme le déclare Ronconi, que la science apporte un « nouveau langage » au théâtre. De la tradition du personnage scientifique à l’élaboration de nouveaux langages théâtraux inspirés par la science, Science on Stage construit ainsi une taxinomie qui ne définit pas tout à fait un genre, mais qui souligne à la fois la diversité et l’évolution du phénomène.




Douglas Hofstadter à Paris 8

Salle pleine. Une audience attentive. Derrière un projecteur de transparents low-tech se tient un jeune homme, presque. Et cela, oui, étonne un peu lorsqu’on se souvient d’avoir été fasciné il y a maintenant presque trente ans par la lecture de son Escher, Gödel, Bach. [1] Douglas Hofstadter est à Paris 8 invité par l’équipe CRAC (Compréhension, Raisonnement et Acquisition des Connaissances du laboratoire “Paragraphe”). Dans un français parfait –cela, par contre, n’étonne pas vu qu’il est l’auteur d’un livre sur Clément Marot [2] — il présente le travail de son équipe à Indiana University par l’intermédiaire d’une proposition simple, claire et radicale : l’analogie est au cœur des processus cognitifs. Il n’y a rien d’autre, ou presque. Une proposition, comme on le voit, à la fois ambitieuse par sa généralité et modeste par sa simplicité. La démonstration, toujours ancrée dans l’exemple, l’anecdote et le quotidien, se servira de deux ou trois concepts de base.

Vient d’abord ce qu’il appelle « high level perception » (la perception de haut niveau). Il s’agit de ce qui permet de distinguer et catégoriser le monde extérieur. Ceci va du plus simple et concret, comme un objet que l’on perçoit, quel qu’en soit le moyen, visuel, auditif, olfactif, etc. et qui déclenche dans notre esprit une étiquette, un mot ou une phrase, jusqu’à des entités plus abstraite, comme la compréhension d’un récit ou la reconnaissance d’un style, impressionnisme en musique ou art déco en typographie. L’étiquette, mot ou phrase, n’est même pas nécessaire dans une perception de haut niveau pour générer ces catégories mentales. Elle est sans doute par ailleurs assez rare. Nous arrivons à vivre notre quotidien, marcher, prendre le métro, prendre un café au bistrot du quartier sans avoir à faire défiler constamment dans notre tête une série d’étiquettes. Il y va aussi de nos souvenirs. Ce sont bel et bien des concepts qui ne portent pas nécessairement de noms.

D’après Hofstadter, c’est par l’analogie que ces perceptions de haut niveau deviennent des catégories ou des concepts. C’est par analogie que l’information reçue par la rétine, par exemple, devient une catégorie mentale, que la stimulation physique devient sens. En fait, la perception de haut niveau, par opposition à la perception tout court, n’est rien d’autre que la production d’analogies. Par « analogie », Hofstadter entend une concordance inexacte, approximative entre des catégories déjà acquises et de nouvelles perceptions, qu’elles soient des perceptions d’objets physiques, de minuscules événements ou de tout un récit. Une grande partie de la conférence consistait à donner des exemples de ces productions ; il serait fastidieux de les reprendre ici, d’autant plus qu’un bon échantillon est disponible par l’intermédiaire d’un seul clic.

Vient ensuite le « chunking », l’agrégation d’analogies productrices de concepts. On commence, tout petit, avec quelques petits concepts et au fur et à mesure qu’on acquiert une certaine expérience, on forme des agrégats de concepts de plus en plus nombreux et de plus en plus importants. Un nouvel événement, une nouvelle perception activent certains de ces agrégats qui, en fonction du contexte de ce nouvel événement, sont partiellement décompactés et ramenés au niveau de la mémoire à court terme où apparaît une nouvelle perception de haut niveau, qui se met en rapport avec d’autres agrégats, et ainsi de suite.

Tout ceci serait entièrement spéculatif (et sans doute sans intérêt) si la proposition de Hofstadter n’allait pas de pair avec une (et même deux) modélisations computationnelles. Avec son équipe il a créé « Copycat » et « Métacat », des logiciels qui ont pour fonction de découvrir des analogies intéressantes et de le faire d’une façon psychologiquement réaliste. Pour ne citer qu’un petit exemple, ces logiciels trouvent les solutions possibles à des problèmes tels que : abc:abd :: xyz : ? (supposons que abc est transformé en abd, quelles transformations peut-on faire subir à xyz ?). Une des réponse, mais la moins intéressante, est bien sûr xyd, mais elle ne tient pas compte d’autres facteurs comme la séquence des lettres, leur succession et le fait que « a » et « z » sont la première et la dernière lettres de l’alphabet. Une réponse plus satisfaisante serait wyz car elle serait basée sur le fait que « d » vient après « c » dans l’ordre ascendant au début de l’alphabet à l’image (inverse) de « w » qui précède « x » dans l’ordre descendant à la fin de l’alphabet. C’est en fait une analogie en miroir. [3]

La proposition de Hofstadter donne, comme on le voit, beaucoup à penser. Permettons-nous, à notre tour, une ou deux spéculations. Si l’analogie est au cœur de la pensée humaine, il ne s’agirait plus, dans un cadre évolutif, d’une rupture entre l’intelligence animale, fondamentalement analogique, (se souvient-on du « Stade du miroir ? ») et l’intelligence humaine mais d’une continuité, caractérisée par une croissance d’intensité, d’une sophistication de plus en plus poussée de la pensée analogique. Et si cette pensée peut, en fait, être modélisée, on aura réduit tant soi peu l’écart –là aussi dans un cadre évolutif— entre la pensée humaine et celle d’une machine.

Sydney Lévy

notes:[1] Gödel, Escher, Bach : An Eternal Golden Braid, Harvester Press, 1979 et Gödel, Escher, Bach : les brins d’une guirlande éternelle, Jacqueline Henry et Robert French, tr., InterÉditions, 1985

[2] Le Ton Beau de Marot : In Praise of the Music of Language, Basic Books, 1998

[3] Pour les lecteurs d’une inclination plus technique, voir ce résumé de Copycat , ainsi que le livre de Douglas R. Hofstadter, Fluid Concepts & Creative Analogies : Computer Models of the Fundamental Mechanisms of Thought, Basic Books, 1995




Rhétorique de la Science

Présentation de l’ouvrage de Fernand Hallyn, Les structures rhétoriques de la science de Kepler à Maxwell (éd. du Seuil, coll. Des Travaux, 2004) par Pierre Macherey, en ligne sur le site de l’U.M.R. 8519 « Savoirs et Textes » dans le Cycle de conférences « Science et littérature » de l’Université de Lille III en 2005 (Responsables : Pierre Cassou-Noguès, Philippe sabot).




« Balzac philosophe malgré lui »

«Une étude sur Balzac dans une collection traitant des limites poreuses entre la littérature et la philosophie – cela semble a priori
logique, étant donné l’intérêt du romancier pour la métaphysique et
toutes les formes d’idéalisme. Mais Boris Lyon-Caen ne s’attache pas
aux essais philosophiques, somme toute assez décevants, de l’auteur de
la Comédie humaine ; au contraire, c’est dans cette
œuvre-monde même qu’il cherche les éléments d’une pensée du roman,
d’une réflexion sur la spéculation théorique et sur ses limites. Balzac
expose en effet, comme en creux, une théorie de la connaissance par les
choix qu’il opère dans ses textes ; Boris Lyon-Caen dévoile cette
« comédie des signes », cette ontologie balzacienne des signes, fondée
sur trois postulats : le texte est une « forme-sens », à la fois
matière et pensée ; le lecteur doit être capable de voir à tous les
niveaux possibles du texte de l’expressivité, un sens virtuel à
dégager ; enfin, la littérature est une « philosophie sans concept »,
une manière de penser libérée des cadres de la logique traditionnelle
et susceptible par là de les remettre en question.»
La suite sur le site de Fabula.




«Partage du savoir»

L. Zimmermann
LE PARTAGE DU SAVOIR
Les Écrivains face au savoir, textes rassemblés par Véronique Dufief-Sanchez, Éditions Universitaires de Dijon, Coll.  » Écritures « , 2002.

Le sujet de ce volume, effectivement : les écrivains face au savoir, autrement dit : le savoir envisagé d’une part comme l’un des matériaux de l’écriture, et d’autre part comme objet de l’écriture. Premier point de vue selon lequel le savoir se tient dans un rapport d’extériorité, de supplément en fait, par rapport à l’écriture. Il s’agira dès lors de déterminer quelles sont les interventions spécifiques des écrivains face au savoir, ce qu’ils en font que d’autres (les experts) ne font pas (c’est le versant du savoir comme matériau), et ce qu’ils en disent que d’autres (les mêmes experts) ne disent pas (c’est le versant du savoir comme objet).
Mais ce premier point de vue débouche logiquement sur un deuxième point de vue, celui du sujet du savoir. Il s’agira dès lors d’interroger la posture de l’écrivain lorsqu’il fait appel au savoir ; et la transformation qu’il escompte en y faisant appel. Question d’expérience, en somme, interrogation de l’expérience que peut devenir la littérature lorsqu’elle a recours au savoir.

Ce volume esquisse également une réflexion sur un problème connexe, et particulièrement épineux — mais passionnant — celui de la possibilité, ou non, que du savoir se fabrique à partir du texte littéraire comme tel. Dès lors le savoir est pensé comme strictement immanent à l’écriture, ce qui modifie assez sensiblement les perspectives. Si en effet un savoir  » spécifique  » (p. 5) se développe en littérature, alors la littérature devient  » une démarche de connaissance à part entière  » (p. 6). Or, un tel constat implique — et on regrettera peut-être que ce volume ne se tourne finalement pas beaucoup vers cet aspect du problème — l’ouverture de questions épistémologiques assez serrées concernant la théorie littéraire, à partir du motif principal suivant : à quels bouleversements de posture le travail du savoir immanent aux œuvres nous confronte-t-il ? Comment pouvons-nous approcher une œuvre sans lui imposer un mode de lecture tout infiltré de savoirs qui lui sont extérieurs ? Mais enfin, reste que cette question est celle non pas véritablement des  » écrivains face au savoir « , mais, plutôt, du savoir des écrivains. On peut donc comprendre qu’elle ne soit pas abordée de façon massive dans le volume.

De l’Antiquité grecque à Michaux, l’empan choisi est maximal. Il a l’avantage de lancer des pistes multiples, et de mobiliser des perspectives de recherche historique nombreuses. On rendra compte ici des différents travaux dans ce qu’ils produisent de plus proche du questionnement général de l’ouvrage — laissant donc aux spécialistes le soin, évidemment, de découvrir par ailleurs le détail de chaque démonstration.

Le volume est organisé selon deux parties divisées chacune en trois chapitres.

 » La science : un objet pour la littérature ?
Importation et manipulation littéraires de matériaux scientifiques « .

Dans un premier chapitre intitulé  » La littérature au service de la science « , Patrice Cauderlier évoque tout d’abord la question de  » L’encyclopédisme dans le roman grec « . Où nous voyons comment le savoir encyclopédique, autant qu’une source d’apprentissage, peut devenir un stimulant pour l’exercice de l’imaginaire, l’érudition versant alors le savoir au compte de l’ekphrasis,  » jeu rhétorique de l’hyperbole dans la description d’un spectacle frappant l’imagination « . C’est le roman, en somme, entre l’ » instruire  » et le  » charmer « .

Maria Susana Seguin évoque ensuite  » L’image du savant dans les Éloges des Académiciens de Fontenelle « . C’est ici le portrait du savant selon Fontenelle qui nous est présenté, où quelques traits centraux se dégagent : nécessité de la modestie, capacité à reconnaître ses limites et ses erreurs. Mais le point le plus intéressant est surtout dans l’exposition d’une conception dynamique du savoir, lequel n’est plus alors  » un objectif à atteindre en soi « , mais  » une activité essentielle à l’homme, un devenir permanent  » où se joue un combat incessant entre  » la pensée mythique  » et la  » pensée rationnelle « .

Un second chapitre,  » Science & fiction : les pouvoirs heuristiques du mythe « , s’ouvre par une très riche contribution de Jean Lacoste sur  » Enfance et technique chez Walter Benjamin « . L’idée, au travers de l’étude d’un texte où Benjamin parle de l’apprentissage du vélo, et de l’ivresse de la vitesse que cet apprentissage engendre, consiste à montrer comment la technique, avant l’accoutumance qu’entraînera l’âge adulte, peut dans l’enfance tenir de l’aura, pour autant que l’un des trait définitoires de l’aura est l’émergence d’une  » première fois « . De cette façon, c’est une pensée spécifique de la technique qui est mise en avant, pensée où la technique n’est pas systématiquement refusée ou soupçonnée :

Pourtant, Walter Benjamin ne condamne pas la technique en tant que telle, qui ne se réduit pas à la domination cartésienne de la nature et qui peut, et doit, instaurer un nouveau rapport entre la nature et l’humanité (une humanité elle-même encore en évolution). La technique organise une physis nouvelle dont on peut aussi bien faire l’expérience dans les villes, avec par exemple l’expérience de la vitesse, car  » le frisson qui accompagne une authentique expérience cosmique n’est pas nécessairement lié à ce minuscule fragment de la nature que nous avons l’habitude d’appeler nature « .

Suzanne Gély propose un texte portant sur  » Le savoir et le jeu dans l’Utopie de Thomas More « . L’enjeu est de s’interroger sur le jeu chez Thomas More, en pensant cette notion  » au sens de flottement, de mobile distance « . Il s’agit d’en examiner les  » possibles vertus dans la quête, l’acquisition, la mémorisation, l’exercice et le maniement d’un savoir ordonné au bien de l’homme et des communautés humaines « . L’enquête se conclut sur le constat d’une indécidabilité quant au rôle du jeu.

Dans le dernier texte de ce second chapitre, Danielle Chaperon s’intéresse à  » La préhistoire expérimentale de J.-H. Rosny aîné « , en interrogeant un genre crée par Rosny, le roman préhistorique. Le parti-pris méthodologique de Danielle Chaperon est très net, qui entraîne certaine idée de la valeur :  » l’histoire du roman préhistorique rosnien illustre la nécessité de reconstituer l’horizon épistémologique en général et scientifique en particulier d’une époque, quand il s’agit de déterminer les enjeux d’une production littéraire. À ce prix seulement, on peut juger de la valeur d’une œuvre en mesurant sa conformité au programme qu’elle s’était donné. « . Exploration, donc, de ce pan de l’œuvre de Rosny et selon cette méthode de l’enquête historique, l’article de Danielle Chaperon montre comment l’auteur s’appuie sur des savoirs de son temps, et notamment sur les travaux de Darwin (tout en gardant une certaine distance à leur endroit :  » le romancier semble l’emporter de beaucoup sur le vulgarisateur « ) et sur ceux des  » grands psychologues de son temps « , pour construire ses romans préhistoriques. Au final nous avons lu ainsi, le portrait d’un écrivain très préoccupé par les savoirs de son temps.

 » Roger Martin du Gard lecteur assidu de Félix Le Dantec. Une initiation scientifique et philosophique  » : tel est le titre de la contribution de Catherine Lenoir-Bellec, qui ouvre le troisième chapitre,  » La science : une philosophie pour la littérature ? « . Il s’agit de montrer l’importance fondamentale de la lecture de Félix Le Dantec pour l’auteur des Thibault, et la façon dont cette lecture a été pour lui  » une véritable révélation matérialiste « . Catherine Lenoir-Bellec expose tout d’abord les grandes lignes de la pensée de Félix Le Dantec, pensée positiviste allant chercher ses sources dans les sciences de son époque. Elle montre ensuite comment il est possible de retrouver cette pensée dans la  » première phase d’écriture romanesque  » de Roger Martin du Gard, et ce  » à tel point qu’il est possible d’établir un système de correspondances  » entre les deux. Un revirement aura toutefois lieu chez Martin du Gard, à l’issue duquel il en viendra à  » laisser derrière lui les postulats scientifiques au profit d’une quête manifeste des émotions « . Il ne s’agira plus dès lors de  » rechercher la véracité des situations dramatiques, mais plutôt de parvenir à susciter des émotions authentiques « .

Henri Bonnet compose dans l’article suivant un  » Portrait de Gérard de Nerval en Pic de la Mirandole « . Il s’agit de se préoccuper des  » points de ressemblance entre Nerval et Pic de la Mirandole  » pour faire valoir  » une zone de fracture que révèle chez l’un et chez l’autre la communauté de leur inspiration ou de leur orientation culturelle « . En effet,  » Il est frappant de constater que, de façon plus ou moins explicite, on a fait de Pic de la Mirandole le paradigme tantôt d’une culture  » classique  » ou au moins humaniste, bien centrée, tantôt d’une série d’excroissances ou de déviances vers l’occultisme, la cabale, les oracles chaldaïques. « . Or,  » C’est un fait que, chez l’un et chez l’autre « , chez Pic de la Mirandole et chez Nerval, les deux orientations coexistent. Henri Bonnet présente ensuite plus précisément certaines sources, du côté du savoir, de l’œuvre de Nerval, aboutissant à ce constat :  » le visage double de Nerval ( » Je suis l’autre « ) qu’il nous faut sauver, c’est celui du rêveur et de l’érudit « .

Le sujet connaissant en littérature.
Les représentations littéraires du rapport au savoir.

Cette seconde partie débute par un chapitre intitulé  » L’obscur sujet du désir romanesque « . La première contribution est un peu à part : il s’agit d’un entretien, réalisé par Véronique Dufief-Sanchez, avec Jean Libis,  » Une bibliothèque ou l’effondrement du savoir « . La présence de cet entretien se justifie dans le volume par le fait que le narrateur d’un roman de Jean Libis, La Bibliothèque, mène une aventure qui se déroule exclusivement dans l’espace d’une bibliothèque, et selon les recherches qu’il y effectue. Jean Libis revient dans ses propos sur ce qu’il a cherché à mettre en place avec ce roman, et notamment sur la façon dont il considère l’homme comme  » un donateur de sens « , mais, précise-t-il  » cette donation de sens est contingente « , c’est pourquoi un romancier  » doit savoir ironiser sur elle  » — et garder ainsi malgré tout une certaine distance vis-à-vis du sens.

Jacques Poirier propose un texte sur Georges Perec :  » Tout savoir pour mieux ignorer : Georges Perec « . La présence dans l’œuvre de Perec de savoirs multiples, sous forme de listes, catalogues et accumulations diverses, est rappelée. Jacques Poirier souligne en particulier que le savoir produit par l’auteur de La Vie mode d’emploi n’a pas pour but de produire du sens. C’est toute la différence entre la description et le catalogue ; Perec allant plutôt vers le second terme :  » La description intègre le monde à un système de valeurs, c’est-à-dire à l’humain, et donc reproduit le réel tel que perçu par une conscience. Le catalogue perecquien, lui, multiplie les  » informations « , mais des informations dont l’exhaustivité constitue un leurre puisque ici rien ne fait sens. « . De cette façon la trajectoire de Perec pourrait se lire selon un écartèlement entre  » désir de savoir  » et  » indifférence quant à la connaissance elle-même (sa portée, sa signification) « .

 » Voir & savoir dans le théâtre d’Alfred de Musset  » fait l’objet du texte de Céline Douvre, qui ouvre le second chapitre,  » Mises en scène du savoir « . L’interrogation portera sur le  » lien intrinsèque entre voir et savoir  » au travers de l’analyse de quelques figures du théâtre de Musset. Et le propos s’oriente vers le choix d’un certain relativisme, qui donne lieu du reste à une formulation particulièrement heureuse :  » À l’immobilisme des êtres qui prétendent à la science, s’oppose l’énergie de ceux qui veulent la découvrir « . Et l’auteur ajoute pour conclure :  » Si l’on admet que chez Musset voir c’est savoir, il faut également admettre l’aspect kaléidoscopique des points d’optique choisis et donc l’impossibilité d’atteindre jamais une connaissance définitive « .

La contribution de Florence Fix s’intitule  » Le refus du savoir dans le théâtre ibsénien « . Le point de départ est relatif à l’analyse de la narration dans le théâtre d’Ibsen :  » Le savoir est donc toujours un objet réactif. Du point de vue de la stratégie narrative du drame, il est même un élément moteur. Rien ne se met en marche sans la divulgation d’un secret, sans la quête d’une vérité, sans un désir de savoir. « . Puis le propos s’oriente progressivement vers un point d’aboutissement de l’ordre de l’éthique. À une notation de résonance nietzschéenne ( » le savoir se comprend souvent comme le deuil éclatant du bonheur, puisque seul le mensonge vital préservait celui-ci « ), succède en effet la conclusion suivante :  » À la suite de Kierkegaard, Ibsen se fait le porte-parole d’un accès âpre et douloureux au savoir, connaissance qui engage l’individu au point d’ériger en lui le doute comme principe de vie et, de ce fait, de le vouer à une forme de solitude morale et intellectuelle. « .

Il revient à Jérôme Roger de clore le volume, avec un texte,  » Désaliéner les savoirs : Michaux entre science et nescience « , qui constitue à lui seul le dernier chapitre de l’ouvrage,  » Le non-savoir de la poésie « . Le corpus choisi est constitué principalement par les livres de Michaux relatifs à ses expériences avec et autour de la drogue. Jérôme Roger rappelle tout d’abord l’usage massif du savoir qui a été opéré par Michaux dans ces livres :  » Rarement une écriture aura joué d’un tel clavier de forces et de formes de savoir, du dessin maladroit au concept fulgurant, du traité magistral au journal intime, comme autant de métamorphoses de l’indéchiffrable phénomène humain « . Mais il est essentiel de souligner, remarque Jérôme Roger, que ce clavier est réglé non pas sur de la pure fantaisie, mais sur des emprunts précis aux sciences médicales, à l’anthropologie, à diverses philosophies de la connaissance. Le but de Michaux n’est pourtant pas de produire une accumulation de savoir positif. Tout au contraire, il s’agissait pour lui de viser  » celui qui, en nous, par le discours ordonné du savoir, est toujours occulté ou refoulé « . Chercher le savoir reviendra donc pour Michaux à mettre en œuvre le  » paradoxe d’un savoir qui se désencombre sans cesse de lui-même « . Ce sera, en somme  » briser les formes figées du savoir « . Que reste-t-il, dès lors ? Le savoir comme  » expérience  » et non pas comme  » contenu « . Autrement dit : la mise en œuvre d’une  » utopie d’un sujet du savoir « , dont Michaux aura multiplié  » les possibles « .

Le lecteur spécialiste trouvera certainement dans ce volume parfois un peu éclectique, mais agréable à lire, des textes adaptés à des recherches très détaillées. Par ailleurs, indéniablement, pour qui s’intéresse à la question du rapport des écrivains et du savoir, les pistes, les suggestions, les hypothèses, sont nombreuses et variées dans cet ouvrage qui nous rappelle l’irremplaçable qualité des écrivains lorsque qu’ils osent déplacer les savoirs, les bouleverser, les agencer d’une façon qui déroute parfois, qui oublie en quelque sorte toute méthode, qui place au premier plan le détail et néglige le principal d’une théorie, bref lorsqu’ils se livrent à cette heureuse activité de  » sabotage  » dont Jean-Pierre Martin a parlé à propos des lectures de Michaux.
L. Zimmermann
Université de Paris-VIII (Saint-Denis)

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