Quelles sources pour l’histoire des sens?

Sommaire :

1 – Marine LeBail, Université Toulouse Le Mirail : Le livre comme objet polysensoriel chez les bibliophiles.

2 – Axel Hohnsbein, Université de Bordeaux : De la réceptivité à l’activité : lecture et mobilisation des sens dans la presse de vulgarisation scientifique du XIXème siècle.

3 – Aya Umezawa, Université de Toyama : L’Histoire des sens et les prisonniers : la science pénitentiaire et la littérature des prisonniers.

4 – Aimée Boutin, Florida State University : La ville sonore : quelles sources pour l’histoire du bruit urbain ?

5 – Érika Wicky, Entretien avec Mylène Pardoen :Archéologie du paysage sonore : comment restituer le passé sensible et sensoriel ?

6 – Corinne Doria School of Advanced Studies, University of Tyumen : Le spectacle de la vision. Le discours autour de l’œil et de la vue dans la presse scientifique et populaire au XIXème siècle.

7- Corinne Doria, Entretien avec Clara Bleuzen : La colorisation de films d’archives, l’exemple de la société de production Composite Films.

8 – Hugo Hengl, Université Clermont Auvergne: Régimes sensoriels modernistes : l’exemple de Rilke.

9 – Érika Wicky, Université Louis Lumière, Lyon 2 : Écrire l’Histoire de l’olfaction au XIXème siècle : l’exemplarité de Zola.

10 – Table ronde : Domestiquer les odeurs : Laurent Baridon, Jean-François Cabestan, Aurélien Davrius, Jean-Alexandre Perras, Nicolas Personne, Érika Wicky, Olivier Zeller.


Histoire des sens : Sources et méthodes

Aimée Boutin, Corinne Doria et Érika Wicky

Bien que chacune de nous étudie une sensorialité particulière (l’ouïe, la vue et l’odorat) à travers différentes disciplines des sciences humaines, nous avons souvent pu constater d’importantes similitudes dans les questionnements méthodologiques soulevés par nos pratiques de l’histoire des sens. Ce numéro d’Épistémocritique répond à la nécessité que nous avons ressentie d’approfondir nos échanges, menés notamment lors d’un atelier de la Société d’études romantiques et dix-neuvièmistes (2018), concernant les méthodes de l’histoire des sens et tout particulièrement le choix et le traitement spécifique des sources que cette approche nécessite. En effet, quelle que soit la perspective disciplinaire, la question des sources se pose de façon singulière lorsqu’il s’agit de saisir l’histoire de phénomènes aussi subtils, éphémères et individuels que les perceptions sensorielles. L’histoire des sens nécessite, en effet, de composer des méthodes pluridisciplinaires combinant différents outils d’analyse afin d’étudier dans une perspective historique les savoirs sur les sens véhiculés notamment par la presse et les textes littéraires.

S’interroger, en français, sur les méthodes de l’histoire des sens nous est aussi apparu nécessaire dans le contexte marqué par un épanouissement de ce champ dans la recherche francophone. En effet, s’inscrivant dans le prolongement du Material Turn (Howes, 2003), mais également redevable de l’histoire du corps (Corbin, Courtine et Vigarello, 2005) et de celle des sensibilités (Corbin, 2000) , l’histoire des sens s’ancre toujours plus au cœur d’une actualité de la recherche si florissante que Mark M. Smith la qualifiait déjà en 2010 d’« explosion », tout en rappelant la profondeur de son enracinement dans une réflexion historiographique plus ancienne qui a émergé dès les écrits de Lucien Febvre (1941 ; Granget, 2014). Comme l’histoire de la culture visuelle, qui a souvent été comprise comme une histoire du regard, elle étudie la signification et les fonctions des sens et de la perception sensorielle, également considérés comme une construction culturelle et sociale (Howes, 2003). Si, pour des raisons de clarté méthodologique, elle étudie souvent les cinq sens1, voire les sensations2, indépendamment les uns des autres, elle envisage aussi parfois le sensorium comme un système et s’intéresse aux rapports de concurrence, de hiérarchie et d’analogie entre les sens (Dias, 2006). L’histoire des sens a ainsi pour vocation d’étudier les modèles sensoriels en vigueur à différentes époques afin de les historiciser et de mesurer la manière dont ils ont façonné le rapport au monde des contemporains3.

Très redevable au Centre for Sensory Studies créé à Montréal à la fin des années 19804, l’histoire des sens s’est tout d’abord développée dans le contexte anglo-américain et, plus récemment, a pris une expansion considérable parmi les travaux des historien·ne·s francophones5, notamment au sein du groupe de recherche Cultures sensibles (université de Liège). Paru en 2017, le recueil d’entretiens réalisé par l’anthropologue Marie-Luce Gélard rend bien compte de la genèse multidisciplinaire des études sensorielles qui ont d’emblée croisé histoire et anthropologie. La multiplication des regards et le dialogue entre les perspectives et les disciplines qu’appelle l’histoire des sens s’expriment également dans le numéro de la revue Hermès (2016) consacré au rôle des sens dans la communication. L’ampleur du champ de recherche ouvert par l’histoire des sens s’accompagne d’une imprécision de ses frontières. Cela permet à l’histoire des sens de bénéficier des contributions aux recherches historiques menées dans plusieurs domaines connexes comme l’histoire des émotions (Boddice et Smith, 2020), celles de la gastronomie (Csergo et Desbuissons, 2018) et de la parfumerie (Briot, 2015 ; Lheureux, 2016), celle de l’hygiénisme (Vigarello, 1987 ; Csergo, 1988), etc. En outre, sa capacité à révéler les mécanismes de différenciation rend l’histoire des sens particulièrement utile aux approches transversales telles que les études genre (Krampl et Schulte, 2020) et les études postcoloniales (Smith, 2006 ; Kettler, 2020). Enfin, l’histoire des sens est très prisée pour la faculté qu’on lui prête à rendre l’histoire plus vivante et incarnée, plus personnelle et intime aussi, ce dont témoignent, par exemple, les recherches et expériences visant à restituer l’odeur ou le bruit des batailles, menées dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale6.

La recherche sur l’histoire des sens a aussi considérablement bénéficié du dialogue offert par les progrès de la recherche sur les sens en dehors du domaine des sciences humaines. Ainsi, une importante série de travaux sur les interactions sensorielles a été menée au cours des dernières décennies par les neuroscientifiques7 qui étudient les interactions entre les facultés sensorielles dont elles proposent une classification qui, loin des cinq sens externes identifiés par Aristote, peut aller jusqu’à 33 facultés sensorielles8. Les contributions provenant de ce domaine sont de plus en plus intégrées aux travaux en sciences humaines sur les sens9, malgré un degré de complexité important qui relève notamment de la difficulté d’articuler des perspectives, méthodologies et procédés disciplinaires traditionnellement très éloignés. La neuro-histoire (Smail, 2007), en particulier, s’intéresse aux savoirs du cerveau, fournissant de nouvelles approches pour choisir et appréhender les sources de l’histoire des sens10.

Pour saisir la dimension culturelle des perceptions sensorielles, qui sont aussi des instruments de production de savoir, les historien·ne·s doivent à la fois recourir à des réseaux de sources variées et se munir d’outils spécifiques pour les analyser. Le langage et son histoire, tout d’abord, recèlent une multitude d’indices que l’on peut déceler dans des expressions familières (être doté de goût, de tact ou de flair évoque ainsi trois qualités bien distinctes) de sorte que la linguistique11 et les études littéraires offrent des contributions particulièrement précieuses à l’histoire des sens12. Parmi les documents que celle-ci convoque et analyse, figurent des traités médicaux ou religieux ainsi que des ouvrages techniques et scientifiques, mais également des documents aussi variés que des articles de presse, frontispices, images documentaires, etc. Des sources au caractère artistique et littéraire affirmé sont souvent croisées avec ces documents, car elles peuvent aussi rendre compte efficacement des conceptions attachées aux sens, quoiqu’elles nécessitent une méthodologie spécifique, en raison notamment de leur statut singulier d’œuvre, c’est-à-dire de lieu d’expression d’une créativité propre cherchant, éventuellement, à susciter une réaction sensible ou sensorielle auprès des lecteur·trice·s ou des spectateur·trice·s. Parce qu’elles sont l’expression d’un regard sur le monde, ces œuvres ont pu offrir un point de vue singulier sur l’histoire des sens ouvrant de nouvelles perspectives de recherche. Baudelaire et Rimbaud, par exemple, ont proposé une interprétation singulière du concept scientifique de synesthésie, influençant non seulement la définition de ce mot, mais aussi les conceptions du sensorium partagées à leur époque.

C’est pourquoi nous proposons ici d’interroger cette multiplicité des sources et le recours tout particulier qu’ont les historien·ne·s des sens aux sources artistiques et littéraires, mais aussi d’observer comment l’histoire de l’art et de l’architecture ainsi que les études littéraires convoquent les questions spécifiques de l’histoire des sens pour enrichir leurs analyses (Di Bello et Koureas, 2010). La nécessité de croiser les sources pour approcher la connaissance du sensible conduit à composer des approches pluridisciplinaires (Charle, 2019) dont nous proposons d’étudier les procédés à travers plusieurs exemples. Pour cela, nous avons sollicité des chercheur·se·s spécialistes d’histoire des sens, mais aussi des spécialistes issus d’autres disciplines, dont les corpus et les méthodes permettent également de saisir des enjeux sensoriels. Le dialogue multidisciplinaire étant nécessaire dans ce domaine, la plupart des contributions sont issues de deux journées d’étude organisées en 2018-2019 ayant permis d’échanger autour de ces enjeux13. En outre, ce questionnement sur les sources ne saurait être complet sans aborder les reconstitutions historiques qui, tout en s’appuyant sur des sources textuelles, permettent de retrouver à défaut des sensations du passé, qui sont historiquement déterminées, les stimuli qui les suscitaient14.

Les sources envisagées ici appartiennent aux XVIIIème et XIXème siècles qui ont particulièrement attiré l’attention des historien·ne·s des sens, dont Alain Corbin, qui ont exploité une diversité des perceptions sensorielles que Constance Classen attribue notamment à l’augmentation des contrastes sociaux entre riches et pauvres, entre les habitants de la ville et ceux de la campagne (2014). Pour cette raison, l’intérêt pour la culture sensible s’est fait particulièrement sentir dans les études urbaines. Les rapports entre sens, ville et liens sociaux sont déterminants, comme l’ont bien rappelé les rédacteurs du livre Les Cinq Sens de la ville (2013) : « Les sens font la ville. Les sens fondent en effet la réalité sociale de l’espace15 ». Étudiée avec une grande attention portée aux stimulations sensorielles recherchées ou observées lors de ses errances, la figure littéraire du flâneur a notamment permis de mieux comprendre l’expérience sensorielle de la ville aux XIXème-XXème siècles16. Si les critiques littéraires et les historien·ne·s de l’art se sont longtemps intéressé·e·s exclusivement au spectacle (visuel) urbain, aujourd’hui les chercheur·se·s sont sensibles aux bruits ou aux mélodies, aux puanteurs ou aux parfums, aux vibrations ou aux effleurements perçus dans la ville par ceux et celles qui y flânent. Pour faire état de ce déplacement des centres d’intérêt de la recherche, on peut mesurer la différence entre ce qui constituait l’acmé de la recherche en 1984 lorsque l’historien de l’art T. J. Clark publiait un chapitre sur la vue depuis Notre-Dame de Paris dans The Painting of Modern Life et les travaux actuels en archéologie acoustique de Mylène Pardoen qui restitue les sonorités de la cathédrale en partie incendiée en 201917. Nous sommes d’autant plus convaincus du rapport indissociable entre intersensorialité et identité urbaine en 2020-2021 à cause de l’absence radicale des sensations habituelles qui nous accompagnaient et nous orientaient dans notre quotidien. Dans la grande ville déserte, silencieuse et désodorisée à cause de la pandémie du COVID-19, la diminution des stimulations sensorielles fait que nous souffrons tout·e·s un peu de l’anosmie et l’agueusie qui frappent très sérieusement certaines personnes souffrant de cette maladie.

C’est donc en pleine résonance avec l’actualité que l’histoire des sens se penche sur le passé et plus particulièrement sur le long XIXème siècle, une période qui a fait l’objet de nombreuses investigations consacrées aux sens dans le champ des études sur les arts et la littérature et dont le corpus a à la fois contribué à rendre compte et à modeler les modèles sensoriels à l’étude. En effet, L’Âge des empires, comme le nomme Constance Classen dans la série A Cultural History of the Senses (2016), se prête particulièrement bien aux recherches menées en histoire des sens, tout d’abord parce que l’urbanisation, l’industrialisation et la colonisation qui caractérisent cette période ont amené de nouvelles perceptions sensorielles, mais aussi parce que l’évolution de la stratification sociale à cette période a contribué à différencier socialement ces perceptions. Ainsi, un motif privilégié de la toile de Jouy au XVIIIème siècle, l’ananas, quoique cultivé en serre, est resté un fruit rare et onéreux jusqu’à la fin du XIXème siècle, mais la notion de son goût a été démocratisée par la confiserie grâce aux progrès de la chimie qui en a proposé un ersatz18. Ces essences artificielles ne tarderont pas à permettre un développement et une démocratisation exceptionnelle de la parfumerie qui bénéficie des développements de l’industrie chimique autant que la peinture qui avait reçu dans des laboratoires au début du siècle de nouvelles teintes, comme le vert de Scheele. On pourrait ainsi multiplier les exemples de nouvelles perceptions datées du long XIXème siècle, mais cette période n’a pas seulement transformé la palette des sensations accessibles, elle a aussi modifié les conceptions liées aux perceptions sensorielles, notamment en développant la notion d’objectivité (Daston & Galisen, 2007) et en fondant sur les sens un savoir social (Corbin, 1982).

Les nouvelles réalités historiques décrites ci-dessus ont eu une influence décisive sur le traitement des sens dans la littérature des XIXème-XXème siècles. Un développement exhaustif n’ayant pas sa place dans cette introduction, signalons seulement les grandes lignes de l’évolution, voire de l’alternance des approches au cours de la modernité : si le romantisme, le symbolisme et le surréalisme favorisent l’expression des réactions sensorielles et affectives dans toute leur singularité (on le voit dans les mémoires et la poésie lyrique, deux genres évoqués dans ce volume), le réalisme et le naturalisme tentent de s’appuyer sur les sciences pour peindre leur société et en documenter les mœurs. Quelle que soit leur affiliation esthétique, les écrivain·e·s interrogent la vie des sens pour exprimer leur manière d’être au monde et celle de leurs contemporains.

Cela nous amène à nous demander s’il y a des changements importants dans la nature des sources et des perceptions au tournant de la modernité (XIXème-XXème siècles). D’une part, il est clair que l’essor du livre imprimé au XIXème siècle augmente la nature et la quantité de documents susceptibles d’intéresser les chercheurs en études sensorielles. Il y a de plus en plus d’écrits et leur contenu se diversifie ; dans ce volume, il est question du roman, des guides de voyages illustrés, des éditions de luxe pour bibliophiles, des mémoires, des manuels scientifiques, etc… L’impulsion de la presse au contact de nouvelles techniques et de nouveaux lectorats permet le développement du reportage, de la critique et de la presse de vulgarisation. Il en va de même pour les sources médiatiques : les nouvelles technologies inventées à la fin du XIXème siècle telles que la photographie, l’enregistrement sonore et le cinéma vont renouveler le fond documentaire. D’autre part, le changement le plus radical entraîné par la modernité a trait non à la nature et la variété des sources mais à la façon dont on a appréhendé, voire objectivé les perceptions. En effet, quantifier et objectiver, ou encore instrumentaliser l’observation, deviennent le nouveau modus operandi. Une réflexion sur les sources propres à l’histoire des sens au tournant de la modernité peut donc profiter de ces nouveaux types de documents, notamment les médias, tout en mesurant comment leur instrumentalisation a influencé l’appréhension sensorielle et la conception de la matérialité sensible.

Ces enjeux sont au centre des trois premières contributions sur la transmission du savoir au XIXème siècle. C’est tout d’abord à la spécificité du support livre que s’intéresse Marine LeBail, spécialiste de littérature française et d’histoire du livre, qui étudie la dimension polysensorielle des livres et du plaisir de la lecture tel qu’il est décrit dans les textes du XIXème siècle. Également attentif à la place des sens dans la transmission du savoir, Axel Hohnsbein, spécialiste d’histoire de la presse populaire, analyse l’évolution de la place des sens dans les stratégies de transmission du savoir développées par la presse de vulgarisation scientifique à la fin du XIXème siècle. Par ailleurs, l’épreuve du confinement des prisonniers n’est pas toujours transmise par les historiens dans toute sa matérialité sensorielle, si bien que la singularité de leurs expériences se perd dans les traités d’hygiénistes dont le but était de rendre compte de la vie des prisonniers en s’appuyant sur des données objectives. Se penchant sur les écrits de prisonniers ainsi que sur les textes qui leur étaient consacrés au XIXème siècle, Aya Umezawa, historienne dont les travaux se situent à la croisée de l’histoire sociale et culturelle, s’applique à retrouver la trace de l’expérience sensorielle de la prison.

Dédiées à deux sensorialités différentes, les contributions d’Aimée Boutin et de Corinne Doria s’interrogent sur les moyens de documenter la perception sensorielle. Ce questionnement donne à Aimée Boutin l’occasion de revenir sur la méthodologie développée pour la rédaction de son livre City of Noise : Sound and Nineteenth-Century Paris (2015) et d’analyser les différentes sources convoquées et croisées pour retrouver l’ambiance sonore d’une époque. Chercheuse pluridisciplinaire croisant les études littéraires, urbaines et les sound studies, Boutin allie l’analyse littéraire (notamment de la poésie et des guides encyclopédiques de Paris) avec celle de sources législatives ou matérielles. La contribution de Boutin gagne beaucoup à être lue en regard de l’entretien avec Mylène Pardoen, archéologue du paysage sonore. Si elles exploitent les mêmes sources pour recenser les sons disparus, leurs objectifs (interpréter les bruits de la ville ou reconstruire le paysage sonore) diffèrent et se complètent. Historienne de la médecine travaillant sur l’histoire sociale et culturelle de l’ophtalmologie, Corinne Doria, quant à elle, s’interroge sur le sens de la vue et sur la connaissance de cette sensorialité dont témoigne le dialogue entre la presse médicale spécialisée et la presse populaire. Son entretien avec Clara Bleuzen, qui colorise des films documentaires de la première moitié du XXème siècle, fait également pendant à son article. Les deux entretiens avec des actrices de reconstitutions, Pardoen et Bleuzen, permettent de mieux comprendre le travail de reconstitution historique qui nécessite souvent des recherches relevant de l’histoire des sens et sur lequel, en retour, la recherche en histoire des sens s’appuie parfois, tantôt pour mieux comprendre les phénomènes qu’elle étudie, tantôt pour valoriser ses travaux auprès d’un public plus large. Ces quatre études ont l’avantage de surprendre par leur approche atypique et l’usage intersensoriel de la culture visuelle : Boutin et Pardoen recensent le bruit dans les sources visuelles alors que Doria et Bleuzen se détachent des sources habituelles sur la vision pour s’intéresser à la construction du sens de la vue et la vulgarisation des savoirs qui le concernent aux XIXème-XXème siècles.

Hugo Hengel se livre ensuite à une analyse fine de l’œuvre de Rilke de façon à mettre en évidence l’importance des sens dans la poétique de cet auteur et ce qui distingue les conceptions de ce poète en ce qui concerne les perceptions sensorielles. Se consacrant également à un auteur particulier, Érika Wicky s’interroge sur le rôle d’exemple que les historiens actuels des odeurs et de l’odorat attribuent très souvent à Zola. Tous deux montrent ainsi comment la singularité d’un auteur peut être articulée à une réflexion plus vaste sur l’histoire des sens, même s’il sera toujours difficile d’expliquer pourquoi, à la même époque, certains écrivains sont plus portés à décrire la vie des sens que d’autres. Les deux contributions sur Rilke et sur la réception de Zola invitent également à réfléchir aux importantes transformations du sensorium occidental pendant la modernité.

Pour finir, mettant en exergue le bénéfice que l’histoire des sens peut retirer de perspectives croisées, une table ronde dédiée à la question de l’odorat dans l’espace privé (XVIIIème-XIXème siècle) réunit six chercheurs spécialistes d’histoire de l’habitat urbain (Olivier Zeller), de littérature (Jean-Alexandre Perras) et d’histoire de l’architecture pour se pencher sur la contribution que peuvent apporter à l’histoire des sens diverses sources spécifiques comme les plans architecturaux (Jean-François Cabestan), le fameux ouvrage de Bastide La petite maison (Aurélien Davrius), les écrits des utopistes (Laurent Baridon) ou encore l’apparition et la distribution de fumoirs (Nicolas Personne). Cette table ronde, les deux entretiens ainsi que les sept contributions à ce volume nous éclairent sur ce que les sources relevant de diverses disciplines, genres ou méthodologies peuvent apporter à l’histoire des sens.

Ouvrages cités :

Boddice, Rob et Mark M. Smith, Emotion, Sense, Experience, Londres, Cambridge University Press, 2020.

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1 Voir, par exemple : Viktoria von Hoffmann, Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang, 2013.

2 Voir, par exemple : L’acide dans la littérature, Véronique Duché (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2015.

3 Voir à ce sujet : Mark Smith, Sensory History, Londres, Bloomsbury, 2007 et Robert Jütte, A History of the Senses from Antiquity to Cyberspace, Cambridge, Polity, 2005.

4 Parmi les publications importantes de ce groupe, mentionnons cette série en six volumes : A Cultural History of the Senses, Londres, Bloomsbury, 2014.

5 Pour un état des lieux historiographique : « L’Anthropologie sensorielle en France: un champ en devenir ? », L’Homme, n°217, 2016. Voir aussi : Alain Corbin, Une histoire des sens: Le Miasme et la jonquille, Le Village des cannibales, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, préface de Pascal Ory, Paris, Robert Laffont, 2016.

6 Voir, par exemple, l’exposition The Smell of War (commissaire Peter de Cuypere) organisée en 2015 à Poperinge pour commémorer le centenaire des premières attaques au gaz durant la Première Guerre mondiale, ou les recherches dont rend compte le volume Entendre la Guerre. Silence, musiques et sons en 14-18, sous la direction de Florence Gétreau, Gallimard et Historial de la Grande Guerre, 2014.

7 Sur le sujet nous renvoyons à Barry Stein et Alex Meredith, The Merging of the Senses, Londres, MIT Press, 1994; Gemma Calvertet et Charles Spence, The Handbook of Multisensory Processes, Cambridge, MIT Press, 2004.

8 Ceux-ci incluent, parmi d’autres, le sens de l’équilibre, la proprioception, la thermoception, la perception de la douleur (sens algique), etc. Voir à ce sujet : Bruce Durie, « Senses Special : Doors of Perception », NewScientist, 26 janvier 2005, En ligne : [https://www.newscientist.com/article/mg18524841-600-senses-special-doors-of-perception/] (consulté le 20 février 2021).

9 Voir notamment le projet Rethinking the Senses: Uniting Philosophy and Neuroscience of Perception, (AHRC, 2013-2016) ainsi que le projet Kôdô – La création olfactive du Kôdô vers les pratiques artistiques contemporaines (ANR, 2010-2014) mené par Chantal Jaquet, Didier Trotier et Roland Salesse.

10 Par exemple, sur les rapports entre neuro-histoire et histoire des sons, voir Alexandre Vincent, « Aux paradis artificiels de l’historien », Tracés, HS14, 2014. Sites consultés le 20 / 02 /2021

11 Voir, par exemple : Rémi Digonnet, Métaphore et olfaction : une approche cognitive, Paris, Honoré Champion, 2016.

12 Voir notamment : Alain Corbin, « Les historiens et la fiction : usages, tentation, nécessité… », Le Débat, 2011, Vol. 3, n°165, p. 57-61 et Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’historien et la littérature, Paris, La Découverte, 2010. Du point de vue des études littéraires, voir, par exemple : Aimée Boutin, City of Noise: Sound and Nineteenth-Century Paris, University of Illinois Press, 2015 ; Andrea Goulet, Optiques: The Science of the Eye and the Birth of Modern French Fiction, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006; Geneviève Sicotte, Le Festin lu. Le repas chez Flaubert, Zola et Huysmans, Liber, 2009.

13 La première journée d’étude est un atelier de la Société d’études romantiques et dix-neuvièmistes intitulé Quelles sources pour l’histoire des sens? organisé par Érika Wicky à la Fondation Biermans-Lapôtre (Cité internationale universitaire, Paris) en septembre 2018 et la seconde une journée d’étude intitulée Domestiquer les odeurs : l’odorat et la construction de l’espace privé (XVIIIe-XIXe siècle), organisé par Laurent Baridon et Érika Wicky au Collegium de Lyon, Institut d’études avancées en juin 2019.

14 Voir à ce sujet : Emily C. Friedman, « Introduction: The Ghost of a Perfume, the Challenge of Recovery », Reading Smell in Eighteenth-Century Fiction, Lewisburg, Bucknell University Press, 2016.

15 Quelques œuvres qui mettent en valeur la sensorialité dans les études urbaines ont fait date: The City and the Senses, Cowan & Stewart (dir), Routledge, 2007; Senses and the City, Diaconu et al. (dir), Munster, 2011; Les cinq sens de la ville, Emmanuelle Retaillaud-Bajac et Robert Beck (dir), PU François Rabelais, 2013. Daniel Morat (Freie Universität Berlin, Allemagne) et Nicolas Kenny (Simon Fraser University, Vancouver, Canada) travaillent actuellement dans ce domaine.

16 « The Flâneur and the senses », Aimée Boutin (dir.), Dix-Neuf, vol. 16. 2, 2012. Fabio La Rocca, « A theoretical approach to the flâneur and the sensitive perception of the metropolis », Sociétés, 2017/1 (n° 135), p. 9-17. Estelle Murail, « A body passes by: the flâneur and the senses in nineteenth-century London and Paris », The Senses and Society, 12.2, 2017, p. 162-176.

17 T. J. Clark, « The View From Notre-Dame », The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and His Followers, Princeton University Press, 1985, p. 23-78. Léa Galanopoulo, « Comment reconstruire le son de Notre-Dame ? », CNRS Le Journal, 8 novembre 2019, https://lejournal.cnrs.fr/articles/comment-reconstruire-le-son-de-notre-dame, consulté le 9 février, 2021.

18 « Les essences artificielles de fruits, qui servent plus à la confiserie qu’à la parfumerie, sont toutes des éthers ; l’essence de poires est un éther amylique, l’essence de pommes un éther valérianique, et l’essence d’ananas un éther butyrique ». Eugène Rimmel, Le livre des parfums, Paris, Dentu, 1870, p. 402.




Le Guin / Stengers : aventures de pensée

Tout pouvoir humain peut être contrecarré et renversé par des humains.
Résistance et changement souvent viennent de l’art, et très souvent de notre art, l’art des mots.
– Ursula K. Le Guin

 

Sommaire :

1 – Isabelle Stengers, Université Libre de Bruxelles : Ursula Le Guin – Penser en mode SF
2 – Pierre Cassou-Noguès, Université Paris 8, Habiter, l’espace, la Terre
3 – Noémie Moutel, Université de Caen Normandie : « Sur », d’Ursula K. Le Guin : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène
4 – Hélène Barthelmebs, Université du Luxembourg : Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin et évolution de la pensée critique féministe
5 – Thierry Drumm, Université Libre de Bruxelles : De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? Ursula K. Le Guin, Tenar et le feu de l’imagination
6 – Eliane Beaufils, Université Paris 8 : Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines
7 – Marie-Pier Boucher, Université de Toronto : Penser avec Isabelle Stengers
8 – Laurence Dahan-Gaida, Université de Franche-Comté : L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges

Sous-dossier : écologies de l’attention

9 – Laurence Perron, Universités du Québec à Montréal et Rennes 2 : Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti
10 – Bruno Trentini, Université de Lorraine : De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration
11 – Jonathan Hope, Université du Québec à Montréal, et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle : Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture


Ce numéro a été conçu en hommage à la grande dame de la science-fiction et de la fantasy américaine, Ursula K. Le Guin (1929-2018). Grande, comme sont grands les territoires sur lesquels elle entraîne nos imaginations : des archipels de Terremer jusqu’aux planètes de l’Ekumen, d’une Californie future jusqu’à l’antiquité romaine, Le Guin nous plonge dans des mondes où se pensent éthique et esthétique planétaires, communautés inter-espèces, sociétés anarchistes ou hermaphrodites, savoir indigène, intelligence végétale… des mondes qui mettent en jeu notre épistémè, moderne et occidental, pour mieux en percevoir les nuances, ses ombres violentes comme ses lumières. À une époque où l’humanité fait face au dérèglement climatique et à la sixième extinction de masse, à l’épuisement des sols et à la destruction des forêts ; alors que nous vivons toujours avec les tristes conséquences de l’entreprise coloniale et que se développe des formes nouvelles d’impérialisme, que prolifèrent les conflits armés, et que subsistent d’importantes inégalités liées à l’identité de genre ou aux caractéristiques physiques, Le Guin nous entraîne ailleurs, au-delà de notre quotidien, nous permettant ainsi de réimaginer notre monde, et nous donnant des raisons, et des manières, d’espérer.

Loin des idéologies toutes faites et des idées bien arrêtées, les récits et essais d’Ursula Le Guin nous invitent à l’aventure, à la pensée complexe et à l’engagement. Chacune à sa manière, les différentes contributions de ce numéro répondent à cette invitation, revisitant ce qui fait « science » dans la fiction de l’autrice, ce qui fait savoir, entre féminisme et écologie, philosophie de la connaissance et théorie de l’habiter.

Nous plongeant dans des histoires où la fiction s’entrelace aux science humaines (à l’anthropologie, notamment) l’écrivaine aura dessiné pour nous une méthode pour « penser en mode SF », pour reprendre ici l’expression de la philosophe Isabelle Stengers, qu’elle emprunte elle-même à Donna Haraway. Dans son article « Ursula Le Guin – Penser en mode SF », Stengers revisite une série de nouvelles, de romans et d’essais de l’écrivaine (entre autres « Ceux qui partent d’Omelas », « Un Homme du peuple », « Sita Dulip’s Method », les romans du cycle de Terremer, les essais de Words Are My Matter), explorant la manière dont la fiction spéculative, en construisant des mondes consistants, nous permet – plus que toute « expérience de pensée » menée en sciences humaines et sociales – de percevoir, niché dans les interstices du présent, les germes d’un futur plus juste et plus joyeux. Stengers nous offre ici l’occasion de considérer les littératures de l’imaginaire, non pas comme un réservoir d’allégories, mais comme un terrain où faire des expériences, où les images ont la capacité de produire des mondes dans lesquels les corps et les pensées des personnages, de l’auteur et des lecteurs s’entretissent. En comparant le travail Le Guin à celui du scientifique, qui élabore des hypothèses et les met à l’épreuve au laboratoire, ou encore en le situant dans le contexte de la contre-culture des années 1960 et 1970, et de la pensée féministe, Stengers nous invite à suivre l’écrivaine et à penser en mode SF.

C’est à cette tâche que s’attèle Pierre Cassou-Noguès dans « Habiter, l’espace, la Terre ». Philosophe dont la pratique emprunte depuis plusieurs années les chemins de la fiction (par exemple dans Technofictions, 2019, ou dans Mon zombie et moi, 2010), Cassou-Noguès s’appuie ici sur trois textes d’Ursula Le Guin (les nouvelles « Paradise Lost » et « Newton’s Sleep », ainsi que l’essai « Living in a Work of Art »), pour repenser la question de l’habiter, à contre-courant d’une certaine doxa écologiste contemporaine, bio-régionaliste et valorisant l’ancrage au sol et à la terre/Terre. En mettant Le Guin en rapport avec Heidgger, Husserl, Levinas et Le Corbusier, Cassou-Noguès se demande alors ce que signifie « vivre dans une œuvre d’art », dans un habitat façonné par un autre.

Dans « « Sur » : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène », Noémie Moutel se penche elle aussi sur la question de l’habitation, mais aussi de l’exploration, deux pratiques mises en scène dans cette nouvelle que Le Guin fait paraître en 1982. En dialogue avec la philosophe Émilie Hache, Moutel revient sur la notion de « maison », et sur la manière dont celle-ci peut devenir le site d’une réécriture alternative de l’histoire – autrefois dite « héroïque » – de l’expansion territoriale occidentale (dont l’exploration de l’Antarctique devient ici une métonymie). En produisant une nouvelle toponymie de l’Antarctique, non-conquérante et émancipatoire, les exploratrices de « Sur » deviennent alors des modèles pour une habitation écoféministe du territoire.

Le féminisme est également au cœur des préoccupation d’Hélène Barthelmebs qui, dans « Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer et évolution de la pensée critique féministe », nous propose une analyse de la figure de la sorcière, en regard de la culture phallocentrée qui caractérise l’archipel de ce monde fantasy. Comment le « pouvoir féminin » s’affirme-t-il dans ce cycle commencé dans les années 1960, et que Le Guin revisitera jusqu’en 2001 ? Barthelmebs nous entraîne dans une enquête anthropologique, suivant la figure de la sorcière entre destin individuel des personnages et histoire collective de Terremer. Elle démontre ainsi la manière dont ce cycle dépasse la pensée binaire qui opposerait la série « femmes / nature / négatif / sorcellerie » à « hommes / culture / positif / magie ».

Nous restons en Terremer avec Thierry Drumm, qui se demande « De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? ». En se concentrant sur le personnage de Tenar, qui apparaît pour la première fois dans Les Tombeaux d’Atuan (1970), Drumm considère l’œuvre de Le Guin comme le site d’une pratique spécifique, capable de transformer, par le « feu de l’imagination », nos manières de penser et de sentir. En s’appuyant sur l’essai « The Carrier Bag Theory of Fiction », il montre comment la pratique romanesque de l’écrivaine trace une alternative au récit héroïque de « l’Homme Civilisé » et à sa « conception gladiatoriale de la fiction ».

Ce même essai de Le Guin inspire Éliane Beaufils, qui passe par la « théorie de la fiction-panier » pour pour discuter de trois performances (Testversuch Phase I, de Folke Köbberling, Lydia Stäubli et Corinna Voigt ; 36.5 A Durational Performance with the Sea, de Sarah Cameron Sunde ; et Cracks, de Charlotta Ruth). Son article, « Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines », montre que la force heuristique de la pensée de l’écrivaine porte au-delà du champ restreint de la littérature. Face à ce que Bruno Latour nomme le Nouveau Régime climatique, Beaufils nous présente le travail de ces artistes contemporaines qui remplacent l’héroïsme par une sensibilité au monde, à ses rythmes lents, et aux vies précaires dont il est tissé.

Avec Marie-Pier Boucher, il s’agit à nouveau de « Penser avec Isabelle Stengers », dans un article qui nous permet de situer celui de la philosophe dans le contexte plus large de ses travaux. En passant, entre autres, par L’invention des sciences modernes (1993), L’hypnose entre magie et science (2002) ou encore par Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle (2020), Boucher esquisse la philosophie de la connaissance sur le fond de laquelle se joue la rencontre entre Stengers et Le Guin. Mais plus qu’une épistémologie, c’est un « tempérament stengerien » qui apparaît ici, ce tempérament qui module la pensée de l’imagination, de la fiction et du récit que la philosophe déploie au contact de l’écrivaine.

Dans sa contribution à ce numéro, Stengers revisite la question de l’expérience de pensée, grâce à Le Guin (et à William James et Donna Haraway). Cette même question occupe ici Laurence Dahan-Gaida. Mais pour la résoudre, elle se tourne plutôt vers Borges, auteur dont Le Guin était par ailleurs une grande lectrice (ayant notamment rédigé l’introduction pour l’édition anglaise de son Antologia de la Literature, parue chez Carroll & Graf en 1990). Dans « L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges », Dahan-Gaida démontre que la fiction spéculative nous permet « l’essai d’une autre pensée en vue d’élargir les limites du possible pensable et imaginable », et d’ainsi expérimenter d’autre manières de connaître notre monde. Empruntant aux travaux du philosophe Hans Vaihinger (1852-1933), mais aussi à Meillassoux et à Latour, sa contribution nous rappelle que la littérature arrive à dépasser l’illustration, ou la « radicalisation fictionnelle » d’une pensée (par exemple philosophique), en l’ancrant dans des mondes qui la re-problématisent. La littérature apparaît ainsi comme une « pensée qui ne pense pas ».

Finalement, ce numéro réunis trois articles hors-dossiers sous la rubrique « Écologies de l’attention ». Ils traitent en effet, chacun à sa manière, de la capacité de la littérature (ou plus largement des pratiques culturelles) à moduler notre rapport à l’environnement, que celui-ci soit transformé par des politiques industrielles désastreuses (« Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti », de Laurence Perron) ou menacé par une idéologie productiviste qui s’insinue jusque dans nos styles cognitifs et interprétatifs (« De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration », de Bruno Trentini, et « Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture », de Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine).

Dans son article, Laurence Perron expose les stratégies stylistiques mises en œuvre par Wolf et Mindszenti pour réintégrer, dans le langage, le monstre radioactif, version Tchernobyl. Elle dessine ainsi les contours d’une « poétique de la radioactivité » qui, en dépassant la simple thématisation, arrive à reproduire, dans le corps textuel, les ravages dont sont victimes les corps irradiés.

Bruno Trentini s’attache quant à lui à distinguer et d’articuler les états d’alerte, de concentration et de distraction, dans le cadre de pratiques culturelles comme le jeu vidéo ou l’art contemporain. Il défend l’hypothèse que l’état écologique de l’alerte – un mode attentionnel très englobant, qui s’oppose ainsi à la concentration – fonde la possibilité d’une flânerie et d’une distraction enracinées dans le monde. L’alerte et la distraction apparaissent alors comme des modes de résistance face aux exigences cognitives de notre société productiviste, qui valorise d’abord la concentration.

Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine proposent également de nous attarder sur la manière dont nous portons attention au texte littéraire, opposant une lecture travaillante, rentable et productrice de profits intellectuels, et des pratiques de lecture (dont la relecture) qui tendraient à ralentir et à apaiser le rythme de la production culturelle. En passant par Max Weber, Thoreau, Sarraute, Barthes, Nabokov et par des penseurs contemporains comme Jonathan Crary ou Patricia Meyer Spacks, cet article pense aux usages « homéostasiques » de la littérature, corps de paroles partagées sur laquelle la lectrice peut se reposer.




Crises : Climat et critique, table des matières et introduction

       Crises : climat et critique, une introduction – Sarah Bouttier, Theo Mantion, Sarah Montin et Pierre-Louis Patoine

  1. La critique saisie par les crises climatique et écologiques : l’écocritique comme remède, comme modèle, comme arme – Julie Sermon
  2. Faire une littérature environnementale. Le pragmatisme à l’essai – Jonathan Hope
  3. Géopoétique de la catastrophe. The Book of the Dead de Muriel Rukeyser – Elvina LePoul
  4. Vivid Entanglements: Materializing Climate Crisis in Mainstream Poetry – Sarah Montin
  5. “Infamy in the Air”: Toxic Climate, Racial Atmospherics, and the Politics of Contagion in the Literature of the Nineteenth-Century United States – Thomas Constantinesco
  6. A Martial Meteorology: Carceral Ecology in Jesmyn Ward’s Sing, Unburied, Sing – Savannah DiGregorio
  7. Du “Storm Cloud” à Vertigo Sea. L’art britannique au prisme de l’“angloseen” – Charlotte Gould et Sophie Mesplède
  8. Jonathan Franzen: His Bird Solution – Béatrice Pire
  9. William Golding, Gaia, and the Crisis Ecology of Lord of the Flies Theo Mantion
  10. « Quelque chose qui flotte, qui bouge… qui grouille… » Some Flows of the Formless in Late Anthropocene Fiction – Terry Harpold
  11. Rewriting the Unthinkable: (In)Visibility and the Nuclear Sublime in Gerald Vizenor’s Hiroshima Bugi: Atomu 57 (2003) and Lindsey A. Freeman’s This Atom Bomb in Me (2019) – David Lombard

Introduction

l’impensable (Patrick Lagadec) ? Quelles nouvelles manières de lire la critique peut-elle inventer, au-delà du premier mouvement salutaire qu’a été l’écocritique ?

e siècle, donc dans une histoire longue des « politiques de la respiration », qu’il étudie en convoquant la pensée de Frederick Douglass et Harriet Jacobs, Emily Dickinson et Ralph Waldo Emerson, entre autres. Cette approche nous permet de penser le racisme et le colonialisme comme des phénomènes matériels, produisant des atmosphères contagieuses, où l’asphyxie fait face aux aspirations démocratiques et de libertés, et où la littérature et la critique peuvent nous aider à penser des formes positives de conspiration, un « respirer ensemble » vertueux.

Sing, Unburied, Sing montre comment le « trauma environnemental » traverse les générations et structure les communautés, de l’échelle locale jusqu’à celle du capitalisme globalisé.

Paul Cureton).

C’est également vers le domaine aérien, ou plutôt aviaire, que se tourne Béatrice Pire dans une enquête sur la passion de l’écrivain américain Jonathan Franzen pour les oiseaux, et l’influence de cette « compulsion » sur la genèse éthique de son roman Freedom (2010), ainsi que sur l’évolution de ses positions à propos des changements climatiques. Dans des interventions telles que son essai « My Bird Problem » (2006), Franzen établit – comme le fait Derrida dans L’Animal que donc je suis (2006), que Pire évoque également – des parallèles et différences entre les conditions humaine et aviaire, et nous engage à penser les discours sur le changement climatique dans leur dimension idéologique et eschatologique.

Hiroshima Bugi : Atomu 57 (2003), et une autobiographie de Lindsey A. Freeman, This Atom Bomb in Me (2019) – Lombard prolonge la pensée de chercheurs qui ont critiqué le sublime nucléaire, notamment pour son renvoi du complexe atomique au domaine de l’innommable, à un au-delà du matériel, du politique et du domestique, et qui ont proposé de développer la notion inverse de « nucléaire prosaïque ». Ces deux œuvres permettent de révéler le sublime nucléaire comme un cadre trop abstrait et universel, qui tend à effacer l’histoire multiculturelle qui complique les réponses sensorielles, affectives et éthiques face à cette technologie et à ses usages militaires et civils.

Ouvrages cités

Buell L., The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1995.

Chakrabarty, D., « The Planet, An Emergent Humanist Category », Critical Inquiry, vol. 46, n° 1, 2019, p. 1-31, doi.org/10.1086/705298.

Ghosh, A., The Great Derangement: Climate Change and the Unthinkable, Chicago, Chicago University Press, 2016. 

Lagadec, P., Le Continent des imprévus – Journal de bord des temps chaotiques, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

Morin, E., « La notion de crise », Communications, n° 25, 1976, p. 149-163.

Morton, T., Hyperobjects: Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2013.

Rivière, J., « La crise du concept de littérature », La NRF, n° 125, février 1924, p. 159-170, republié dans Fabula LhT, n° 6, mai 2009, https://www.fabula.org/lht/6/riviere.html.

 




Nouveaux paradigme du virus et du parasite

Sommaire :

1 – Liliane Campos et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle : Nouveaux paradigmes du virus et du parasite, entre littérature, biologie et théorie critique
2 – Eric Bapteste, CNRS, et Liliane Campos, Sorbonne Nouvelle : Raconter le virus : Dialogue interdisciplinaire sur la transposition narrative du discours biologique.
3 – Sarah Bouttier, École Polytechnique : The “Right” Amount of Agency: Microscopic Beings vs Other Nonhuman Creatures in Contemporary Poetic Representations
4 – Claire Larsonneur, Université Paris VIII, Viralité et humanité : la figure du non-corpum chez David Mitchell
5 – Guillaume Bagnolini, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Le parasite, de l’être mimétique à l’inquiétante familiarité
6 – Sophie Laniel-Musitelli, Université de Lille, « The drive of unliving things » : Parasitisme et addiction dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick
7 – Fleur Hopkins, CNRS THALIM, Dans le ventre de la baleine : voyages intérieurs et métaphore parasitaire dans la culture populaire

Hors dossiers :

8 – Mathieu Gonod, Lycée La Martinière Monplaisir, Forme et savoirs du vivant dans La vie et les opinions de Tristram Shandy
9 – Micheline Louis-Courvoiser, Université de Genève, La folie de Mme Fol (18e siècle). Une intranquillité de la chair




Expérience de pensées : tables des matières et introduction

Expériences de pensée – dossier dirigé par Christine BARON et Charlotte KRAUSS

Table des matières

Introduction – Christine Baron

1 – L’expérience de pensée comme méthode de variation. De Mach à Musil – Laurence Dahan-Gaida

2 – La transparence et l’obstacle épistémologique : Visages de la fiction expérimentale chez Gourmont, Chesterton et Schwob – Rémi Plaud

3 – L’image pense-t-elle quand elle parle ?  – Mathias Lavin

4 – La vengeance du comte Skarbek ou la bande dessinée comme expérience de pensée – Charlotte Krauss

5 – Si une expérience de pensée m’était contée : Le petit chaperon rouge de Charles Perrault et autres histoires du temps moderne – Francisco González

6 – « Weder Kindheit noch Zukunft ». Rilke et l’expérience de pensée – Matilde Manara


Introduction

L’expérience de pensée se caractérise par une longue histoire, peut-être même antérieure à ce que Mach désigne et popularise à la fin du XIXème siècle sous le nom de Gedankenexperiment. Cette notion est d’abord transversale aux sciences, à la philosophie, et sa représentation relève à la fois de la fiction littéraire, cinématographique et bédéistique. Objet de controverses dès son apparition, la notion est tantôt valorisée, tantôt rejetée par les scientifiques notamment car soupçonnée de s’apparenter à une forme d’intuitionnisme ; en effet comment imaginer une expérience purement mentale qui ne passe pas par sa vérification physique ? Quels bénéfices en escompter ? Et surtout : peut-elle se passer de toute validation de nature empirique ? En convoquant l’hypothèse, la fiction et la suspension des savoirs usuels, l’expérience de pensée trouble, fait porter le raisonnement sur un cas imaginaire dans le but d’accroître notre connaissance du réel. Elle a mauvaise réputation et semble s’opposer à la rigueur du raisonnement, particulièrement en sciences où règne la preuve par l’expérience.

Or, il est possible, en assumant le paradoxe, de se demander si l’expérience-clé, celle qui vérifie absolument et parfaitement une théorie, ne relève pas du mythe pur et simple1 et si le passage par l’expérience de pensée, notamment depuis la fin de la physique mécaniste, ne serait pas au contraire le cas le plus fréquent dans la pratique des sciences dures, et en tout cas celui qui a permis des changements de paradigmes décisifs. Telle est en tout cas la suggestion de Thomas Kuhn2. En se caractérisant par une exigence théorique qui l’éloigne de l’intuition banale, l’expérience de pensée ouvrirait ainsi de nouveaux paradigmes et permettrait de manière privilégiée des mutations fécondes dans le domaine de la connaissance, sans que pour autant les faits soient nouveaux ; c’est leur interprétation qui diverge. Telle est l’hypothèse empiriste de John Norton, que commente Stuart en ces termes :

If thought experiments produce new information about the world it is because they bring to light the hidden consequences of and relations between facts that we already know. Thus, if we wish to eliminate any appeal to « epistemic magic » (Norton 2004, 45) we must accept that thought experiments are arguments3; the only empiricist-friendly way of reasoning to new knowledge from old4.

Dans la préface d’un ouvrage consacré à la période classique, Sophie Roux constate que l’expérience de pensée connaît un regain d’intérêt à la fin du XXème siècle et que de nombreuses théories y ont recours, telles la chambre chinoise de Searle (sur l’intelligence computationnelle), la terre jumelle de Putnam (sur l’externalisme sémantique) ou la chambre de Mary de Dennett. On distingue généralement les expériences de pensée philosophiques et physiques. Pour les premières, on peut citer l’anneau de Gygès chez Platon, le spectre chromatique inversé chez Locke, la chambre chinoise chez John Searle ou encore le cerveau dans la cuve chez Hilary Putnam. En ce qui concerne les secondes, peuvent être invoquées la chute des corps de Galilée, Darwin sur l’évolution de l’œil, le disque de Poincaré, l’ascenseur d’Einstein, le démon de Maxwell ou le bateau de Thésée (Locke). Tous ces exemples impliquent des récits qui illustrent une hypothèse et comportent une intention démonstrative raccordée à notre expérience commune. Sophie Roux rappelle en effet que même si l’histoire racontée est contrefactuelle, un minimum de réalisme est nécessaire afin de permettre une connexion avec les représentations du destinataire du récit du récit expérimental. Certaines de ces expériences peuvent être de nature éthique (comme des alternatives) ou physique, relever des sciences naturelles ou encore des sciences du langage.

Des controverses éclatent très vite à propos des expériences de pensée ; elles impliquent le rôle de l’imagination, rôle essentiel selon Tamar Szabo Gendler5, inexistant selon John Norton6. On peut toutefois en dégager quelques traits communs et quelques illustrations qui permettent d’introduire le propos. Pour effectuer une comparaison rhétorique, dans un raisonnement, l’expérience de pensée est à la manière d’une digression dans un discours à l’aune de laquelle le propos principal va être évalué voire repensé. Ce détour suppose que l’on s’éloigne de l’urgence de la décision, que l’on prenne du champ vis-à-vis de l’objet considéré afin de se donner la chance d’un regard neuf. L’expérience de pensée suspend ainsi le jugement, comme le note Tamar Szabo Gendler.

Still it might seem […] that the difference between an imaginary and an actual situation about which we are called to make a judgment is that the latter carries with a certain sort of urgency; some state of affairs that is actually out there, and we need to make a decision about which is properly to be evaluated. An imaginary situation, by contrast is purely academic… 7

Son caractère « pur », mental, délié des contraintes et des urgences du réel suppose que l’expérience ne soit pas toujours nécessaire ni possible ; elle s’auto-valide parfois par sa pertinence intrinsèque (dans le cas de l’expérience philosophique). Elle suppose en outre une stase temporelle, commune au récit de nombreuses expériences de pensée. C’est ainsi à la faveur d’une pause dans le récit de Crying of Lot 49 de Thomas Pynchon que le narrateur est initié à l’expérience de Maxwell de manière très théâtralisée et incarnée8. Ajoutons à ce point que l’expérience de pensée, dans la mesure où elle frappe l’imagination par un scénario élaboré, peut migrer d’un domaine vers un autre ; ainsi, dans les premières pages du Sens pratique, Bourdieu développe une analogie entre le démon de Maxwell, le passage de particules thermiques par une petite porte et la sélection scolaire.

Une rapide définition

Outre cette stase temporelle (qui peut prendre une forme ambulatoire chez Rousseau par exemple, ou dans l’un des films évoqués dans la contribution de Mathias Lavin lorsque le poète compose en marchant), un assez grand flou règne sur la définition de la notion. Ainsi, Margherita Archangeli note les différentes thèses qui s’affrontent dans ce domaine, ce qui ne contribue pas à clarifier cet objet étrange :

Est-il possible de définir précisément et adéquatement ce qu’est une expérience de pensée ? Le débat intense entre les philosophes contemporains à ce sujet n’a pas abouti à une définition consensuelle. En effet une expérience de pensée a pu être définie tour à tour comme (la liste suivante ne prétend pas être exhaustive) : un argument (Norton, 1991) ; une vision intellectuelle des lois de la nature dans un monde platonicien (Brown, 1991a/b, 2004a/b) ; une expérience dont le résultat peut être connu sans qu’il soit nécessaire de la mettre en œuvre (Sorensen, 1992) ; une espèce de raisonnement simulationnel fondé sur des modèles (Nersessian, 1993) ; une entité abstraite qui n’est pas particulièrement expérimentale, mais plutôt une exploration et un perfectionnement d’un modèle théorique (Humphreys, 1993) ; une contemplation guidée d’un scénario hypothétique (Gendler Szabó, 1998) ; un raisonnement contrefactuel avec des caractéristiques similaires à une expérience (Weber & De Mey, 2003)9.

En dépit de ces désaccords qui portent autant sur l’utilité de l’expérience de pensée que sur sa nature10, on peut considérer que trois catégories définitoires sont en circulation aujourd’hui pour circonscrire ce que nous nommons expérience de pensée :

  1. La mise en parenthèse du réel, voire l’aspect contrefactuel de l’expérience de pensée et le fait qu’elle fasse appel à l’imagination (points tous deux très controversés).
  2. Le fait qu’elle implique un scénario concret et donne lieu à une narration.
  3. L’intention cognitive qui anime sa mise en œuvre (qui ne préjuge nullement du résultat).

Chacune de ces caractéristiques peut s’entendre au sens strict ou au sens large, les trois soulèvent toutefois des débats quand l’une d’entre elles n’est pas compatible avec les autres. Qu’entend-on, par exemple, par « productivité » de l’expérience de pensée ? Est-ce un résultat concret de l’expérience (en physique par exemple) ou un changement de paradigme méthodologique comme le suggère Thomas Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques ? Enfin, le critère narratif est-il exclusif d’autres modes de discours ? Laurence Dahan-Gaida11 suggère que dans l’expérience de pensée, la spéculation peut faire corps avec certains régimes de discours, en particulier l’essai (ou la forme mixte du roman-essai). Ainsi, le récit n’est-il légitime qu’en tant qu’il est ordonné à une démonstration qui l’éclaire et le justifie.

Pour ce qui concerne le dernier critère, nous verrons que certaines expériences de pensée philosophiques et artistiques s’effectuent à rebours, lorsque le sujet prend conscience du caractère heuristique de ce qu’il prend d’abord comme méditation, lorsque sous la pression d’un événement extérieur ou d’une prise de conscience, il effectue un retour réflexif sur sa situation. Alors que l’expérience de pensée en sciences se définit par la programmation d’une hypothèse, celle-ci peut, à l’inverse, se construire chemin faisant, à l’abri de toute intention, sous l’égide d’un scénario révélateur.

Trois occurrences dans l’histoire des sciences jalonnent la constitution de la notion ; Christian Ørsted12, dans sa Première introduction à la physique générale de 1811, montre que certains objets (mathématiques notamment) sont engendrés par l’esprit alors que pour le physicien, il ne s’agit pas seulement de montrer qu’une chose est faite de telle manière mais pourquoi elle est ainsi.

C’est toutefois avec Mach que la notion prend corps en s’appuyant sur un modèle épistémologique évolutionniste. Selon ce modèle, la science mécanique est doublée d’un savoir instinctif des objets physiques qui nous fournit une interprétation correcte de ceux-ci, même si ce savoir n’est pas conscient ou réfléchi : ce savoir est objectif et donc fiable. Il récuse ainsi l’expérience du seau de Newton : Newton inférant l’existence d’un espace absolu, il en déduit une loi générale de l’univers, ce qui constitue selon Mach une extension abusive. L’expérience de pensée a en effet selon lui un caractère analytique et non synthétique au sens kantien du terme ; elle ne peut donc être étendue à des phénomènes jamais observés. Ainsi, la proposition de Newton est « monstrueuse » à ses yeux car non garantie par l’expérience.

Mach conçoit deux sortes d’expériences de pensée : celles qui ont en elles-mêmes leur conclusion et celles qui anticipent l’expérience physique à la manière dont Galilée avait anticipé la pensée de l’accélération des corps en chute libre. L’expérience de pensée est ainsi reliée à l’expérience dont elle tire sa légitimité (ce qui dévalue nécessairement l’expérience philosophique ou morale). En tant que stratégie adaptative, elle correspond en outre à un besoin biologique humain dans l’environnement.

Quelques exemples

Mach invente la notion de variation continue qui consiste à introduire dans une expérience de pensée des variantes de faits connus pour tenter de voir s’ils influent sur le résultat. On peut tirer deux conclusions de sa doctrine : que les expériences de pensée sont de simples anticipations d’une part, et d’autre part, que la notion de contrefactualité n’est pas reconnue.

C’est Einstein qui va introduire cette dimension. Il parle d’ailleurs plus volontiers d’« argument », d’« analogie », d’« expérience idéale », comme le souligne Sophie Roux dans sa préface au collectif consacré à cette question à l’époque classique13. Einstein soutient aussi que d’une expérience de pensée, on peut déduire un principe. L’expérience de l’ascenseur est paradigmatique, car elle lui permet d’expliquer un phénomène sans avoir recours au formalisme mathématique.

Cela permet la constitution de nouvelles formes d’intuition ; de la déduction, classique en sciences, à l’induction, on passerait à l’abduction soit la vérification d’une règle hypothétique que se donne le raisonnement afin de vérifier un fait autrement que par l’expérience. Si on compare le schéma expérientiel d’Einstein à celui du bateau de Galilée, la différence apparaît immédiatement. Galilée suppose deux situations (et deux personnes qui les perçoivent) dans un univers homogène ; le calme et la tempête se tiennent dans le même univers physique. On parle donc à tort de « relativité galiléenne ». Einstein, dans l’expérience de l’ascenseur, imagine deux observateurs et deux théories distinctes qui supposent que le cadre de référence cesse d’être homogène, ce qu’implique la notion de relativité. Ce changement de cadre est réputé accroître la valeur heuristique de l’expérience de pensée ; il en est à la fois l’objet (concevoir deux univers) et la condition dans ce cas précis.

Les trois caractéristiques de l’expérience de pensée peuvent entrer en conflit, notamment la notion de contrefactualité car elle va contre l’intuition commune. Comme le souligne Sophie Roux, la contrefactualité peut être faible, moyenne ou élevée. Galilée est dans le cadre d’une contrefactualité faible : il ne peut réaliser le vide pour expérimenter la pesanteur, mais il infère des propriétés de l’air ce qui se passe dans un autre milieu. Inversement, il existe des scénarios contrefactuels qui ne sont pas pour autant des expériences de pensée. Quand Newton calcule la trajectoire de corps soumis à une loi d’attraction proportionnelle à leur distance, il effectue un calcul mathématique. Quand le narrateur d’un « livre dont vous êtes le héros » propose des scénarios différents, on peut parler de mondes possibles de la narration mais pas vraiment d’expérience de pensée, à moins que le lecteur ne conçoive à partir de cette lecture de nouvelles modalités ontologiques des mondes fictionnels et ne les développe dans une théorie ad hoc.

L’expérience de pensée en sciences peut inclure des détails « parasites » empruntés à l’univers de la fiction pour mieux figurer la situation présentée. Ainsi, les deux physiciens de l’ascenseur d’Einstein se réveillent après un sommeil narcotique plongés dans le noir pour discuter du champ gravitationnel dans une boîte opaque. Peu importent les détails, mais il s’agit de les abstraire d’une situation « normale » dans laquelle la perception du réel renvoie à des cadres acquis. On pourrait ajouter pour conclure que lorsque nous mobilisons la notion de scénario contrefactuel, cela inclut toute une série de types d’expériences très divers et pour le moins hétérogènes ; l’hypothèse de l’état naturel de Rousseau, les thèmes écologiques de Dune de Frank Herbert ou encore des questions de nature éthique. On peut ainsi songer au dilemme du tramway de Philippa Foot dans Virtues and vices (1967) qui a été repris par Sandel dans Justice. La manière dont nous répondons à ces dilemmes importe peu ; ce qui importe, c’est de savoir en l’occurrence si cette réponse nous satisfait et à quels critères ou à quel corps de doctrine nous avons fait appel en donnant tel type de réponse (utilitarisme, libertarianisme, position déontique ou référence au droit naturel).

Expérience de pensée et fiction

Ainsi, la fiction peut ou non faire partie des expériences de pensée ; tout dépend du contexte dans lequel elle s’insère. Il faut que l’expérience de pensée comporte un argument, qu’elle prenne place dans un questionnement et qu’elle modifie nos croyances. Cette triple définition exclut a priori les récits purement escapistes du côté de la littérature tout comme la pratique du calcul mathématique pur du côté des sciences, même si ces deux pratiques supposent une activité mentale. Car l’expérience de pensée implique toujours une tension, entre le connu et l’inconnu, entre l’intuition commune et ce que nous livre ses résultats, entre nos méthodes usuelles et ce qu’elle suggère et surtout, elle met en jeu une démonstration.

Certains textes, tels les Méditations métaphysiques de Descartes, sont très peu invoqués lorsqu’on parle d’expérience de pensée et cependant, ils comportent à bien des égards de nombreuses caractéristiques de l’expérience de pensée et notamment d’abord la situation du circuit fermé14. L’expérience de pensée suppose en effet une sorte de chambre noire de l’esprit dans laquelle elle se déroule à l’abri des contingences empiriques, et à la manière dont on développe un cliché dans un laboratoire photo : ce dernier devient visible seulement en ayant passé cette étape. C’est un moment de suspension, celui du doute philosophique qui va faire basculer nos univers de croyances spontanées. Suspension du jugement, stase temporelle, suspension de l’expérience sensorielle, doute sur les cadres mêmes de l’expérience ; ces quatre éléments permettent de dire que nous sommes dans le cadre d’une probable expérience de pensée.

La seconde remarque est que tout ne peut pas être problématique dans l’expérience de pensée. Comme une question que l’on pose prend appui sur ce qui ne fait pas question dans l’énoncé15, elle suppose un socle antérieur commun minimal accepté par la conscience et pour prendre une analogie mathématique, une équation ne peut pas être formée que d’inconnues. « Qu’est-ce donc que j’ai cru être ci-devant ? Sans difficulté j’ai pensé que j’étais un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme ? Dirais-je que c’est un animal raisonnable ? Non certes car il faudrait rechercher après ce que c’est qu’animal et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et plus embarrassées… »16 s’écrie Descartes, conscient du risque d’un regressus ad infinitum qui enfermerait la pensée dans une impasse.

Enfin, l’expérience de pensée suppose une des règles majeures de la fiction qui est celle de l’écart minimal (minimal departure) théorisée par Marie-Laure Ryan et selon laquelle il existe des caractéristiques communes au monde de l’expérience de pensée et à celui de l’auditoire auquel elle est destinée : la réussite et la compréhension du processus dépendent même de cette réduction de l’écart entre monde imaginé et monde réel. C’est la raison du côté de l’émetteur de la limitation de l’expérience de pensée à désincarner totalement la pensée, à l’élaborer hors de toute forme déterminée, et du côté de récepteur, c’est la cause de la résistance mentale à des scénarios qui seraient à la fois contrefactuels et totalement contre-intuitifs.

Chez Descartes, on peut prendre l’exemple des auteurs d’œuvres d’art picturales qui, quoique peignant des êtres fantastiques – on songe à Jérôme Bosch – n’en empruntent pas moins les catégories du monde commun, sans quoi nous ne les verrions même pas :

Toutefois il faut avouer que les choses qui sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux ou des peintures qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi pour le moins ces choses générales, à savoir des yeux une tête des mains et tout le reste du corps ne sont pas choses imaginaires mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien si leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau que jamais nous n’ayons rien vu de semblable […], à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elle être véritables17

Cette réponse indirecte à la « radicalité internaliste » de certaines expériences de pensée sauve le concept du solipsisme. Les auteurs qui l’ont mise en œuvre sous sa forme extrême (tel le protagoniste de Sixtine de Rémi de Gourmont) pointent l’impasse méthodologique dans laquelle s’enferme la conscience qui, en circuit fermé, cesse de se rapporter à un dehors.

Ces remarques méthodologiques laissent cependant entières des questions qui ont trait, cette fois, à la fonctionnalité de l’expérience de pensée. Quel type de connaissance nouvelle peut-elle véhiculer ? Ces connaissances sont-elles fiables ? Peuvent-elles constituer un auxiliaire de la décision, et dans quels domaines ?

Présentation du numéro

Les articles qui composent cette réflexion collective se répartissent en trois grands ensembles :

La première catégorie de contributions s’intéresse davantage à la structure de l’expérience de pensée et au degré d’abstraction du monde réel qu’elle suppose ou non. La seconde série de textes s’interroge plutôt sur le gain informationnel et la finalité des expériences de pensée ; la manière de relier ou de distinguer deux modes d’appréhension de la réalité psychique, historique et sociologique (image et texte). Enfin, le troisième ensemble explore la manière dont les expériences de pensée permettent de saturer un texte de manière à rendre possible une lecture à contre-courant de traditions critiques connues (La Fontaine, Rilke).

Ainsi, Laurence Dahan-Gaida décline les principaux aspects de l’expérience de pensée à travers L’Homme sans qualités de Musil. Virtuelle, utopique, synoptique, synthétique, l’expérience de pensée littéraire œuvre sur des représentations, non des choses ; chez Musil, elle apparaît ainsi comme une aventure modale, une virtualisation du sujet indissociable de l’émergence de l’essayisme en littérature où mode de vie, de pensée et d’énonciation se conjuguent. Ainsi, la notion de vie potentielle s’inscrit-elle dans un genre hyper-réflexif qui la thématise et instaure, dans le même temps, une relation mimétique entre l’objet de la narration et ses modalités d’énonciation.

À travers trois auteurs, Gourmont, Chesterton et Schwob, Rémi Plaud trace une carte qui va de l’autarcie mentale (Gourmont) à l’énigme en chambre close (Chesterton). Une méthode de l’expérience de pensée se dessine, qui consiste à appréhender le monde différemment voire contre un savoir antérieur et les intuitions des sens, et à revenir sur ce que l’on pensait connu ; la dynamique récursive de l’expérience de pensée est ainsi mise en évidence, dans le contexte historique des écritures « décadentes » du XIXème siècle, où l’extrême sophistication de l’enquête (chez Chesterton notamment) fait de la lecture elle-même un jeu de piste.

Mathias Lavin, à travers deux films, explore les relations entre cinéma et écriture ; l’écriture d’un poème comme expérience filmique (dans Paterson de Jarmush), l’évocation d’Ingeborg Bachmann et de Paul Celan (dans Rêveurs rêvés de Beckerman) interrogent la capacité d’intellection des images. Le rôle de la voix et la surimpression d’images sont dès lors moins des procédés que des manières de faire varier le regard sur la création littéraire et de suggérer ainsi le travail de la pensée et de la production des textes ; au-delà de la représentation de la création poétique, le renvoi réflexif à la technique cinématographique interroge ce que peut l’image animée confrontée au défi de l’écriture, la création, mais aussi la lecture ou l’échange épistolaire.

La Vengeance du Comte Skarbek d’Yves Sente et Grzegorz Rosiński, bande dessinée analysée par Charlotte Krauss, plonge le lecteur dans le XIXème siècle, mais le réalisme des planches l’égare en lui faisant accepter pour vraies des prémices démenties par la suite du récit. D’inférences contrariées en fausses pistes, le lecteur découvre un roman graphique total où la dimension littéraire et picturale se concurrençant dessine une « BD-monde » hyper-réflexive et spéculaire qui parsème d’indices erronés son scénario et l’oblige à refaire à l’envers le chemin de l’intrigue.

En réinterrogeant à nouveaux frais l’œuvre de Perrault, dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes, Francisco Gonzalès relit Le Petit chaperon rouge à la manière d’un conte(/compte) algébrique. S’inspirant de son adaptation par Rascal en roman graphique, il en propose une lecture originale montrant que l’herméneutique littéraire peut être un chemin initiatique et un pont entre littérature et sciences au moment où les savoirs scientifiques se constituent (et où les grands partages sciences / lettres se forment) au XVIIème siècle dans le contexte d’émergence de la « première » modernité.

La poésie moderniste expérimente quant à elle la relation de l’écriture au réel ; bien loin des suggestions de Mallarmé et d’autres poètes qui tiennent vie et littérature pour incompatibles, Mathilde Manara analyse les Elégies de Duino de Rilke comme immersion dans un réel où règne le paradoxe, où l’énonciation devient potentielle et où, de la plainte à l’hymne, l’absence est vécue comme richesse et plénitude. La poésie devient alors laboratoire et mise à l’épreuve de la logique ; en s’identifiant à une sorte d’épiphanie du monde, d’être là des choses dans leur plénitude, l’écriture poétique trouve sa vérité mais se dissout en même temps, multipliant les paradoxes.

L’expérience de pensée suppose ainsi une approche complexe, par la littérature, le cinéma, ou la bande dessinée de diverses zones du savoir ; elle nous confronte à l’incertitude et permet dans un cadre littéraire et artistique d’interroger réflexivement le medium par lequel elle se donne comme objet de l’écriture, de la peinture, de la caméra ou de tout autre medium mais aussi comme méthode de lecture ; ainsi peut-elle constituer – comme les dynamiques réflexives qu’elle met en jeu – un moment de la lecture ou plus globalement sa condition de possibilité.

Si elle ne peut se réduire à une dimension intermédiale mise en évidence dans de nombreuses analyses de ce recueil, dans de nombreux textes de ce recueil, elle fait néanmoins de ce passage d’un langage artistique à l’autre un outil heuristique de premier plan.

Références bibliographiques

ARCANGELI, Margherita, « Expérience de pensée », version académique, dans M. Kristanek (dir.), L’Encyclopédie philosophique, URL: http://encyclo-philo.fr/experiences-de-pensee-a/ (2017).

BROWN, James Robert, Yiftach FEHIGE et Michael T. STUART, The Routledge Companion to Though Experiment, Routledge, 2017.

DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Paris, Oeuvres complètes IV;1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018.

IERODIAKONOU, Katerina et Sophie ROUX, Though experiments in Methodological and Historical Contexts, Leiden, Boston Brill, 2011.

KUHN, Thomas, « A function for though experiment » [1964], The Essential tension, University of Chicago Press, 1977.

MACH, Ernst, La Connaissance et l’erreur, trad. Marcel Dufour, Paris, Hachette livre BNF, 2016.

NORTON, John, « Are though experiments Just What You Though ? » Canadian Journal of philosophy, vol. 26, N° 3 (1996), p. 333-366.

STUART, Michael T., « Norton and the logic of though experiment », revue en ligne Axiomates, 2016, https://www.researchgate.net/publication/307590131 (dernière consultation le 03/05/2021).

SZABO, GENDLER Tamar, Though experiment, In the Power and Limits of imaginary Cases, London, Routledge, 2000.

VIDAL, Bernard, La Testabilité des théories, Paris, Technedit, 2014.


1. Telle est en tout cas l’hypothèse de B. Vidal dans la préface de La Testabilité des théories, Paris, Technedit, 2014.

2. Voir Thomas Kuhn, « A function for though experiment » [1964], The Essential tension, University of Chicago Press, 1977.

3. La notion d’« argument » définie par son pouvoir de conviction, le fait qu’il s’impose et le fait que toute argumentation divergente est démonétisée n’est pas sans poser problème, comme le souligne Stuart (voir infra note 4).

4. Michael T. Stuart « Norton and the logic of though experiment », revue en ligne Axiomates, 2016, www.researchgate.net/publication/307590131 (dernière consultation le 03/05/2021).

5. Tamar Szabo Gendler, Though experiment, In the Power and Limits of imaginary Cases, London, Routledge, 2000.

6. John Norton, « Are though experiments Just What You Though ? », Canadian Journal of philosophy, vol. 26, n° 3 (1996), p. 333-366.

7. Tamar Szabo Gendler, p. 16.

8. Le savant dont le visage apparaît sur un petit cylindre qui réalise l’expérience dans le roman est goguenard et semble afficher un demi-sourire… démoniaque.

9. Arcangeli, M. (2017), « Expérience de pensée », version académique, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL: http://encyclo-philo.fr/experiences-de-pensee-a/ (dernière consultation le 4/4/2022).

10. Nous ne reprendrons pas l’intégralité de débats qui figurent ailleurs et incluent ou excluent du champ de l’EP, de manière polémique certaines expériences mentales.

11. Voir sa contribution dans ce collectif.

12. On a coutume de lui attribuer la paternité de la notion. Toutefois, Lichtenberg (1742-1799), physicien et auteur d’aphorismes, semble y avoir eu recours avant lui. Certains auteurs soulignent cependant que l’on peut également en trouver des traces dans la philosophie kantienne (Kühne, 2005 ; Fehige et Stuart, 2014).

13. Katerina Ierodiakonou et Sophie Roux, Though experiments in Methodological and Historical Contexts, Leiden, Boston Brill, 2011. Préface.

14. Cf. Descartes « Je fermerai les yeux, je me boucherai les oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les choses corporelles, ou du moins parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les répudierai comme vaines et comme fausses. », Descartes Méditations métaphysiques, Paris, Oeuvres complètes IV;1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018, p. 137.

15. C’est ce que Michel Meyer nomme la « différence problématologique », soit l’élément résiduel non problématique qui suppose un accord des locuteurs sur le sens des mots ; quand je demande si le ciel est bleu, je m’accorde au moins sur le sens de « ciel » et sur ce qu’est la couleur bleue.

16. Descartes Méditations métaphysiques, Paris, Oeuvres complètes IV;1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018, p. 120-121.

17. Descartes Méditations métaphysiques, in Oeuvres complètes IV; 1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018, p. 109.




1 – Discours et représentations de la Préhistoire : sommaire et introduction

SOMMAIRE

Introduction : Catherine Grall

Qu’est-ce que la préhistoire ?
2 – Boris Valentin : « Préhistoire : de quoi s’agit-il ? »
3 – Jean-Michel Geneste  : « Altérités. La perception de l’Autre et des Autres en Préhistoire. Un exemple de recherche anthropologique en Terre d’Arnhem »
4 – Philippe Grosos : « Préhistoire : de l’obstacle épistémologique à l’analyse des modes d’être »
5 – Pascal Depaepe : « Sous-Homme ou Sur-Homme ? Neandertal fantasmé »
6 – Jean-Luc Guichet : Rousseau fondateur des sciences de l’homme… préhistorique ?

Écritures littéraires de la préhistoire
7 – Fanny Drouot : « Interférences préhistoriennes dans le cycle des Rougon-Macquart d’Émile Zola »
8 – Emmanuel Boldrini  : « Les origines célestes de l’homme : la mystique préhistorique d’Édouard Schuré »
9 – Christian Michel : « L’avance en sens inverse — Une lecture figurative de Ratner’s Star de Don DeLillo »
10 – Étienne Lussier : « L’écriture de la préhistoire dans La Grande Beune de Pierre Michon : entre entropie et néguentropie »
11 – Chloé Morille : « “Big Hole Man” : la préhistoire à l’âge atomique »

Les arts contemporains et la préhistoire
12 – Nathalie Joffre : « Tracing papers : réflexions théoriques et démarche artistique : pour une possible redécouverte contemporaine et sensible de Lascaux »
13 – Laurence Gossart : « Les gestes des préhistoriques comme ressource de l’art contemporain »


Introduction

Résumé

Les angoisses pour la survie de la Terre et des êtres vivants qui la peuplent favorisent un regain d’intérêt pour la préhistoire, à l’heure de l’anthropocène, qui n’est pas fixée de façon unanime. Ouvrages savants, croisements interdisciplinaires pour mieux interroger le « temps profond », littérature de fiction ou de non-fiction, arts plastiques font signe en ce sens. L’article propose une typologie de littératures contemporaines en témoignant.

Abstract

Are anxieties about the survival of the Earth and the living beings that inhabit it fuelling renewed interest in Prehistory? Scholarly works, interdisciplinary dialogues to better interrogate ‘deep time’, fiction and non-fiction literature and the visual arts are all pointing in this direction. This article presents a typology of contemporary works that bear witness to this.


Depuis quelques années, sous l’effet des alarmes climatologiques, des menaces mondiales qui pèsent sur plusieurs biotopes et sur les vivants les plus variés, le thème des origines préhistoriques de l’humain revient dans de nombreux discours autres que ceux des seuls préhistoriens. Qu’expriment la science, la littérature et les arts sur la très longue évolution de l’humanité, dans un espace global désenchanté, que hante un présentisme affolé ? Marcel Otte explique qu’« avec l’humanité, les contraintes deviennent des stimulations à se transformer » et que « les découvertes scientifiques ou les réalisations d’œuvres d’art procèdent selon le même schéma : créer ce qui n’est pas encore fait, et spécialement si c’est considéré comme impossible » (10). L’évolution, qui connaît en effet des sauts — et des régressions — a inspiré les rêveurs, les essayistes amateurs d’expériences de pensée, les artistes, et la préhistoire occasionne aussi bien des récits et des discours que des œuvres graphiques, qui tendent à reprendre mais aussi à se positionner par rapport au temps qui passe. Leurre ? Brigitte Röder avait pointé dès 2011 l’illusion selon laquelle connaître les débuts de l’humanité signifierait comprendre sa nature, voire résoudre la situation présente et les problèmes à venir ; mais l’anthropocène, avec ses variantes (capitalocène, plantationocène, chthulucène), suscite autant de craintes que d’espoirs de comprendre l’humain, en un retour aux passés les plus lointains, grâce à la science et à l’imagination — deux facultés plus que jamais liées devant ce qui est à la fois partiellement connaissable et très désirable.

Nous évoquerons, dans cette introduction, quelques signes du regain de fascination pour les origines, avant de présenter les articles de ce volume. Nous reviendrons ensuite, en tant que spécialiste de littérature générale, sur ce que l’on peut entendre par discours et représentations de la préhistoire et nous proposerons une typologie d’ouvrages littéraires.

Quelques mots, d’abord, sur les deux grandes notions du titre de ce numéro. La préhistoire correspond, dans les définitions des dictionnaires généraux, à l’histoire de l’humanité qui s’étend avant l’écriture. Mais les spécialistes d’un temps si immense, nécessairement abordé de façon fragmentaire, problématisent cette « datation » : l’écriture est loin d’avoir concerné toute l’humanité simultanément, et d’autres grands moments ont pu correspondre à des évolutions tout autant, sinon plus décisives. Prudent, Boris Valentin, qui travaille sur les chasseurs-cueilleurs ayant vécu entre les XIVème et VIème millénaires avant notre ère, préfère évoquer dans ce volume des préhistoires et des humanités, et Philippe Grosos invite à envisager l’Antiquité comme la fin d’un processus plutôt que comme un commencement.

La plupart des géologues, par ailleurs, contestent la notion d’anthropocène : quand l’humain a-t-il commencé à menacer la vie globale de la terre et sur celle-ci ? P. J. Krutzen et E. Stoermer se référaient aux débuts de l’ère industrielle en Occident mais, depuis, d’autres positions ont été défendues. Des préhistoriens comme Gordon Childe, Marshall Sahlins, et Alain Testart ont pointé l’agriculture et le stockage des ressources au néolithique comme première mainmise de sapiens sur le reste de la planète, et plusieurs essayistes ont repris cette accusation, parfois selon une perspective idéologique et politique1. Les post– et de-colonial studies invitent à remonter jusqu’aux premières exploitations du reste du monde par un Occident prédateur (Malcom Ferdinand). Emmanuel Guy, dans Ce que l’art paléolithique dit de nos origines, a fait remonter l’anthropocène au paléolithique — et sa dispute avec Charles Stépanoff continue aujourd’hui (Stépanoff 2018, Guy 2020).

Ces indéterminations signifient moins un défaut de connaissances que la multiplicité des champs d’application des termes, leur capacité à susciter des nuances, voire des polémiques, selon les points de vue adoptés, sur des temps qui dépassent largement la mesure de l’humain, mais qui concernent le début et la fin de son existence comme animal terrestre « supérieur ». Encore faut-il articuler le temps de vie de l’individu et le temps de vie de l’espèce (extensible à quels « pré-humains » et à quels « post-humains ?). L’humain est particulièrement apte à se penser comme plus qu’individu mondain : peu capable d’exister sans un minimum de questionnements transcendantaux, il se sait aussi appartenir à des ensembles, que cela lui plaise ou non, et quelques responsabilités que cela implique ou pas. Aujourd’hui que les essentialismes sont critiqués, au profit de nouvelles morales des singularités, ou d’éthiques du vivant, il n’est donc pas surprenant qu’entrent en tension deux pôles, l’un, la préhistoire, examinant les pistes de « nos » enfances, et l’autre, l’anthropocène, alertant chacun sur ses relations aux autres vivants actuels.

I Fascination pour les origines à l’ère de lanthropocène

L’historien Pascal Semonsut, dont le site hominidés.com connaît un grand succès depuis sa création en 2008, propose un premier bilan de ce succès de la préhistoire au XXIème siècle dans sa thèse de 2009, en particulier dans les productions populaires en tous genres. Le thème inspire les dramaturges : en 2014, Roméo Castellucci représentait une caverne et des hommes préhistoriques dans Go down Moses, après une scène d’accouchement douloureux ; en 2023, au Studio-théâtre de Vitry, Victor Thimonier, montait le troisième volet d’Anachronique Paléolithique, consacré à l’Abbé Breuil2, tandis qu’au festival d’Avignon de cette même année, David Geselson collaborait avec des préhistoriens et des archéologues pour monter Néandertal.

Cinéma et séries ne sont pas en reste : A. Weerasethakul ranime régulièrement d’anciens fantômes venus du cœur de la terre dans ses films oniriques (Memoria, 2021). La série américaine The Leftovers (D. Lindelof et T. Perrotta, HBO, 2014-2017) ouvrait sa deuxième saison par une scène de secousse sismique qui isolait une femme préhistorique avec son bébé, en parallèle avec les bouleversements d’un monde futuriste, traumatisé par des disparitions inexpliquées. De grandes manifestations culturelles comme « Préhistoire, une énigme de la modernité » (Beaubourg, 20193) ou « Les Origines du monde » (Orsay, 2021) sont revenues sur le succès du thème préhistorique auprès d’artistes du XIXème siècle jusqu’aux artistes contemporains. Plus anthropologique, et soulignant la tension dialectique entre le très lointain passé et notre époque : « La Terre en héritage — du Néolithique à nous » (Musée des Confluences, Lyon, 2021) plaçait l’art des vastes débuts de l’humanité sous la lumière de discours scientifiques et esthétiques modernes, cependant que l’INRAP soutenait l’École urbaine de Lyon dans la publication de Néolithique Anthropocènedialogue autour des 12000 dernières années, accentuant la dimension collapsologiste de notre époque, en la confrontant à l’émergence des humains sur terre. Jean-Paul Demoule, qui participa à la création de l’INRAP, a travaillé à ce projet, et son dernier ouvrage lie exemplairement contemporain et préhistoire, avec des points de suspension : dans Homo migrans, il invite de façon militante à envisager un nomadisme planétaire et varié, depuis les migrations animales, celles des premières humanités, et celles d’homo sapiens aujourd’hui. Joy McCorriston et Julie Fields proposent même, dans un manuel de 2020, de réenvisager la préhistoire mondiale à partir de l’anthropocène, pour qu’elle fasse sens auprès d’un public éclairé.

Les mots de la préhistoire font mouche. Des sciences humaines très diverses continuent de requalifier homo sapiens, comme pendant tout le XXème siècle : à l’homo œconomicus de Max Weber, en 1904, à l’homo faber de Bergson en 1907, revisité en 1958 par Hannah Arendt en homo laborans, après l’homo ludens de Johan Huizinga en 1938, l’homo sapientior de Jean Rostand en 1963, et l homo demens d’Edgar Morin en 1973, Christophe Charle a en effet proposé homo historicus en 2013, et Daniel Cohen homo numericus en 2022. Foucault avait sous-titré son essai Les Mots et les choses, en 1966, par « une archéologie des sciences humaines » et confirmait l’essai en 1969 avec L’Archéologie du savoir : par un tour métaphorique, l’archéologie renvoyait à un impensé de l’histoire des sciences, jugée trop limitée par la spécialisation de ses discours. Depuis, beaucoup d’essayistes semblent préférer entreprendre « l’archéologie » des idées les plus variées, plutôt que leur histoire, en prétendant viser une épistémè jusque-là négligée et trop peu réflexive. L’émission radiophonique LSD, diffusée par France Culture, a proposé le 21/09/2020 une « archéologie du clitoris ». Le philosophe Jean Vioulac, en 2022, risquait le mot-valise Anarchéologie pour exposer ses « Fragments hérétiques sur la catastrophe historique », et inscrire son rapport à l’anarchie par rapport à l’histoire, en passe, encore une fois, de disparaître. Les termes de la préhistoire semblent donner à plusieurs disciplines une profondeur et un sérieux issu du temps très long, encore mystérieux, voire leur conférer une dimension ontologique, alors même que l’on revendique des savoirs situés.

En librairie, de grandes synthèses sur l’histoire d’homo sapiens et de ses prédécesseurs se vendent très bien (ouvrages de Yuval Noah Harari, Au commencement était… — Une nouvelle histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow…), l’anthropologie sociale et politique, les women studies, l’écologie y croisent les travaux de préhistoriens aux spécialisations multipliées par l’utilisation de techniques de pointe. Les éditions pour la jeunesse proposent un nombre impressionnant d’ouvrages de vulgarisation et de fiction sur la préhistoire. De grandes fresques préhistoriques constituent des bestsellers (romans de Jean Auel et de Pierre Pelot parmi d’autres), le genre du « polar préhistorique » se développe. La préhistoire en vient elle-même à changer, non seulement en tant que science, mais aussi en tant que période, sous l’effet de ces vulgarisations, de ces médiations, avec les croisements disciplinaires qu’elle intègre (voir Geneste, Jean-Michel, Grosos, Philippe et Valentin, Boris, Préhistoire — nouvelles frontières). Laurent Olivier, dans « Le passé est un événement » cite aussi bien le Bergson de L’Évolution créatrice que Jean Le Goff, pour proposer le néologisme « transformission », qui dit combien ce qui se transmet en même temps se transforme (26). Michel Lantelme, envisageant le roman français de tirage plus modeste que les œuvres évoquées plus haut, estime que le thème préhistorique répond, par son souci des origines, à la tendance post-apocalyptique d’autres fictions françaises — et de citer Jean Baudrillard : « à mesure que le futur nous échappe, la quête de l’origine, de notre scène primitive, en tant qu’individu comme en tant qu’espèce, est devenue notre obsession majeure ». Débordant les frontières nationales, Chloé Morille, contributrice de ce volume, a soutenu en 2022 une thèse intitulée « Si d’argile se souvient l’homme » — résonances de la préhistoire dans la littérature et les arts plastiques (1894-2019) : domaines français, espagnol, anglais et américains, rappelant les enjeux de ce thème tout au long d’un siècle qui additionna des crises et des raisons de mettre en doute de nombreuses formes de progrès.

Les désillusions apportées par le XXème siècle, l’insatisfaction résultant de l’examen des espaces toujours plus infinis (qu’a brillamment synthétisé Jean Clair sous l’égide de Humboldt), se reportent à l’heure de l’anthropocène sur le désir parfois mal assumé de sonder des temps qui semblent infinis (parce que très reculés) : pour mieux saisir notre XXIème siècle, ou, parfois, pour le fuir.

II Les articles de ce volume

Les préhistoriens ont vu leurs disciplines et leurs techniques se sophistiquer toujours plus. Trois d’entre eux, Boris Valentin, Jean-Michel Geneste et Pascal Depaepe, se livrent dans ce volume à de précieuses réflexions épistémologiques, à des considérations sur l’évolution de leur discipline, et sur les enjeux de celle-ci loin d’Europe. Philippe Grosos, philosophe passionné par la très longue histoire de l’humanité, invite à sa façon à réenvisager la frontière entre histoire et préhistoire, tandis que Jean-Luc Guichet nous invite à mieux lire les propositions et les expériences de pensée de Rousseau … à la lumière des sciences actuelles de la préhistoire, et des recherches en écologie qu’intègrent volontiers celles-ci.

Boris Valentin, professeur en archéologie préhistorique, interroge d’abord la définition de son objet, période dont tous s’accordent à dire la longueur, qui demeure floue, en particulier quand on situe l’humain dans un ensemble d’êtres vivants très divers, qui ont eux aussi évolué, selon des rythmes très variables. La critique du grand partage entre nature et culture ne nous invite-t-elle pas à nous dégager non seulement de l’anthropocentrisme, mais même d’un « primatocentrisme » ? L’auteur évoque des humanités, au sein d’une évolution buissonnante, pour appréhender des vivants très divers, en minimisant la projection de nos façons de vivre et de penser sur les leurs. La mondialisation des recherches, au-delà du Paléolithique européen récent, n’en finit pas de révéler des convergences et des altérités dans les changements de mode de vie et de production, correspondant aussi aux modifications des écosystèmes.

Le philosophe Philippe Grosos critique fermement la démarcation entre préhistoire et histoire. Il définit surtout des modes d’être variés, échappant à la téléologie comme aux idéologies, et s’arrête particulièrement sur le saut qualitatif observable entre les peintures du paléolithique récent, et les œuvres réalisées par des sociétés agro-pastorales.

Mieux prendre en compte les espaces où la préhistoire s’est déployée, les rythmes de ses changements, son articulation à l’histoire, va de pair avec un appel à toujours mieux situer des humanités entre elles. Jean-Michel Geneste, archéologue préhistorien, s’intéresse aux altérités entre humains du lointain passé et humains d’aujourd’hui, que les recherches archéologiques peuvent aider à se réapproprier leur identité, en même temps que leur participation aide les savants à mieux imaginer le sens de leurs propres découvertes. Il rapporte ainsi de façon émouvante son expérience en Terre d’Arnhem (Australie), faite à la demande de la communauté ethnique Jawoyn4

C’est aussi pour replacer dans l’histoire de la préhistoire, et dans la doxa publique, les jugements sur les humains « différents » de ceux qui créent discours et représentations, que Pascal Depaepe, de l’INRAP, relève des représentations de Néandertal, selon des poncifs et caricatures qui l’animalisent, et révèlent surtout les fantasmes d’un XIXème siècle bouleversé par la théorie darwinienne. Le XXème siècle a continué en large partie, surtout dans ses moments les plus sinistres, à hiérarchiser les « races » humaines », toujours en mêlant aux arguments scientifiques des enjeux religieux, politiques et philosophiques.

C’est à un retour vers l’un des grands penseurs de « l’homme naturel » que nous convie Jean-Luc Guichet, en montrant combien Rousseau, avec les connaissances de son temps, son usage de la raison et de l’imagination, a posé des hypothèses que confirment étonnamment des préhistoriens actuels — de même que notre époque favorable à l’écologie se nourrit à nouveau de sa pensée de la nature, des animaux et de ses hypothèses sur la sociabilité.

Les scientifiques et les philosophes cités s’appuient autant que possible sur des documents, des faits, des analyses et des expériences vérifiables, mais la relative jeunesse des recherches en préhistoire, ainsi que le peu de traces qui constituent leur objet, expliquent certaines résonances avec les œuvres des écrivains et des plasticiens, ouverts à l’imaginaire, et plus volontiers perméables aux dimensions idéologiques. Les études des spécialistes de la littérature et les propositions des plasticiennes de ce volume en témoignent, à propos du XIXème siècle tardif (Fanny Drouot sur Zola et Emmanuel Boldrini sur Édouard Schuré) et des XXème et XXIème siècle (Christian Michel sur Don DeLillo, Étienne Lussier sur Pierre Michon, Chloé Morille sur plusieurs auteurs contemporains).

Fanny Drouot montre ainsi qu’Émile Zola s’est intéressé à la science préhistorique pour représenter l’homme de son temps. La découverte de l’abri Cro-Magnon par Louis Lartet est exactement contemporaine de la préparation des Rougon-Macquart et on en retrouve des échos dans l’esquisse de La Fortune des Rougon, dans La Faute de lAbbé Mouret, où se rejoue une manière d’évolution de l’humanité, ainsi que dans les cahiers préparatoires à La Bête humaine. La critique zolienne a souvent privilégié une approche plus ou moins mythologique de certains personnages, en ignorant les « assises anthropologiques » du romancier, malgré l’intérêt quasi obsessionnel bien connu des naturalistes pour l’atavisme5, qui préfigure à sa manière les angoisses actuelles.

La foi dans le progrès et la tentation du décadentisme est partagé par les écrivains cités par Emmanuel Boldrini, qui nourrit lui aussi son étude littéraire de références à des préhistoriens de la deuxième moitié du XIXème siècle. Les discours scientifiques sur les origines ont nourri les doctrines les plus ésotériques, en France, en lien, d’une part, avec le mouvement décadent, qui envisage l’extinction de l’espèce humaine, et, d’autre part, avec le mouvement symboliste, qui rêve d’une pureté originaire d’avant la préhistoire. Le cas de l’occultiste Édouard Schuré illustre ce rapport très ambivalent aux idées d’évolution et de progrès — phénomène que l’on observe également aujourd’hui dans la coïncidence entre de nouveaux retours à la nature, l’engouement pour les civilisations animistes et pour le chamanisme, et des renouveaux New Age, ceci parfois entremêlé à des fantaisies préhistoriques. Le rapport entre sciences et superstitions a également inspiré le romancier américain érudit, Don DeLillo, qui travaille autant l’histoire des mathématiques que la question de l’évolution et de la répétition des temps anciens dans L’étoile de Ratner. Christian Michel, rappelant le procédé de la lecture figurative entre Ancien et Nouveau Testament, éclaire la structure complexe de cette œuvre, hantée par la fin.

Les articles d’Étienne Lussier et de Chloé Morille font résonner le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg (voir aussi Cohen 2011), déjà cité déjà par Fanny Drouot. Étienne Lussier lit dans les paysages des Beune de Michon des espaces offerts à l’entropie, d’un côté, et, de l’autre, un souffle de vie issu de la caverne préhistorique. La fiction de Michon est-elle susceptible de réorganiser le pessimisme de l’univers ? Le narrateur, qui s’imagine sombrer dans un village aux connotations archaïques, découvre une petite grotte vierge de peintures rupestres, où le chasseur craint de devenir la proie, après avoir lui-même quasiment traqué une femme. Mais la vie du paysage et de la salle de classe recrée de petits mondes, et l’écopoétique devient ici une écocritique. Chloé Morille compare la révélation éprouvée par Bataille lorsqu’il visita Lascaux avec la sidération du même ordre éprouvée par le poète américain Clayton Eshleman. Elle attire notre attention sur le topos que constitue le rapprochement entre préhistoire et énergie atomique à la charnière des XXe et XXIe siècles : ainsi de Michel Jullien, dans son essai sur les Combarelles, de Werner Herzog, qui filme la grotte Chauvet, à côté de la centrale nucléaire du Tricastin, et d’une ferme aux crocodiles peut-être mutants, et d’Étienne Davodeau, dont un album dessiné retrace la randonnée en forme d’enquête, entre la grotte de Pech Merle et le site d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure. La littérature actuelle, comme la préhistoire des savants, questionne la coévolution entre humains et non-humains, depuis un temps long qui s’accélère de façon inquiétante, et joue également des profondeurs de la terre (voir Costes et Altairac, dont la très vaste bibliographie dit la richesse de l’imaginaire des mondes enfouis  — bibliographie que l’on complètera par l’enquête de Robert Macfarlane).

Deux plasticiennes clôturent ce volume. Nathalie Joffre conte son long rapport à la grotte de Lascaux, et la reconfiguration d’une épiphanie rêvée, qui ont mené à deux créations : « Les paysages post-archéologiques » et « Momies »6, à partir des relevés exécutés par l’abbé André Glory dans les années 1950. L’artiste évoque encore le corps des artistes préhistoriques et fait un parallèle entre sa recherche et l’œuvre d’Ana Mendieta et de sa nièce. Préhistoire, histoire personnelle, archives et souci de l’écosystème participent ainsi à de nouvelles traces. Laurence Gossart cite elle aussi Léonard de Vinci et rappelle l’hommage rendu par Miguel Barcelo aux artistes de la Grotte Chauvet, comparés par lui à de grands maîtres de la Renaissance italienne. C’est l’expression de la vie intérieure par les premiers que l’auteure de l’article compare à ce qu’a réalisé, dans ses Feuilles de cerveau, Giuseppe Penone, qui a comparé la grotte à un animal et à un crâne dont on visite les secrets. Comme beaucoup de préhistoriens (dont Jean-Jacques Delannoy et Jean-Michel Geneste), l’artiste a été très interpellée par le retournement infiniment imaginable par l’esprit entre intérieur et extérieur d’une grotte, assimilable à un être vivant, entre géologie minérale et animalité fantastique. L’œuvre de Patrick Neu est elle aussi évoquée à la lumière du Geste du regard de Renaud Égo.

Les œuvres plastiques dialoguent, sautent par-dessus les silences au profit des formes, des couleurs et des matières, et dialectisent sans doute mieux les temps et les créativités, que ne le peuvent les livres, aux prises avec la continuité de la langue. C’est en partie la question qu’a posée Rémi Labrusse dans le premier album de l’Écarquillé, consacré au Silence, à différents chercheurs et artistes intéressés par la préhistoire.

III Fictions, littératures et préhistoire.

Pour aborder en généraliste la question des représentations et des discours de la préhistoire par la littérature, il me semble important de revenir d’abord sur les formes variées que regroupe la fiction, qui n’est pas que littérature ni toute littérature, mais que stimule par excellence le désir de mieux connaître des origines peu connaissables, désir aiguillonné par la menace d’une (auto)destruction massive, en recourant à l’intuition et à l’imaginaire, sinon à l’aveu d’impuissance.

La fiction s’est déployée anciennement sous la forme de mythes. Elle peut, en deuxième lieu, qualifier un texte des années après sa parution, alors qu’il ne se voulait pas imaginaire au moment de sa création : il en est ainsi des tâtonnements et des évolutions des hypothèses scientifiques, pas toujours modestement données pour telles, voire des impostures scientifiques, nombreuses dans l’histoire de la préhistoire — la « fiction » ressortit, dans ce cas, à la réception du texte, et au décalage entre celle-ci et l’écriture de l’œuvre (nous lisons le De Natura rerum de Lucrèce et l’Histoire d’Hérodote avec le plaisir que l’on prendrait à des romans et poèmes un peu didactiques). Troisièmement, certains discours sur la préhistoire intègrent parfois un tel degré d’idéologie qu’ils deviennent des contes, même s’ils prétendent au statut scientifique. Enfin, l’expérience de pensée participe également de la fiction, en tant que fable qui aide son auteur (pas nécessairement reconnu comme « écrivain ») à développer son discours, et à persuader ses lecteurs.

Les historiens des idées et de la Préhistoire (tels Wiktor Stozckowski ou Claudine Cohen) ont rappelé les hypothèses formulées par les mythes. Le préhistorien et anthropologue Jean-Loïc Le Quellec, en croisant des données internationales et multiculturelles, a rassemblé les invariants d’un mythe de l’émergence, qui peut remplir cette fonction. Ces fictions orales, illustrées, parfois couchées par écrit bien tard, et dont les variantes ont pu animer les croyances d’humains préhistoriques, sans doute plus que les adorations de la terre-mère, des panthéismes, ou des chamanismes vite projetés depuis les anthropologies et la doxa modernes sur les temps très anciens, trouvent leur pendant dans les cosmogonies des civilisations antiques et témoignent d’une conscience de la proximité relative entre les règnes minéraux, végétaux, et animaux. Les fictions religieuses et folkloriques qui prétendaient rendre compte des fossiles, comme l’a bien rappelé par exemple Éric Buffetaut, et le créationnisme, prolongent ces histoires, imagées, contredisant les lois naturelles de leur époque. Mythes et religions prétendent expliquer le temps profond de façon exhaustive, tout en l’orientant vers le futur, sans laisser de reste — jusqu’à rencontrer le discours scientifique, cas de plusieurs gens d’Église. L’anthropocène toutefois énonce une fin des temps non prophétisée, face à quoi les fictions mythiques globalisantes largement anthropocentrées ne tiennent plus guère.

Les hypothèses des naturalistes depuis l’antiquité, les propositions d’anthropologues et de préhistoriens ont, à leur manière, pris le relai des cosmogonies expliquant la nature et l’origine des végétaux, des animaux et des humains préhistoriques — pour ne rien dire des fous littéraires, que les origines ont mobilisés à plusieurs reprises (voir Décimo et Pierssens). Les préhistoriens actuels avancent leurs résultats avec une grande prudence, ajoutant et corrigeant des éléments à ces tâtonnements de la pensée et aux recherches de leurs prédécesseurs. Jean Guilaine et Jean Zammit ont par exemple dénoncé la tendance à projeter des idées actuelles sur la préhistoire, à propos de la guerre, en convoquant André Leroi-Gourhan et Pierre Clastres (39) : le préhistorien estimait que la guerre prolongeait le geste de la chasse, tandis que l’ethnologue français, comme l’archéologue américain Lawrence H. Keeley, distinguait d’abord en elle une pratique sociale, particulièrement prisée par les sociétés primitives. Ces deux thèses, non tranchées, s’apparentent à des récits qui prétendent à la vérité. Guilaine et Zammit relèvent encore les catégories anachroniques de plusieurs scientifiques peinant à se détacher autant que possible de préjugés modernes : ainsi d’un soi-disant confort des chasseurs-cueilleurs, en harmonie avec la nature : « confirmation semble apportée par le monde cultivé, scientifique, mariant les démonstrations « rigoureuses » à un sentiment populaire, naïf et mythique, qui relève de la seule fiction. En fait, la science ne sert ici qu’à retrouver des concepts banals, des affirmations gratuites, profondément ancrés dans notre mentalité et notre culture » (49). L’état actuel des connaissances préhistoriques, est compatible avec l’idée d’anthropocène, mais les fictions de connaissances plus anciennes envisageaient celui-ci sur le mode moins radical du décadentisme.

Quant aux expériences de pensée sur la préhistoire, elles ont été particulièrement employées par des philosophes et des penseurs de l’économie politique : Rousseau, Hobbes, Bergson, Nietszche (Stoczkowski, Salanskis) ont cherché à comprendre, en passant par l’imagination cohérente et la déduction, les origines de l’homme et, souvent, ses capacités de destruction. Les théoriciens du marxisme ont davantage ciblé les injustices sociales par ce biais : le site de Christophe Darmangeat, « La Hutte des classes », est consacré à ces questions et cite des textes passionnants d’Engels, de Trostski, de Rosa Luxembourg, en passant par Hannah Arendt. Friedrich Hayek, du côté libéral, a également imaginé des enjeux de la préhistoire pour le développement économique des sociétés (voir Nadeau). Les psychanalystes ont esquissé d’une manière analogue un parallèle entre phylogenèse et ontogenèse (Freud dans Totem et tabou, Ferenczi dans « Thalassa — psychanalyse des origines de la vie sexuelle »). Pareils discours anthropologiques et politiques sur la préhistoire n’envisagent guère, en revanche, d’autodestruction aussi radicale que celle imaginant la disparition de la vie sur terre.

Le caractère idéologique, parfois à peine conscient et volontaire, ressortit aussi à la dimension « fictionnelle » d’un texte. Plus d’un savant des XIXème et XXème siècles a fait servir son objet à des discours non-scientifiques. La théorie de l’évolution a mis à sa façon un terme aux hypothèses très variées qui s’étaient multipliées particulièrement au siècle des Lumières, fasciné par une nature qui commence à se dire « humaine » — mais le créationnisme reste aujourd’hui vigoureux, sur fond de retour du religieux et de divers scepticismes obscurantistes assez répandus (complotismes, spiritualités les plus floues, New Age renouvelé, « post-vérité »…). Le caractère scientifique de la théorie darwinienne et de ses développements n’empêche guère, en effet, la tentation de juger cette très longue histoire : à côté de dénonciations d’un péché originel, le camp de la décadence affronte un camp du progrès en des variations nombreuses, que Marc Guillaumie a bien repérées en matière de roman préhistorique. Les nationalistes ont volontiers situé les origines de l’humanité sur leur territoire, pour valider quelque supériorité de ses habitants — et donc la légitimité de leurs prétentions : Philippe Forest peut ainsi moquer Claudius Côte qui découvrit en 1933 « l’un des plus anciens hommes modernes français », dans L’Enfant fossile. L’Union soviétique a parfois plaqué la dialectique hégelienne sur la succession prétendument linéaire du chaos des chasseurs-cueilleurs, du néolithique et des temps modernes (voir par xemple les articles de Lioudmila Iakovleva et de François Djindjian dans le collectif dirigé par Sophie A. de Beaune). Maria Stavrinaki a rappelé également la vision très discutable de la préhistoire par Cheikh Anta Diop, dans le chapitre intitulé « Enracinement dans le paysage » (324-335) de sa monographie, où elle signale des revendications analogues de la part d’artistes des années 1930 (Asger Jorn, Paul Nash), avec l’appui de certains archéologues et historiens de l’art qui avaient peut-être lu Herder, et recherchaient un esprit du lieu, contre le vertige du trop grand temps. Les discours et représentations plus actuels de la préhistoire posent désormais la question de la nature humaine et des valeurs de celle-ci à la lumière des altérités : qui fut le grand ancêtre ? Qui fut-elle ? Qui furent-ils ? Quel primate ? Quel hominine ? Quel homo ? Comment se définit et s’imagine le jeu de l’alter ego entre sapiens et « les » humains préhistoriques, alors que les cultures fortement industrialisées et technicisées dominent les autres, « primitives » ou « premières », tout autant qu’elles fantasment devant elles ? Faut-il réhabiliter Néandertal, après l’avoir ridiculisé pour valoriser sapiens ? La science présente des documents, des recoupements vérifiables, mais avance inévitablement à tâtons, par hypothèses, après que l’historiographie a elle-même connu un XXème siècle et un début de XXIème siècle extrêmement réflexifs. Se confronter à des disparus est une chose compliquée, quand on veut le faire avec sensibilité, d’autant plus quand ces personnes disent l’autre en nous, l’autre qui a permis notre existence, et dont on se demande s’il peut éclairer notre difficulté à nous dire nous-mêmes.

Les fictions de pensée, au sens large, ont toujours été stimulées par les mystères des temps très anciens, et les alertes anthropocéniques s’inscrivent dans une série de jugements moraux variés. Le constat scientifique et récent de la fragilisation de toutes formes de vie sur terre, quelle que soit la datation de l’anthropocène, est donc susceptible de faire écrire autrement la préhistoire. Plusieurs auteurs, héritiers des anciennes fictions, sensibilisés à l’écologie générale, abordent ainsi la préhistoire en y réinjectant de nouvelles morales ; d’autres songent moins à ajouter de l’imaginaire à la matière préhistorique complexe dont ils peuvent disposer qu’à écrire le récit de leur fascination inquiète.

IV Une typologie7

Ma typologie se fonde sur la lecture d’œuvres littéraires reconnues comme telles (canon académique), d’œuvres « grand public », mais aussi de récits, d’écrivains et de préhistoriens — ces derniers vulgarisant parfois leur savoir en y intégrant expérience et questions personnelles, images (verbales et iconographiques), rhétorique, suspense, etc. Si l’on accepte de considérer des textes anciens sur les origines de l’humanité comme des formes de fiction, il convient tout autant de reconnaître une qualité littéraire à des discours non fictionnels, à quelque période qu’ils appartiennent. En outre, si l’on estime que la création d’un personnage préhistorique par un écrivain (romancier, poète, dramaturge, auteur de récit), a ceci de particulier qu’il nous donne à imaginer ses mœurs, sa sensibilité, son intériorité et son rapport au monde, en particulier son rapport aux autres humains, avec toute une palette d’émotions, on reconnaîtra que des travaux récents de préhistoriens produisent des effets similaires. Je pense d’abord à ce que produit la préhistoire des sensibilités. Après que les historiens ont élargi leur objet au quotidien et aux perceptions (depuis les Annales, la micro-histoire, jusqu’à l’équipe d’Alain Corbin), Sophie Archambault de Beaune, avec moult précautions épistémologiques, consacre par exemple le chapitre 5 de Préhistoire intime à « Aimer, entourer, protéger », où, après Alain Testart, elle s’attarde par exemple sur de nombreuses sépultures réservées à de jeunes enfants, ceci dès Néandertal. Sophie de Beaune évoque aussi l’empathie et la compassion (elle s’aventure sur le territoire du care, familier aux littéraires), à propos du traitement de malades et de handicapés ; la chercheuse mentionne aussi l’attachement probable d’humains préhistoriques à des animaux. En scientifique, elle ne formule que des hypothèses, fondées sur faits, inductions et déductions, tandis qu’un écrivain tendra à affirmer des caractères. Mais les effets chez le lecteur sont proches : des individus très anciens sont éprouvés comme vivants et nous ressemblant. Des spécialistes de la préhistoire du XIXème siècle avaient espéré des œuvres littéraires « évolutionnistes »8. Sophie de Beaune, qui a travaillé sur les objets et les techniques très anciens, s’en approche à sa façon, mais elle dénonce un peu injustement le peu d’intérêt que le roman porte en général aux objets (2010). La littérature a aussi, en effet, une histoire et des genres : le roman réaliste, dont les personnages s’ancrent dans un quotidien sociologique, abonde en descriptions d’objets. L’ekphrasis, et l’hypotypose, furent longtemps des exercices obligés pour savoir « bien » écrire, et les objets, manufacturés ou produits par la nature, constituent de formidables embrayeurs pour des créations de plasticiens9, comme pour des histoires d’enquête. Le paradigme indiciaire, qui structure en partie les Prodigieuses créatures de Tracy Chevalier (ses héroïnes cherchent des fossiles…et la reconnaissance des autorités scientifiques), a pour analogue celui sur quoi repose Le Dernier Néandertalien de Ludovic Slimak. Le récit d’objet, au XXIème siècle, prend le relai du réalisme, tout en s’ouvrant aux hypothèses et à la rêverie comme le fait par excellence Philippe Forest dans L’Enfant fossile.

Premier type d’œuvres mobilisant la préhistoire, le roman préhistorique se porte bien, brillamment entamée dès 1891 avec Vamireh, de Rosny Aîné10, qui avait aussi, dès 1887 croisé le temps profond et le futur imaginaire avec Les Xipéhuz. Le roman préhistorique postule le caractère représentable de la préhistoire, et propose à son lecteur d’adhérer à la fiction, le temps de la lecture. Un siècle environ après les grands classiques que sont La guerre du feu de Rosny Aîné et Avant Adam de Jack London, les longs romans actuels, sans plus de fantasme pour des héros particulièrement forts ou malins, voire les deux, promeuvent encore davantage la vertu de tolérance : à l’entente possible entre étapes imaginaires de l’évolution, s’ajoutent l’égalité entre les sexes, voire la supériorité de l’intelligence et de la compassion féminine, et l’attention portée à la nature non humaine. Ceci culmine dans des formes de contes comme Enfant-pluie de Marc Graciano. En 1955, William Golding échappe davantage au schéma de l’aventure héroïque et aux discours d’idées avec Les Héritiers : s’il partage le questionnement orienté sur la façon dont des types d’humanités anciennes évoluent et cohabitent, sa force poétique, observable dans le travail de l’image et dans le flux de conscience, imposent une fiction de vision du monde par les héros préhistoriques qui minore la dimension morale pessimiste d’un London (Avant Adam se finit avec un génocide et la survivance d’un personnage intrinsèquement mauvais). La sensibilité de l’auteur à l’environnement ne fait pas de doute (ami de J. Lovelock, il lui avait soufflé la métaphore de Gaïa, comme l’explique Théo Mantion), pas plus que son intérêt pour les relations de pouvoir des sociétés naissantes (voir Lord of the flies), sans aucune bien-pensance non plus. L’écriture de son roman préhistorique résonne beaucoup avec les études récentes de préhistoriens sur la sensibilité de nos lointains ancêtres, pour proposer une perception possible du monde par ceux-ci. Les auteurs grand public continuent cette veine littéraire avec succès.

Deuxième type de littérature de la préhistoire : les fictions qui jouent de la celle-ci comme d’une référence qui doit faire penser, mais sans inviter leur lecteur à entrer dans une représentation des humains très anciens. Ces œuvres tiennent encore un discours de valeurs, qui n’empêche ni la qualité littéraire, ni les grandes émotions, ni l’humour. Roy Lewis, journaliste spécialisé en sociologie et en anthropologie, crée ainsi en 1960, avec Pourquoi j’ai mangé mon père, une histoire qui ne prétend à aucun « faire croire », mais des personnages incarnant le génie inventeur généreux et le rusé profiteur, capable de meurtre, ceci combiné avec une caricature œdipienne. Italo Calvino prête des pensées d’intégration et des questionnements identitaires à un dinosaure, exceptionnel survivant aux côtés d’humains préhistoriques, dans ses Cosmicomics, cinq ans plus tard. Max Frisch, en 1979, joue aussi de la préhistoire la plus longue, pour un parallèle entre l’évolution de la terre et la vieillesse bientôt démente d’un personnage dans un village du Tessin. Dans L’Homme apparaît au quaternaire, l’écrivain suisse dénonce avec sobriété la vanité de l’homme moderne : soif illusoire de connaissances pour simplement se rassurer, volonté de rester fort physiquement, de survivre mieux que les dinosaures, que le paysage même. Relire ce roman en connaissance des études du GIEC invite à lire dans la vieillesse individuelle mise en scène l’allégorie de l’humanité, au moins occidentale, devant des changements climatiques incompris. D’autres écrivains insèrent la préhistoire comme objet croisé par leurs personnages des temps modernes et contemporains sans que la vraisemblance soit mise à mal, et sans forcément de discours idéologique : romans sur la recherche de fossiles (les Prodigieuses créatures de Tracy Chevalier — même si la cause des femmes dans un monde scientifique trop masculin est valorisée), éventuellement façon polar (Boucher de Perthes est ainsi victime du vol d’un fossile dans La Mâchoire de Fabien Dorémus, libraire à Amiens – mais le nom du préhistorien du XIXème apporte plus une touche locale qu’une réflexion sur les débuts de l’humanité), romans sur les tranches de vie d’un archéologue (même personnage inspiré du vrai préhistorien dans L’Origine de lhomme de Christine Montalbetti, mais archéologue inventé, gardien de grotte préhistorique frustré dans Préhistoire, de Chevillard). L’obsession pour des temps primitifs peuplés de mâles en perpétuel rut, dans Débrouille-toi avec ton violeur de Johannes Infernus, ajoute une touche radicale aux vociférations de la narratrice féministe, sans pour autant représenter la préhistoire. Ces signes de savoirs préhistoriques, parfois détournés, comme en découvre Fanny Drouot chez Zola, associent ces œuvres au roman préhistorique, et encouragent des études épistémocritiques évaluant les formes et les sens des discours moraux et critiques qu’elles comportent.

Dire sans mettre en scène, préférer l’implicite à l’explicite, prend parfois la forme de poétiques de l’indicible, quasi topos des œuvres faisant référence à l’art préhistorique (L’art du trompe-l’œil par Maylis de Kerangal), avec des intrigues principales volontiers consacrées aux désirs insatisfaits et au manque d’authenticité. Ces formes de variations prosaïques sur le sublime restent assez courantes dans la littérature française contemporaine, à prétention plus esthétiques qu’informatives ou divertissantes, et rejetant l’idéologie : Chevillard, Montalbetti, Kerangal, et Michon (étudié par Étienne Lussier dans ce volume) héritent modestement des théories du romantisme allemand, à la recherche de ce qui est caché sous la surface du temps présent comme de la conscience, prisant le folklore local et le fragment qui procure de la nostalgie, tout en stimulant l’imagination. Pour les penseurs d’Iena, en particulier Friedrich Schlegel, l’œuvre restait par excellence inachevée et inachevable, relevant d’un processus infini : cette pensée, qui reprend le topos de la natura naturans, impliquait dès le XIXème siècle l’intérêt de plusieurs écrivains et peintres romantiques et préromantiques pour les sciences (le jeune Goethe, Friedrich, Carus, Coleridge, Constable…). L’idée d’authenticité retentira encore, entre autres, avec les land artists qui se passionnèrent pour les cultures orales disparues (Smithson, Morris, redécouvrant l’art précolombien…). Maria Stavrinaki parle d’un pouvoir de pharmakon de la géologie, qui dévoilerait le temps immense en offrant d’arrêter celui-ci, et cite La Création d’Edgar Quinet11. De tels élans sont implicites chez les romanciers mentionnés, et se réduisent parfois à une variation sur la vanité, à la limite de l’obscurantisme ironique — sauf quand il s’agit de jouer d’allégorie à effet comique ou grinçant. Pascal Quignard, en tant que styliste, a sans doute lui-même éprouvé une sorte de sublime à propos de la préhistoire : dans La Haine de la musique, il associe les chasseurs du paléolithique aux animaux qu’ils auraient chassés au moyen d’appeaux, accusant la violence impliquée par ce leurre mimétique, avant de conclure par « je fais partie de ce que j’ai perdu » (200). Le renversement des termes attendus, tels qu’on les observe à propos des phénomènes de hantise (ce que nous avons perdu fait partie de nous), appuie encore l’inadéquation à soi de l’humain contemporain, entre rêveries sur la préhistoire et pressentiment d’une fin imminente et concrète de la vie.

Les passages sous silence littéraires obligés, parfois complaisants, parfois détournés en absolus et en cris, devant l’inconnaissable des temps préhistoriques, trouvent un écho, d’une part, dans les difficultés des préhistoriens (qui s’interrogent plus que leurs collègues historiens sur la nature humaine) et, d’autre part, dans les dialectiques des philosophes et des plasticiens entre différents temps. Rémi Labrusse, dans Préhistoire, lenvers du temps, pointe cette problématique, en particulier à propos des modernismes12. Cependant, les fictions littéraires jouissent d’une parfaite liberté pour dépasser le caractère très fragmentaire du connaissable et sa dimension tragique : nulle exigence d’unité de temps, ni de continuité (au moins depuis le roman moderne tel qu’il s’est épanoui avec les avant-gardes), mais, au contraire, la possibilité de négliger la vraisemblance, ce qui n’a jamais empêché de penser.

La survivance en nous de ce que nous avons perdu donne lieu à un troisième type d’œuvre traitant de la préhistoire, en se moquant de la continuité temporelle : les fictions qui déploient deux périodes, l’une actuelle, l’autre préhistorique, en risquant leur représentation. Jack London avait fait l’hypothèse du marquage de nos gènes par nos plus anciens souvenirs pour que le narrateur moderne, dans Before Adam, prête ses mots à son ancêtre Big Tooth, qui évoluait entre une effroyable créature primitive (Red Eye), des parents arboricoles, et une compagne issue d’un groupe plus évolué. Jouant toujours des ressorts de l’aventure, Edgar Rice Burroughs, qui connaissait le préhistorien sud-africain Raymond Dart, a composé un Tarzan dans la préhistoire instructif : ces romans préhistoriques particuliers (préhistoire revécue en rêve, ou retrouvée dans une vallée préservée…) intègrent alors une partie de récit qui permet un recul temporel en autorisant une forme de réflexion comparatiste — à quoi ressemblaient nos ancêtres ? avec, très vite, la sollicitation d’un jugement de valeur, qui ne tombe que rarement dans la caricature, et en dialectisant les temps. Si un pourcentage de la population contemporaine contient des gènes de Néandertal, pourquoi ne pas imaginer qu’elle revienne à cette étape de l’évolution de plusieurs humains européens, voire à l’humanité d’homo erectus ? C’est sur cette piste qu’est parti Xavier Müller, journaliste scientifique, pour conter en trois volumes une épidémie, due à des manipulations génétiques coupables, qui fait régresser nos contemporains, occasion de poser, par le biais du divertissement, des questions éthiques qu’avaient formulées en son temps et à sa manière Vercors, dans Les Animaux dénaturés. Quelques années après les horreurs et le génocide de la moitié du XXème siècle, l’auteur français mettait son lecteur tout autant à distance des personnages modernes, peu doués en amour et en métaphysique, que de très anciens hominidés survivants en Nouvelle-Guinée ; ceux-ci sont étudiés, entre autres, par un prêtre adepte des théories de Teilhard de Chardin13 et par tout un petit groupe héroïque qui leur épargnera l’esclavage au nom de leur humanité. Petru Popescu, dans Primitif, suit un canevas assez proche, avec tentative de morale postcoloniale assez bancale (le héros blanc est amoureux d’une jeune femme africaine…mais a aussi aimé une préhistorique). Succès garanti de ces romans où les « premiers hommes », miraculeusement survivants, ou ressuscités, apparaissent comme des humains que les bons modernes doivent sauver des griffes des méchants modernes, en se réalisant eux-mêmes. Jean-Baptiste del Amo, engagé contre les maltraitances des animaux, décline le thème de la transmission de la violence familiale par-delà les temps, en consacrant le prologue de son roman, et quelques autres paragraphes, à l’initiation à la chasse d’un fils par son père préhistorique, loin de femmes préhistoriques souffrant dans l’enfantement, tandis que l’histoire principale relate l’histoire du meurtre de sa compagne par un personnage contemporain, observé par son enfant. Pas d’invraisemblance narrative, mais le collage entre un grand récit et un autre, qui apparaît comme la clé du premier. Le fatalisme s’y accompagne d’un art consommé de la description de la nature et d’une écriture empathique très efficace, procédé visé par de nombreux écrivains cherchant à entraîner le lecteur par-delà la référence validée scientifiquement. Enfin, un roman comme L’instinct d’Inez, sous la plume de Carlos Fuentes, fait alterner les passions amoureuses tragiques sur les deux périodes, en utilisant deux objets comme fil rouge, et s’inscrivant ainsi dans une poétique de la narration et de l’image obsédante : la musique, et un sceau de cristal mystérieux. Le romancier mexicain ne donne pas de leçon, à l’inverse de Del Amo, mais il interroge des invariants et le mystère des amours malheureuses, en pariant sur des formes de répétition du même, comme ce dernier.

La plupart du temps, la rencontre de la préhistoire par les modernes se tisse avec une forme de nostalgie pour une nature moins abîmée. Cette troisième catégorie littéraire doit aussi être complétée par le sous-genre romanesque mêlant préhistoire et science-fiction : je remercie encore Jean-Michel Geneste de m’avoir appris non seulement que Burroughs avait plongé Tarzan dans la préhistoire, mais aussi que l’auteur de science-fiction préhistorique Francis Carsac n’était autre que le préhistorien François Bordes ! Le roman mariant préhistoire et présent, voire futur, se décline donc en un large spectre, du roman d’aventure, à l’œuvre à prétention plus esthétisante et métaphysique. Christian Grenier, auteur de livres pour la jeunesse, explique que roman de science-fiction et roman préhistorique « explorent (tous deux) le plus proche inconnu », entendant par là des découvertes relativement récentes, qui ouvrent des possibles ; ainsi de la théorie de Darwin, peu avant l’émergence du roman préhistorique. Les deux genres sont le plus souvent déclinés pour provoquer à la fois la rêverie et le changement de perception sur le monde présent (distanciation, « estrangement », défamiliarisation, voire inquiétante étrangeté, selon les écritures). Je n’ai pas encore lu de roman imaginant préhistoire et destruction de la vie sous l’action de l’homme — mais rien ne l’exclut.

Quatrième type de littérature de la préhistoire : les non-fictions … quand elles se distinguent clairement des fictions, ce qui n’est pas le cas de l’original Oiseau-foudre — la découverte en solitaire de la préhistoire de l’Afrique du Sud de Lyall Watson. Cette biographie d’Adrian Boshiers rapporte comment cet homme blanc épileptique découvrit des objets et des sites archéologiques en Afrique du Sud et les fit connaître à Raymond Dart, tout en survivant dans des conditions très dures, et en étant initié à des rites magiques auprès d’habitants de la brousse. L’auteur, scientifique adepte du New Age, ne valide pas le surnaturel, mais laisse planer certains doutes, qui participent du charme de ce récit, élaboré en chapitres inspirés d’un jeu africain. La préhistoire y est abordée comme encore en petite partie préservée, par des populations non citadines, parfois nomades, susceptibles de participer à la science de la préhistoire, telle que pratiquée à Johannesburg, tout en ayant conservé des rapports à la nature que nous avons oubliés. Les événements historiques et des données anthropologiques sont fournies, les peintures rupestres sont également évoquées, décrites, dans un monde partagé entre races : en cela, Watson hérite davantage du réalisme littéraire que les récits de fascination occidentaux peu informés, et, écrivain utilisant librement son intuition, il ajoute des éléments qui donne envie de croire en d’autres épistémè, peut-être à l’image de ce que connurent nos lointains ancêtres.

Récits narrés par des auteurs parlant en leur nom, réfléchissant sur des documents préhistoriques : L’Enfant fossile de Philippe Forest, Les Combarelles de Michel Jullien (commenté par Chloé Morille dans ce volume), Dormance de Jean-Loup Trassard intègrent des travaux scientifiques, disent leur fascination pour les origines, les humains qui nous ont précédé, les arts rupestres, et ce qui nous échappe. Leurs sensibilités, déclinées dans des discours (pensées, souvenirs, avis, espoirs, questionnements…) et des descriptions, plus que dans des épisodes imaginaires, miment moins le sublime qu’elles ne s’aiguisent en rêveries informées et proposées en partage aux lecteurs. Michel Jullien préfère à la science-fiction les expériences futuristes réelles comme les Golden Records envoyés dans l’espace, pour exprimer l’obstination des humains à laisser des traces, contre le temps, contre la mort. Les alternances entre préhistoire, histoire, force des images, réflexion documentée, avec une iconographie importante, distingue cette œuvre. Le récit de Jean-Loup Trassard relève de la prose poétique, et fait donc parfois écho aux Héritiers de William Golding, la représentation d’une histoire imaginaire en moins. Les descriptions, les intuitions, les tentatives d’imaginer, à l’aide de la connaissance des paysages et de l’aiguisement des sens, impliquent également la subjectivité réelle de l’écrivain, proche aussi, mais de façon moins hermétique, du poète Clayton Eshleman, étudié également par Chloé Morille. Andrée Chédid avait aussi privilégié la poésie en prose pour un dialogue et quelques scènes imaginaires avec l’australopithèque que l’on pensait être une femme lors de la publication de l’œuvre, en 1998. Lucy, qui va engendrer tant d’horreurs parmi sa descendance (elle est donnée pour une sorte de mère de l’humanité), devrait être tuée, mais son regard humain recèle aussi de l’amour, et la narratrice l’épargne, validant ainsi une manière d’espoir à préserver en une humanité pourtant capable du pire : le lyrisme se permet de faire dialoguer les temps, sans impératif de vraisemblance, pour exprimer les affres éthiques de l’auteure poétesse. Ces œuvres de non fiction entremêlent plus directement vie des origines et mort des espèces, en intégrant des pensées du deuil et de la vanité, parfois de l’espoir. L’obsession des traces, celles des préhistoriques que l’on désespère de trouver soi-même, de savoir interpréter dans leurs arts, de ressusciter en pensée sensible, les traces qu’on aimerait laisser à nos descendants s’il s’en trouve, se résout modestement dans le geste d’écritures informées et subjectives, sans prétention divertissante et sans fuite. Communes aux fictions et aux non-fictions, les poétiques de l’image travaillent l’espace de manière intensive et suggestive, en explorant le paradigmatique contre le syntagmatique d’allure facilement causale ; ce que projettent Philippe Forest sur la mâchoire de l’enfant préhistorique, Michel Jullien sur les peintures des Combarelles, Jean-Loup Trassard sur une Mayenne en voie de destruction relèvent d’invariants et de similitudes qui font penser les temps sans représenter l’histoire, et rappellent, au niveau littéraire, l’idée de convergence en préhistoire, en biologie et en sociologie (Lahire), ou les formes survivantes d’Aby Warburg en esthétique. L’expression de « temps profond », ou deep time implique à sa façon l’idée d’une épaisseur du temps, qui nous permet d’y voyager, en échappant à son défilé chronologique.

Autre cas de non-fiction travaillant la matière préhistorique en instruisant, en émerveillant, et en interrogeant : certains récits de vulgarisation qui font vivre des personnages (comme Marx dans le jardin de Darwin, d’Ilona Jerger, journaliste spécialisée), dont les textes des préhistoriens eux-mêmes. J’ai évoqué plus haut le développement de recherches sur la sensibilité des préhistoriques, mais deux autres exemples justifieront cet élargissement du sens académique de la « littérature » : le dialogue entre Jean-Michel Geneste et Boris Valentin (contributeurs à ce volume) dans Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire et Le dernier Néandertalien de Ludovic Slimak. Dans le premier ouvrage de vulgarisation, les deux scientifiques expriment leur fascination pour leurs objets, parfois pour la technique qui permet leur découverte et leur analyse, la naissance de leur vocation, l’enrichissement par d’autres disciplines, leur amour des paysages, leur curiosité pour des altérités relatives. Ils racontent des enquêtes sur le terrain, empruntant des accents au récit d’aventure (paradigme indiciaire vécu), comme au conte qui suscite l’émerveillement (schéma de la découverte de Lascaux par des enfants). Ils citent des écrivains (Jean-Michel Geneste qualifie son collègue archéologue russe Viatcheslav I. Molodin de poète, Boris Valentin apprécie Jean Rouaud, Jean-Loïc Le Quellec truffe littéralement ses études d’extraits littéraires), pensent la fiction de certaines approches autrefois dites scientifiques, rêvent devant les temps et les rythmes et nous expliquent combien la taille expérimentale de silex mobilise une empathie singulière pour les humains préhistoriques (hommage rendu par J.-M. Geneste à Jacques Tixier), dans des mots dignes des écrivains de métier. Boris Valentin dit la complicité que l’on peut ressentir avec les préhistoriques, pourtant si loin de nous… au point qu’ils ressemblent un peu à des personnages romanesques pour le lecteur. L’iconographie complète de façon émouvante les réponses de Jean-Michel Geneste aux questions de son collègue, car Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire contient des dessins exécutés par lui lors de ses voyages sur des lieux de fouille — mélange de médias que la « littérature » au sens plus restreint accueille depuis un peu plus d’un siècle. Ludovic Slimak choisit quant à lui la forme du récit pour toucher les amateurs de préhistoire, et leur faire éprouver les espoirs, les stupeurs, les impatiences de son propre travail pour mieux connaître Néandertal, et pour leur faire imaginer, à ses côtés, la vie de celui-ci. L’introduction du dernier Néandertalien rapporte un dialogue (fictif ou pas, peu importe) entre l’auteur et son fils, pour connecter les temps d’une vie d’insecte, d’une vie d’humain contemporain, de l’histoire, et de la préhistoire. L’anthropocène reste un horizon relativement lointain chez ces « écrivants » écrivains (auxquels on pourrait adjoindre d’autres noms), qui notent cependant les conditions de vie dégradées de certaines populations et celles qui attendent les générations prochaines, comme si le relatif inconnaissable que recouvre cette notion polémique participait bien plus aisément d’un pessimisme général assumé par les romans ou les récits de non-spécialistes … peut-être parce que la littérature au sens traditionnel excelle à exprimer le désordre (Pierssens, 14).

Il apparaît ainsi que la préhistoire, que l’humain désire connaître, dans sa libido sciendi, son narcissisme, et sa mauvaise conscience (« comment en sommes-nous arrivés là ? »), se décline de façons très diverses à l’heure de l’anthropocène. Les scientifiques en savent toujours plus, posent de nouvelles questions orientées par des valeurs changeantes (rapport à la nature, rapport entre les sexes, rapport entre anciens colonisés et anciens colonisateurs, ceux-ci ayant beaucoup plus que les autres développé les questionnements scientifiques sur les origines du genre homo), ont une pratique réflexive forte sur leur discipline, qui croisent bien d’autres sciences humaines, de l’anthropologie à la philosophie. Les écrivains dits « littéraires » continuent de pratiquer le roman préhistorique, croisant parfois les temporalités, utilisant le temps profond de manière allégorique, au profit de poétiques de l’indicible, ou en des récits plus méditatifs, plus ou moins informés, poétiques, accueillant des images littéraires et iconographiques. Les contributeurs spécialistes de littérature de ce volume montrent assez combien ce thème fascine toujours et encore, nous renvoyant une image de nous-mêmes comme autres et comme fragiles. Nous espérons également montrer que cette « matière », en faisant aussi s’exprimer les savants avec leur sensibilité cultivée, nous invite à réenvisager l’écriture scientifique dans ses caractères littéraires.


Ouvrages cités

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Remerciements

À tous les contributeurs du volume, dont certains ont participé au colloque organisé en 2022 à l’Université de Picardie Jules Verne sur ce même sujet ; à Boris Valentin et à Jean-Michel Geneste, dont ce n’était pas le cas, mais qui ont été d’un grand secours (et d’une grande patience !) ; à Rémi Labrusse, pour ses conseils et nos échanges ; à tous les spécialistes de littérature générale osant des comparaisons interdisciplinaires.


1 Le climatologue M. Magny présente l’hypothèse de « lointaines prémices » de l’anthropocène à partir même de la « colonisation de la terre ». Voir encore le succès de Jared Diamond avec Effondrement ou, moins anthropologique, Alain Badiou, dans « Le capitalisme, seul responsable de l’exploitation destructrice de la nature », Le Monde, 26 juillet 2018 : « Prenons les choses d’un peu plus loin. L’humanité, depuis quatre ou cinq millénaires, est organisée par la triade de la propriété privée, qui concentre d’énormes richesses dans les mains de très minces oligarchies ; de la famille, où les fortunes transitent par le biais de l’héritage ; de l’État, qui protège par la force armée et la propriété et la famille. C’est cette triade qui définit l’âge néolithique de notre espèce, et nous y sommes toujours, voire plus que jamais. Le capitalisme est la forme contemporaine du néolithique » (cité par Samuel Chaîneau)

2 Selon la page Facebook du théâtre : « ce troisième portrait de la série théâtrale « Anachronique Paléolithique ! » sonde les couches stratigraphiques de la vie de Breuil pour interroger les croyances, les erreurs et les hypothèses qui se nouent dans la recherche des origines humaines. »

3 Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki, deux des trois commissaires, ont par ailleurs publié de remarquables ouvrages sur la préhistoire dans son rapport à l’histoire de l’art.

4 On pourra admirer de superbes clichés de la grotte étudiée, des peintures rupestres qu’on y trouve, et des participants dans Geneste et Valentin, 2019.

5 Clin d’œil au Germinal de Zola, la performance du même titre, créée en 2012 pour la Biennale de la danse de Lyon par Antoine Defoort et Halory Goerger recréait sur la scène tout un monde, le détruisant parfois, entre médiation burlesque, technophilie ironique, travail de la verticalité du plateau : une germination où la dimension sociale ne doit plus rien à des combats « primitifs », et joue très métaphoriquement des potentiels évolutifs du langage.

6 On pourra éventuellement en rapprocher l’œuvre « Volos », du plasticien Hubert Duprat, hache du néolithique enchâssée en 2013 dans un bloc de terre glaise.

7 Je n’inclus pas dans cette typologie la littérature pour la jeunesse, très riche, et qui mêle souvent dimension pédagogique et structure narrative de l’initiation.

8 Ainsi, par exemple, de Ernst Haeckel, voire d’Edgar Quinet, qui espérait une plus grande complémentarité entre sciences et littérature, comme l’a rappelé Nicolas Wanlin.

9 L’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac a hésité à inclure des artefacts préhistoriques parmi les objets de l’exposition « Les choses », qui s’est tenue au Musée du Louvre en 2022 : voir sa conférence présentée en direct de l’Auditorium Michel Laclotte, le 17 octobre 2022 (https://www.youtube.com/watch?v=MEjVbTu315k). L’attention portée aux « choses » par les humains a donné lieu à des œuvres plastiques, littéraires, et aux recherches des archéologues travaillant sur toutes les périodes.

10 Les frères Goncourt inventent le terme générique à propos de ce roman dans leur Journal (1887-1896), ceci noté par Marc Guillaumie (30).

11 Edgar Quinet, relatant son émotion en haut des Alpes : « J’ai cru être dans une autre planète. Cet horizon me semblait être au-delà des facultés humaines » (La Création, volume 1, Paris, Librairie internationale, 1870, p. 3), avant d’envisager le temps très reculé de la préhistoire comme ce qui nous fait « nous échapper à nous-mêmes » (cité par Maria Stavrinaki, 51).

12 L’art de la performance, en deçà ou au-delà des mots, témoigne parfois d’une même tension nostalgique vers l’indicible du très ancien valorisé comme une forme de primitivité. Le Manifeste magdalénien de Serge Pey, sous-titré « critique du temps », s’y inscrit encore en 2016, dans la mesure où les textes poétiques participent d’un travail graphique et ont accompagné exposition et performance de l’auteur, par ailleurs fasciné par les langues à clics.

13 Don DeLillo, dont Christian Michel commente L’Étoile de Ratner dans ce volume, a intitulé un autre de ses romans Point Oméga.


 




Introduction – Franchir la frontière : littérature et science

Ce 16e numéro de la revue Épistémocritique est né dans le dessein de rendre un peu plus visibles les diverses lignes de recherche portant sur «la littérature et les savoirs» que l’on poursuit depuis ces dernières années en Espagne. Expression d’un engouement grandissant pour ces questions, aussi bien du côté des sciences que des humanités, Vers une épistémocritique hispanique est un ouvrage collectif réalisé dans le cadre du Projet de recherche ILICIA. Inscriptions littéraires de la science. Langage, science et épistémologie. FFI2014-53165-P du Ministère de l’Économie et de la Compétitivité d’Espagne.

 

Éblouissante, la lumière du jour pénètre par la baie vitrée, inondant la table du laboratoire où abondent fioles, tubes à essai et pipettes. Accoudé à une extrémité, assis sur un tabouret, un homme d’environ vingt-cinq ans – costume impeccable et nœud papillon, cheveux gominés vers l’arrière – regarde avec concentration dans un microscope. Sur le rebord de la fenêtre, on aperçoit un autre de ces instruments, à l’écart pour l’instant. Peut-être le jeune homme découvre-t-il toute la beauté qu’un échantillon de tissu ou d’organe peut renfermer, car ce n’est pas un scientifique, ni même un laborantin. L’absence de blouse le trahit. C’est un poète, un des plus universels qu’aient jamais compté les lettres hispaniques ; c’est Federico García Lorca, photographié au laboratoire d’histologie Pío del Río Hortega de la Résidence d’étudiants de Madrid où il avait été admis en 1919.

 

Il s’agit-là d’une image emblématique d’une rencontre fertile entre les sciences et les arts, rencontre qui, comme en tant d’autres occasions dans l’histoire de l’Espagne, n’allait pas tarder à faire long feu. Depuis sa fondation en 1910, la résidence madrilène était devenue le principal foyer culturel de la péninsule ibérique et, comme le souligne Esteban García-Albea, « une des institutions les plus vivaces et fécondes de création et d’échange scientifique de l’Europe d’entre-deux-guerres », qui se proposait « de compléter l’enseignement universitaire par le dialogue permanent entre les sciences et les arts, et de devenir un pôle d’accueil pour les avant-gardes internationales » (114). Il en fut ainsi puisque ses forums de débat reçurent d’éminentes figures comme Albert Einstein et Paul Valéry, Marie Curie et Igor Stravinsky, John Maynard Keynes et Le Corbusier. Et certains des étudiants qui assistèrent à ces débats allaient d’ailleurs devenir avec les années aussi illustres qu’eux : Luis Buñuel, Salvador Dalí, Federico García Lorca.

 

Cet esprit de dialogue entre les deux rives de la connaissance porta sans nul doute ses fruits. L’œuvre de Lorca ne manque pas d’allusions à la science : dans les Suites déjà, composées entre 1920 et 1923, et plus précisément dans des poèmes comme « La forêt des horloges » ou dans « Méditation première et dernière », il fait allusion à la théorie de la relativité d’Einstein, de la même manière qu’avec « Newton », dans le sillage de Wordsworth, mais sur un ton plus détendu, voire satyrique, il relate la découverte de la gravitation universelle grâce à la dernière pomme « qui pendait de l’arbre de la Science », « bolides des vérités » qui en tombant percute le nez du grand physicien (202-203). Le fait est que, sans pour autant mettre en doute la validité de la science, le poète de Grenade en abhorrait l’empire moderne et déshumanisé, l’emprise qu’exerçait une raison mathématique muée en nouveau dogme de foi. C’est pourquoi, quelques années plus tard, dans Poète à New York (1929-1930), et plus précisément dans « L’Aurore », il condamnerait un monde dans lequel « La lumière est ensevelie sous les chaînes et les bruits / en un défi impudique de science sans racines «  (488). Ratio et vie, racines carrées et racines végétales : le vieil arbre de la science devait recouvrer ses racines vives pour cesser de sécher sous le poids des longues chaînes des raisons cartésiennes. Alors seulement, comme l’avait écrit Lorca ailleurs dans son recueil, en attendant « sous l’ombre végétale » du Roi de Harlem, on pourrait mettre « des couples de microscopes dans les grottes des écureuils » (473-474).

 

En 1911 Pío Baroja avait déjà brossé un portrait pessimiste qui allait être longtemps le paradigme de l’échec de la science et de la culture de la fin du xixe siècle. Dans L’arbre de la science, le héros, Andrés Hurtado, cherche en vain la formule de la vie et, ayant compris qu’il ne trouverait pas l’expression mathématique des fonctions vitales, aspire à travailler dans un laboratoire de physiologie, chose impossible, comme le lui fait savoir son oncle, car cela n’existe alors pas en Espagne (122). Heureusement, à la publication du roman, la situation des sciences expérimentales s’était un peu améliorée. Après le désastre de 98, la science était devenue une proposition réformiste de la société espagnole : avec l’élan du prix Nobel de Médecine décerné à Ramón y Cajal en 1906 et sous l’égide d’institutions telles que la Junta para la Ampliación de Estudios e Investigaciones Científicas (Assemblée pour l’extension des études et des recherches scientifiques), durant les premières décennies du xxe siècle, les hommes de science purent bénéficier de laboratoires où réaliser leurs expériences. Mais le soulèvement militaire de 1936 mit un terme à ce progrès naissant, à cette « cajalisation » de la science espagnole : Pío del Río Hortega, parmi bien d’autres, dut fermer le laboratoire de la Résidence d’étudiants et déménager ses essais, tout d’abord en zone républicaine, à Valence, puis à Oxford. Le jeune poète qui regardait avec tant de curiosité dans son microscope fut assassiné par le régime franquiste la même année. Exil et mort. Les sciences et les lettres s’unissaient dans le malheur et, une fois encore, se voyaient freinées dans leur évolution.

 

Quand on observe avec suffisamment d’attention l’évolution de la science espagnole, on voit bien qu’un de ses signes d’identité principaux est la discontinuité. López-Ocón Cabrera l’affirme ainsi dans son indispensable Breve historia de la ciencia española ; pour cet érudit, l’activité scientifique des cinq siècles derniers pourrait être comparée au « tissage/détissage de Pénélope dans l’attente du retour de son cher Ulysse » ou, mieux encore, aux eaux du Guadiana qui coulent librement, puis « se cachent sous terre pour émerger de nouveau, impétueuses, dans leur course finale » ; en effet, dans ces terres espagnoles, la science a été variable, « oscillant entre son caractère secret et public, entre son manque de pertinence et son impact social, entre sa position marginale ou ses succès dans la science-monde, c’est-à-dire au sein du système mondial de production et de distribution des connaissances scientifiques » (12). Cette « guadianisation » de la science espagnole est à rattacher à la lamentable et dramatique tendance, imputable à des facteurs historiques, sociaux et économiques, à aller à contrecourant des mouvements de modernisation des autres pays. Le cas le plus représentatif et avéré à cet égard est sans doute le fait qu’il ne se soit pas produit en Espagne de révolution scientifique comme dans le reste de l’Europe durant le xviie siècle, un phénomène servi en grande mesure par le déclin de la culture des sciences et coïncidant avec la décadence manifeste de la monarchie espagnole pendant cette période (24). La dictature franquiste à laquelle la guerre civile ouvrit la voie est un autre de ces pathétiques points morts ; en effet, dans ses apparentes eaux calmes, le Régime étouffa tout espoir de modernisation et, avec l’exil des scientifiques républicains et le démantèlement du système de recherche, fit reculer la science espagnole de plusieurs décennies.

 

Retour à la case départ, comme si le temps était pris au piège d’un éternel recommencement. À première vue, il pourrait sembler qu’il s’agit de la même scène, mais il y a longtemps que Lorca est mort et, de plus, tout est baigné dans une lumière bien plus sombre. Un jeune homme regarde également dans un microscope, avec concentration certes, mais aussi une évidente contrariété. Ce n’est pas un poète, c’est un médecin, un chercheur qui prétend, illusion don-quichottesque, étudier les mécanismes de transmission du cancer inguinal dans un laboratoire espagnol à la fin des années quarante. C’est le protagoniste de l’un des plus grands et des plus influents romans de l’histoire de la littérature espagnole, mais aussi l’un des plus méconnus hors de nos frontières. C’est le docteur Pedro Martín de Les demeures du silence. Son irritation initiale, juste au début du roman, n’est pas due uniquement à l’insistance de la sonnerie du téléphone et à la coupure de courant qui l’empêche de poursuivre son observation à travers la lentille ; ce qui brise net son élan, c’est la nouvelle que lui annonce le garçon de laboratoire, Amador, fidèle écuyer qui le suivra dans ses péripéties : le stock de souris d’Illinois dont il se sert pour ses expériences est épuisé. Il lui vient alors à l’esprit la figure de Ramón y Cajal, image emblématique du saint patron de la science espagnole, mais aussi, tel qu’on le surnomma, le « Quichotte de la science » :

 

Terminées les souris ! Finies que je vous dis. En face de moi, le portrait de l’homme à la barbe, qui a tout vu, qui a délivré le peuple ibérique de son complexe d’infériorité devant la science, préside immobile et le regard scrutateur à l’extinction des cobayes. Son sourire compréhensif et libérateur explique le manque de crédits. Un peuple pauvre, c’est ça, nous sommes un peuple pauvre. Car nous sommes aussi un peuple inférieur… Qui pourra jamais aspirer, une nouvelle fois, à la récompense venue du nord, au sourire du roi géant, à la consécration officielle et à la situation enviable du savant qui attend que les cerveaux fassent fructifier la péninsule aride ? Les mitoses anormales demeurent coagulées dans leurs petits cristaux immobiles – elles qui sont le mouvement même –. Amador, sans bouger, repose le téléphone, et me sourit avant de dire : « C’est fini ! ». (7)

 

Le roman de Luis Martín-Santos, publié en 1962, est une tragédie qui affecte aussi bien son héros que la ville et la nation auxquelles il appartient, et comme telle, se déroule avec une précision mathématique, tout découlant fatalement de ce début, de cette pénurie qui contraindra le nouveau chevalier de la science et son laborantin à partir en quête de souris dans un bidonville, loin de leur univers habituel. Tout cela par manque de crédit, faute d’avoir les moyens de mener leur recherche, forcés en outre d’observer à travers un simple microscope, « en l’absence d’appareil électronique » (9). D’emblée, Les demeures du silence se présente comme une critique acerbe de l’état lamentable de la science, de la culture et de la société espagnoles de l’époque, mais il est bien davantage. On pouvait déjà lire une réprobation similaire dans L’arbre de la science, roman auquel Martín-Santos doit une bonne part de l’atmosphère générale de sa narration, comme s’il eut voulu signifier que la situation avait bien peu changé en un demi-siècle. Pourtant, tandis que Baroja parlait sur la science dans de longues conversations formulées dans un langage assez conventionnel, Martín-Santos laisse la langue s’imprégner du discours scientifique et invente un style unique qui, dans sa variété, vise à nous immuniser contre le langage trivial dominant, à la manière des mécanismes que son personnage s’efforcera en vain de découvrir avec son microscope.

 

Dès la parution, la singularité de la langue de Les demeures du silence a suscité surprise et perplexité, à la manière d’une bombe au beau milieu d’un paysage littéraire plombé et uniforme. Des années durant, la critique a souligné la nature baroque et hétérogène de son style, voire son inadéquation à l’atmosphère lamentable dépeinte par Luis Martín-Santos, attribuée dans le meilleur des cas à une vision ironique. En réalité, peu de romans de ce genre sont parvenus avec une telle acuité à ajuster et acclimater le langage à son objet. Les demeures du silence est un roman sur les péripéties d’un chercheur dans la première décennie de la Dictature, sur un médecin qui entend vérifier, dans son laboratoire indigent, si le cancer est transmis par les gènes ou s’il peut l’être par contagion moyennant un virus. Cependant, en accord avec sa trame, c’est également en bonne logique un roman de recherche sur et avec le langage, sur les possibilités de combattre les maux des mots avec des mots.

 

« Prolixe par essence », écrit Cioran dans Syllogismes de l’amertume, « la littérature vit de la pléthore des vocables, du cancer du mot » (25). Nul autre roman que Les demeures du silence n’a sans doute incarné cette vérité avec autant d’intensité et d’exactitude. Métaphore récurrente dans ce roman, le cancer n’exprime pas seulement les maux de la société, mais encore la nature de leur écriture. C’est ce que suggère le protagoniste lorsque, après avoir médité à propos de Cervantès au cours d’une promenade, au moment de pénétrer dans un café littéraire, il pense qu’il aurait préféré continuer « d’évoquer des fantômes d’hommes qui déversèrent leurs propres cancers sur des feuilles blanches » (76). Dans Les demeures du silence, Luis Martín-Santos fait plus que déverser son âme endolorie, il transforme aussi son œuvre en un laboratoire où étudier et combattre le langage cancéreux, trivial et répétitif, en lui inoculant des paroles immunisantes. À cet égard, Guillermo Cabrera Infante touche juste quand il dit qu’en raison de son innovation linguistique Les demeures du silence « en finit avec la tradition réaliste espagnole qui a été propagée, comme une infection, par les mauvais lecteurs de Cervantès presque depuis la publication du Don Quichotte » (cité dans Lázaro, 243). Pour un écrivain, il n’est pas d’autre combat que celui du langage, de la même façon que le protagoniste ne s’intéresse à nul « autre combat que ceux des virus avec les anticorps » (Martín-Santos, 45). Les technicismes (scientifiques, médicaux, juridiques, etc.) que Martin-Santos ne cesse d’inoculer à ses phrases agissent comme un vaccin contre le langage maladif et destructeur qui proliférait dans la littérature la plus conventionnelle et réaliste de l’époque. Chacun de ces mots est un antigène introduit dans le discours dans le but de le faire réagir en créant ses propres défenses. L’écriture ne peut donc qu’apparaître hors de contrôle et anormale, virale en elle-même, puisqu’elle adopte les processus de reproduction de la maladie dont elle parle.

 

Dès les premières lignes, où le lecteur peut se voir comme dans un miroir, nous sommes invités à observer le texte, sorte de tissu vivant où les mots se reproduisent à la manière de cellules :

 

Le téléphone a sonné et j’ai entendu la sonnerie. J’ai décroché l’appareil. Je n’ai pas bien saisi. J’ai posé le téléphone. J’ai dit: «Amador.» Il est arrivé avec ses grosses lèvres et il a pris le téléphone. Moi je regardais à travers le binoculaire et la préparation n’avait pas l’air de pouvoir être comprise. J’ai regardé à nouveau: «Bien sûr, cancéreuse.» Mais, après la mitose, la tache bleue se résorbait petit à petit. (Nous traduisons ce passage afin de rendre l’effet original)

 

Double du héros, faute d’un meilleur microscope, le lecteur ne semble pas à même de comprendre non plus la préparation verbale qu’il a sous les yeux. Ce texte est effectivement déconcertant, instable, comme se déroulant par répétition à mesure qu’on le lit, comme si chaque mot se divisait à l’instar d’une cellule pour produire de nouveaux mots : téléphone, sonnerie, appareil / sonnait, entendu, sonnerie, compris, dit, etc. Et cette mitose verbale va se produire non seulement par des procédés sémantiques, mais encore grâce à d’autres moyens comme l’allitération : selon Amador, c’est une chance que les filles de son ami Latrogne (El Muelas, dans l’original) s’occupent des souris qu’ils ont dérobées : « Au fond, c’est plutôt un bien sans ça il faudrait arrêter [parar]. Ce sont ses filles qui s’en occupent. Si c’était pas ça elles auraient déjà crevé au lieu de mettre bas [parir] comme elles font [paren], car pour ce qui est de mettre bas [paren], elles en mettent un coup [sin parar] ces salopes. ». La reproduction biologique se reproduisant dans une reproduction verbale. Un jeu parmi tant d’autres qui réclament depuis des années une étude complète, détaillée, une recherche sur la science dans l’œuvre de Luis Martín-Santos, une approche épistémologique capable de jeter une lumière neuve sur cette œuvre cruciale de la littérature espagnole, ce roman n’ayant toujours pas, à ce jour, reçu l’attention qu’il mérite, comme si l’ensemble du contenu scientifique en était un point aveugle, invisible au-delà de son rôle de métaphore des maux sociaux[1].

 

En raison de sa valeur littéraire et de la place principale qu’il occupe dans les lettres espagnoles, Les demeures du silence peut être tenu pour un exemple paradigmatique du peu d’intérêt accordé à la science dans les études littéraires menées de ce côté-ci des Pyrénées, au moins jusqu’à récemment. Toute œuvre est lue et interprétée dans un cadre épistémologique concret, duquel la science semble être absente depuis fort longtemps, essentiellement parce qu’en Espagne, comme nous l’avons dit, celle-ci n’a pas toujours eu l’importance et l’impact qu’on aurait pu espérer et qu’elle avait dans des pays voisins. Le retard souffert par les mathématiques (et en définitive par les sciences) au long du xixe siècle est à cet égard manifeste ; comme l’a montré Javier Peralta, dans le splendide panorama mathématique du xixe siècle « rien ou presque ne peut être recensé qui soit de paternité espagnole » (57). Ce qui du reste n’a rien d’étonnant à la lumière de ce que José Cadalso avait dénoncé dans ses Cartas marruecas (Lettres marocaines) à la fin du siècle précédent, s’étant vu dans l’obligation de prendre la défense des mathématiques face au savant scolastique qui les confondait encore avec l’astrologie et les méprisait : « Malheur à toi si tu lui parles de mathématiques. Mensonge et passe-temps – dira-t-il avec gravité » (192). Avec un tel fardeau, avec un enseignement universitaire qui ignorait que « les mathématiques sont et ont toujours été tenues pour un ensemble de connaissances qui forment la seule science digne de ce nom parmi les hommes » (Cadalso, 193), le xixe siècle espagnol avait peu de chances de briller dans le monde scientifique, et, par conséquent, les écrivains pouvaient difficilement s’intéresser à ces questions et les intégrer dans leurs œuvres.

 

Une des métaphores qui reviennent le plus souvent quand on parle des relations entre les sciences pures et les sciences humaines, généralement pour revendiquer la nécessité d’établir des liens plus solides et vrais, est celle du pont restant à tendre entre ces deux domaines du savoir. Vu ainsi, on pourrait penser que chacun d’eux est d’ores et déjà constitué en lui-même et que le pont ne ferait que relier deux espaces autonomes. Il suffit à cet égard de rappeler la fonction que Heidegger attribuait à ce genre de construction : « Léger et puissant, le pont s’élance au-dessus du fleuve. Il ne relie pas seulement deux rives existantes. C’est le passage du pont qui seul fait ressortir les rives comme rives. » (27). De même, les deux domaines essentiels du savoir connus comme les sciences et les humanités ne prennent vraiment corps qu’une fois qu’ils ont emprunté le pont dans l’une et l’autre direction. C’est pourquoi, au long du xxe siècle, dès l’apparition des premiers indices de dégradation, une polémique éclata autour des deux cultures dans des pays comme la France et le Royaume-Uni, nombre de scientifiques et de penseurs tels qu’Henri Poincaré, C. S. Snow ou Aldous Huxley insistant alors sur la nécessité de colmater les fissures qui s’étaient ouvertes dans ce pont épistémologique et menaçaient de le détruire. En Espagne, en revanche, la question était bien différente : le pont, limité à de précaires fondations, restait à construire, et les deux rives n’étaient encore que des friches.

 

Fort heureusement, la situation s’est substantiellement modifiée depuis et, en dépit de l’éternel manque de crédits pour le développement scientifique (et plus encore humanistique), dramatiquement aggravé par les politiques issues de la crise financière de 2008, les deux rives ressortent aujourd’hui avec force et de très nombreux scientifiques et artistes empruntent le pont dans les deux directions. À preuve les travaux individuels et collectifs qui, ces dix dernières années, ont été et sont menés en Espagne, avec pour objet d’établir des liens entre les sciences et les lettres. Le fait que de nombreux poètes et romanciers comme Clara Janés, Agustín Fernández Mallo, Vicente Luis Mora, Ricardo Gómez, Javier Argüello, Germán Sierra, Javier Moreno ou Alejandro Céspedes aient composé des œuvres où la science est posée comme indissociable de l’écriture a eu un impact décisif sur l’attention que la critique littéraire prête désormais aux inscriptions scientifiques dans les lettres. Du reste, certains de ces créateurs ont théorisé autour de leur propre activité, revendiquant une véritable convergence des langages, comme Fernández Mallo dans Postpoesía ou Argüello dans La música del mundo.

 

En outre, de plus en plus fréquemment, des revues de renom consacrent à la question des monographies ; c’est le cas de Litoral, Quimera, Signa ou Revista de Occidente ; et des volumes collectifs, comme Arte y ciencia: mundos convergentes, dirigé par S. J. Castro et A. Marcos, ou Espectro de la analogía, dirigé par Amelia Gamoneda. Preuve que le thème suscite un intérêt croissant, la récente publication posthume de l’ouvrage de Francisco Fernández Buey Para la tercera cultura. Ensayos sobre ciencias y humanidades, où le philosophe non seulement reconstruit les facettes que la polémique des deux cultures a adoptées dans divers pays, mais encore apporte des exemples significatifs de l’empreinte qu’a pu avoir la science sur certaines œuvres littéraires. Bien des articles figurant dans ces revues et volumes collectifs ont une approche proprement épistémocritique, au sens que Michel Pierssens et Laurence Dahan-Gaida ont accordé à ce terme, et plusieurs essais de cette même veine ont d’ailleurs été publiés, notamment Sinergias de Candelas Gala, Epistemocrítica de Jesús Camarero, Esperando a Gödel: literatura y matemáticas de Francisco González et Del animal poema d’Amelia Gamoneda, ces deux derniers dans le cadre de l’équipe de recherche ILICIA, la première en Espagne à s’être axée sur la relation entre science et littérature (www.ilicia.es).

 

Le présent volume d’études, organisé sous forme de monographie et intitulé Vers une épistémocritique hispanique, a lui aussi été réalisé au sein du G. I. R. ILICIA. Les divers textes rassemblés ici sont agencés selon des tendances réflexives qui font des particularités que l’on vient d’évoquer, et qui sont un héritage de la culture espagnole, un trait spécifique pour aborder la présence et la circulation des savoirs au sein du texte littéraire.

 

Pour en rendre compte, il faut revenir au fameux espace de la Résidence d’Étudiants. Sur la photo, cette fois-ci, pas de microscope : José Ortega y Gasset se trouve dans les jardins, en train de lire un journal annonçant que la Première Guerre mondiale vient d’éclater. Le philosophe le plus remarquable de l’histoire espagnole se rendait quotidiennement à la Résidence, dont il était membre du comité de direction, et ce carrefour des arts, des sciences et de la pensée nourrit son œuvre, la seule de la sphère philosophique espagnole à avoir, avant le xxie siècle, franchi les frontières physiques et temporelles : si, à son époque, Ortega a pu représenter à lui seul la philosophie espagnole ayant un rayonnement européen, il est dans l’Espagne actuelle l’unique philosophe du passé faisant encore figure de référence pour une culture qui, après le désert laissé par le franquisme et l’après-guerre, affiche résolument et sans complexe son postmodernisme. De plus, par l’ampleur et la variété de sa réflexion, Ortega est également une référence pour les études qui, en Espagne, tentent de concilier des perspectives humanistes et scientifiques. Ces études reçoivent pour ainsi dire le parrainage symbolique de celui qui, dans son œuvre, écrivit sur le lien entre raison, nature et technologie, ou encore affirma que « la science est beaucoup plus proche de la poésie que de la réalité [car] comparativement à la réalité authentique, on constate ce qu’elle peut avoir de romanesque, de fantaisie, de construction mentale, d’édifice imaginaire. […] la mathématique jaillit de la même source que la poésie » (31). Indubitablement respectueux de la science, Ortega y Gasset visait une matrice créative commune à cette dernière et à l’art, ce qui ne passa nullement inaperçu de sa disciple María Zambrano, la philosophe à qui l’on doit la notion de « raison poétique ». À mi-chemin entre philosophie et métaphore, cette notion – l’une des plus souvent invoquées par les poètes de la seconde moitié du xxe siècle espagnol –, est à l’évidence également liée à une conception de la cognition (embodied cognition), aujourd’hui défendue par les sciences cognitives, qui jette un pont entre les domaines de la créativité et ceux de l’expérience vécue. Ce faisant, Ortega et Zambrano se situent dans un domaine philosophique qui conçoit que créativité littéraire et créativité scientifique puissent se rejoindre dans ses processus de pensée. La grande influence qu’exercent ces deux auteurs en matière philosophique et poétique explique le parti pris dont sont imprégnées les études espagnoles qui, jusqu’ici, ont approché la science dans le domaine littéraire : un parti pris franchement philosophique, exceptionnellement épistémologique et, occasionnellement, épistémocritique.

 

Les contributions rassemblées dans cette nouvelle livraison de la revue sont à cet égard une tentative de modifier une telle tendance, en intensifiant les partis pris épistémologiques et épistémocritiques. Pourtant, comme on l’observera, il y a moins rupture avec la tradition culturelle espagnole qu’évolution, une évolution nuancée qui laisse encore toute sa place à la philosophie. On ne s’étonnera donc pas que la plupart de ces textes s’articulent autour de la critique philosophique et épistémologique du représentationnalisme, et que la philosophie, la théorie de l’esthétique et la théorie de la littérature soient convoquées aux côtés de la science pour participer au conclave des savoirs au sein de la pratique épistémocritique. C’est le cas du texte signé par Benito García-Valero, qui porte pour titre « Création ou représentation ? Mimesis au carrefour entre science, pensée orientale et théorie occidentale », dont l’hypothèse est la suivante : la conception traditionnelle orientale de la mimesis s’apparente à certaines interprétations de la physique quantique et certaines postures épistémologiques issues du poststructuralisme. La conception – due à Ricœur – de la mimesis en tant que processus créatif et non de représentation est en correspondance avec les pratiques de la peinture japonaise et son désintérêt pour la copie fidèle, mais surtout rejoint le bouddhisme, dont un des postulats est que l’esprit attribue un statut fictionnel à la réalité. Que le monde soit issu de l’esprit, voilà une formulation générale que partage aussi le poststructuralisme dans le sillage de Foucault, mais face à ce dernier, qui sépare définitivement mots et choses, le bouddhisme lamaïste et la physique quantique postulent une intervention de l’esprit dans l’établissement du réel. García-Valero recourt également au concept de réalisme agentiel, proposé par la physicienne et épistémologue féministe Karen Barad, en vertu duquel il n’y a pas de référent mais un phénomène – ce qui se présente comme effet d’une action –, permettant de faire une distinction semblable à celle que faisait Heisenberg entre le réel et l’actuel. Ainsi donc, du point de vue de la science, de la philosophie de Ricœur, du bouddhisme et du réalisme agentiel, il s’avère que l’art, la littérature et la connaissance du réel renouent avec l’idée (aristotélicienne) de la mimesis comme création, comme poïesis. Et cette compréhension se vérifie également dans le monde naturel – où la création acquiert les mêmes traits poïétiques –, de telle sorte que les frontières s’estompent entre l’art et la nature. La littérature, qui crée elle aussi sa réalité par le biais de processus cognitifs spécifiques, participe à cet effacement des limites.

 

On retrouve la même perspective anti-platonicienne, associée à la critique de la représentation mimétique, dans l’analyse proposée par l’article Candela Salgado Ivanich, « Qu’est-ce qu’un événement ? La connaissance poétique et anti-platonicienne de Chantal Maillard ». Cet article traite du recueil de Chantal Maillard intitulé, précisément, Matar a Platón (« Tuer Platon ») dont les poèmes soumettent à examen un événement – un accident de voiture ayant entraîné un décès – auquel assiste un groupe de personnes. Chantal Maillard, poète et philosophe ayant une connaissance approfondie de la pensée bouddhiste, procède dans ce recueil à des constructions successives de réalité opérées par ces spectateurs de l’événement ; un événement qui n’a d’autre réalité que celle du phénomène (et non celle du référent, pour utiliser les termes de Barad). Candela Salgado Ivanich inscrit son analyse dans le cadre des théories connexionniste et énactive proposées par le biologiste, cognitiviste et neurologue Francisco Varela. Lui-même influencé par la pensée bouddhiste, Varela conçoit le monde comme énacté par la propre connaissance du sujet, et sa théorie – antérieure dans le temps – peut être rapprochée de la notion d’acte qui est supposée par le réalisme agentiel de la philosophe. Au surplus, l’approche connexionniste de la cognition que défend Varela se démarque de la conception symbolique et jette les fondements d’une embodied cognition (cognition incarnée). Candela Salgado Ivanich procède à une analyse des poèmes mettant à contribution la perception et d’autres instruments relatifs à ce type de cognition pour aboutir à une approche de la poésie répondant à la forme d’une connaissance formulée comme poïesis.

 

La notion d’« événement », telle qu’elle vient d’être évoquée et la mise en échec de la représentation qu’elle suppose sont abordées à nouveau dans le texte de Javier Moreno intitulé « Le charme discret du continuum : le temps et le récit ». Pour cet auteur, la narration est précisément la manifestation du fait que mots et choses ne se produisent pas simultanément et que le monde ne peut pas être saisi au travers du langage. Moreno voit dans la narration une manipulation temporelle qui ne coïncide pas avec le temps réel (compris intuitivement). Quelque chose qu’avait déjà pointé l’analyse du recueil de Chantal Maillard : la variété d’actes de connaissance des observateurs de l’événement démontre qu’ils ne sont pas concomitants, bien que la connaissance énacte la réalité et y participe en tant qu’agent.

 

Javier Moreno propose d’envisager les temps de la réalité et ceux de la narration à partir de leur nature respective, continue pour l’une et discrète pour l’autre. Le passage du réel au langage est justement celui du continuum au discret et, dans ce processus, se produisent des désautomatisations de la perception/compréhension du réel, qui sont imposées par le caractère discontinu du langage. Il en résulte ce qu’il appelle « événement narratif », et il s’emploie à « analyser la microphysique perceptive de ce mouvement » au moyen de la notion d’inframince [infraleve] de Leibniz (« un infinitésimal dans un spectre continu » qui percute l’organisme en produisant un acte de langage, un mouvement, un geste). Il rejoint ainsi – sans les mentionner – les perspectives de la cognition incarnée (embodied cognition) pour expliquer le mode par lequel le langage connaît/énacte/crée le monde. Il fait par ailleurs observer qu’Italo Calvino avait lui aussi proposé la légèreté comme vertu cardinale de la littérature à venir, donnant l’exemple d’un poème où le langage se raréfie (Emily Dickinson) ou d’un récit sur des questions subtiles et imperceptibles (comme les tropismes de Nathalie Sarraute) ou encore une description extrêmement abstraite. Il est surprenant de constater que ces notions – l’inframince, le microphysique, la légèrete, l’imperceptible – sont proches de celles que déploient les analyses poétiques présentées par Candela Salgado et Víctor Bermúdez dans leurs textes respectifs. Dans le cas de ce dernier – intitulé « Déclinaisons épistémiques de la métaphore dans Sol absolu de Lorand Gaspar » – ces unités de l’inframince capables d’opérer le mouvement entre le réel-continu et le langage-discontinu adoptent la forme de modèles métaphoriques spécifiques de l’œuvre de Gaspar, où se présentent des qualités ou des lieux du fonctionnement métaphorique pratiquement imperceptibles : « malléabilités », « interstices ».

 

L’analyse poétique que propose Víctor Bermúdez aborde une œuvre poétique – celle de Gaspar – tout à la fois inscrite dans la tradition de la poésie scientifique et composée dans un registre philosophique ; l’œuvre confère des traits poétiques aussi bien à la science qu’à la philosophie par le biais de structures de pensée stabilisées dans les modèles métaphoriques mentionnés précédemment. Cette métaphorologie se déploie en trois volets : dans « Malléabilités du système citationnel », l’auteur observe les effets littéraires des citations textuelles (porteuses de savoir scientifique) en fonction de la disposition spatiale du poème. Dans « Maillons et interstices de la description », il étudie le mode selon lequel les énoncés littéraux adoptent une valeur métaphorique (Davidson) ; il s’agit fréquemment de descriptions géologiques, botaniques, historiques dont les énoncés scientifiques présentent une charge lyrique sans même déborder de leur interprétation littérale. Le troisième volet expose le mode dans lequel se produit un glissement de l’épistémique à l’esthésique par le jeu d’associations qui mobilisent la subjectivation et concernent le corps et sa sensibilité. Cette métaphorologie décrit donc un mode poïétique orienté par la cognition incarnée (embodied cognition) et qui semble en même temps faire appel aux territoires de l’inframince susceptibles de figurer comme infinitésimaux dans le spectre continu de la réalité.

 

On pourrait inférer du texte de Victor Bermúdez que la terminologie scientifique de l’œuvre de Gaspar trahit l’impuissance du langage à coïncider avec le continuum du réel, et de là la nécessité pour lui de recourir à la métaphore – métaphore cognitive enracinée dans le corps – pour dissoudre le discret. Toutefois, selon Javier Moreno, c’est le langage mathématique qui, en fin de compte, se charge de prendre la relève de cette « poétique du minuscule », laquelle, dans le texte littéraire, aspire à orienter le discret vers le continu : l’infini dénombrable de Cantor et son hypothèse du continu répondent à la simultanéité du discret et du continu. Si le langage pouvait être aussi un infini dénombrable, la narration et la réalité pourraient alors partager le même temps.

 

La question de la science comme modèle littéraire est envisagée non seulement dans le domaine de la connaissance du réel à travers le langage mais aussi dans le domaine même des formes, métaphores et processus de création littéraire. Nous abordons ici aux textes qui abandonnent la réflexion d’ordre explicitement cognitif pour pénétrer un territoire plus clairement épistémocritique. L’article signé par Germán Sierra, « Science qui advient comme littérature », fait appel dès son titre à la notion d’« événement », véritable leitmotiv des articles réunis ici ; un terme avec lequel il fait référence aux modes de présentation et d’action de la science au sein de la littérature. Et plus précisément à ces modes d’inscription qui dépassent le simple niveau de l’argument, où l’image scientifique ne se borne pas à remplacer platement un autre type d’images antérieures à l’actuelle culture technoscientifique (modes repérables chez Agustín Fernández Mallo, Janice Lee, Amy Catanzano). Sierra signale que la clé d’une intégration réussie – qui garantit l’intensité esthétique – de la science à la littérature implique que cette dernière continue d’évoluer dans le domaine spéculatif qui lui est propre (un domaine que la science tend justement à supprimer). Pour cela, il élabore une critique de la « science-mythe », un type de science auquel recourt une littérature prétendant au « réalisme scientifique » et qui abandonne toute spéculation constructiviste sur le réel. Quand la littérature cède le terrain à des notions réductionnistes technoscientifiques, la science n’« advient » plus comme littérature ; autrement dit : elle ne fait plus partie du tissu littéraire. L’article définit trois postures spéculatives – et par conséquent esthétiques – parfaitement représentées en Espagne et partagées avec d’autres littératures étrangères. En premier lieu, un nihilisme spéculatif –assorti d’une « esthétique de la fin » – reposant sur une lecture de la science – physique, astronomie – comme négation de l’humanisme et crise absolue de l’anthropocentrisme. En second lieu, un néo-matérialisme qui ne nie pas la fin de l’anthropocentrisme mais admet que nous n’avons accès qu’à la connaissance humaine, la littérature correspondante adoptant donc une « esthétique de laboratoire » intéressée par les modèles de réalité compréhensibles (chez Fernández Mallo, Moreno et Gámez, par exemple). En troisième lieu, la posture du néo-rationalisme/accélérationnisme, convaincu de faciliter la transition de l’humanisme au posthumanisme, et inspiré par les versions fortes de l’IA et par un élan techno-utopique : le récent mouvement littéraire-artistique additiviste en est une illustration.

 

Privées d’une grande tradition d’ouverture aux sciences, les propositions de la littérature espagnole surprennent par leur radicalité et leur avant-gardisme, ce qui – comme il a été suggéré plus haut – est une caractéristique commune à divers domaines de notre culture, et plus particulièrement au genre de l’essai. Les référents de cette littérature sont à chercher – comme on pouvait s’y attendre – dans le domaine anglo-saxon ; pourtant, comme d’ordinaire dans la culture en langue espagnole, l’influence s’accompagne de traits autochtones très accusés. À cet égard, certaines œuvres dont traite ce numéro révèlent, aux côtés de la science, la présence surprenante de la mystique. Profondément enracinée dans notre culture philosophique et littéraire, la tradition mystique espagnole du xvie siècle – avec pour représentants Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila – a été intensément revendiquée par la poésie espagnole des dernières années du xxe et du début du xxie. Le cas de la poète et académicienne Clara Janés, à laquelle Antonio Ortega consacre l’étude « L’arc et la flèche : science et poétique dans l’écriture de Clara Janés », est exceptionnellement intéressant en ce qu’il allie l’influence de la mystique occidentale et celle de la tradition orientale à une présence très explicite et marquée de la science. Le lien entre mécanique quantique et poétique, caractéristique de la poésie de Clara Janés est analysé par Antonio Ortega avec, pour toile de fond, la mystique.

 

La proposition transdisciplinaire de Clara Janés consiste à employer des concepts scientifiques à valeur métaphorique pour désigner des réalités sans nom dans le domaine de la sensibilité ou de l’expérience subjective (catachrèse). Au sein de cette expérience, la mystique occupe une place importante, la poète y trouvant un type de connaissance qui se révèle plus compréhensible à la lumière de la science. Trois aspects fondamentaux de la mystique difficilement descriptibles se voient ainsi associés à des domaines scientifiques : le « hors du temps » est vu au travers la théorie de la relativité ; « l’unicité » au travers de la fonction d’onde ; et le « savoir du non-savoir » au travers du principe d’incertitude. Les deux derniers aspects sont abordés par le texte d’Antonio Ortega qui, en premier lieu, pour expliquer le « savoir du non-savoir » de Jean de la Croix repris par Clara Janés fait appel aussi bien à Maria Zambrano – philosophe de la parole poétique associée à la mystique – qu’au physicien Heisenberg ; tous les deux accompagnent Ortega dans son explication de l’analogie entre le «savoir du non-savoir » et la nature de la matière considérée du point de vue de la physique quantique. En second lieu, Antonio Ortega propose l’idée selon laquelle le fonctionnement essentiellement autoréférentiel du langage poétique – que Clara Janés relie à l’« unicité » de la mystique – trouve un mode de compréhension à travers la fonction d’onde de Schrödinger (où l’observateur s’infiltre dans le système et en actualise une des possibilités).

 

Clara Janés parle d’une « resacralisation du monde » par le regard scientifique, moyennant laquelle est satisfaite la nostalgie d’absolu et d’unité – derrière la multiplicité visible – qui prévaut également dans la mystique. Ceci est également l’objectif d’une œuvre comme celle d’Ernesto Cardenal, étudiée par Mauricio Cheguhem Riani dans « Ce qui meut le soleil et les autres étoiles. Convergences entre science et mystique dans Cantique cosmique d’Ernesto Cardenal ». Mais en termes de formes d’exécution, le projet de Cardenal est bien éloigné de celui de Clara Janés. Dans la poésie du Nicaraguayen – la distance entre la culture américaine et européenne n’est pas anodine même si toutes deux sont produites en espagnol – le projet est essentiellement philosophique : le texte sur lequel il porte ne vise pas à ce que la science « advienne » en tant que littérature (Germán Sierra), ni ne fonctionne comme une métaphore catachrétique d’expériences subjectives (Antonio Ortega), ni n’aspire à un glissement de l’épistémique vers l’esthésique (Víctor Bermúdez). Cardenal se situe dans l’orbite philosophique de Badiou, et demande à la science de soutenir depuis son propre domaine le concept discrédité de « vérité » que cette philosophie propose. Une vérité engendrée scientifiquement, mais pas seulement ; les vérités, d’après Badiou, traversent quatre « espaces » ou conditions : science (mathème), art (poème), politique et amour. Étant d’accord avec la non-séparation de ces conditions productrices de vérité, Cardenal fonde sa propre position philosophique sur celle de Badiou : la non-séparation entre mystique (qui ferait partie de la « condition » de l’amour) et science.

 

Cheguhem procède à une analyse de Cantique cosmique – caractérisé génériquement comme une « épique astrophysique » – du point de vue scientifique et, de même que Clara Janés, il mobilise comme instruments l’espace-temps (l’« étreinte courbe », disait Clara Janés), la mécanique quantique (intrication quantique) et le principe d’incertitude, en plus d’un certain nombre de considérations relatives à la seconde loi de la thermodynamique et ce qui en découle. Cependant, si dans le cas de Clara Janés l’aspect scientifique que métaphorisait l’« unicité » mystique était la fonction d’onde, chez Cardenal c’est la Loi de la gravité dans le contexte quantique : l’attraction entre les corps que pose cette loi acquiert dans cette poésie une valeur téléologique. En effet, Cardenal n’oublie pas les autres « conditions » de vérité, bien que la science ait l’aptitude de penser les « principes premiers » (vérités). Cheguhem ne les oublie pas non plus, et son analyse culmine par une approche scientifique de l’idée de Dieu comme mouvement, qui l’amène à résumer ainsi : Dieu est « l’événement de toute chose ». Derrière la variété d’approches qu’offrent les textes de ce numéro monographique, on perçoit donc une manière commune d’envisager tout type de connaissance – épistème scientifique, cognition humaine, union mystique – comme acte de création s’actualisant en « événement ».

 

Analyser la manière dont la science « advient » comme littérature est un programme épistémocritique. L’avant-dernier texte de cette monographie s’y conforme très précisément, tout en participant par son argumentaire au questionnement commun sur l’« événement », envisagé du point de vue de la critique philosophique, épistémologique et poétique du représentationnalisme. « La parole ignifugée : économie monétaire et antinomies du réalisme dans Argent brûlé, de Ricardo Piglia», texte signé par Borja Mozo, aborde l’incidence du savoir économique et de la logique monétaire sur la structure et la configuration narrative de l’œuvre de l’écrivain argentin. Il le fait, tout d’abord, à partir de la distinction entre argent et monnaie, pris tous deux comme des signes dont la valeur symbolique différente dédouble la compréhension du dénouement du roman, où les délinquants brûlent une grande quantité de billets de banque. En second lieu, Mozo observe, au niveau thématique et linguistique de l’œuvre, la logique monétaire capitaliste de l’« équivalence généralisée » – invariante mesurable ayant une fonction régulatrice dans l’échange – qui se voit défiée et niée par le comportement des délinquants. En troisième lieu, il s’attache à vérifier une correspondance analogique entre ce comportement antisocial et antiéconomique et un niveau supérieur de la construction du texte : celui de sa poïesis. C’est à ce niveau que se manifeste le paradoxe, car tandis que, dans la trame, les délinquants refusent l’échange symbolique basé sur l’argent, il existe dans l’écriture de Piglia une volonté de construire un échange communicatif – et par conséquent symbolique – avec le lecteur. Mais le fait est que la stratégie narrative réaliste mise en œuvre pour cela ne produit pas d’autre résultat qu’une mimesis imparfaite de la réalité qui contraint à mettre en question son référent. La crise de la représentation, la notion d’« événement » comme construction et celle de vérité comme consensus affleurent sous la volonté de produire un texte lisible. Borja Mozo en conclut que, cependant, Piglia finit par contraindre le lecteur à une version unique s’imposant sur la variété de lectures : il l’oblige à se plier aux limites de représentation qu’impose le langage. L’attitude anti-symbolique subversive des délinquants ne s’accompagne pas dans le roman d’une poïesis qui éloignerait le signe linguistique de son référent. Et le réalisme mimétique impose cette intime contradiction au roman de Piglia.

 

Si le présent numéro monographique constitue – comme on l’a vu jusqu’ici – une modulation cohérente et nuancée de la critique du représentationalisme, au carrefour entre la littérature et la science, son article de clôture est apparemment l’exception devant être apportée à toute règle. Écrit par le mathématicien Raúl Ibáñez, « Avatars littéraires du dernier théorème de Fermat » passe en revue une quarantaine de romans de la littérature mondiale où ce théorème est présent, que ce soit comme simple figuration ou comme partie essentielle de l’argument. Soit deux formes qui ne mobilisent pas la poïesis du texte, pas plus qu’elles n’y interviennent au niveau structurel. Pourtant – indépendamment de l’analyse épistémologique dont certains pourraient faire l’objet – l’impressionnant déploiement de titres répertoriés tendrait à attester que la science compte sur son potentiel comme élément de fiction. Certes, le théorème de Fermat a eu dans l’histoire un destin romanesque, avec ses différends, ses retards, ses embellies et ses revers, ses déceptions, sa démonstration finale et, plus tard, la remise en question de son utilité. Un véritable récit… que recompose l’article écrit par Raúl Ibáñez. Un récit qui se construit en organisant les différentes fictions qui ont essaimé autour de ce théorème mathématique : une métafiction qui est en même temps un récit réaliste rendant compte de ce qui est véritablement arrivé au théorème. Et, en définitive, un nouvel exemple de la façon dont la réalité se passe de la mimesis pour être racontée, mais peut néanmoins se servir d’une multitude de fragments fictionnels.  

 

 

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[1] À l’exception d’un remarquable travail de Marco Kunz, professeur de l’Université de Lausanne, consacré partiellement à Les demeures du silence, et intitulé « Mitose, osmose et fécondation : trois métaphores biologiques du plurilinguisme littéraire » (2008), le roman de Martín-Santos n’a toujours pas été abordé d’un point de vue prenant en compte les inscriptions de la science.

 

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVI

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Langage intérieur / Espaces intérieurs. Inner Speech / Inner Space

Pourquoi se parler, intérieurement ? De quoi nous parlons-nous ? Comment se structurent nos espaces mentaux ? L’abondance des études sur le langage intérieur ces dernières décennies est spectaculaire. Néanmoins, des lacunes subsistent et des pans entiers restent à explorer, comme la question des espaces intérieurs. La représentation des espaces intérieurs n’a généralement été abordée que sous un angle métaphorique, ou indirect. Les liens entre espaces intérieurs et langage intérieur n’ont guère été explorés au sein d’une discipline et encore moins à l’interface entre plusieurs disciplines. L’objectif de ce numéro d’Épistémocritique est de poser des premiers jalons dans cette direction, à la convergence entre linguistique, neurosciences, études littéraires, théâtrales et cinématographiques.

Why do we talk to ourselves? What do we talk about, when we do? How does inner speech represents inner space? And how is such inner space structured? During the last decades, studies of inner speech have multiplied. However, many questions remain unexplored within this emerging field, such as that of the relation between inner space and inner speech, which has essentially been treated as a metaphor, or indirectly, by the concerned disciplines, or at their interdisciplinary interfaces. This issue of Epistemocritique endeavors to remediate this lack through contributions at the crossroads of linguistics, cognitive neuroscience, and literary, theater and film studies.

Epistémocritique, volume 18

Langage intérieur / Espaces intérieurs. Inner Speech / Inner Space

Introduction « Voix et représentations intérieures de l’espace » 

Introduction « Inner voices and represantation of inner space »

Smadja Stéphanie, « Le langage intérieur : un nouveau protocole d’enquête. Fait linguistique et fait endophasique. »

Smadja Stéphanie, Paulin Catherine, « Espaces et parole intérieure en prison » 

Bloch Béatrice, « Habiter en nomade le « je » (Lecture et écriture du « je » dans Prison, de François Bon) » 

– Jaén Portillo Isabel, « Body, Interiority and Affect in Memoria Histórica Cinema: Can Cinema of Empathy Advance the Cause of the Victims of Fascism?» 

– Diem Christophe, « “How Can I Return to Form, Now My Formal Thought Has Gone?”: Meandering Thought, Contested Subjectivity, and the Struggle for Form in Sarah Kane’s 4.48 Psychosis » 

– Caralp Jean-Michel, « De la chambre biographique à la chambre comme métaphore du psychisme dans l’œuvre de Kafka. Ou la littérature comme mode auto-thérapeutique du syndrome d’Asperger » 

– Lœvenbruck Hélène, « What the neurocognitive study of inner language reveals about our inner space » 

– Patoine Pierre-Louis, « Lecture incarnée et endophasie : avec quel corps (genré) habite-t-on The Sun Also Rises de Hemingway et The Aspern Papers de Henry James ? »

Article hors série :

Thomas M. Byron, « Limitations in Experimental Method in Balzac’s La Peau de chagrin » 

Notes sur les auteurs

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII




Introduction. Economie et littérature : contacts, conflits, perspectives

Ce champ critique ouvert par Jean-Joseph Goux dans les années 80 et illustré aujourd’hui en France principalement par les travaux d’Yves Citton et de Martial Poirson a connu un important essor aux Etats Unis depuis une vingtaine d’années. Le New Economic Criticism s’est en effet considérablement développé, surtout depuis les années 2000, après les premiers travaux de Marc Shell (avec entre autres, Money, Language and though, 1982, Art and money, Chicago UP, 1994) ceux de Warren J. Samuels, Stephen Cullenberg (Postmodernism, economics and knowledge, 2001) ou Linda Woodbridge (Money at the Age of Shakespeare, 2003). Si les spécialistes en littérature, philosophie et histoire de la pensée se sont intéressés à la place de l’économie en littérature, et aux représentations des acteurs du monde économique, tout d’abord d’un point de vue thématique, les économistes ont parfois vu, parallèlement, dans le roman du XIXe siècle en particulier, une manière autre de réfléchir leur discipline en mettant en scène la naissance de l’économie moderne et son impact sur les vies individuelles, au moment où la Révolution industrielle bat son plein et où les premières grandes théories économiques voient le jour, celles de Ricardo, Malthus ou Jean-Baptiste Say.
 
Ce second mouvement ne va pas de soi et ouvre un front de résistance cette fois du côté de la science économique. Si les économistes ne reculent pas devant le récit de fiction à valeur pédagogique[1], en revanche, l’approche littéraire du savoir économique est sujette à discussion. Dans un article intitulé « What economics might learn from literature », Bruna Ingrao rappelle leurs réticences à voir dans les productions littéraires une source de savoir; celles-ci relevant de l’émotion pour l’économiste du XIXe siècle n’étaient en effet pas considérées comme épistémologiquement pertinentes. La priorité du langage scientifique et des démarches quantitatives en économie ayant été peu contestée jusqu’au milieu du XXe siècle, seules quelques voix, d’abord minoritaires, se sont élevées en faveur d’autres approches[2].
 
Hayek argued vigorously against the scientist approach imitating the language and methodology of the natural sciences in the human sciences, but his criticism was not effective in changing the dominant scientist perspective in economics.[3]
 
A une conception principalement quantitative de l’économie se sont peu à peu jointes d’autres approches, d’abord sociologiques, puis de nature esthétique, jusqu’à ce que constatent Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme[4], ou d’une autre manièreChristian Salmon[5] ; récupération des savoir-faire narratifs propres au champ littéraire dans le but de recréditer le capitalisme dénoncé depuis les mouvements protestataires des années 70 d’une image positive associée à la notion de liberté individuelle, prise en considération de la notion de projet personnel. A ces approches « complices » du fait littéraire (ou plutôt d’une certaine rhétorique littéraire instrumentalisée) il faut joindre les approches critiques, la littérature constituant souvent pour les économistes un instrument de mise en question de leur propre discipline. De ce mouvement témoigne par exemple le théâtre de Frédéric Lordon[6] (commenté dans la contribution de Marial Poirson).
 
Parallèlement, l’économie n’étant plus seulement considérée du côté des sciences humaines comme un thème littéraire chez J-J. Goux, elle devient la condition par laquelle s’élabore une poétique elle-même construite sur des emprunts analogiques à la discipline économique. Non seulement les représentations du travail, de l’aliénation, de la production ou de la naissance de la bourse au XIXe siècle[7] doivent à la science économique naissante leur présence dans le roman réaliste, mais ces représentations impliquent des paradigmes économiques ; thésaurisation, dépense, dilapidation, existence ou absence d’un patrimoine déterminent le destin des héros, supposent un modèle implicite de comportement rétribué ou puni, une manière de relation au monde, un ethos nouveau.
 
Pour reprendre l’expression d’Yves Citton et Martial Poirson dans la préface de Frontières littéraires de l’économie[8] , l’économie a participé à l’aube des temps modernes à une « colonisation progressive du langage, une reconfiguration brutale de l’imaginaire collectif et un remodelage des consciences individuelles. »[9] Le terme « colonisation » est lourd de sens. Mais au-delà des analyses de polarités métaphoriques dans les textes, dès le XIXe siècle, cette situation nouvelle suppose deux types d’approche que privilégiera l’ordre de ce recueil d’articles ; le fait que soit thématisée une représentation de l’économie par la littérature ; mais aussi que soit pensée une économie de la représentation en elle-même comme ce qui conditionne à la fois l’énonciation de poétiques et leur évaluation par la critique et la théorie. Les deux sont parfois difficilement dissociables tant les poétiques s’énoncent par le recours à une terminologie d’économistes, de la circulation des biens, des personnages, des schémas narratifs à la valeur supposée des conduites, et tant le problème de la valeur est traversé de questions esthétiques.
 
Au-delà d’une analyse formelle de la mythologie blanche à l’œuvre dans ces textes, cette situation appelle sans doute une autre attitude que celle du constat. Particulièrement en période de crise, il s’agira de montrer dans les textes de ce collectif comment par les œuvres littéraires, la rhétorique qu’elles activent et plus généralement à travers les sciences humaines s’est engagé un rapport de force avec le savoir économique, soumettant ses paradigmes à d’autres types d’appréciation, qu’il s’agisse d’œuvres militantes ou de travaux contemporains qui mettent l’accent, en partant du caractère fiduciaire de la théorie monétaire, sur la dimension de croyance[10] propre à l’économie qui, dès lors la posent comme une construction plus que comme réalité incontournable[11]. Ce faisant, ils s’engagent dans un dialogue avec un modèle dominant qui se présente comme mesure de toute chose, selon une sorte de holisme herméneutique de plus en plus perçu comme la forme discursive d’une pression insupportable qui s’exerce sur les hommes du XXIe siècle. Cette domination d’un nouveau genre qui vise une forme d’intériorisation de la contrainte est parfois non seulement exposée mais dénoncée par la littérature et les discours des sciences humaines[12]. La littérature en s’installant dans les marges d’une société dominée par l’économie construirait depuis ce lieu une parole buissonnière que décrivait dans les années 80 Michel de Certeau dans Arts de faire ; pratiques parallèles, détournement des discours de pouvoir, réappropriation d’un espace symbolique, réinstauration d’un lieu politique contre la dépolitisation et la dé-socialisation de l’orthodoxie économique ; telle est l’une des hypothèses que l’on peut formuler sur les engagements ambigus du roman contemporain, qu’il s’agisse des romans de Masséra[13] ou de ces romanciers espagnols de la génération de Belén Gopegui et Isaac Rosa ou Alfons Cervera[14], proches de la sensibilité politique des indignados.
 
Il ne s’agit sans doute pas, de manière compensatoire, comme le propose Martha Nussbaum dans Les émotions démocratiques [15]de créditer la littérature du supplément d’âme qui ferait défaut au cynisme de l’« horreur économique »[16], ou de l’investir de la lourde tâche de former par les « humanités », au sens le plus classique du terme, le citoyen futur, mais de faire exister une altérité qui est, par elle-même, le lieu d’exercice d’un contre-pouvoir. En effet, on sent bien aujourd’hui à quel point tout vibrant plaidoyer en faveur des lettres risque fort de se retourner contre elles[17]; de même tout engagement frontal contre « le système » menace de se prendre à son propre piège, car il ne s’agit pas de d’observer le combat de David et Goliath ni de déduire de la position minoritaire de la littérature aujourd’hui et de son affaiblissement symbolique une conclusion hâtive sur sa légitimité éthique au regard du Grand Méchant Capital. Cette altérité elle-même mérite sans doute d’être réévaluée autrement que comme un repli frileux ou un donquichottisme en mal de moulins à combattre.
 
L’actualité de ces interrogations en France se signale par plusieurs manifestations au cours de l’année 2013 ; la tenue d’un colloque à l’Université de Paris I en mai, en collaboration avec la Middle East Technical University d’Ankara et la présence de cette thématique au congrès de l’AILC (Association Internationale de Littérature comparée) dans l’atelier d’épistémocritique « Littérature et savoirs 2 : XXe et XXIe siècles ». A cela il faut ajouter la parution en 2013 du numéro d’Oeconomia, sous la direction de Jérôme Lallemant et Estrella Trincardo Aznar intitulé Economics and literature : beyond praise and disparagement. Cette concentration soudaine ne doit pas seulement à un contexte de crise la formation d’un discours critique, du côté des études littéraires mais elle suppose dans des œuvres très contemporaines une tendance lourde qui consiste à considérer comme centrale la vie économique et ce qu’elle suppose ; endettement, licenciement, contrainte, risque inhérent à la spéculation. Même si aucun texte de ce collectif n’évoque le cinéma du XXIe siècle, on peut faire un constat proche sur la proportion de films abordant des questions économiques dans la filmographie contemporaine, de Ressources humaines de Philippe Lioret (1999) à Toutes vos envies de Laurent Cantet (2011) inspiré du roman d’Emmanuel Carrère. Le cinéma américain n’est pas en reste du roman de Tom Wolfe, The Bonfire of vanities (1987) et de son adaptation filmique à Cosmopolis de De Lillo, repris en 2012 par Cronenberg.
 
C’est cependant une nouveauté toute relative que celle de cette question qui taraude les sociétés industrielles dès leur émergence et les sociétés contemporaines en proie à la crise tant dans les formes romanesques et dramatiques elles-mêmes que dans les thèmes abordés par la littérature narrative et théâtrale. Loin d’en faire la généalogie, il est possible d’en re-parcourir quelques temps forts abordés dans ce collectif en commençant par l’économie dans la littérature narrative.
 
Quelques jalons historiques
Si la science économique naît avec la littérature comme institution, au cours du XVIIIe siècle, il semble bien que le rapport entre ce que nous appelons aujourd’hui économie et littérature soit plus ancien et que, dans La Pensée du roman, lorsque Pavel évoque le clivage entre la dimension idéalisatrice du roman grec et les realia du roman moderne, ce qui est en jeu soit l’apparition de la contrainte économique dans de nombreuses œuvres narratives au XVIIe siècle. Si cette distinction peut paraître sommaire[18], elle est néanmoins fonctionnelle, car c’est bel et bien la présence (ou l’absence) d’un enjeu économique explicite qui semble déterminer une double voie dans laquelle s’engage le roman dès la période classique.
 
Le roman picaresque met le personnage aux prises avec les tribulations économiques ; la question des moyens d’existence commence à se poser de façon douloureuse et mine un certain modèle romanesque post-épique, imposant le deuil du héros vertueux dans la littérature européenne du XVII siècle. Car si la transaction ratée, la tromperie, l’échange commercial ont eu leur place dans la littérature dès le Moyen Age avec la tradition des fabliaux (tradition narrative comique qui ne met en scène que des personnages populaires associant ainsi la préoccupation de l’argent à un genre littéraire considéré comme « bas ») , le héros de roman lui-même se voit désormais confronté à la pénurie, situation qui va déterminer un changement d’ ethos. Ainsi, comme le souligne Pavel dans la Pensée du roman « Tels les tricksters de la littérature orale, le protagoniste exhibe la dangereuse ingéniosité de l’individu livré à ses propre ressources. »[19] L’hostilité du monde prend dès lors un autre visage que dans le roman grec qui développe une vision idéalisée du héros :
 
La pauvreté abjecte contre laquelle ils [les héros picaresques] se débattent fait écho, en renversant son sens, à la séparation entre les héros du roman grec et le monde ambiant : alors que dans les Ethiopiques, les personnages traversent les mers et la terre à la recherche de la nourriture céleste, ici Lazare parcourt l’Espagne, déployant des trésors d’intelligence pour obtenir un bout de pain et une gorgée de vin.[20]
 
Ce constat inaugure un conflit qui va traverser l’histoire des esthétiques sous une autre forme à partir du XIXe siècle ; celle d’un antagonisme entre le monde marchand et celui de l’art. Cet antagonisme se jouera à plusieurs niveaux ; sur le plan sociologique (Bourdieu) sur le plan des poétiques[21], sur le plan éthique et juridique (voir l’abondante littérature sur les contrats à laquelle Le Marchand de Venise apporte sa contribution), sur le plan des percepts, affects et comportement suggérés.
 
Cette présence de l’économie dans la littérature va s’affirmer dans le roman anglais dès la première Révolution industrielle, où le roman semble prendre d’ailleurs deux directions opposées en Angleterre ; la voie de du roman sentimental qui occulte la réalité économique[22] et met souvent en scène des personnages qui surmontent aisément des obstacles socio-économico-culturels immenses, et la voie d’une forme de réalisme qui plonge dans le monde de la transaction, chiffre les revenus de ses personnages (Moll Flanders de Defoe, The Way we live Now, d’A. Trollope) et représente l’impécuniosité, la lutte pour l’élévation sociale, ou la crainte du déclassement. Le XVIIIe est ce point d’articulation essentiel où le Robinson de Daniel Defoe sera considéré par les économistes du XIXe siècle comme un premier paradigme romanesque exemplaire de l’Homo oeconomicus. L’économie ne devient alors plus seulement un « thème » pour la littérature mais une manière fictionnelle de réfléchir des notions économiques ; production, éventuellement surproduction (dans la reprise qui sera faite deux siècles plus tard par Tournier), autarcie, relation au travail, accumulation de la richesse, prévision de la disette, anticipation des cycles, façonnement de l’outil de production. Le roman de Defoe offre une sorte de catalogue d’exempla économiques, de problèmes et de stratégies que met en place le personnage pour les résoudre. Ce roman a d’ailleurs été envisagé lui-même comme une réponse « vertueuse » à la tradition du roman sentimental, et aux fariboles fictionnelles qu’on lui attache généralement. Le projet qu’avait Defoe d’écrire, sans mauvais jeu de mots, une fiction fonctionnelle, contre les conventions du romanesque, permet sans doute en partie d’expliquer la fortune pédagogique de ce texte où Michel de Certeau voyait un mythe scripturaire ou « l’utopie fondamentale et généralisée de l’Occident moderne »[23], roman où « l’éveil de Robinson au travail capitaliste et conquérant d’écrire son île s’inaugure avec la décision d’écrire son journal, de s’assurer par là un espace de maîtrise sur le temps et sur les choses, et de se constituer ainsi, avec la page blanche, une première île où produire son vouloir »[24] Si cette interprétation autotélique de l’insularité a vécu, la vocation pédagogique de ce texte reste intacte depuis que Rousseau en recommandait à Emile la lecture, et peut-être sa dimension économique est-elle aujourd’hui réactivée pour des raisons que la contribution de Claire Pignol contribue à éclairer.
 
Il serait d’ailleurs intéressant de faire la généalogie, dans la critique et la théorie du rapport entre poétiques antiréalistes et économie. Le symbolisme en marquant le pas avec l’échange ordinaire récuse [25]le monde, mais les poétiques de l’art pour l’art semblent tourner le dos à un monde qui les a déjà abandonnées, scellant une perte d’importance sociale de la littérature, se retirant d’un monde déjà lui-même devenu inattentif aux productions littéraires. Telle est la thèse de William Marx, et en grande partie celle de Vincent Kaufman[26] lorsqu’il fait le bilan de ces sixties au cours desquelles le réalisme littéraire était condamné, précisément parce que, faisant droit au travail de l’écrivain, il rendait visible ce travail. Interprété comme une marque de reddition à l’éthique bourgeoise des sociétés capitalistes naissantes tout autant qu’au socialisme orthodoxe, le réalisme a alors mauvaise presse et Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture file une métaphore économique, citant d’abord Valéry (« La forme coûte cher ») pour ensuite évoquer le coût minimal de l’écriture bourgeoise des romans du XIXe siècle, écriture sans style, qui est le produit de la révolution industrielle finissante, du passage de l’industrie textile au triomphe des industries lourdes et de l’éclatement des solidarités sociales anciennes.[27] Dès lors, l’écrivain justifie sa présence au monde par la valeur-travail de ses textes et cette valeur s’exhibe dans la pesanteur formelle du réalisme.
 
Vile économie /art pur ?
Mais c’est aussi et surtout la littérature en tant que pratique et institution qui a historiquement affaire à l’économie. Les rapports entre littérature et économie se gâtent sérieusement avec le Romantisme au moment où Goethe écrit le Wilhelm Meister considéré comme paradigme du roman d’apprentissage[28]. L’un des implicites de ce roman est que l’apprentissage et la quête du bonheur commencent par le rejet du monde du père ; le théâtre va réconcilier le personnage avec soi-même car il n’y aurait rien à apprendre de la pratique marchande, purement héritée, non conquise et, en conséquence, antinomique à la notion même de vocation. Les Années d’apprentissage inaugurent pour Jauss un moment de rupture que parachèvera Les Souffrances du jeune Werther. Entre une vocation artistique et une obligation de travail marchand, Wilhelm Meister fait l’expérience d’une dissociation qui le conduira à choisir dans un premier temps l’art contre le négoce. Cette dissociation s’aggrave avec Werther dont Jauss souligne que « les tirades satiriques (…) contre l’activité professionnelle bourgeoise découl(aient) de la perception nouvelle du cercle vicieux entre division du travail et aliénation. »[29]. Cependant, en présentant le roman de Goethe comme l’Emile de la formation, Jauss rappelle que le monde socio-économique d’abord rejeté par Wilhelm au profit de la naturalité resurgit à la fin des années d’apprentissage sous l’emprise de cette même naturalité, lorsqu’il devient père à son tour. A cela correspond la fin du rituel où Guillaume comme au centre d’un musée imaginaire contemple le passé, « éprouvant par le moyen de l’art tout ce que l’homme est et peut être »[30] . Dès ce moment, selon Jauss, « Goethe se serait séparé immédiatement en passant aux Années de voyage, du principe de formation esthétique qui, dans les Années d’apprentissage, doit résoudre le problème de l’éducation en vue d’aboutir à l’homme naturel, et il aurait indiqué également la limite historique de son application : si sa voie le mène de la muse à l’économie, c’est que Guillaume lui-même est devenu une allégorie du thème du roman, qui décrit un itinéraire allant de l’art à la modernité ennemie de l’art. Le Wilhelm Meister a laissé au roman de formation allemand un modèle ambivalent. »[31] Pensé sur le mode de la réconciliation dans ce roman, le rapport à la contrainte économique sera rebattu en sens inverse par le Romantisme radical de Werther comme rapport douloureux avec l’irréconciliable. Les humiliations sociales et économiques s’accumulent pour le jeune héros jusqu’à précipiter sa mort, qui le retire d’un monde inhabitable. Ce sera également dans le Romantisme français la leçon de Chatterton et l’incapacité du personnage éponyme à négocier son talent poétique le conduit vers ce même triomphe ambigu de la mort volontaire.
 
Ce moment est bien, comme l’indique Jauss lui-même dans le titre de cet essai, celui du passage du XVIIIe siècle physiocrate et convaincu de la possibilité d’une continuité entre travail et naturalité (dont témoigne l’utopie de Clarens dans La nouvelle Héloïse), ainsi que de la désirabilité d’un bonheur matériel collectif et le XIXe siècle qui éprouve violemment le divorce entre subjectivité esthétique et prosaïsme du monde. Ce schéma existentiel est en parfaite continuité avec la construction d’une autonomie du sujet romantique ancrée dans un refus de la logique économique. L’ontologie générale du Romantisme d’Iéna reposant sur l’idée que c’est le monde réel qui est une illusion, sa dévaluation a pour contrepartie une extension des pouvoirs de l’imaginaire. Cette rupture est celle de la révolution industrielle en tant que choc auquel la littérature répond par un double mouvement ; mouvement réaliste de la description de l’aliénation par le machinisme, la division du travail et la division sociale en classes avec Balzac auquel Marx voue une admiration marquée dans Le Capital, mouvement de repli vers l’intériorité jalouse et le moi menacé qui exalte sa différence.
 
Tout le problème des héros romantiques ne sera dès 1800-1830, non pas d’hériter, mais de se dessaisir de la richesse matérielle pour conquérir leur identité. Mais cette lecture elle-même est réversible ; on peut y voir tantôt la naissance du sujet sans héritage, entrepreneur de soi-même qui sera parachevé au XXI siècle par la visibilité accrue de la « culture d’entreprise », tantôt une revendication d’affranchissement absolue de toute forme matérielle d’être au monde. On peut déchiffrer dans cette attitude, quel que soit son sens au regard de l’économie, un corollaire de la modernité esthétique et d’une revendication de table rase qui anime de façon de plus en plus marquée les poétiques du XIXe siècle[32] jusqu’en 1880, mais plus profondément, il s’agit pour reprendre les termes de Bourdieu de substituer au capital financier en tant que tel un capital symbolique qui s’y oppose[33] et une ligne de partage autour de laquelle s’organisent à leur tour les productions esthétiques. S’instaurerait alors le conflit entre le marché et l’artiste d’une part, entre l’artiste inféodé au marché et l’artiste d’avant-garde en outre :
 
Ces champs sont le lieu de la coexistence antagoniste de deux modes de production et de circulation obéissant à des logiques inverses. A un pôle l’économie « antiéconomique » de l’art pur qui, fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur la dénégation de l’économie (du « commercial ») et du profit « économique » (à court terme) privilégie la production et ses exigences spécifiques issues d’une histoire autonome… A l’autre pôle, la logique économique des industries littéraires et artistiques qui, faisant commerce des biens culturels confèrent la priorité à la diffusion, au succès immédiat et temporaire, mesuré par exemple au tirage, et consentent de s’ajuster à la demande préexistante de la clientèle…[34]
 
Du romantisme au symbolisme les poétiques « antiréalistes » se sont fondées sur une dévaluation de l’économique comme si prêter à la littérature un statut d’exemption supposait s’extraire de l’économie souvent assimilée au monde domestique[35]. Parler n’ayant trait à la réalité des choses que « commercialement » » selon la formule de Mallarmé, c’est le langage comme valeur d’usage qui est tout entier dévalué, ce qui circule et s’use comme une monnaie devenue invisible et à laquelle seul le signifiant poétique parce qu’il est inconvertible dans le symbolisme redonnerait sens.
 
Toutes les avant-gardes esthétiques du XXe siècle ont résonné au son de ce qui est devenu une doxa, ce principe d’un art considéré comme l’antithèse même de la société marchande et défini par ce noyau de résistance qu’il opposerait de façon intraitable à la consommation à la loi de la valeur d’usage et de la valeur d’échange ; le statut accordé au langage dans certaines œuvres n’échappe pas à ce qui apparaît comme une sorte de schéma récurrent de la modernité. La Théorie esthétique d’Adorno en constitue un jalon particulièrement important ; qu’il s’agisse de gloser l’œuvre de Schönberg, de dire sa détestation du jazz, de ses notes sur la peinture abstraite, ou plus globalement d’une conception dysphorique de l’art en laquelle il voit un puissant instrument de critique sociale, la thèse première de son œuvre demeure que l’art constitue un noyau de résistance dans un monde où tout s’achète et se vend ; si l’art est ascétique, cet ascétisme est une réponse à sa consommation bourgeoise hédoniste qui prône par ailleurs l’ascétisme laborieux. Cette conception de l’art est créditée d’une valeur transgressive au regard d’une éthique capitaliste qui place l’ascétisme tout entier du côté du travail productif. Le problème fondamental des artistes, et le cœur de leur identité sociale est alors leur position (réelle, supposée, fantasmée, en tout cas construite) par rapport au consumérisme capitaliste qui se donne à la fois dans le refus d’une forme d’hédonisme et dans l’opposition à la compacité du monde d’une non moins compacte réalité artistique. Cette question est devenue depuis le dernier quart du XXe siècle une sorte de pont-aux-ânes de la réflexion esthétique, de l’essai de Bell en 1973[36] aux remarques que formule Yves Michaud[37] sur la détestation de l’art moderne et l’opposition caricaturale entre deux types de public ; un consommateur prétendûment décérébré de blockbusters destinés aux masses et un public maigre mais averti auxquels seraient destinées les productions ésotériques des artistes contemporains novateurs qui se targuent d’échapper à la logique commerciale de manière ambiguë par la subvention publique.
 
A ces remarques on peut ajouter le fait qu’en s’interrogeant sur les déterminations sociologiques et économiques du monde des artistes en montrant que son refus du standard bourgeois a des racines historiques, la sociologie de la littérature (en particulier Bourdieu) a suscité et suscite encore des résistances, de telles analyses étant le plus souvent taxées de réductionnisme grossier[38]. Cependant Bourdieu dans les Règles de l’art en pointant à travers la statut de l’écrivain du XIXe siècle cette volonté de désappartenance économique qui caractérise le bohème, par exemple, ni bourgeois ni prolétaire, ou encore en montrant l’antinomie intrinsèque au projet d’Arnoux dans L’Education sentimentale lorsqu’il appelle son entreprise l’Art industriel, incapable de choisir l’un ou l’autre camp, celui de l’art « authentique », celui du pur et cynique profit, touche là un des points névralgiques de la relation entre économie et littérature, économie et pratiques esthétiques au sens le plus large, dans la mesure où ces dernières entrent dans une stratégie de soustraction à la pression économique dès le XIXe siècle .
 
Economie, langage, sacré
Ce point suscite encore une remarque; toucher à la question économique lorsqu’on analyse un texte c’est se donner une porte d’entrée qui n’est pas anodine parce que c’est impliquer la question de la valeur, toucher à ce qui a cours, c’est tangenter souvent d’autres dimensions du savoir et de l’écriture, ainsi, lorsque Starobinski dans Montaigne en mouvement [39]analyse toute l’œuvre de l’écrivain à la lumière de son rapport à l’argent. De l’usage inconsidéré de la fortune familiale (le mouvement irréfléchi de la dépense et de la dépendance) à la défiance absolue (préoccupation constante de la cassette, désir d’autonomie totale) à un usage libre (acceptation d’une autonomie relative) il y a ce classique mouvement dialectique entre relation la relation impensée, première, suivie de la désymbolisation puis d’une resymbolisation sur une base réflexive du rapport à l’argent qui suppose toujours un enjeu d’ordre ontologique. Toute la réflexion centrale chez Montaigne sur la coutume peut en effet être relue à la lumière de ce rapport, de la coutume mécaniquement pratiquée parce que non thématisée au refus radical, puis, enfin, à un rapport qui permet d’établir ce qu’on pourrait appeler la « bonne distance » et de réconcilier la pensée avec ce qu’elle avait trop vite rejeté comme conduite spontanée et irréfléchie.
 
On peut pousser l’analogie jusqu’aux mots et au langage sont, au dire de Montaigne, «une marchandise si vulgaire et si vile», qu’on ne voit plus la légitimité qu’il y aurait à composer un livre et de s’essayer soi-même au fil de l’écriture. Le doute s’étend alors jusqu’au point où plus rien n’offre une garantie supérieure à celle de la vie sensible.Par le détour de cette forme sceptique qu’est « le remède dans le mal », il faut réhabiliter l’apparence, et reconnaître les droits de la coutume et de la finitude. Une circulation du sens qui ne soit pas entièrement et constamment légitimée reprend droit de cité, et la métaphore économique convoquée donne signification non seulement à la conduite envers l’argent mais donne sa forme, par analogie, à tout type d’usage, à la pensée et l’écriture elles-mêmes ; l’ « emprunt » aux auteurs signe de dépendance est en même temps requalifié comme condition d’un accès à l’écriture propre dans la mesure où aucune parole ne naît solitaire.
 
Ce bref détour nous conduit au postulat qu’il y a dans le constat de la dépendance économique une forme de reconnaissance de la finitude, et d’acceptation de celle-ci. Le beau texte de Giorgio Agamben qui ouvre le second tome d’Homo Sacer II : Le Règne et la gloire met en perspective ces questions à partir de l’interprétation du paganisme antique, et selon la méthode qui est particulière à Agamben, et s’avère ici singulièrement efficace, car c’est en revenant à l’étymologie du mot et à ses acceptions les plus anciennes qu’il dégage le sens séculier du mot : « L’économie c’est d’abord une pratique, un savoir non épistémique qui peuvent par eux-mêmes ne pas sembler conformes au bien, mais qui doivent être jugés dans le contexte de la finalité qu’ils poursuivent. »[40] De là le fait, si l’on exporte la notion des relations de production aux usages rhétoriques, que l’économie du discours concerne la dipositio selon Aristote. C’est une disposition ordonnée qui concerne la praxis et non l’être, et surtout le déploiement historique de celle-ci (et non sons sens eschatologique) d’où le sens « second » que le mot va prendre dans le contexte du christianisme. La sécularisation caractérise l’économie ; il s’agit dans la tradition paulinienne de l’incarnation du Verbe de la réalisation historique du christianisme, en d’autres termes d’une incarnation de la Providence.[41]Or, dans cette réalisation historique, souligne Agamben, une praxis gestionnaire qui s’adapte aux situations auxquelles elle doit se mesurer prend alors tout son sens, et l’économie se définit par rapport au droit comme possibilité de la suspension de la loi. Photius (au IXe siècle ap. J-C) lui donne clairement le sens d’une exonération d’une application trop rigide des canons :
 
Oïkonomia signifie précisément l’incarnation extraordinaire et incompréhensible du Logos ; en second lieu, elle signifie la restriction occasionnelle ou la suspension de l’efficacité de la rigueur des lois et l’introduction d’atténuants, qui économise le commandement de la loi en vue de la faiblesse de ceux qui doivent la recevoir.[42]
 
Qu’elle signifie, en l’occurrence un adoucissement de la règle, ou plus rarement une aggravation de celle-ci le point demeure son caractère pragmatique, historique, et son rapport d’ajustement aux principes premiers dont elle se démarque ; l’économie est mondaine. Délibérément inscrite dans le monde profane, elle aménage la loi et en ce sens, elle se définit donc essentiellement par son caractère pragmatique, circonstanciel, purement historique, et par sa capacité à faire fluctuer ce qui semblait immuable.
 
Le lien de l’économie et de l’optimisation de l’efficacité d’une mesure, son lien avec la conjoncture, toujours différente, sont posées dans cette définition simple.
 
Fluctuation de valeurs, échange, intersubjectivité et crise
Mais ce qui intéresse dans la relation entre économie et économie et littérature c’est le point où la forme même des échanges est le signe d’un changement de paradigme plus général, placé sous le signe d’une circulation autre des valeurs. La naissance de la bourse et de la valeur fluctuante, outre le fait qu’elle est liée chez Stendhal par exemple, au moment où le roman prend acte d’une usure du pouvoir politique en 1830 peut être reliée à une forme de l’épistémè qui naît au XIXe siècle.
 
Dans Frivolité de la valeur, Jean-Joseph Goux note que la bourse implique une temporalité courte de ces échanges où les subjectivités ne s’accordent entre elles qu’un bref moment autour de la « fixation momentanée de la valeur sans engagement ni mémoire »[43]. Rimbaud, Mallarmé Nietzsche, sont, note Goux en parallèle, des moments de la naissance d’un sujet flottant, ce sujet dont l’unité grammaticale est décrite par Nietzsche comme une fiction dans le Crépuscule des idoles. Il observe en outre la concordance historique de ce moment avec celui de la peinture impressionniste qui s’attache à l’effet et non à l’objet, (impressionnisme lui-même contemporain de l’émergence des théories marginalistes de Jevons, Menger et Walras). Car pour le marginalisme, la valeur n’est plus inscrite dans le produit lui-même mais dans le désir du consommateur, soit le regard qu’il porte sur la marchandise. Prenant appui sur la notion de rareté dont la pensée néo-classique fait le point de départ de son analyse de la valeur, rareté définie par Walras comme « ce qui est utile et limité en quantité » (Walras, Eléments d’économie politique pure, Economica, 1874, 1988, p.46) la pensée a difficilement intégré cette rupture qui est celle du post-modernisme qui, dans sa phase récente s’interroge sur la jouissance capitaliste (Debord, Bell, Baudrillard, Lipovetsky), et formule à travers la notion d’Attention economy, l’idée que la rareté est du côté du consommateur, de l’observateur qu’il s’agit de capter, fût-ce un bref instant, plus que du côté de la marchandise .
 
Cette déconnexion de la valeur des conditions de production de l’objet lui-même au profit du désir qu’il suscite, Goux la met en relation aussi avec la désuétude des poétiques réalistes fondées sur l’équivalence du réel et du signe. En déconnectant le langage de sa valeur-or qui était croyance en sa capacité à dire le réel, les poétiques antiréalistes ouvriraient, selon cette interprétation convaincante, une crise de la représentation qui coïncide avec ce moment historique où la spéculation se développe et où la monnaie entre dans une série de crises qui ne cesseront de ponctuer l’histoire du XXe siècle jusqu’à celle que nous connaissons aujourd’hui.
 
En effet, la crise qui a commencé en 2008 a ceci de particulier que, loin d’être pensée comme un moment dépassable, lié à une conjoncture défavorable, elle est désormais analysée comme un état de fait du monde contemporain[44]. Cette permanence n’est pas sans effets sur les représentations sociales et la manière dont la littérature les capte et surtout les retravaille. Aujourd’hui, de facto, une réflexion sur littérature et économie se conçoit essentiellement à la lumière ou plutôt à l’ombre de ce qu’on appelle la « crise », non pas une crise particulière, comme le souligne Myriam Revault d’Allonnes dans son essai récent, La Crise sans fin mais LA crise comme si elle se stratifiait et devenait une sorte d’état permanent qui décrit la tension propre aux sociétés contemporaines. Figure de l’inéluctable, l’économie dessine une nouvelle alternative, autour de cette notion ; la crise serait ce qui nous rappelle tout à coup aux dures lois du réel, à ce principe de réalité freudien qui met un point d’arrêt au principe de plaisir… Assez rigolé ! Les sciences humaines sont, par exemple, le luxe de l’université, sa danseuse de l’Opéra. On ne finance que du solide et de l’utile du « professionnalisant », ou ce qui ouvre la porte magique du monde du travail. La littérature, les arts, les œuvres de fiction seraient alors reconduites à leur inessentialité ontologique face aux urgences du présent ; on a toujours mieux à faire, et surtout plus efficace. Il y a d’ailleurs une possible interprétation « positive » de la crise qui ouvre un temps nouveau dont sortiront les plus valides. Reprenant son origine étymologique, krinein, distinguer, séparer, Revault d’Allonnes souligne le fait qu’elle est le moment de la décision, moment crucial par excellence :
 
« Moteurs » de l’histoire, « seuils » d’une époque, d’une nouvelle époque, les crises assurent à la fois la rupture et la continuité car elles sont précisément les moments où les hommes rencontrent des problèmes qu’ils ne sont plus à même de résoudre et où ils réinvestissent – et donc réinventent – des positions ou des lieux laissés vides pour des réponses qui ne fonctionnent plus.[45]
 
Mais peut-être bien cette crise est-elle elle-même une fiction, cette « fabrique de l’homme endetté » dont Lazzarato décrit impitoyablement les mécanismes rhétoriques au service d’un capitalisme devenu fou, car il s’agit par les rouages de l’endettement, la fabrication continue de la dette d’empêcher individus et peuples de s’autodéterminer. Renvoyer dos à dos deux fictions, c’est aussi les requalifier comme interprétation des forces sociales. La posture qui consiste dès lors à naturaliser l’économie et à en faire le principe d’une sorte de darwinisme social mérite d’être pensée, sinon dénoncée ; la contribution de Christophe Reffait insiste d’ailleurs au moment où la science naturelle moderne prend son essor au XIXe siècle sur la « naturalisation » dont l’économie est l’objet., et sur les rapports de cette naturalisation à ce qu’on appelle le naturalisme. Plus proches de nous dans le temps, les récits de Massera, et quelques autres textes contemporains articulent ce souci de tenter de penser ce qui se suscite sidération et soumission (voir la contribution de Stéphane Bikialo et Julien Rault) En parcourant le chemin de l’économie au monde du théâtre, Frédéric Lordon nous fournit quelques éléments de réponse à ces questions. Que la crise soit, fidèle à son origine étymologique ce qui trie, discrimine, et fait disparaître les plus faibles dans un contexte où l’on accepte la perte ou qu’on se révolte contre elle, elle semble le prisme par lequel se comprend et se dit l’époque contemporaine au sens où elle est un moment de passage.
 
Enfin, les rapports de l’économie et de la littérature sont faits aussi de mimétisme et de séduction réciproque ; du management qui récupère les thèmes de la critique artiste[46] au storytelling, de la littérature hantée par le spectre du libéralisme absolu lorsqu’elle met en scène les horrifiants contrats privés qui ont défrayé la chronique littéraire ou judiciaire[47]. La dépossession, la vente (y compris la vente de soi-même mise en scène par le théâtre contemporain[48]) sont à la fois le signe de l’aliénation absolue et d’une libération peut-être à venir ; celle d’un sujet qui, dépossédé absolument, reviendrait au monde nu d’une liberté qui dynamiterait tout ordre.
 
Que suggère la littérature en tant que pratique sociale, enfin face à l’économie ou en contexte tendu en ce début de XXIe siècle? Un article d’Yves Citton nous propose une réponse suggestive ; face à la saturation des sollicitations marchandes, nous sommes devenus distraits. Cette distraction sentie comme une perte depuis les travaux de Benjamin suppose en réalité une autre forme de relation au désir.
 
Dans « Le poulpe et la vitre »[49], prenant appui sur un texte de Simondon, il oppose deux conduites possibles face à l’objet de consommation. Le poulpe aperçoit derrière une vitre l’objet de sa convoitise alimentaire sous la forme d’un petit crabe. Il peut dès lors soit se ruer indéfiniment sur la vitre, répéter le même, soit renoncer temporairement, prendre distance et faire travailler son imaginaire qui, seul donne accès à une autre représentation du monde, ce qui permet de contourner l’obstacle au prix d’un délai dans la satisfaction du désir. Ce petit délai serait le temps, l’espace propre d’une littérature qui, déliée des urgences du présent nous enseigne à voir autrement ces urgences, et ces systèmes d’alerte dans lesquels nous immerge une société marchande qui requiert notre « temps de cerveau disponible ». Au rebours de ce qui se passe dans la littérature engagée telle qu’elle s’est constituée au milieu du XXe siècle nous aurions alors affaire à une sorte d’éducation du regard qui est en même temps un espacement, un temps dilaté, du temps (et non du « délai ») ; celui de la lecture, de l’écriture qui supposent une autre forme d’attention au monde, en même temps qu’une cécité à ce qui tente de forcer notre perception.
 
Une critique frontale de la marchandise n’a en effet plus beaucoup de sens aujourd’hui et ce qui mobilise la littérature dramatique ou narrative est plutôt relatif aux dégâts causés par la crise économique et au coût humain d’un système économique qui n’a d’autre référence que soi-même. On pourrait alors hasarder cette hypothèse selon laquelle ce n’est plus, comme dans les années 60-70 la littérature qui est autotélique, détachée d’un réel démonétisé à ses yeux, mais qu’aujourd’hui en renouant un pacte avec la représentation, elle se connecte à la complexité d’un moment où les destins basculent sous le joug d’une économie devenue de plus en plus virtuelle lors même qu’elle revendique, pour sa part, pragmatisme et prise directe sur les réalités.Ni pansement douillet contre la douleur du capital, ni plainte vaine, les littératures d’hier et d’aujourd’hui sont engagées dans un jeu stratégique avec le monde économique ; stratégies de survie de l’écrivain, du naufragé ou du héros picaresque (voir la contribution d’Urs Urban), stratégies esthétiques (Gide ; voir les contributions de Cinla Akdere et Christine Baron), stratégies rhétoriques (Masséra ; voir le texte de Stéphane Bikialo et Julien Rault) et démontage des stratégies de l’autre dans un jeu sans fin. Si l’économie est bien ce lieu privilégié d’autodescription des sociétés pour reprendre un terme de Vogl[50], ce lieu où se joue ce qu’il nomme une épistémologie intégrative des autres dimensions du social, la littérature par son propre codage fait jouer cette description et lui tend un miroir troublé.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XII
 
Bibliographie critique des ouvrages cités
Giorgio Agamben, Le Règne et la gloire, Homo sacer II, chapitre I « Le mystère de l’économie », Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2008
Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, réed.1979
Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999
Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, « Points », essais, 1994,
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil, « Points », 1998, page 235
Michel de Certeau, Arts de faire, L’invention du quotidien I, Paris, Gallimard, Folio « essais », 1984.
Yves Citton, Martial Poirson, dir. Les Frontières littéraires de l’économie (XVIIe-XIXe siècles), éditions Desjonquères, 2008.
Nicole Edelman et François Vatin dir., Economie et littérature (1815-1848), Paris, éditions « Le Manuscrit », 2007.
Jean-Joseph Goux, Les Monnayeurs du langage, Paris, Galilée, 1984.
Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, 2000,
H-R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, « La nouvelle Héloïse et Werther », page 341.
Lazzarato, Maurizio, La Fabrique de l’homme endetté ; essai sur la condition néolibérale, Amsterdam, Hors collection, 2011.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique éditions, 2010.
William Marx, L’Adieu à la littérature ; histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècles, Paris, Minuit, « Paradoxes », 2005.
Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997.
Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2012
Christian Salmon, Storytelling ; la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.
Marc Shell Money, Language and though, 1982
Marc Shell, Art and money, Chicago UP, 1994
Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, Folio, Essais, 1992.
 


[1]Dont le paradigme est la Fable des abeilles de Mandeville en 1714.
[2]Bruna Ingrao, Economics and Interdisciplinary exchange, edited by Guido Erreygers, London and NY, Routledge, 2001. Voir aussi sur sa relecture d’Adam Smith The invisible hand, Economic historical review 45-2 1992.
[3]Voir Hayek, F.A. The Counter Revolution of Science. Studies on the Abuse of Reason, Glencoe: Free Press, 1952.
[4]Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[5]Voir Christian Salmon, Storytelling ; la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.
[6]D’un retournement l’autre — Comédie sérieuse sur la crise financière — En quatre actes, et en alexandrins, Paris, Seuil, 2011 voisine en effet dans son œuvre avec des ouvrages théoriques sur la crise financière.
[7]Dès ce roman-charnière qu’est Lucien Leuwen de Stendhal où est mis en scène un des premiers délits d’initiés, au bénéfice du roi et de son entourage, roman où la puissance de l’argent constamment refusée (l’argent est « vulgaire ») et affirmée comme une puissance ludique, dans un mouvement ambigu, où il devient un instrument de subversion du politique, le père du héros ayant littéralement acheté un parti politique qui lui permet de mener le jeu à la chambre des députés et de jeter le discrédit sur la monarchie de Juillet.
[8]Christian Biet, Yves Citton, Martial Poirson, dir. Les Frontières littéraires de l’économie (XVIIe-XIXe siècles), éditions Desjonquères , 2008.
[9]Op. Cit p. 9.
[10]Dont le terme de « confiance » est une euphémisation.
[11]Ainsi dans l’essai de Frédéric Lebaron, La crise de la croyance économique, éditions du Croquant, 2010.
[12]Voir de Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Paris, Seuil 2012.
[13]Voir en particulier de Massera United emmerdements of New Order et United problems of coût de la main-d’œuvre, éd. P.O.L 2002, ou encoreA cauchemar is born, éd. Verticales 2007.
[14]Voir sur ce point les travaux d’Anne-Laure Bonvalot et sa thèse en cours « Formes nouvelles de l’engagement dans le roman espagnol actuel ; 2009-2012 »:www.casadevelazquez.org/es/investigacion/…/anne-laure-bonvalot
[15]Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques, Paris, Climats, 2011
[16]Pour reprendre le titre du célèbre essai de Forrester.
[17]Yves Citton rappelle d’ailleurs que dans ce qu’il appelle la phase hégémonique des lettres, de 1800 à 1970 environ, celles-ci ont joué dans l’institution scolaire tous les rôles que l’on met aujourd’hui au débit de l’économie ; accentuation conservatrice des hiérarchies sociales, maintien jaloux d’une élite savante, humiliation des non-initiés, épistémocratie excluante. Yves Citton, « Le Poulpe et la Vitre. Résistance ou complicité de la littérature envers l’hégémonie économique ? » in Revue suisse des littératures romanes, N° 58, 2011.
[18]Et si elle l’est, de facto aussitôt que l’on s’intéresse au détail des textes.
[19]Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, NRF essais, 2003 p. 100.
[20]Thomas Pavel, Op.cit. p. 101-102.
[21]Dans cette répartition entre récits ouvertement fictionnels, sans ancrage historique précis, mais qui mettent l’accent sur la vertu des personnages, princes et princesses détachés des vicissitudes du monde (du roman grec à L’Astrée) et récits qui représentent le monde vil des transactions et de la vie économique associé à des personnages issus de la paysannerie ou du commerce urbain.
[22]Cette lecture est toutefois à nuancer car ce roman comporte une dimension économique, ne serait-ce que dans la critique de la quantification des comportements humains. Ainsi, note Citton, « C’est au contraire très consciemment que des romancières comme Riccoboni ou surtout Charrière dénoncent la logique de l’intérêt égocentré en train de triompher dans le discours économique naissant, pour réintroduire le souci de l’autre, proposant, pour la seconde, une perception de l’intersubjectivité très moderne. Cf. « L’économie du bon ménage. Chagrins domestiques et soucis éthiques autour d’Isabelle de Charrière», La tradition des romans de femmes : XVIIIe-XIXe siècles / textes réunis et présentés par Catherine Mariette-Clot et Damien Zanone, Paris : H. Champion, 2012, pp. 131-158; et L. Vanoflen, « Richesse, redistribution, commerce (ou pitié ?). Isabelle de Charrière dans la Révolution », Les frontières littéraires de l’économie (XVIIe-XIXe siècle), sous la direction de Martial Poirson, Yves Citton, Christian Biet, Desjonquères, 2008, p. 163-178. « 
[23]Michel de Certeau, Arts de faire I, L’invention du quotidien, préface de Luce Giard, Paris, Folio « essais », 1990, page 200.
[24]Op. cit. page 202.
[25]William Marx, L’Adieu à la littérature ; histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècles, Paris, Minuit, « Paradoxes », 2005.
[26]Vincent Kaufman, La Faute à Mallarmé, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2011.
[27]Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, en particulier « Triomphe et ruptures de l’écriture bourgeoise » et « L’artisanat du style », Paris, Seuil, « Pierres vives », 1953.
[28]Voir sur cette relation entre le monde économique et le monde l’esprit la filiation que trace H-R. Jauss dans Pour une herméneutique littéraire, chapitre « La Nouvelle Héloïse, Werther et le Wilhelm Meister, à l’intérieur du changement d’horizon entre le Siècle des Lumières et l’Idéalisme allemand ». Op. cit, Paris, Gallimard, 1982, p 276 à 351.
[29]H-R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, « La nouvelle Héloïse et Werther », page 341.
[30]H-R Jauss citant Hannelore Schlaffer, Nachwort zu Goethe : Wilhelm Meisters Lehrjahre (Stuttgart, goldmann Klassiker,1979, p. 579).
[31]H-R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, chapitre « La Nouvelle Héloïse, Werther et le Wilhelm Meister, à l’intérieur du changement d’horizon entre le Siècle des Lumières et l’Idéalisme allemand ». Op. cit, Paris, Gallimard, 1982, p. 351.
[32]En quoi le rejet du monde au profit d’un capital symbolique trouvé dans les arts est à l’origine de ce qu’on appelle la modernité.
[33]Ou du moins, on peut penser qu’il joue sur un autre registre, quoique capital financier et capital culturel soient liés par ailleurs dans les structures sociales observées dans Les Héritiers et La Reproduction.
[34]Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil, « Points », 1998, page 235.
[35]Et à une vision inerte de l’économie monétaire fondée sur la thésaurisation.
[36]Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, réed.1979.
[37]Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997.
[38]Ce que Bourdieu rappelle dans la préface de Raisons pratiques, Paris, Seuil, « Points », essais, 1994, p. 15 à 29.
[39]Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, Folio, Essais, 1992.
[40]Giorgio Agamben, Le Règne et la gloire, Homo sacer II, chapitre I « Le mystère de l’économie », Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2008.
[41]Giorgio Agamben, Op.cit. p. 71 : « Alors que chez Paul l’économie était l’activité destinée à révéler ou à accomplir le mystère de la volonté ou de la parole de Dieu (…) désormais c’est cette activité elle-même, incarnée dans la figure du fils-verbe qui devient mystérieuse. »
[42]Photius, Photii Patriarcae Constantinopolitani Epistulae et Amphilochia, ed L.G. Westerink, vol IV, Leibzig, Teubner, 1986.
[43]Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, 2000, p10.
[44]Voir de Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2012.
[45]Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2012, p. 120.
[46]Boltanski et Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[47]De l’affaire Meiwes en 2001, où le cannibalisme est librement consenti dans le cadre d’une relation sadomasochiste au procès de l’affaire Cocaing (2007).
[48]Voir de Carole Fréchette la pièce Morceaux choisis.
[49]Yves Citton, « Le Poulpe et la Vitre. Résistance ou complicité de la littérature envers l’hégémonie économique ? » in Revue suisse des littératures romanes, N° 58, 2011.
[50]Joseph Vogl,« Geschichte, Wissen, Ökonomie » in G. Neumann (dir.), Poststrukturalismus. Herausforderung an die Literaturwissenschaft, Stuttgart / Weimar, 1997, p. 462-80. Voir sur ce point la contribution d’Urs Urban.
 



Présentation

La plupart des scientifiques s’entendent aujourd’hui pour penser que la biologie sera le paradigme scientifique du 21ème siècle. Dès le début des années 1970, le succès rencontré par certains essais de biologistes, comme ceux de Jacques Monod et de François Jacob, avait inspiré à de nombreux commentateurs l’idée qu’un « événement » intellectuel était en train de se produire : « Nous sentons, écrivait notamment Edgar Morin dans Le Nouvel Observateur, que toutes les grandes interrogations de ce siècle doivent de plus en plus se référer à la révolution biologique qui s’accomplit »[1]. Près de vingt ans plus tard, la circulation d’idées inspirées des sciences biologiques dans l’espace public a acquis une telle ampleur que certains y voient le retour d’une certaine forme de biologisme[2]. C’est en tous cas le signe d’une effervescence intellectuelle et d’un poids symbolique croissant, dus aux progrès de la discipline d’une part et, d’autre part à son intrication avec le monde social et humain qui favorise l’exportation d’explications biologisantes vers le domaine des sciences humaines. Selon Sébastien Lemerle, « Les transferts qui sont faits de la biologie vers les sciences humaines sont le plus souvent de type épistémologique : la biologie permet de mettre au jour des lois (principalement néodarwiniennes) et des schèmes d’explication valables pour d’autres domaines »[3].

Or ce phénomène n’a rien de nouveau. Dès la fin du 18ème siècle, les sciences du vivant sont mobilisées en tant que ressource expressive et conceptuelle dans la production de discours aussi bien savants que philosophiques, historiques, esthétiques ou encore idéologiques. Les sciences du vivant naissent autour de 1800, au moment où « la chimie pneumatique de Lavoisier, le vitalisme de Bichat, la biologie de Lamarck et la philosophie de Cabanis contribuent chacune à leur manière à fonder un nouveau champ de recherche prenant le vivant pour objet spécifique, en y rattachant des enjeux idéologiques (matérialisme/spiritualisme, mécanisme) ainsi que des enjeux imaginaires (conception de la mort, relations entre les règnes minéral, végétal, animal et l’humain, histoire de la vie, etc.) »[4]. Dès le début du 19ème siècle, la circulation interdisciplinaire de modèles et de théories en provenance des sciences du vivant, ou élaborés à leurs marges, crée un espace de production épistémique qui favorise la diffusion et la percolation de représentations culturelles du vivant dans la pensée historique, politique et sociale à la faveur d’une série d’analogies, de déplacements et de réinterprétations. L’exemple le plus connu de ces réappropriations est sans doute celui de l’organisme, dont les métaphores ont été magistralement analysées par Judith Schlanger[5] : circulant entre les disciplines et les approches les plus diverses – philosophie, théories esthétiques, politique, histoire, économie, biologie, anthropologie criminelle – la notion d’organisme ne désigne plus un ordre localisé de phénomènes s’offrant comme objets du savoir mais elle renvoie à un complexe de significations à partir duquel s’organise en droit tout savoir. Ainsi généralisée et absolutisée par son rôle d’analogon, la notion d’organisme a fini par devenir un modèle de rationalité au 19ème siècle.
 
Mais d’autres notions issues des sciences du vivant ont connu une immense fortune culturelle au cours du 19ème siècle, suscitant des débats et des polémiques qui vont laisser une trace durable dans l’imaginaire collectif et la littérature de l’époque : à commencer par la théorie darwinienne de l’évolution, les théories de l’hérédité et de la mutation qui vont infléchir les représentations de l’atavisme exploitées par la littérature du 19ème siècle, mais aussi le transformisme, les lois de l’hybridation, les théories de l’eugénisme ou de la dégénérescence qui vont nourrir entre autres l’anthropologie criminelle et ainsi donner de la matière à la littérature romanesque ; on peut encore évoquer la théorie cellulaire, l’idée d’homéostasie du milieu intérieur (Claude Bernard), les querelles sur le magnétisme animal, sur la génération spontanée ou sur les origines de la vie terrestre, etc. Mais le 19ème siècle voit aussi l’apparition de nouvelle pratiques et de nouvelles méthodes, comme la méthode expérimentale de Claude Bernard dont les naturalistes vont faire l’usage que l’on sait. L’imaginaire de l’époque sera également stimulé par l’émergence de nouvelles notions comme celles de virus ou de microbe ou encore de nouveaux objets comme ceux de neurone ou de tissu, par l’apparition des principes de la vaccination ou encore de l’asepsie qui vont renouveler l’imagerie de la maladie et de la contagion.
 
Au 20ème siècle, l’imaginaire culturel est relancé dans d’autres directions par de nouvelles découvertes qui réorientent la compréhension du vivant, suscitant questionnements inédits et débats passionnés : découverte de l’ADN, nouvelle prise en compte du hasard dans l’évolution (François Jacob), essor de la biologie moléculaire, généralisation des notions d’information et de programme génétiques, théories de l’auto-organisation qui appréhendent l’organisme humain comme une machine auto-organisée (Henri Atlan), progrès de la génétique et naissance de la génomique, théorie du suicide cellulaire (Jean-Claude Ameisen), etc. Ces concepts et ces théories ont essaimé dans l’imaginaire littéraire qui les a mobilisés pour esquisser de nouvelles figures de l’humain, de l’évolution, de la vie ou encore de la mort.
 
C’est à la diversité de ces réappropriations et, plus généralement, des usages qui ont été faits des savoirs du vivant dans le champ de la production littéraire, que s’intéresse cette treizième livraison d’Epistémocritique. Les études réunies dans ce volume explorent la manière dont les concepts, modèles et théories issus des sciences du vivant ont circulé dans un espace public traversé par la mise en scène d’idéologies diverses, où ils ont contribué à structurer une pluralité de discours, y compris normatifs, portant sur le social ou le politique et leurs modes d’organisation. S’insinuant dans la philosophie morale, ils ont infléchi notre compréhension de la normalité ou du dérèglement, entraînant de nouvelles définitions du vivant ou de l’homme. Dans le domaine plus vaste de la philosophie, ils ont eu pour effet de déplacer les frontières entre l’homme, la machine et l’animal ou encore de reconfigurer notre appréhension des rapports entre le corps et l’esprit. Mais ces transferts conceptuels n’ont pas eu seulement des conséquences idéologiques, ils ont également stimulé de nouvelles conceptions de la forme, à la croisée de l’esthétique et de la biologie. Car, ainsi que le rappelle Anne Fagot-Largeault, « [l]es vivants ne sont pas seulement des systèmes capables de conserver/reproduire des structures stables dans des conditions instables et de réguler/programmer leurs opérations. Ce sont aussi des êtres qui déploient une variété de formes et une créativité morphologique dont les naturalistes de tout temps se sont émerveillés »[6]. C’est ce qui explique les rapprochements entre histoire de l’art et biologie : toutes deux tenues de maîtriser des quantités incommensurables d’objets, elles placent la description morphologique au centre de leurs préoccupations. Cet intérêt commun va favoriser les transferts de modèles entre les deux domaines, contribuant ainsi à tisser des liens entre les systèmes de l’art et de la nature.
 
Pour comprendre les multiples voies de cette circulation épistémique entre sciences du vivant et arts, le premier pas consiste à se tourner vers des disciplines comme l’histoire des sciences, à condition toutefois d’ouvrir cette dernière aux effets culturels des disciplines dont elle retrace le devenir. Car si l’histoire de la connaissance ne se confond pas avec celle de la culture, elle reste néanmoins immergée en elle. L’enquête historique doit donc s’efforcer de saisir l’histoire des sciences là où elles se découpent sur la culture en tant que condition historique de la pensée. C’est dans cet esprit que Pascal DURIS convoque une histoire des sciences « historienne » et continuiste, qui étudie le passé de la science en se montrant particulièrement attentive au contexte historique et, surtout, à la lettre des textes (qu’ils soient littéraires ou scientifiques), afin de se prémunir contre toute forme d’anachronisme. Des exemples puisés chez La Fontaine, Balzac et surtout chez Lawrence Sterne illustrent la fécondité d’une démarche encore peu répandue dans l’histoire des sciences qui, en s’ouvrant à des discours dont les codes ne lui sont pas familiers, comme celui de la littérature, trouve matière à repenser certains de ses paradigmes, voire de ses mythes. Preuve que la littérature peut contribuer à écrire l’histoire des sciences, soit qu’elle lui fournisse un témoignage sur l’état du savoir à une époque donnée, sur ses conditionnements sociaux, culturels ou idéologiques, soit qu’elle s’érige elle-même en herméneutique concurrente en devenant un instrument d’exploration et de problématisation des savoirs qu’elle met en œuvre.
 
C’est ce que montre l’étude de Valérie DESHOULIÈRES consacrée aux réappropriations fictionnelles de la figure de Vésale, le célèbre anatomiste de la Renaissance, dont elle examine quelques avatars dans la littérature contemporaine. Dans le monologue théâtral qu’il lui consacre en 1997, L’artiste, la servante et le savant, Patrick Roegiers examine l’apport de Vésale à l’histoire des sciences tandis quePierre Mertens, dans Éblouissements, met en scène un disciple de Vésale : Gottfried Benn, médecin-anatomiste entré en poésie en 1912, qui est montré en apprenti-médecin à l’œuvre dans une salle de dissection sur laquelle plane l’ombre de Nietzsche. Manière pour l’auteur d’esquisser une histoire culturelle de l’anatomie qui, au carrefour de la médecine et de la philosophie, de la science et de la poésie, du « voir » et du « connaître », fraie sa voie dans le champ de la mélancolie. Les poèmes de Gottfried Benn, le roman de Pierre Mertens et le théâtre de Patrick Roegiers se présentent ainsi comme trois variations sur cette conviction héritée de Vésale que l’on ne connaît l’homme qu’en « se frottant à la réalité concrète de son corps ».
 
Cette conviction fut aussi celle de Georg Büchner, médecin et dramaturge, qui n’a jamais séparé son activité scientifique de son activité créatrice. Comme le montre Laurence DAHAN-GAIDA, son « théâtre de l’anatomie » ne peut être compris sans tenir compte de sa pratique de la dissection, de la conception du vivant et de l’épistémologie qu’il a élaborées au fur et à mesure de ses recherches en médecine et en biologie, lesquelles rejoignent d’ailleurs ses préoccupations sur l’organisation sociale et le sens de l’histoire. L’unité de sens qui caractérise l’œuvre à la fois littéraire et scientifique de Büchner trouve finalement son principe dans le corps, origine et fin de toute connaissance en même temps que ressort essentiel d’une esthétique anti-idéaliste qui veut exposer le vivant dans sa matérialité nue, dans son essentielle vulnérabilité. Or cette esthétique porte la trace du geste de disjonction qui fonde l’anatomie dissectrice, élevant le fragment au rang de forme-sens qui, indépendamment des énoncés dont il est porteur, exprime la violence et la radicalité du geste qui découpe pour donner à connaître.
 
C’est ce qui donne à l’œuvre de Büchner son caractère exemplaire : tout en manifestant le nouage déjà ancien qui existe entre l’art et l’anatomie dissectrice, elle tisse un lien entre sciences du vivant et esthétique, notamment à travers la référence aux théories goethéennes sur l’émergence des formes naturelles qui ont intéressé les scientifiques aussi bien que les écrivains. Goethe considère que la forme artistique dérive de la forme vivante, qu’elle en reproduit les caractéristiques essentielles et qu’elle peut donc, en retour, en présenter un modèle d’intelligibilité opératoire, du moins sur le plan heuristique. Si la forme devient la clé d’intelligibilité de toutes choses, c’est qu’elle unit à la fois des informations objectives et sensibles, mais aussi des propriétés de virtualités cachées qui ouvrent sur de l’intelligibilité[7]. Cherchant à articuler en un tout cohérent une triple pratique de l’anatomie, de la botanique et de la physiologie, la morphologie goethéenne s’efforce au bout du compte de comprendre la formation et la transformation des formes en tant qu’elles apparaissent à l’esprit humain. C’est ce que montre Mathieu GONOD dans l’étude qu’il consacre aux textes entourant La Métamorphose des plantes. Abordés comme autant d’« essais autobiographiques », ces écrits sont pour Goethel’occasion dese mettre lui-même en scène en tant que sujet qui, par sa double activité sensible et réflexive, devient producteur d’une connaissance sur le vivant dont il est aussi l’objet. Ces textes posent en effet l’idée d’une morphogenèse qui se développe conjointement au sein de l’objet et du sujet, tissant ainsi un lien entre la forme naturelle vivante, la forme artistique (celle de l’essai autobiographique) et la forme du sujet. La forme, au sens de Bildung, passe ainsi du monde de l’objet à celui du sujet et, de ce dernier, au monde de la production artistique.
 
C’est à un autre éminent penseur morphologique, Paul Valéry, que s’intéresse Thomas VERCRUYSSE en analysant la conception de la forme défendue par Valéry dans ses écrits sur la danse. Il montre combien elle déroge à la conception classique, aristotélicienne, de l’acte, à laquelle elle ajoute la dimension de l’imprévisible. Définie comme « l’acte pur des métamorphoses », la danse devient le paradigme d’une conception essentiellement dynamique de la forme, dont le potentiel transformateur se manifeste à travers la neutralisation qu’elle opère des oppositions entre sentir et agir, agent et patient, expérience sensible et production artistique. En passant d’une esthétique, c’est-à-dire d’une théorie de la sensation, à une poétique, c’est-à-dire une théorie de la forme, Valéry finit par livrer une réflexion sur le vivant qui prend sa source dans le transformisme d’un Goethe, paradigme qu’il contribue à prolonger et à étendre à d’autres savoirs que la biologie.
 
Au-delà de leurs implications épistémologiques et culturelles, les savoirs du vivant sont porteurs d’enjeux idéologiques dont témoignent exemplairement les théories raciales du 19ème siècle, le darwinisme social qui s’est répandu à la même époque ou, plus près de nous, les nouvelles formes d’eugénisme propagées aujourd’hui par la génomique. Dans le roman de Thomas Hardy, Tess d’Ubervilles, c’est l’évolutionnisme de Darwin qui sert de savoir de référence, comme d’ailleurs dans une grande partie de la littérature victorienne, lieu d’une véritable théorisation poétique des découvertes scientifiques de l’époque. Comme le montre Marie PANTER, les personnages hardyens sont souvent inadaptés, en situation de lutte face à un « milieu » hostile, leur destin tragique semblant manifester toute la cruauté de la « lutte pour l’existence ». Or le « milieu » dans lequel ils ne parviennent pas à trouver leur place est celui de la société industrielle de l’Angleterre victorienne tandis que le milieu « naturel » leur offre au contraire les conditions d’une vie heureuse. De récentes analyses ont mis l’accent sur l’origine darwinienne d’une telle conception de la nature, comme puissance bienfaisante et régénératrice, à l’encontre de l’idée répandue selon laquelle Darwin aurait défendu une conception mécaniste de la nature, fondée sur une loi impitoyable de compétition. Hardy semble avoir au contraire retrouvé l’esprit premier des textes de Darwin en proposant une conception romantique de la nature dans laquelle l’existence humaine s’inscrit harmonieusement.
 
Avec Le cimetière de Prague, dernier roman paru à ce jour d’Umberto Eco, le lecteur est à nouveau plongé dans l’univers discursif et idéologique du siècle qui a vu naître la biologie, un siècle qui a également éveillé de nombreuses inquiétudes liées notamment aux questions de l’hérédité, de l’évolution, de la génétique, etc. Au cœur du roman se trouve unefiction qui constitue la version romanesque d’un célèbre « faux » historique, Les Protocoles des Sages de Sion. Rédigé en 1901 à Paris par un faussaire russe, informateur de la police politique tsariste, ce document se présente comme un plan de conquête du monde qui aurait été établi par les Juifs et les Francs-maçons en vue de détruire la chrétienté et de dominer le monde. Comme le montre Marie-Ève TREMBLAY-CLEROUX, Les Protocoles mettent en œuvre une vision biologiste des nations, la peur de la dégénérescence sociale et une forme d’eugénisme, toutes conceptions qui sont attribuées aux Juifs par un effet de renversement visant à justifier par avance les formes les plus extrêmes de l’antisémitisme. Sans aborder de front les savoirs du vivant, Le Cimetière de Prague met au jour l’intrication de la science et de l’idéologie dans les discours sociaux qui ont rendu possible la fiction des Protocoles et ainsi contribué à la légitimation du génocide juif. Pour dénoncer les effets idéologiques de cette fiction, Eco recourt à son tour à la fabulation littéraire, mais pour opérer cette fois un dépassement discursif du discours social de l’époque tout en ouvrant la voie à une réception critique de la fiction, aux antipodes de la réception idéologiquement marquée que les auteurs historiques des Protocoles avaient encryptée dans leur texte.
 
Dans les années 80, un nouveau champ de recherches interdisciplinaire a fait son apparition à l’intersection de la biologie, des sciences humaines et de la littérature : les animal studies. D’abord limitée au monde angloaméricain, la recherche collective sur l’animalité en littérature a pris en France depuis le milieu des années 2000 une ampleur jusqu’alors inédite : ainsi les chercheurs réfléchissent aujourd’hui sur l’animalité humaine ou sur les interactions hommes/bêtes dans les œuvres littéraires, ils interrogent la possibilité pour le langage créatif d’exprimer des affects et des rapports non-humains au monde, ils examinent les reconfigurations de l’anthropocentrisme ou ils prennent acte de « la fin de l’exception humaine » (Jean-Marie Schaeffer). L’originalité de cette recherche ne tient pas simplement à sa focalisation sur la question animale, qui a été longtemps une grande absente de la critique littéraire, mais aussi à sa méthodologie. Celle-ci a tout d’abord pour socle une interdisciplinarité qui conduit à élaborer de nouveaux corpus, à reconsidérer l’histoire littéraire du siècle dernier à la lumière de l’animalité et à établir des transversalités inédites entre les différentes formes de savoirs sur les bêtes. L’apport méthodologique se situe par ailleurs dans le caractère transculturel de la recherche, dont les problématiques s’élaborent à un niveau international qui englobe notamment les multiples apports de la recherche nord-américaine et plus généralement anglo-saxonne. Prenant acte de ces renouvellements, l’étude d’Anne SIMON examine les spécificités de la zoopoétique française par rapport aux problématiques nord-américaines des Animal Studies et de l’Ecocriticism.
 
Cette spécificité de la recherche française est illustrée par l’étude d’Alain ROMESTAING qui se penche sur le roman de Jean Giono, Regain, dernier opus de « La trilogie de Pan » dans lequel vibre une conscience exacerbée de la vie – puissante, violente, presque incontrôlable – qui est modélisée à partir du mythe de Pan. Bien avant les sciences du vivant, le mythe a en effet permis de donner forme et sens à la sauvagerie du monde, comme en témoigne le roman de Giono : dans un environnement farouche, des forces élémentaires réveillent le côté animal des personnages, leur part à la fois sombre et lumineuse, la plus vive. Informées par le mythe, les représentations de la nature oscillent entre la terreur infligée par le dieu, incarnation d’une nature monstrueuse, et la lente compréhension du grand « mélange » qui brasse toutes les créatures vivantes en un immense corps cosmique. Se pose alors la question de savoir si le roman ne produirait pas lui-même un savoir spécifique du vivant – irréductible et pourtant progressivement domestiqué. Question qui s’assortit de sa corollaire : quel est la nature du lien existant entre ce savoir et la langue poïétique de Regain, roman « panique » dont l’écriture participe de l’énergie créatrice du vivant tout en se reconnaissant d’une autre nature ?
 
La circulation des savoirs du vivant ne s’est pas limitée au domaine littéraire mais a envahi le domaine plus vaste des savoirs sur l’homme, engageant notamment un dialogue fécond avec la linguistique. En témoigne la tentative de Wilhelm von Humboldt pour conceptualiser la linguistique à partir du paradigme des sciences du vivant. Considérant d’emblée les langues comme des organismes vivants, selon une approche en totale rupture avec l’héritage métaphysique mais en accord avec les avancées majeures des sciences exactes de son époque (celles de Newton ou de Linné par exemple), la linguistique naissante du 19ème siècle, puis la linguistique moderne, vont apporter des arguments décisifs pour appréhender le vivant comme l’antithèse absolue d’un matérialisme exclusivement attaché aux manifestations matérielles des perceptions immédiates. D’où l’hypothèse, défendue ici par Amr Helmy IBRAHIM, que le fonctionnement de la langue pourrait être un mode d’accès privilégié pour penser le vivant, dont l’ensemble des propriétés peut être appréhendé à travers sept types de traces, dont chacune d’elles possède une structure transposable à une propriété spécifique, définitoire et distinctive des langues naturelles : à savoir uneirrégularité aléatoire au sein d’une régularité systémique qu’elle n’affecte pas ; une combinatoire au résultat complexe et imprédictible malgré des constituants très simples et des règles de combinaison à la fois élémentaires et peu nombreuses ; l’imbrication des systèmes, à savoir la vocation de la langue comme du vivant à intégrer l’hétérogénéité ; l’existence de stratégies d’adaptation communes à l’évolution des langues et du vivant : transformations, translations, restructurations, reformulations, reconfigurations, métamorphoses et exaptation ; l’existence de redondances généralisées communes au vivant et aux langues ; l’émotion commandée par la forme ; le pouvoir de transposition et de simulation.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 


[1] Edgar Morin, « La révolution des savants », Le Nouvel Observateur, 7 décembre 1970.
[2]Sébastien Lemerle, « Les habits neufs du biologisme en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009 n°176-177, p. 63-81. Voir aussi son récent ouvrage, Le singe, le gène et le neurone, Paris, PUF,2014.
[3] Sébastien Lemerle, « Les habits neufs du biologisme en France », ibid., p. 70.
[4] Nicolas Wanlin, Document de travail pour le projet de recherches inter-MSH « Vivanlit » : « Eléments pour une chronologie et une bibliographie, mars 2013.
[5] Judith Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971 (rééd. L’Harmattan, 1995).
[6] Anne Fagot-Largeault, « Le vivant », in Notions de Philosophie I, sous la drection de Denis Kambouchner, Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, 1995, p. 289.
[7] Jean-Jacques Wunenburger, « Goethe, notes sur une épistémologie alternative », in Goethe et la Naturphilosophie, in Goethe et la Naturphilosophie, sous la direction de Mai Lequan, Paris, Klinscksieck, 2012, p. 71.



Editorial

Cette quatorzième livraison de la revue Epistémocritique est placée sous le signe de la greffe, métaphore que savants et écrivains ont mobilisée de façon massive pour figurer l’opération leur permettant de féconder leur propre domaine par des apports étrangers. Si les tensions entre les sciences et les lettres ont fait l’objet de dramatisations diverses, il n’en reste pas moins que les idées et les représentations n’ont jamais cessé de circuler d’un domaine à l’autre, de percoler d’un discours dans l’autre, selon des modalités aussi diverses que variables. Si elles existent donc bien comme des entités séparées, à travers des pratiques et des institutions, la navigation entre sciences et littérature reste toujours possible : la culture littéraire peut être utilisée comme véhicule du savoir et les savoirs peuvent féconder le terreau de la culture. En témoignent les œuvres et les réflexions de nombreux écrivains dans lesquelles on trouve la trace d’une imbrication active entre les savoirs et la fiction. De ces interactions, les schémas dualistes parviennent cependant mal à rendre compte, car ils ne tiennent pas compte de la complexité des rapports entre les deux domaines, négligeant par exemple le fait que les divisions en domaines culturels ne recouvrent que partiellement les partages disciplinaires, que certains savoirs possèdent un mode d’existence transdisciplinaire (par exemple, il existe un « savoir de la vie » qui dépasse les frontières de la biologie) et que l’émergence de nouveaux savoirs peut à certaines époques engendrer de nouveaux modèles d’interdisciplinarité (c’est le cas par exemple de l’écologie). De même, le paradigme à l’intérieur duquel se négocient les rapports sciences/littérature peut être plus ou moins « mathématisé », plus ou moins « narrativisé», et susciter des résistances plus ou moins grandes de part et d’autre. D’où la difficulté d’établir des périodisations strictes dans l’histoire des « deux cultures », qu’il semble plus pertinent d’envisager sous l’angle de la confrontation que dans la perspective d’un « divorce » ou d’une « guerre ». À cet égard, on peut rappeler que « confrontation » a d’abord signifié « partie adjacente de deux propriétés », puis « rapprochement de deux choses en vue de leur comparaison », ce qui constitue une incitation à comparer plutôt qu’à opposer en termes dualistes.
Or la manière la plus heuristique de « confronter » sciences et littérature n’est pas de les opposer à partir d’un tableau de traits respectifs ni de les subsumer sous une notion unificatrice mais bien d’interroger les conditions de possibilité de leur rapprochement. C’est dans cette optique qu’Anne-Gaëlle WEBER propose d’utiliser la métaphore de la greffe comme instrument heuristique pour cerner les différentes formes d’interaction entre sciences et littérature. Comme elle le rappelle en effet, aux XVIIIe et XIXe siècles, la greffe a souvent joué le rôle de point de rencontre, parfois polémique, des discours littéraires et savants. Partant du traitement réservé aux récits de greffe par les savants et les écrivains, elle interroge dans son étude leurs rapports réciproques, leur concurrence possible dans le domaine de la connaissance savante, mais aussi la manière dont se constituent l’une par rapport à l’autre la « connaissance de l’écrivain » et la « connaissance du savant ».
Parmi les innombrables techniques de greffe végétale répertoriées en 1821 par André Thouin, Professeur de Culture au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, dans la Monographie des greffes, émergent trois grands types de pratique : la greffe en écusson, la greffe en flûte et la greffe en couronne. La première consiste à insérer dans l’écorce taillée en T d’une branche ou d’un tronc la branche du greffon ainsi qu’une partie de son écorce, taillée en écusson. La seconde revient à évider l’écorce du porte-greffe pour y insérer exactement le greffon. La troisième, qui permet de rajeunir les vieux arbres, repose sur l’introduction, entre l’écorce et le tronc coupé, de jeunes greffons de la même espèce.
La métaphore de la greffe végétale peut être utilisée, jusqu’à un certain point, pour décrire la pratique de l’écriture, littéraire et savante, qui repose sur l’insertion, en son sein, d’un élément « étranger » issu de la sphère opposée ou bien encore, sur l’articulation entre un « fond » littéraire ou savant et une « forme » littéraire ou savante. Mais le mot de greffe désigne encore aujourd’hui aussi bien le geste de l’horticulteur que son résultat. La figure de la greffe pourrait désigner ainsi l’étude critique, nécessairement rétrospective, des modes d’articulation de la science et de la littérature ou du discours scientifique et du discours littéraire, la manière dont ces analyses rétablissent des fractures ou des sutures là où il n’en eut peut-être pas, voire qualifient de « scientifique » ou de « littéraire » ce qui n’apparaîtrait pas nécessairement comme tel aux yeux d’un lecteur ou d’un auditeur contemporain.
La manière dont nous envisageons les rapports entre l’une et l’autre sphères, à partir de corpus littéraires et savants, tient autant à nos propres pratiques et à nos lectures souvent rétrospectives, parfois anachroniques, qu’à l’usage plus ou moins explicite, par les écrivains et les savants, de discours, de thèmes ou de poétiques empruntés à des sciences ou à des littératures. À une greffe poétique se superpose ainsi une greffe critique.
Greffes en écusson
Mais comment expliciter, en termes critiques et poétiques, les trois grands modèles de greffes les plus usités ? Il y a « greffe en écusson » lorsque les études consacrées au rapport entre la science et la littérature procèdent de la mise en évidence de la possible compatibilité des deux sphères, par le biais d’une analyse du contexte historique et culturel de l’élaboration et de la réception des œuvres et des théories, par le biais d’une observation des discours sur la science et la littérature, que ces termes soient ou non avérés. Le tronc ou la tige pourraient alors être la théorie savante ou l’œuvre littéraire tandis que l’écorce serait constituée par les discours des académies, des institutions et des auteurs eux-mêmes sur la science et sur la littérature. Ces approches critiques, à la fois historiques et poétiques, ont à traiter souvent de la « séparation des sciences et de la littérature » supposée caractériser le XIXe siècle et empêcher peu ou prou que ces disciplines ne communiquent. Il ne s’agit pas alors de nier cette séparation mais d’observer, souvent en acte, aux points d’opposition, l’élaboration commune de critères de scientificité et de littérarité. Mesurer l’écart entre l’inévitable réduction d’une époque à une grande tendance et la longue polémique qui a conduit à cette apparente distinction.
Les présupposés sont multiples : il faut partir du principe d’une étrangeté des discours littéraires et savants, donc postuler que l’on peut distinguer « l’écorce » du « tronc » sans négliger pour autant l’importance de l’une ou de l’autre : la suture des écorces est essentielle pour que la greffe prenne. Le discours de la science ou sur la science n’est pas toujours la science, même si certaines disciplines savantes ne peuvent se passer du discours ou du récit ; le discours sur la littérature n’est pas nécessairement la littérature ; et cependant, sans nier la dichotomie établie par Hans Reichenbach entre le contexte de découverte et le contexte de justification[1], on peut considérer que le second peut avoir de l’influence sur le premier, quand il s’agit en tout cas d’observer la réception par les savants ou les écrivains des travaux opérés dans les sphères connexes, voire même l’influence qu’a pu exercer a priori telle théorie ou telle œuvre sur l’élaboration de nouveaux genres littéraires ou de découvertes savantes. D’une certaine manière, les analyses littéraires qui s’inscrivent dans cette pratique de lecture traitent des sources, des influences et des emprunts : elles montrent que ces « échanges » ne laissent en général indemnes ni la sphère de départ ni le domaine d’arrivée. En explorant les relations entre la physique moderne et le roman contemporain, Dilmac BETíœL ne se contente pas de plaider, par analogie, pour la fonction épistémologique de la littérature ; elle montre surtout que les emprunts faits à la physique, une fois retravaillés, sont la pierre de touche d’une réflexion de la littérature sur elle-même. Thomas KLINKERT s’intéresse, dans le même esprit, au double « codage » dont font l’objet les éléments épistémiques que la littérature emprunte à la science : tout en conservant leur signifié littéral qui leur permet de fonctionner au plan cognitif, ces éléments épistémiques remplissent, du fait même de la greffe, une fonction esthétique qui passe par un processus de « recodage». L’auteur montre, à l’exemple de romans d’Adalbert Stifter et de Flaubert, comment l’appropriation de divers savoirs permet aux deux auteurs d’inventer des procédés narratifs qui anticipent des procédés typiques de la littérature expérimentale du XXe siècle.
Les analyses « en écusson » de l’articulation des discours littéraires et savants traitent donc avant toute chose de la possible compatibilité entre discours, logique et pratique littéraires ou savants, sans pour autant nier leur essentielle étrangeté. Or cette compatibilité ne se mesure pas seulement par les textes ou les discours mais aussi à travers les institutions, littéraires ou savantes, qui déterminent la place et le statut respectifs des uns et des autres. En témoigne l’étude de Paul BASTIDE et Treyvis DAVID, consacrée à la persona de l’académicien, dont ils cherchent à cerner la figure à travers le discours de réception d’Édouard Estaunié à l’Académie française : en effet, son double statut de romancier et de scientifique donne à Estaunié un statut ambigu qui reflète la double tension entre science et littérature d’un côté, ingénieurs et professeurs d’universités de l’autre, qui s’est développée en France avec la création et le développement de l’École Normale Supérieure, en opposition avec l’École Polytechnique. Le discours d’Estaunié, ainsi que les réponses qui lui ont été apportées par les Académiciens, témoigne d’une difficulté à concilier les deux statuts d’écrivain et de savant, à une époque où le monde scientifique gagne en importance symbolique.
C’est à partir d’un tout autre point de vue que Marie CAZABAN-MAZEROLLES cherche à mesurer la compatibilité des discours scientifique et littéraire : l’objet qu’elle se donne, la mort, est en effet voué à demeurer réfractaire non seulement à la science, mais aussi au discours et à la pensée, étant l’inconnaissable sur lequel achoppent tous les savoirs. Or dans La Possibilité d’une île (2005), Michel Houellebecq aborde la question dans une perspective darwinienne et naturaliste qui fait apparaître les personnages du roman d’abord comme des corps, en tant qu’exemplaires d’une espèce elle-même resituée au sein du monde animal, et non en tant que personnes ; ce qui a pour effet de nous interroger sur la compatibilité des perspectives scientifique et humaniste sur le vivre et le mourir, tout en faisant de l’auteur un « témoin privilégié d’une mentalité devant la mort » (Gilles Ernst).
Greffes en flûte
De tous les types de greffe, la greffe en flûte est celle qui dissimule le mieux le résultat de la greffe. Elle établit un continuum entre texte littéraire et discours savant. Rétrospectivement, la pratique critique de la « greffe en flûte » est celle qui met en évidence des outils ou des méthodes communs aux pratiques littéraires et savantes, soit pour observer la spécificité de l’usage que fait l’une ou l’autre sphère de ces outils, soit pour mettre en évidence des constantes rationnelles ou imaginaires plus larges qui s’incarnent dans le discours des sciences ou dans celui de la littérature. On peut, comme le fait Bertrand MARQUER, estimer la part de la fiction littéraire dans la nosographie du XIXe siècle et mettre ainsi en lumière le rôle joué par la littérature non seulement dans la diffusion mais également dans la fabrication d’idéologies scientifiques ; on peut également, à la manière de Jean-François CHASSAY, montrer combien la fiction littéraire a pu devancer et influencer les études génétiques dans l’élaboration d’une véritable idéologie scientifique ; on peut encore, comme le fait Caroline de MULDER, montrer le rôle de la littérature populaire dans la diffusion des représentations de l’aliéniste au 19ème siècle, représentations qui anticipent la figure que prendra « le médecin des fous » dans la littérature antialiéniste des années 1880. Mais on peut aussi distinguer soigneusement le rôle de la fiction dans le domaine de la science de la philosophie ou de la littérature, comme le fait Sara TOUIZA dans son analyse des dispositifs fictionnels mis en œuvre par la science. Partant d’un exemple précis, celui de l’expérience de pensée proposée par le mathématicien britannique Alan Turing dans « Computing Machinery and Intelligence » (1950), elle met en évidence l’imaginaire scientifique qui sous-tend la cybernétique, lequel a opéré un déplacement significatif dans notre manière d’appréhender l’humain, le réduisant à sa seule capacité à manipuler des symboles en dehors de toutes matérialité physique.
Ces études critiques de l’articulation possible de la science et de la littérature traitent souvent de ce couple pour l’inscrire dans une histoire plus générale des formes, de la raison ou de la culture. Mais il faut admettre que le couple formé par ces deux disciplines joue, dans la manière dont elles s’opposent et polémiquent entre elles, un rôle fondamental dans l’élaboration d’une histoire de la culture : si l’on admet avec Jean-Marc Lévy-Leblond que l’histoire de l’humanité, dans sa dimension culturelle, « est celle de la séparation de ses divers champs d’activité »[2], alors il est possible que la séparation des sciences et de la littérature, que l’opinion traditionnellement oppose, soit l’archétype même de la constitution de cette histoire. Si l’on admet ce point de vue, il s’agira alors moins d’interroger la compatibilité des discours littéraires et savants (dans leur nature, leur visée ou leur histoire) que d’illustrer leur possible complémentarité, comme l’a fait déjà Gottfried Gabriel en distinguant la connaissance scientifique de la connaissance philosophique et poétique[3].
Or l’un des points sur lesquels se séparent ces deux formes de connaissance est sans doute la dimension critique qui caractérise la littérature dans le regard qu’elle porte sur les sciences qu’elle intègre. Même si elle semble parfois défendre une idéologie, avancer des idées, combattre des préjugés, la littérature n’a pas le plus souvent une fonction démonstrative mais interrogative : plutôt que de donner des réponses, elle pose des questions, son objet étant moins la vérité que la mise en évidence du caractère construit de toute vérité. C’est ce que montre l’étude de Danielle PERROT-CORPET qui s’attache à deux « ruptures épistémologiques » fondamentales dans l’histoire du savoir occidental : celle qui sépare l’épistémè renaissante de l’ge classique puis celle qui sépare l’ge classique de la Modernité. En mettant en regard des œuvres relevant de chacune de ces périodes – Rabelais et Cervantès pour la première, Goethe et Flaubert pour la seconde – elle montre que cette fonction critique est assumée chez les premiers à travers la mise en scène (comique) de la discorde des autorités « savantes » et, plus profondément, de la discordance des discours du « savoir », source d’une suspension sceptique du jugement. Repris au XIXème siècle, dans un contexte de spécialisation croissante des discours savants, ce modèle débouche sur la revendication pour la fiction littéraire d’une légitimité inédite, conquise sur les baudruches des faux savoirs.
Greffes en couronne
Venons en maintenant au dernier type de greffe évoqué, la greffe en couronne, qui insère dans l’entre-deux du tronc savant et l’écorce littéraire, ou vice versa, de nouvelles branches destinées soit à régénérer (du point de vue de l’écriture) l’une ou l’autre sphère, soit à renouveler (du point de vue critique) leur étude. Le critique peut guetter l’adhésion d’un auteur ou d’un écrivain à certains paradigmes savants que viendraient illustrer ses œuvres : il s’agirait alors d’observer la gestation « savante » de nouvelles manières d’écrire ou de raconter, sans nécessairement s’en tenir aux sources ou influences explicites. Le développement des sciences jouerait un rôle manifeste dans l’évolution de la littérature ou dans l’invention de nouvelles littératures. Le critique peut aussi penser un développement commun aux sciences et à la littérature et postuler, comme le fait Christophe SCHINKUS, en étudiant la poésie lettriste d’Isidore Isou, que l’évolution de certains genres littéraires, à condition que l’on s’accorde sur l’idée d’une évolution continue et rationnelle, est exactement analogue à celle de disciplines scientifiques et l’histoire littéraire s’en trouve renouvelée. Relèvent également de la greffe en couronne les études qui, à l’instar de l’article consacré à la poésie lyrique par Amelia GAMONEDA, empruntent aux sciences cognitives ou aux sciences du langage des catégories qui, appliquées à un texte spécifique, font apparaître de nouvelles lectures possibles ou de nouveaux modes d’interprétation. Prenant appui sur les travaux de Stanislas Dehaene consacrés aux « neurones de la lecture », Amelia GAMONEDA propose une réévaluation des mécanismes de production du sens mis en jeu par la lecture poétique, qu’elle fonde sur la distinction entre deux voies de lecture (phonologique et lexicale) respectivement liées à deux types spécifiques d’activité cérébrale : la reconnaissance visuelle des lettres, l’attribution respective du son et du sens. La greffe entre psychologie neuroscognitive et analyse linguistique permet ainsi de faire émerger une conception du langage poétique comme « séduction » du sens et des sens. Par là, son étude témoigne du fait que les écrivains, comme les critiques, sont loin d’appliquer mécaniquement des schématismes issus d’un autre domaine, mais qu’ils peuvent aussi recourir à la science dans un souci de modélisation visant à « régénérer » leur discipline.
Les articles ici rassemblés offrent un vaste panorama de la manière dont peut s’entendre et se pratiquer l’analyse des rapports entre la science et la littérature[4]. Par delà la simple étude des sources savantes réécrites dans le texte littéraire, les recherches littéraires, en la matière, visent soit à interroger l’élaboration ou l’usage particulier d’outils communs, soit à mettre en évidence la possibilité d’une fonction épistémologique de la littérature qui ne concurrence pas la science, soit à penser la spécificité du rôle joué par la littérature dans une histoire de la culture ou dans la construction d’imaginaires culturels. Mais ces recherches, à vertu réflexive toujours, peuvent aussi consister à appliquer aux ouvrages littéraires des outils d’analyse savants qui, une fois appropriés et « traduits », peuvent permettre de repenser l’histoire de la littérature elle-même, voire sa « nature ».
De telles approches courent sans doute le risque d’être lues comme des tentatives pour nier la différence de nature et de visée entre science et littérature ; on peut aussi leur reprocher de viser à inféoder la science à la littérature et la littérature à la science, dans le but plus ou moins avoué de justifier l’utilité de la littérature par la comparaison avec la science[5]. Ce serait oublier le sens même de la métaphore de la greffe : la pratique et la description savante de la greffe, dès le XVIIe siècle et au XXe siècle encore, s’accompagnent nécessairement d’une interrogation sur la nature du résultat obtenu : l’opération transforme-telle ou non fondamentalement l’arbre ou l’animal greffé ? Le propre des recherches consacrées à l’articulation des sphères littéraires et savantes est de s’interroger sur leur propre nature et sur leur propre visée et de tâcher de mesurer, sans pouvoir le réduire, l’écart qui existe entre les catégories contemporaines de « science » et de « littérature » dont use le critique, et leurs acceptions dans les textes dont il traite.
 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV

 

[1] Hans Reichenbach, Experience and Prediction. An Analysis of the Foundations and the Structure of Knowledge, Chicago, Chicago University Press, 1938, p. 6-7.
[2] Jean-Marc Lévy-Leblond, La Science n’est pas l’art. Brèves rencontres, Paris, Hermann, 2010, p. 7.
[3] Gottfried Gabriel, Zwischen Logik und Literatur. Erkenntnisformen von Dichtung, Philosophie und Wissenschaft, Stuttgart, J. B. Metzlersche Verlag, 1991, p. 202-223.
[4] La plupart de ces textes émanent de cinq ateliers consacrés à « Sciences et littératures I : questions de méthode », organisés par Laurence Dahan-Gaida et Anne-Gaëlle Weber dans le cadre du Congrès de juillet 2013 de l’ Association Internationale de Littérature Comparée, organisé à l’université de Paris IV-Sorbonne.
[5] Jean-Marc Lévy-Leblond, op. cit., p. 8.
 

 




Editorial. Savoirs et littérature: état des lieux dans le monde germanophone

Ce 15e numéro d’Epistémocritique a pour objectif de présenter la recherche sur « Littérature et savoir(s) » dans les pays germanophones[1]. Le rythme des publications  ainsi que la parution de plusieurs manuels témoignent de la vitalité de ce champ de recherche[2] ; pour autant, celui-ci n’est pas homogène, au contraire : une variété d’approches et de positions différentes s’y sont développées, donnant lieu à des controverses parfois très vives[3]. Celles-ci touchent notamment à la définition de notions complexes comme celles de savoir (vs science) ou de vérité (de la fiction) ou encore au type de relations existant entre littérature et savoirs (influence, circulation, co-évolution, etc.). Les points litigieux concernent également les rapports entre théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie) et histoire du savoir (Wissensgeschichte), entre littérature, théorie scientifique et sociologie de la connaissance[4].
 
1. Tentatives pour structurer le champ de recherche
Pour mettre un peu d’ordre dans ces différentes approches et positions, Nicolas Pethes a établi dès 2003 un rapport de recherche très instructif sur les relations entre histoire littéraire et histoire des sciences[5]. D’autres modèles et schémas classificateurs ont été proposés depuis[6] mais nous pouvons commencer par les analyses de Pethes qui clarifient utilement les relations entre ces deux domaines. Pethes distingue précisément trois ensembles de recherche. Les premiers s’intéressent à l’influence de la science sur la littérature. Pethes range dans ce premier groupe les recherches qui ont pour objet les romans écrits par des auteurs ayant eux-mêmes une formation scientifique, comme Goethe ou, plus tard, Musil, Alfred Döblin ou encore Céline. Certains de ces textes mettent en jeu une relation explicite avec la réalité référentielle, notamment lorsqu’un scientifique ou un chercheur en est le personnage principal – on pense évidemment à Faust. D’autres textes encore font de certains résultats ou théories scientifiques le thème d’une élaboration littéraire : on peut citer par exemple les probabilités pour le roman du XVIIIe siècle, la psychanalyse de Freud pour la littérature du XXe siècle ou encore la théorie des affinités chimiques pour Goethe. On retrouve également dans de nombreux romans l’impact des grands changements de paradigmes apportés par exemple par Newton, Darwin, Einstein ou Heisenberg. Dans cette perspective, un dernier groupe de textes important est évidemment la science-fiction, genre par excellence du dialogue entre science et littérature, dans lequel un imaginaire scientifique, éventuellement nourri par des recherches récentes, irrigue littéralement l’écriture[7].
 
Une seconde approche considère à l’inverse l’influence exercée par la littérature sur la science. Pethes cite comme exemple de fonctionnalisation de l’écriture littéraire dans le domaine scientifique les « récits de cas » (Fallgeschichten) de Carl Philipp Moritz, soulignant par la même occasion l’importance des grands romans du XXe siècle, comme L’homme sans qualités de Musil, pour penser la physique du XXe siècle[8]. Dans la même veine, à la suite notamment d’Yves Jeanneret, on a pu également interroger le projet vulgarisateur de la science en examinant le style d’écriture, les ressources structurelles et la tradition esthétique de ces écrits[9]. Reprenant les intuitions fécondes développées à la fin des années 1970 par Bruno Latour[10], un certain nombre d’auteurs se sont plongés au cœur même de la science la plus institutionnalisée pour analyser l’écriture scientifique et montrer le rôle qu’y jouent certaines techniques littéraires. Si dans un premier temps, ces travaux proposaient une perspective critique sur les stratégies rhétoriques mises en œuvre par les scientifiques pour justifier une position et pour faire taire les critiques, plus récemment ils ont aussi conduit à souligner l’existence d’une poétique propre de la science[11].
 
Le troisième et dernier ensemble de travaux à réfléchir aux liens entre science et littérature paraît le plus fécond. Il s’intéresse aux analogies, à l’interdiscursivité et à la coévolution du discours scientifique et du discours littéraire. Il est aussi celui qui pose le plus de difficultés théoriques, dans la mesure où il soulève le problème de la démarcation. Les approches qui le constituent tendent en effet à réduire la littérature et la science à leur seule dimension discursive. Dès lors, on peut se demander d’où provient le ‘sentiment’ ou à l’inverse la ‘force de conviction’ que suscitent ces textes au plan scientifique. En Allemagne, une réponse importante a été apportée à cette question par un courant émergent de la critique littéraire, la « poétologie du savoir » (aussi appelée Wissenspoetik), que certains considèrent même comme un nouveau « paradigme » dans le champ de recherche sur littérature et savoir[12]. La « poétologie du savoir » a été développée entre autres par le germaniste et Kulturwissenschaftler Joseph Vogl (voir sa contribution dans ce recueil[13]) dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix[14].
 
Un autre courant dominant s’est établi en contrepoint à la « poétologie du savoir », à sa conception du « savoir » et des partages structurants de la science (vrai/faux, expérimentable/non-vérifiable) : la théorie littéraire analytique (analytische Literaturwissenschaft). Cette dernière a trouvé son représentant le plus productif en la personne du germaniste et philosophe Tilmann Köppe à l’Université de Göttingen[15]. Germaniste et philosophe inspiré par les recherches de Peter Lamarque et Stein H. Olsen[16], Köppe interroge entre autres les délimitations entre texte fictionnel et texte non-fictionnel et pose la question de savoir s’il est possible d’acquérir du savoir à partir d’un texte fictionnel[17]. Katharina Lukoschek présente dans le présent volume cette approche théorique plus en détail.
 
S’inspirant de ces deux courants théoriques, Gideon Stiening a proposé en quelque sorte une voie médiane (vermittelnde Stellung), montrant clairement à partir de l’exemple de l’élégie de Goethe, La Métamorphose des plantes, que le travail d’un historien de la littérature consiste surtout  « à reconnaître, à analyser et à interpréter ce contexte du savoir dans un texte littéraire donné, comme un moment dans la mise en forme poétique des exigences épistémiques (de savoir) contemporaines »[18]. Si Stiening inscrit ainsi la wissensgeschichtliche Literaturwissenschaft (la théorie littéraire qui se consacre à l’étude historique des savoirs dans le texte littéraire) dans la tradition de l’histoire des idées et de l’histoire sociale, il est aussi proche des positions de chercheurs français qui travaillent sur la mise en texte du savoir et qui réfléchissent « d’une part, sur la production des représentations littéraires qui impliquent des savoirs, sur les structures textuelles ou les figures qui assurent la conversion et d’autre part, sur les effets de ce recours aux savoir dans les œuvres. » Pour ces chercheurs, « il s’agit donc moins d’identifier des sources que de déterminer l’impact d’une utilisation des savoirs sur la forme textuelle et le style : quels sont les dispositifs inventés, les figures de style, la poétique narrative qui assurent leur intégration et leur transformation ? »[19]
 
Pour mieux comprendre le rôle des Kulturwissenschaften/sciences de la culture dans l’implantation des recherches sur la littérature et les savoir(s) dans les pays germanophones, il faut maintenant dire quelques mots de ce que l’on a appelé le « tournant culturel » dans ces pays.
 
2. Le rôle important du tournant culturel dans les pays germanophones
Dans le monde germanophone comme dans les pays anglo-saxons, la discussion sur le rôle, l’apport et l’influence des « sciences de la culture » sur les études littéraires se situe dans un contexte de crise qui touche ces dernières et dans la recherche d’un renouveau[20]. La situation paraît très différente en France où les sciences de la culture n’ont pas « pris » au même degré ou, du moins, pas dans les mêmes termes[21]. Pour autant, cela ne signifie certes pas que la France n’a pas été touchée par le mouvement ou qu’elle n’a pas participé à ces débats : ainsi Michael Lackner et Michael Werner, dans leur travail sur le tournant culturel dans les sciences humaines, soulignent à juste titre l’existence d’un espace de débat théorique international, impliquant des chercheurs de pays où le terme n’est pas utilisé[22]. Doris Bachmann-Medick dans son livre sur les tournants culturels souligne également la différence des champs intellectuels en France et en Allemagne, et l’intrication particulièrement étroite en France entre le domaine « culturel » et les sciences sociales au sein des sciences humaines[23]. Si par ailleurs, en 2003, Anne Challard-Fillaudeau et Gérard Raulet s’interrogent sur l’absence des sciences de la culture dans la langue, mais aussi dans la conscience épistémologique française, ils soulignent néanmoins que depuis quelques années les termes « Sciences de la culture » et « tournant culturel » ont bel et bien fait leur apparition dans le paysage épistémologique français[24].
 
Si ainsi le paysage des « sciences culturelles » au sens large – par quoi j’entends les diverses approches se revendiquant du « tournant culturel » dans différents pays -, apparaît morcelé entre des traditions nationales variées, on peut néanmoins retenir un certain nombre d’éléments centraux dans ces travaux. On peut ainsi caractériser les sciences de la culture comme une stratégie de recherche et une attitude réflexive qui cherche le dialogue entre les disciplines mais qui insiste en même temps sur l’importance de la contribution de la philologie à ce débat. Si cette orientation culturaliste des études littéraires a souvent été critiquée, on peut tomber d’accord avec Peter Matussek lorsqu’il écrit qu’« une ouverture culturologique n’est pas forcément contraire à une réflexion sur les notions philologiques de base, mais bien plutôt un recours à son propre potentiel qui est souvent encore mal exploité »[25]. Les sciences de la culture constituent en ce sens une « notion heuristique et réflexive » (Such- und Reflexionsbegriff)[26] : une recherche et une réflexion sur l’objet et le but des études philologiques qui, après avoir connu un certain rétrécissement de leur champ, obéissent aujourd’hui à un mouvement de réouverture et d’élargissement grâce à leur orientation culturaliste (ou « culturologique »)[27].
 
3. Epistémocritique – une approche théorique qui traverse les frontières ?
Que peut-on dire sur les différences entre ces travaux allemands et les recherches menées en France ? Dans ce numéro d’Épistémocritique, on ne peut que mettre l’accent sur les affinités entres les uns et les autres.
 
La notion d’ « épistémocritique » a été proposée par Michel Pierssens, lorsqu’il était professeur de littérature française à l’Université de Québec à Montréal[28]. Elle s’est développée parallèlement aux États-Unis au début des années quatre-vingt, sous l’égide de la Society for Science, Literature and the Arts, regroupant des chercheurs et critiques littéraires qui s’intéressaient à la configuration des savoirs dans le texte littéraire. Le concept a été repris en France par un groupe de recherche de l’Université Paris VIII travaillant sur la littérature et la cognition, qui a ainsi largement contribué à l’émergence de l’épistémocritique dans le monde littéraire français[29]. On peut isoler plusieurs points communs entre l’épistémocritique et la poétologie du savoir, qui reflètent les étapes du tournant culturel évoqué plus haut. Au départ des deux approches, se trouve une réflexion sur l’histoire des savoirs qui se situe au carrefour d’influences comme l’analyse du discours (l’approche archéologique), l’histoire des médias, l’anthropologie culturelle et les poetics of culture ou le New historicism. Une autre référence importante pour penser le rapport entre science et littérature est la philosophie de Gilles Deleuze dont Vogl est l’un des traducteurs en allemand. L’épistémocritique s’appuie quant à elle sur les travaux de Michel Serres (M. Pierssens) ou de Bakhtine, avec son principe dialogique (L. Dahan-Gaida)[30].
 
Un autre point commun est la langue théorique, qui s’inscrit dans le tournant culturel. Cette langue est à mon sens le reflet du nouveau vocabulaire culturaliste dont parle Bachmann-Medick[31] et que Vogl évoque lorsqu’il parle d’une dimension performative et théâtrale de la représentation du savoir, autrement dit d’un type d’analyse textuelle « qui lie un objet scientifique à sa forme de représentation et qui suppose qu’une donnée épistémique implique des décisions esthétiques et inversement »[32] ; ici, les mots-clés sont « mise en scène narrative », « performance », « figure », ou plutôt, pour employer les termes de Pierssens, ces « figures épistémiques » « par lesquelles s’opère la greffe d’un savoir sur le discours ou la fiction »[33] et qui permettent de penser les transferts réciproques entre savoir et littérature[34].
 
Le troisième point concerne la portée réflexive qui caractérise les études culturelles et qui s’exprime par le poids qu’accordent Pierssens et Vogl à l’idée que la littérature est un contre-discours et une critique[35]. Pierssens l’indique dans le nom même de son approche : épistémocritique. Il souligne la fonction « critique » de la littérature qui n’est pas seulement un « conservatoire des sciences caduques » comme le propose W. Lepenies[36] ou « la traduction dans la langue des images d’un original écrit dans la pure langue des concepts », comme le disait Michel Serres[37]. La portée critique de la littérature s’explique par le fait qu’elle est, selon Pierssens, à la fois « œuvre de connaissance et entreprise de déconstruction, machine à faire croire et scepticisme dévastateur. La démarche épistémocritique veut être attentive à ces deux réalités : les savoirs y sont une référence, mais une référence toujours contestée. »[38] En cela, Pierssens revendique la leçon de Flaubert telle qu’elle s’élabore dans Bouvard et Pécuchet, laquelle interdit de réduire l’épistémocritique à une simple approche thématique qui étudierait dans les œuvres le savoir comme un motif parmi d’autres, mais invite au contraire à la considérer comme «  une manière bien spécifique d’interroger le statut heuristique de la fiction, l’inquiétude proprement poétique des écrivains dans leur rapport à la vérité »[39].
 
C’est ce statut heuristique de la fiction qui me paraît distinguer la littérature lorsqu’elle appréhende la science. Et c’est ce point qu’il faut, à mon sens, placer au centre d’une analyse des interrelations entre les deux domaines. La littérature ne fait certes pas œuvre de science lorsqu’elle développe tel ou tel savoir. Mais elle est porteuse d’une interrogation sur ce savoir qui dépasse le strict cadre littéraire et intéresse la science elle-même.
 
Les sept contributions rassemblées ici, issues de la germanistique, de la romanistique et de la littérature comparée, ont été choisies pour représenter un éventail aussi varié que possible des approches et des orientations de recherche qui se développent actuellement dans le monde germanophone : la poétologie du savoir (Joseph VOGL), la poétologie du savoir appliquée à l’histoire de la médecine (Yvonne WíœBBEN), les recherches inspirées du cognitivisme esthétique et de la critique analytique (Katharina LUKOSCHEK), les recherches s’appuyant sur la théorie des systèmes sociaux du sociologue allemand Niklas Luhmann (Thomas KLINKERT[40]), les recherches plus thématiques concernant la présence d’un domaine du savoir, comme par exemple l’histoire naturelle, dans la littérature contemporaine (Werner MICHLER), les recherches sur l’encyclopédisme[41] (Monika SCHMITZ-EMANS) et enfin, les recherches portant sur les limites du savoir, le non-savoir et la bêtise (Achim GEISENHANSLíœKE)[42].
 
 
 
 ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XV
 

[1] Cet éditorial s’appuie en partie sur ma thèse : H. Haberl, Ecriture encyclopédique – écriture romanesque : représentations et critique du savoir dans le roman allemand et français de Goethe à Flaubert, (thèse de doctorat soutenue le 15/10/2010 à l’EHESS), mise en ligne sur le site du Centre Flaubert : flaubert.univ-rouen.fr/theses/haberl_these.pdf (16/12/2015).
[2] R. Borgards, et al. (dir.), Literatur und Wissen. Ein interdisziplinäres Handbuch, Stuttgart, Metzler, 2013 ; T. Köppe, (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin, Walter de Gruyter Verlag, 2011a ; R. Klausnitzer, Literatur und Wissen. Zugänge – Modelle – Analysen, Berlin.
New York, de Gruyter, 2008.
[3]Voir surtout les débats dans les revues KulturPoetik (de l’Université du Saarland) et Zeitschrift für Germanistik (de l’Université Humboldt de Berlin) en 2007: T. Köppe, « Vom Wissen in Literatur », in Zeitschrift für Germanistik, n° 17, 2007a, p. 398-410 ; R. Borgards, « Wissen und Literatur. Eine Replik auf Tilmann Köppe », in Zeitschrift für Germanistik, 17, 2007, p. 425-428 ; A. Dittrich, « Ein Lob der Bescheidenheit. Zum Konflikt zwischen Erkenntnistheorie und Wissensgeschichte », in Zeitschrift für Germanistik, 17, 2007, p. 631-637 ; T. Köppe, « Fiktionalität, Wissen, Wissenschaft », in Zeitschrift für Germanistik, 17, 2007b, p. 638-646. Avec la revue Zeitschrift für Kulturwissenschaften (publiée en Autriche avec des rédactions en Autriche, en Allemagne et en Suisse), nous avons ici trois périodiques en sciences de la culture qui abordent souvent des thématiques dans le domaine de littérature et savoirs.
[4] A. Schäfer, « Poetologie des Wissens », in R. Borgards, et al. (dir.), Literatur und Wissen. Ein interdisziplinäres Handbuch, Stuttgart, Metzler, 2013, p. 36-41 ; Vogl, J., « Robuste und idiosynkratische Theorie »,, in KulturPoetik, 7.2, 2007, p. 249-258 ; G. Stiening, « Am ‘Ungrund’ oder: Was sind und zu welchem Ende studiert man ‘Poetologien des Wissens’? » in KulturPoetik, 7.2, 2007, p. 234-248.
[5] N. Pethes, « Literatur und Wissenschaftsgeschichte. Ein Forschungsbericht », in IASL, 28, n° Heft 1, 2003, p. 181-231. Cette tripartition recoupe en partie la typologie de l’américaine Katherine Hayles – l’une des principales représentantes des « Literature and Science Studies » – en trois approches – lesquelles ne correspondent pas à trois approches complètement distinctes en pratique : approche rhétorique, conceptuelle et culturelle. L’approche conceptuelle de Hayles lie littérature et science par le biais des idées et des perspectives que celles-ci partagent. À la différence de l’approche rhétorique qui reprend le schéma de l’influence (emprunt de métaphores), l’approche conceptuelle s’inspire plutôt de l’idée de « Zeitgeist ». Hayles donne comme exemple les travaux de Michel Serres (Hermès) et son style paratactique, qui par exemple met au même niveau les textes de Molière et la théorie de l’information. La force de l’approche conceptuelle est de révéler des similitudes entre des théories et des pratiques qui de prime abord n’ont rien en commun. L’approche culturelle rejoint ce que j’ai évoqué plus haut, en ceci qu’elle aborde la science aussi bien que la littérature en tant que constructions socio-culturelles. Cf. N. Katherine Hayles, « Literature and Science », in M. Coyle et al., (dir.), Encylopedia of literature and criticism, London, Routledge, 1991, p. 1068-1081 ; Cf. aussi G. Beer, Open Fields: Science in Cultural Encounter, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 177 sq.
[6] T. Köppe, T., « Literatur und Wissen. Zur Strukturierung des Forschungsfeldes und seiner Kontroversen », in T. Köppe, (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin/New York, De Gruyter, 2011b, p. 1-28.
[7]On peut citer comme exemple en germanistique les travaux sur la science-fiction allemande de Roland Innerhofer ou l’analyse d’un roman de Gibson et Sterling par Bernhard Dotzler. Cf. R. Innerhofer, Deutsche Science-fiction 1870-1914. Rekonstruktion und Analyse der Anfänge einer Gattung, Köln, Weimar u. Wien, 1996 ; B. Dotzler, « Retrospektive Science fiction? Literarisierte Wissenschaftsgeschichte in Gibson & Sterlings Ê»The Difference Engine’», in H.v. Segeberg, (dir.), New Science und Alte Dichtung?, Berlin, 1994, p. 47-52, 47-52. Ici, il faudrait également mentionner les travaux qui analysent les rapports entre l’histoire des techniques et la littérature, comme ceux de Donna Haraway qui a formé le terme de la « technoculture » : cf. D. Haraway, Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991 ; Idem, Des singes, des cyborgs et des femmes. Réinvention de la nature, Paris, Editions Jacqueline Chambon, 2008. Cf. aussi : L. Allard et al. (dir.), Manifeste cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes Paris Exils, 2007 ; ou les travaux de Birgit Wagner, qui s’est intéressée aux correspondances entre littérature et monde technique et plus concrètement à la relation homme/machine, à travers le concept de l’imaginaire technique à l’époque des avant-gardes françaises, italiennes et espagnoles. Cf. B. Wagner, Technik und Literatur im Zeitalter der Avantgarden: ein Beitrag zur Geschichte des Imaginären, München, Fink, 1996.
[8] L. Dahan-Gaida, Musil. Savoir et fiction, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1994.
[9]Cf. Y. Jeanneret, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, Presses universitaires de France, 1994 (voir surtout le chapitre IV « Eléments de poétique », « Créer un théâtre de la science »)
[10]Cf. B. Latour, et P. Fabbri, « La rhétorique de la science », in Actes de la recherche en sciences sociales, 13, 1977, p. 81-95 ; B. Latour, La science en action [1989], Paris, Gallimard, 1995.
[11]Cf. C. Sinding, « Literary Genres and the Construction of Knowledge in Biology: Semantic Shifts and Scientific Change », in Social Studies of Science, 26, n° 1, 1996, p. 43-70. Un exemple intéressant est la thèse de la comparatiste Frédérique Aït-Touati qui a étudié ce qu’elle appelle la « cosmopoétique » au XVIIe siècle, en soumettant des textes astronomiques à une analyse poétique. La spécificité de son approche tient au rapprochement qu’elle opère entre un corpus scientifique, qu’elle aborde avec les outils de l’analyse littéraire, et un corpus de textes littéraires dont elle met en évidence les « sources » scientifiques. Cf. F. Aït-Touati, Contes de la Lune – Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard, 2011 ; voir aussi F. Aït-Touati, « Littérature et science : faire histoire commune », in Ph. Chométy, J. Lamy (dirs.), Littérature et science: archéologie d’un litige (XVIe-XVIIIe siècles), Armand Colin, 2014/3 (N° 85).
[12] G. Stiening, « Ê»Und das Ganze belebt, so wie das Einzelne, sei’. Zum Verhältnis von Wissen und Literatur am Beispiel von Goethes Die Metamorphose der Pflanzen », in T. Köppe, (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin/New York, De Gruyter, 2011, p. 192-213, p. 28.
[13]Il occupe une chaire de « Literatur- und Kulturwissenschaft/Medien » à l’Université Humboldt de Berlin.
[14]La « poétologie du savoir » me paraît par certains points proche de l’« épistémocritique », notion proposée par Michel Pierssens ; voir par exemple : M. Pierssens, Savoirs à l’oeuvre. Essais d’épistémocritique, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990 ; Idem, « Savoirs et littérature », in C. Duchet, et S. Vachon (dirs.), La recherche littéraire. Objets et méthodes, 1993, p. 427-431.
[15]Voir à propos de cette controverse Stiening, « Ê»Und das Ganze belebt, so wie das Einzelne, sei’. Zum Verhältnis von Wissen und Literatur am Beispiel von Goethes Die Metamorphose der Pflanzen », op. cit.
[16] P. Lamarque et S. H. Olsen, Truth, Fiction, and Literature. A Philosophical Perspective, Oxford, 1994.
[17] Cf. T. Köppe, « Fiktionalität, Wissen, Wissenschaft. Eine Replik auf Roland Borgards und Andreas Dittrich.  », in Zeitschrift für Germanistik; n° 3, 2007, p. 638-646.
[18] Stiening, op. cit., p. 204.
[19] G. Séginger, « Introduction », in K. Matsuzawa et G. Séginger (dir.), La mise en texte des savoirs, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, p. 11 ; quant à la réflexion sur les relations entre littérature et sciences du point de vue d’une histoire des savoirs et de la constitution d’un imaginaire scientifique et romanesque voir aussi : L. Andriés (dir.), La construction des savoirs. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2009, et L. Andriés (dir.), Le partage des savoirs. XVIIIe – XIXe siècles. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003.
[20] Cf. D. Bachmann-Medick, Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften ; Benthien, C. et H. R. Velten (dir.), Germanistik als Kulturwissenschaft. Einführung in neue Theoriekonzepte, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2002 ; L. Musner et al. (dir.), Cultural Turn: zur Geschichte der Kulturwissenschaften, Wien, Turia und Kant, 2001 ; H. Böhme H. et al., Orientierung Kulturwissenschaft. Was sie kann, was sie will, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2000.
[21] Cf. à propos de l’histoire des concepts « culture » et « civilisation » : G. Bollenbeck, Bildung und Kultur. Glanz und Elend eines deutschen Deutungsmusters, Frankfurt/Main, Leipzig, Insel Verlag, 1994.
[22] M. Lackner et M. Werner, « Der cultural trun in den Humanwissenschaften. Area Studies im Auf- oder Abwind des Kulturalismus », Werner Reimers Stiftung. Werner Reimers Konferenzen, Heft Nr. 2, 1999 ; voir également sur la discussion des changements dans les sciences humaines et sociales : M. Werner, «Neue Wege der Kulturgeschichte », in E. François et al. (dir.), Marianne – Germania. Deutsch-französischer Kulturtransfer im europäischen Kontext. Les transferts culturels France-Allemagne et leur contexte européen 1789-1914, Leipzig, 1998, pp. 737-743.
[23] D. Bachmann-Medick, Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, p. 33. Elle évoque comme points convergents l’intertextualité (Julia Kristeva), l’histoire des mentalités (Marc Bloch/Lucien Febvre et les Annales), les études de transfert (Michel Espagne/Michael Werner), l’histoire croisée (Michael Werner/Bénédicte Zimmermann), le champ scientifique/littéraire (Pierre Bourdieu), la mémoire/les lieux de mémoire (Pierre Nora) etc.
[24] Cf. A. Chalard-Fillaudeau et G. Raulet, « Pour une critique des Ê»sciences de la culture’ », L’Homme et la Société. Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, 149, n° 3, 2003 ; A. Chalard-Fillaudeau (dir.), « Etudes et sciences de la culture : une résistance française ? », in Revue d’Etudes Culturelles, Dijon, Abell, 2010 ; B. Wagner, « La réticence française », in Revue d’Études Culturelles, Dijon, Abell, 2010, p. 65-70 ; A. Chalard-Fillaudeau, « Kulturwissenschaften à la française ? », in A. Allerkamp, G. Raulet, (dir.), Kulturwissenschaften in Europa – eine grenzüberschreitende Disziplin ?, Münster, Verlag Westfälisches Dampfboot, 2010 ; A. Chalard-Fillaudeau, Les études culturelles, Presses Universitaires de Vincennes, 2015.
[25] P. Matussek, « Germanistik als Medienkulturwissenschaft. Neue Perspektiven einer gar nicht so neuen Programmatik », in Dogilmunhak, Koreanische Zeitschrift für Germanistik, 90, n° 2, 2004, p. 9-31, ici p. 30.
[26] G. Bollenbeck et G. Kaiser, « Kulturwissenschaftlicher Ansätze in den Literaturwissenschaften », in F. Jaeger et J. Straub (dir.), Handbuch der Kulturwissenschaften. Paradigmen und Disziplinen, Stuttgart/Weimar, Metzler, 2004, p. 615-637, p. 617.
[27] Cf. W. Erhart (dir.), Grenzen der Germanistik: Rephilologisierung oder Erweiterung? Stuttgart, Metzler, 2004; Cf. aussi le débat ouvert en 1997 dans le Jahrbuch der Deutschen Schillergesellschaft sur l’élargissement de la germanistique et les craintes de certains devant une possible aliénation de leur objet d’étude.
[28] Voir par exemple : Pierssens, Savoirs à l’œuvre, op. cit. ; M. Pierssens, « Savoirs et littérature », in C. Duchet et S. Vachon (dir.), La recherche littéraire. Objets et méthodes, 1993, pp. 427-431.
[29] Le CRLC (Centre de Recherches sur la Littérature et la Cognition), auquel collaborait Laurence Dahan-Gaida, a longtemps été dirigé par Noëlle Batt, professeure de littérature américaine à l’université Paris VIII.
[30] Voir sur le rôle du dialogisme de Bakhtine pour l’épistémocritique Dahan-Gaida, « L’épistémocritique: problèmes et perspectives », op. cit., ici pp. 32 sq.
[31] D’après Bachmann-Medick, le tournant culturel a été caractérisé par un triple mouvement : premièrement un élargissement du champ de recherche, deuxièmement la formation de nouvelles métaphores, c’est-à-dire l’emploi d’un nouveau vocabulaire (par exemple les notions de contexte, de performance, de transfert) et troisièmement l’élaboration de nouvelles méthodes à partir de ces métaphores. Bachmann-Medick résume : « On ne peut parler d’un tournant qu’à partir du moment ou l’intérêt de la recherche « bascule » du niveau de l’objet d’un nouveau champ de recherche vers le niveau des catégories d’analyse et des concepts ; autrement dit quand il ne se contente plus de seulement établir des nouveaux objets de connaissance mais qu’il devient lui-même un nouveau moyen ou médium de connaissance. » Cf. Bachmann-Medick, Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, p. 26.
[32] Cf. Vogl, « Robuste und idiosynkratische Theorie », op. cit., ici p. 254.
[33] Pierssens, Savoirs à l’oeuvre, op. cit., p. 11.
[34] Une différence par rapport à une approche structuraliste, que l’on trouve par exemple dans le travail de Philippe Hamon, est le fait que les approches « culturalistes » essaient de rendre compatible une inspiration structurale avec une perspective historique qui insiste sur le contexte. Cf. Hamon, « Du savoir dans le texte ».
[35] Concernant la contre-discursivité, voir Warning, R., « Poetische Konterdiskursivität. Zum literaturwissenschaftlichen Umgang mit Foucault », Die Phantasie der Realisten, München, Fink, 1999, pp. 313-345.
[36] W. Lepenies, « Hommes de science et écrivains. Les fonctions conservatoires de la littérature », Information sur les sciences sociales, XVIII-1, 1979, p. 45-58.
[37] Michel Serres publie entre 1969 et 1980 chez Minuit une série de cinq titres dans la série Hermès : La Communication, L’Interférence, La Traduction, La Distribution et Le Passage du Nord-Ouest.
[38] Pierssens, « Savoirs et littérature », ici p. 428 ; voir aussi en allemand Pierssens, M., « Literatur und Erkenntnis », in J. Anderegg et E. A. Kunz (dir.), Kulturwissenschaften. Positionen und Perspektiven, Bielefeld, Aisthesis, 1999, p. 51-69.
[39] V. Dufief-Sanchez, «Eléments pour une épistémocritique », in V. Dufief-Sanchez (dir.), Les écrivains face au savoir, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2002, p. 5-15, ici p. 7.
[40] Th. Klinkert, Epistemologische Fiktionen. Zur Interferenz von Literatur und Wissenschaft seit der Aufklärung, Berlin, New York, de Gruyter, 2010.
[41] Cf. Le travail important de A. B. Kilcher, « Mathesis » und « poiesis ». Die Enzyklopädik der Literatur 1600-2000, München, Wilhelm Fink, 2003; M. Schmitz-Emans, (dir.), ABC-Bücher. íœber Buchstaben und Alphabetisches in der Literatur, Bochum, Bachmann, 2010. M. Schmitz-Emans, K. L. Fischer, Schulz, et al., (dir.), Alphabet, Lexikographik und Enzyklopädistik: historische Konzepte und literarisch-künstlerische Verfahren Hildesheim |u.a.], Olms, 2012.
[42]Cf. M. Bies et M. Gamper (dir.), Literatur und Nicht-Wissen. Historische Konstellationen 1730-1930, Zürich, 2012 ; A. Geisenhanslüke, Dummheit und Witz. Poetologie des Nichtwissens, München, Fink, 2011 ; A. Geisenhanslüke et Rott, H. (dir.), Ignoranz. Nichtwissen, Vergessen und Missverstehen in Prozessen kultureller Transformationen, Bielefeld, transcript, 2008; C. Spoerhase et al. (dir.), Unsicheres Wissen. Skeptizismus und Wahrscheinlichkeit 1550-1850, Berlin, New York, Verlag Walter de Gruyter, 2009.