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Quelles sources pour l’histoire des sens?

Sommaire :

1 – Marine LeBail, Université Toulouse Le Mirail : Le livre comme objet polysensoriel chez les bibliophiles.

2 – Axel Hohnsbein, Université de Bordeaux : De la réceptivité à l’activité : lecture et mobilisation des sens dans la presse de vulgarisation scientifique du XIXème siècle.

3 – Aya Umezawa, Université de Toyama : L’Histoire des sens et les prisonniers : la science pénitentiaire et la littérature des prisonniers.

4 – Aimée Boutin, Florida State University : La ville sonore : quelles sources pour l’histoire du bruit urbain ?

5 – Érika Wicky, Entretien avec Mylène Pardoen :Archéologie du paysage sonore : comment restituer le passé sensible et sensoriel ?

6 – Corinne Doria School of Advanced Studies, University of Tyumen : Le spectacle de la vision. Le discours autour de l’œil et de la vue dans la presse scientifique et populaire au XIXème siècle.

7- Corinne Doria, Entretien avec Clara Bleuzen : La colorisation de films d’archives, l’exemple de la société de production Composite Films.

8 – Hugo Hengl, Université Clermont Auvergne: Régimes sensoriels modernistes : l’exemple de Rilke.

9 – Érika Wicky, Université Louis Lumière, Lyon 2 : Écrire l’Histoire de l’olfaction au XIXème siècle : l’exemplarité de Zola.

10 – Table ronde : Domestiquer les odeurs : Laurent Baridon, Jean-François Cabestan, Aurélien Davrius, Jean-Alexandre Perras, Nicolas Personne, Érika Wicky, Olivier Zeller.


Histoire des sens : Sources et méthodes

Aimée Boutin, Corinne Doria et Érika Wicky

Bien que chacune de nous étudie une sensorialité particulière (l’ouïe, la vue et l’odorat) à travers différentes disciplines des sciences humaines, nous avons souvent pu constater d’importantes similitudes dans les questionnements méthodologiques soulevés par nos pratiques de l’histoire des sens. Ce numéro d’Épistémocritique répond à la nécessité que nous avons ressentie d’approfondir nos échanges, menés notamment lors d’un atelier de la Société d’études romantiques et dix-neuvièmistes (2018), concernant les méthodes de l’histoire des sens et tout particulièrement le choix et le traitement spécifique des sources que cette approche nécessite. En effet, quelle que soit la perspective disciplinaire, la question des sources se pose de façon singulière lorsqu’il s’agit de saisir l’histoire de phénomènes aussi subtils, éphémères et individuels que les perceptions sensorielles. L’histoire des sens nécessite, en effet, de composer des méthodes pluridisciplinaires combinant différents outils d’analyse afin d’étudier dans une perspective historique les savoirs sur les sens véhiculés notamment par la presse et les textes littéraires.

S’interroger, en français, sur les méthodes de l’histoire des sens nous est aussi apparu nécessaire dans le contexte marqué par un épanouissement de ce champ dans la recherche francophone. En effet, s’inscrivant dans le prolongement du Material Turn (Howes, 2003), mais également redevable de l’histoire du corps (Corbin, Courtine et Vigarello, 2005) et de celle des sensibilités (Corbin, 2000) , l’histoire des sens s’ancre toujours plus au cœur d’une actualité de la recherche si florissante que Mark M. Smith la qualifiait déjà en 2010 d’« explosion », tout en rappelant la profondeur de son enracinement dans une réflexion historiographique plus ancienne qui a émergé dès les écrits de Lucien Febvre (1941 ; Granget, 2014). Comme l’histoire de la culture visuelle, qui a souvent été comprise comme une histoire du regard, elle étudie la signification et les fonctions des sens et de la perception sensorielle, également considérés comme une construction culturelle et sociale (Howes, 2003). Si, pour des raisons de clarté méthodologique, elle étudie souvent les cinq sens1, voire les sensations2, indépendamment les uns des autres, elle envisage aussi parfois le sensorium comme un système et s’intéresse aux rapports de concurrence, de hiérarchie et d’analogie entre les sens (Dias, 2006). L’histoire des sens a ainsi pour vocation d’étudier les modèles sensoriels en vigueur à différentes époques afin de les historiciser et de mesurer la manière dont ils ont façonné le rapport au monde des contemporains3.

Très redevable au Centre for Sensory Studies créé à Montréal à la fin des années 19804, l’histoire des sens s’est tout d’abord développée dans le contexte anglo-américain et, plus récemment, a pris une expansion considérable parmi les travaux des historien·ne·s francophones5, notamment au sein du groupe de recherche Cultures sensibles (université de Liège). Paru en 2017, le recueil d’entretiens réalisé par l’anthropologue Marie-Luce Gélard rend bien compte de la genèse multidisciplinaire des études sensorielles qui ont d’emblée croisé histoire et anthropologie. La multiplication des regards et le dialogue entre les perspectives et les disciplines qu’appelle l’histoire des sens s’expriment également dans le numéro de la revue Hermès (2016) consacré au rôle des sens dans la communication. L’ampleur du champ de recherche ouvert par l’histoire des sens s’accompagne d’une imprécision de ses frontières. Cela permet à l’histoire des sens de bénéficier des contributions aux recherches historiques menées dans plusieurs domaines connexes comme l’histoire des émotions (Boddice et Smith, 2020), celles de la gastronomie (Csergo et Desbuissons, 2018) et de la parfumerie (Briot, 2015 ; Lheureux, 2016), celle de l’hygiénisme (Vigarello, 1987 ; Csergo, 1988), etc. En outre, sa capacité à révéler les mécanismes de différenciation rend l’histoire des sens particulièrement utile aux approches transversales telles que les études genre (Krampl et Schulte, 2020) et les études postcoloniales (Smith, 2006 ; Kettler, 2020). Enfin, l’histoire des sens est très prisée pour la faculté qu’on lui prête à rendre l’histoire plus vivante et incarnée, plus personnelle et intime aussi, ce dont témoignent, par exemple, les recherches et expériences visant à restituer l’odeur ou le bruit des batailles, menées dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale6.

La recherche sur l’histoire des sens a aussi considérablement bénéficié du dialogue offert par les progrès de la recherche sur les sens en dehors du domaine des sciences humaines. Ainsi, une importante série de travaux sur les interactions sensorielles a été menée au cours des dernières décennies par les neuroscientifiques7 qui étudient les interactions entre les facultés sensorielles dont elles proposent une classification qui, loin des cinq sens externes identifiés par Aristote, peut aller jusqu’à 33 facultés sensorielles8. Les contributions provenant de ce domaine sont de plus en plus intégrées aux travaux en sciences humaines sur les sens9, malgré un degré de complexité important qui relève notamment de la difficulté d’articuler des perspectives, méthodologies et procédés disciplinaires traditionnellement très éloignés. La neuro-histoire (Smail, 2007), en particulier, s’intéresse aux savoirs du cerveau, fournissant de nouvelles approches pour choisir et appréhender les sources de l’histoire des sens10.

Pour saisir la dimension culturelle des perceptions sensorielles, qui sont aussi des instruments de production de savoir, les historien·ne·s doivent à la fois recourir à des réseaux de sources variées et se munir d’outils spécifiques pour les analyser. Le langage et son histoire, tout d’abord, recèlent une multitude d’indices que l’on peut déceler dans des expressions familières (être doté de goût, de tact ou de flair évoque ainsi trois qualités bien distinctes) de sorte que la linguistique11 et les études littéraires offrent des contributions particulièrement précieuses à l’histoire des sens12. Parmi les documents que celle-ci convoque et analyse, figurent des traités médicaux ou religieux ainsi que des ouvrages techniques et scientifiques, mais également des documents aussi variés que des articles de presse, frontispices, images documentaires, etc. Des sources au caractère artistique et littéraire affirmé sont souvent croisées avec ces documents, car elles peuvent aussi rendre compte efficacement des conceptions attachées aux sens, quoiqu’elles nécessitent une méthodologie spécifique, en raison notamment de leur statut singulier d’œuvre, c’est-à-dire de lieu d’expression d’une créativité propre cherchant, éventuellement, à susciter une réaction sensible ou sensorielle auprès des lecteur·trice·s ou des spectateur·trice·s. Parce qu’elles sont l’expression d’un regard sur le monde, ces œuvres ont pu offrir un point de vue singulier sur l’histoire des sens ouvrant de nouvelles perspectives de recherche. Baudelaire et Rimbaud, par exemple, ont proposé une interprétation singulière du concept scientifique de synesthésie, influençant non seulement la définition de ce mot, mais aussi les conceptions du sensorium partagées à leur époque.

C’est pourquoi nous proposons ici d’interroger cette multiplicité des sources et le recours tout particulier qu’ont les historien·ne·s des sens aux sources artistiques et littéraires, mais aussi d’observer comment l’histoire de l’art et de l’architecture ainsi que les études littéraires convoquent les questions spécifiques de l’histoire des sens pour enrichir leurs analyses (Di Bello et Koureas, 2010). La nécessité de croiser les sources pour approcher la connaissance du sensible conduit à composer des approches pluridisciplinaires (Charle, 2019) dont nous proposons d’étudier les procédés à travers plusieurs exemples. Pour cela, nous avons sollicité des chercheur·se·s spécialistes d’histoire des sens, mais aussi des spécialistes issus d’autres disciplines, dont les corpus et les méthodes permettent également de saisir des enjeux sensoriels. Le dialogue multidisciplinaire étant nécessaire dans ce domaine, la plupart des contributions sont issues de deux journées d’étude organisées en 2018-2019 ayant permis d’échanger autour de ces enjeux13. En outre, ce questionnement sur les sources ne saurait être complet sans aborder les reconstitutions historiques qui, tout en s’appuyant sur des sources textuelles, permettent de retrouver à défaut des sensations du passé, qui sont historiquement déterminées, les stimuli qui les suscitaient14.

Les sources envisagées ici appartiennent aux XVIIIème et XIXème siècles qui ont particulièrement attiré l’attention des historien·ne·s des sens, dont Alain Corbin, qui ont exploité une diversité des perceptions sensorielles que Constance Classen attribue notamment à l’augmentation des contrastes sociaux entre riches et pauvres, entre les habitants de la ville et ceux de la campagne (2014). Pour cette raison, l’intérêt pour la culture sensible s’est fait particulièrement sentir dans les études urbaines. Les rapports entre sens, ville et liens sociaux sont déterminants, comme l’ont bien rappelé les rédacteurs du livre Les Cinq Sens de la ville (2013) : « Les sens font la ville. Les sens fondent en effet la réalité sociale de l’espace15 ». Étudiée avec une grande attention portée aux stimulations sensorielles recherchées ou observées lors de ses errances, la figure littéraire du flâneur a notamment permis de mieux comprendre l’expérience sensorielle de la ville aux XIXème-XXème siècles16. Si les critiques littéraires et les historien·ne·s de l’art se sont longtemps intéressé·e·s exclusivement au spectacle (visuel) urbain, aujourd’hui les chercheur·se·s sont sensibles aux bruits ou aux mélodies, aux puanteurs ou aux parfums, aux vibrations ou aux effleurements perçus dans la ville par ceux et celles qui y flânent. Pour faire état de ce déplacement des centres d’intérêt de la recherche, on peut mesurer la différence entre ce qui constituait l’acmé de la recherche en 1984 lorsque l’historien de l’art T. J. Clark publiait un chapitre sur la vue depuis Notre-Dame de Paris dans The Painting of Modern Life et les travaux actuels en archéologie acoustique de Mylène Pardoen qui restitue les sonorités de la cathédrale en partie incendiée en 201917. Nous sommes d’autant plus convaincus du rapport indissociable entre intersensorialité et identité urbaine en 2020-2021 à cause de l’absence radicale des sensations habituelles qui nous accompagnaient et nous orientaient dans notre quotidien. Dans la grande ville déserte, silencieuse et désodorisée à cause de la pandémie du COVID-19, la diminution des stimulations sensorielles fait que nous souffrons tout·e·s un peu de l’anosmie et l’agueusie qui frappent très sérieusement certaines personnes souffrant de cette maladie.

C’est donc en pleine résonance avec l’actualité que l’histoire des sens se penche sur le passé et plus particulièrement sur le long XIXème siècle, une période qui a fait l’objet de nombreuses investigations consacrées aux sens dans le champ des études sur les arts et la littérature et dont le corpus a à la fois contribué à rendre compte et à modeler les modèles sensoriels à l’étude. En effet, L’Âge des empires, comme le nomme Constance Classen dans la série A Cultural History of the Senses (2016), se prête particulièrement bien aux recherches menées en histoire des sens, tout d’abord parce que l’urbanisation, l’industrialisation et la colonisation qui caractérisent cette période ont amené de nouvelles perceptions sensorielles, mais aussi parce que l’évolution de la stratification sociale à cette période a contribué à différencier socialement ces perceptions. Ainsi, un motif privilégié de la toile de Jouy au XVIIIème siècle, l’ananas, quoique cultivé en serre, est resté un fruit rare et onéreux jusqu’à la fin du XIXème siècle, mais la notion de son goût a été démocratisée par la confiserie grâce aux progrès de la chimie qui en a proposé un ersatz18. Ces essences artificielles ne tarderont pas à permettre un développement et une démocratisation exceptionnelle de la parfumerie qui bénéficie des développements de l’industrie chimique autant que la peinture qui avait reçu dans des laboratoires au début du siècle de nouvelles teintes, comme le vert de Scheele. On pourrait ainsi multiplier les exemples de nouvelles perceptions datées du long XIXème siècle, mais cette période n’a pas seulement transformé la palette des sensations accessibles, elle a aussi modifié les conceptions liées aux perceptions sensorielles, notamment en développant la notion d’objectivité (Daston & Galisen, 2007) et en fondant sur les sens un savoir social (Corbin, 1982).

Les nouvelles réalités historiques décrites ci-dessus ont eu une influence décisive sur le traitement des sens dans la littérature des XIXème-XXème siècles. Un développement exhaustif n’ayant pas sa place dans cette introduction, signalons seulement les grandes lignes de l’évolution, voire de l’alternance des approches au cours de la modernité : si le romantisme, le symbolisme et le surréalisme favorisent l’expression des réactions sensorielles et affectives dans toute leur singularité (on le voit dans les mémoires et la poésie lyrique, deux genres évoqués dans ce volume), le réalisme et le naturalisme tentent de s’appuyer sur les sciences pour peindre leur société et en documenter les mœurs. Quelle que soit leur affiliation esthétique, les écrivain·e·s interrogent la vie des sens pour exprimer leur manière d’être au monde et celle de leurs contemporains.

Cela nous amène à nous demander s’il y a des changements importants dans la nature des sources et des perceptions au tournant de la modernité (XIXème-XXème siècles). D’une part, il est clair que l’essor du livre imprimé au XIXème siècle augmente la nature et la quantité de documents susceptibles d’intéresser les chercheurs en études sensorielles. Il y a de plus en plus d’écrits et leur contenu se diversifie ; dans ce volume, il est question du roman, des guides de voyages illustrés, des éditions de luxe pour bibliophiles, des mémoires, des manuels scientifiques, etc… L’impulsion de la presse au contact de nouvelles techniques et de nouveaux lectorats permet le développement du reportage, de la critique et de la presse de vulgarisation. Il en va de même pour les sources médiatiques : les nouvelles technologies inventées à la fin du XIXème siècle telles que la photographie, l’enregistrement sonore et le cinéma vont renouveler le fond documentaire. D’autre part, le changement le plus radical entraîné par la modernité a trait non à la nature et la variété des sources mais à la façon dont on a appréhendé, voire objectivé les perceptions. En effet, quantifier et objectiver, ou encore instrumentaliser l’observation, deviennent le nouveau modus operandi. Une réflexion sur les sources propres à l’histoire des sens au tournant de la modernité peut donc profiter de ces nouveaux types de documents, notamment les médias, tout en mesurant comment leur instrumentalisation a influencé l’appréhension sensorielle et la conception de la matérialité sensible.

Ces enjeux sont au centre des trois premières contributions sur la transmission du savoir au XIXème siècle. C’est tout d’abord à la spécificité du support livre que s’intéresse Marine LeBail, spécialiste de littérature française et d’histoire du livre, qui étudie la dimension polysensorielle des livres et du plaisir de la lecture tel qu’il est décrit dans les textes du XIXème siècle. Également attentif à la place des sens dans la transmission du savoir, Axel Hohnsbein, spécialiste d’histoire de la presse populaire, analyse l’évolution de la place des sens dans les stratégies de transmission du savoir développées par la presse de vulgarisation scientifique à la fin du XIXème siècle. Par ailleurs, l’épreuve du confinement des prisonniers n’est pas toujours transmise par les historiens dans toute sa matérialité sensorielle, si bien que la singularité de leurs expériences se perd dans les traités d’hygiénistes dont le but était de rendre compte de la vie des prisonniers en s’appuyant sur des données objectives. Se penchant sur les écrits de prisonniers ainsi que sur les textes qui leur étaient consacrés au XIXème siècle, Aya Umezawa, historienne dont les travaux se situent à la croisée de l’histoire sociale et culturelle, s’applique à retrouver la trace de l’expérience sensorielle de la prison.

Dédiées à deux sensorialités différentes, les contributions d’Aimée Boutin et de Corinne Doria s’interrogent sur les moyens de documenter la perception sensorielle. Ce questionnement donne à Aimée Boutin l’occasion de revenir sur la méthodologie développée pour la rédaction de son livre City of Noise : Sound and Nineteenth-Century Paris (2015) et d’analyser les différentes sources convoquées et croisées pour retrouver l’ambiance sonore d’une époque. Chercheuse pluridisciplinaire croisant les études littéraires, urbaines et les sound studies, Boutin allie l’analyse littéraire (notamment de la poésie et des guides encyclopédiques de Paris) avec celle de sources législatives ou matérielles. La contribution de Boutin gagne beaucoup à être lue en regard de l’entretien avec Mylène Pardoen, archéologue du paysage sonore. Si elles exploitent les mêmes sources pour recenser les sons disparus, leurs objectifs (interpréter les bruits de la ville ou reconstruire le paysage sonore) diffèrent et se complètent. Historienne de la médecine travaillant sur l’histoire sociale et culturelle de l’ophtalmologie, Corinne Doria, quant à elle, s’interroge sur le sens de la vue et sur la connaissance de cette sensorialité dont témoigne le dialogue entre la presse médicale spécialisée et la presse populaire. Son entretien avec Clara Bleuzen, qui colorise des films documentaires de la première moitié du XXème siècle, fait également pendant à son article. Les deux entretiens avec des actrices de reconstitutions, Pardoen et Bleuzen, permettent de mieux comprendre le travail de reconstitution historique qui nécessite souvent des recherches relevant de l’histoire des sens et sur lequel, en retour, la recherche en histoire des sens s’appuie parfois, tantôt pour mieux comprendre les phénomènes qu’elle étudie, tantôt pour valoriser ses travaux auprès d’un public plus large. Ces quatre études ont l’avantage de surprendre par leur approche atypique et l’usage intersensoriel de la culture visuelle : Boutin et Pardoen recensent le bruit dans les sources visuelles alors que Doria et Bleuzen se détachent des sources habituelles sur la vision pour s’intéresser à la construction du sens de la vue et la vulgarisation des savoirs qui le concernent aux XIXème-XXème siècles.

Hugo Hengel se livre ensuite à une analyse fine de l’œuvre de Rilke de façon à mettre en évidence l’importance des sens dans la poétique de cet auteur et ce qui distingue les conceptions de ce poète en ce qui concerne les perceptions sensorielles. Se consacrant également à un auteur particulier, Érika Wicky s’interroge sur le rôle d’exemple que les historiens actuels des odeurs et de l’odorat attribuent très souvent à Zola. Tous deux montrent ainsi comment la singularité d’un auteur peut être articulée à une réflexion plus vaste sur l’histoire des sens, même s’il sera toujours difficile d’expliquer pourquoi, à la même époque, certains écrivains sont plus portés à décrire la vie des sens que d’autres. Les deux contributions sur Rilke et sur la réception de Zola invitent également à réfléchir aux importantes transformations du sensorium occidental pendant la modernité.

Pour finir, mettant en exergue le bénéfice que l’histoire des sens peut retirer de perspectives croisées, une table ronde dédiée à la question de l’odorat dans l’espace privé (XVIIIème-XIXème siècle) réunit six chercheurs spécialistes d’histoire de l’habitat urbain (Olivier Zeller), de littérature (Jean-Alexandre Perras) et d’histoire de l’architecture pour se pencher sur la contribution que peuvent apporter à l’histoire des sens diverses sources spécifiques comme les plans architecturaux (Jean-François Cabestan), le fameux ouvrage de Bastide La petite maison (Aurélien Davrius), les écrits des utopistes (Laurent Baridon) ou encore l’apparition et la distribution de fumoirs (Nicolas Personne). Cette table ronde, les deux entretiens ainsi que les sept contributions à ce volume nous éclairent sur ce que les sources relevant de diverses disciplines, genres ou méthodologies peuvent apporter à l’histoire des sens.

Ouvrages cités :

Boddice, Rob et Mark M. Smith, Emotion, Sense, Experience, Londres, Cambridge University Press, 2020.

Boutin, Aimée (dir.), « The Flâneur and the senses », Dix-Neuf, vol. 16, n°2, 2012.

Boutin, Aimée, City of Noise: Sound and Nineteenth-Century Paris, Urbana-Champaign, University of Illinois Press, 2015.

Briot, Eugénie, La Fabrique des parfums : naissance d’une industrie de luxe, Paris, Vendémiaire, 2015.

Calvertet, Gemma et Charles Spence, The Handbook of Multisensory Processes, Cambridge, MIT Press, 2004.

Charle, Christophe, « Méthodes historiques et méthodes littéraires, pour un usage croisé », Romantisme, n°143, 2019.

Clark, T. J., « The View From Notre-Dame », The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and His Followers, Princeton, Princeton University Press, 1985, p. 23-78.

Classen, Constance, « Introduction: The Transformation of Perception », in Constance Classen (dir.), A Cultural History of the Senses in the Age of Empire, Londres, Bloomsbury, 2014, p. 1-24.

Corbin, Alain, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005.

Corbin, Alain, « Les historiens et la fiction : usages, tentation, nécessité… », Le Débat, 2011, Vol. 3, n°165, p. 57-61.

Corbin, Alain, Une histoire des sens: Le Miasme et la jonquille, Le Village des cannibales, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, préface de Pascal Ory, Paris, Robert Laffont, 2016.

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Csergo, Julia, Liberté, égalité, propreté : La morale de l’hygiène au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1988.

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Vigarello, Georges, Le Propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Seuil, Collection « Points-Histoire », 1987.

1 Voir, par exemple : Viktoria von Hoffmann, Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang, 2013.

2 Voir, par exemple : L’acide dans la littérature, Véronique Duché (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2015.

3 Voir à ce sujet : Mark Smith, Sensory History, Londres, Bloomsbury, 2007 et Robert Jütte, A History of the Senses from Antiquity to Cyberspace, Cambridge, Polity, 2005.

4 Parmi les publications importantes de ce groupe, mentionnons cette série en six volumes : A Cultural History of the Senses, Londres, Bloomsbury, 2014.

5 Pour un état des lieux historiographique : « L’Anthropologie sensorielle en France: un champ en devenir ? », L’Homme, n°217, 2016. Voir aussi : Alain Corbin, Une histoire des sens: Le Miasme et la jonquille, Le Village des cannibales, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, préface de Pascal Ory, Paris, Robert Laffont, 2016.

6 Voir, par exemple, l’exposition The Smell of War (commissaire Peter de Cuypere) organisée en 2015 à Poperinge pour commémorer le centenaire des premières attaques au gaz durant la Première Guerre mondiale, ou les recherches dont rend compte le volume Entendre la Guerre. Silence, musiques et sons en 14-18, sous la direction de Florence Gétreau, Gallimard et Historial de la Grande Guerre, 2014.

7 Sur le sujet nous renvoyons à Barry Stein et Alex Meredith, The Merging of the Senses, Londres, MIT Press, 1994; Gemma Calvertet et Charles Spence, The Handbook of Multisensory Processes, Cambridge, MIT Press, 2004.

8 Ceux-ci incluent, parmi d’autres, le sens de l’équilibre, la proprioception, la thermoception, la perception de la douleur (sens algique), etc. Voir à ce sujet : Bruce Durie, « Senses Special : Doors of Perception », NewScientist, 26 janvier 2005, En ligne : [https://www.newscientist.com/article/mg18524841-600-senses-special-doors-of-perception/] (consulté le 20 février 2021).

9 Voir notamment le projet Rethinking the Senses: Uniting Philosophy and Neuroscience of Perception, (AHRC, 2013-2016) ainsi que le projet Kôdô – La création olfactive du Kôdô vers les pratiques artistiques contemporaines (ANR, 2010-2014) mené par Chantal Jaquet, Didier Trotier et Roland Salesse.

10 Par exemple, sur les rapports entre neuro-histoire et histoire des sons, voir Alexandre Vincent, « Aux paradis artificiels de l’historien », Tracés, HS14, 2014. Sites consultés le 20 / 02 /2021

11 Voir, par exemple : Rémi Digonnet, Métaphore et olfaction : une approche cognitive, Paris, Honoré Champion, 2016.

12 Voir notamment : Alain Corbin, « Les historiens et la fiction : usages, tentation, nécessité… », Le Débat, 2011, Vol. 3, n°165, p. 57-61 et Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’historien et la littérature, Paris, La Découverte, 2010. Du point de vue des études littéraires, voir, par exemple : Aimée Boutin, City of Noise: Sound and Nineteenth-Century Paris, University of Illinois Press, 2015 ; Andrea Goulet, Optiques: The Science of the Eye and the Birth of Modern French Fiction, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006; Geneviève Sicotte, Le Festin lu. Le repas chez Flaubert, Zola et Huysmans, Liber, 2009.

13 La première journée d’étude est un atelier de la Société d’études romantiques et dix-neuvièmistes intitulé Quelles sources pour l’histoire des sens? organisé par Érika Wicky à la Fondation Biermans-Lapôtre (Cité internationale universitaire, Paris) en septembre 2018 et la seconde une journée d’étude intitulée Domestiquer les odeurs : l’odorat et la construction de l’espace privé (XVIIIe-XIXe siècle), organisé par Laurent Baridon et Érika Wicky au Collegium de Lyon, Institut d’études avancées en juin 2019.

14 Voir à ce sujet : Emily C. Friedman, « Introduction: The Ghost of a Perfume, the Challenge of Recovery », Reading Smell in Eighteenth-Century Fiction, Lewisburg, Bucknell University Press, 2016.

15 Quelques œuvres qui mettent en valeur la sensorialité dans les études urbaines ont fait date: The City and the Senses, Cowan & Stewart (dir), Routledge, 2007; Senses and the City, Diaconu et al. (dir), Munster, 2011; Les cinq sens de la ville, Emmanuelle Retaillaud-Bajac et Robert Beck (dir), PU François Rabelais, 2013. Daniel Morat (Freie Universität Berlin, Allemagne) et Nicolas Kenny (Simon Fraser University, Vancouver, Canada) travaillent actuellement dans ce domaine.

16 « The Flâneur and the senses », Aimée Boutin (dir.), Dix-Neuf, vol. 16. 2, 2012. Fabio La Rocca, « A theoretical approach to the flâneur and the sensitive perception of the metropolis », Sociétés, 2017/1 (n° 135), p. 9-17. Estelle Murail, « A body passes by: the flâneur and the senses in nineteenth-century London and Paris », The Senses and Society, 12.2, 2017, p. 162-176.

17 T. J. Clark, « The View From Notre-Dame », The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and His Followers, Princeton University Press, 1985, p. 23-78. Léa Galanopoulo, « Comment reconstruire le son de Notre-Dame ? », CNRS Le Journal, 8 novembre 2019, https://lejournal.cnrs.fr/articles/comment-reconstruire-le-son-de-notre-dame, consulté le 9 février, 2021.

18 « Les essences artificielles de fruits, qui servent plus à la confiserie qu’à la parfumerie, sont toutes des éthers ; l’essence de poires est un éther amylique, l’essence de pommes un éther valérianique, et l’essence d’ananas un éther butyrique ». Eugène Rimmel, Le livre des parfums, Paris, Dentu, 1870, p. 402.

Aimée Boutin
Plus de publications

Aimée Boutin est professeure titulaire au département d’études françaises et francophones à l’université Florida State. Elle est l’auteure de Maternal Echoes: The Poetry of Marceline Desbordes-Valmore and Alphonse de Lamartine (University of Delaware Press, 2001) sur la voix maternelle dans la poétique romantique et a contribué aux recherches sur les femmes poètes du XIXe siècle. Ses recherches portent également sur les études urbaines et l’histoire des sens, en particulier les « sound studies » au XIXe siècle. Elle s’est penchée sur les rapports entre flânerie et les cinq sens dans “The Flâneur and the Senses” (2012), un numéro spécial de la revue Dix-Neuf, avant de publier le livre City of Noise: Sound and Nineteenth-Century Paris (University of Illinois Press, 2015) sur les bruits urbains. Ses recherches actuelles prolongent son travail sur la marche urbaine et les flâneuses en considérant comment les écrivaines du XIXe siècle ont réagi aux contradictions posées par le chemin de fer, véhicule d’une liberté de mouvement nouvelle et instrument de normes restrictives et différenciées pour les voyageuses.

Corinne Doria
Plus de publications

Professeure à la School of Advanced Studies de l’université de Tyumen (Fédération de Russie) depuis 2019, Corinne Doria est spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de la médecine. Son travail porte en particulier sur l'histoire de l’ophtalmologie et du handicap visuel. Elle a publié de nombreux articles sur l’histoire de la médecine et du handicap (notamment : « À la recherche de la vision normale.  Mesurer l’acuité visuelle au XIXe siècle », Canadian Bulletin of Medical History, 37(1), 2020, p. 147-172 ; « La soif du regard. Ophtalmologues et opticiens au XIXe siècle », in L’œil du XIXe siècle. Actes du VIIIe congrès de la SERD, 2020, https://serd.hypotheses.org/loeil-du-xixe-siecle  ; « From the darkness to the light. Memoirs of blinded Canadian veterans of the First and Second World Wars », Canadian Journal for Disability Studies, Vol. 7 No. 3, (2018), p. 122-144  ; « How to Face a Sanitarian Emergency. French Ophthalmologists and the Great War », First World War Studies, 2018, p.1-17).

Érika Wicky
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Docteure en histoire de l’art (Université de Montréal, 2011), Érika Wicky est actuellement boursière Marie Sklodowska-Curie (commission européenne) au Laboratoire de recherches historiques Rhône-Alpes. Après s’être intéressée à l’histoire de la culture visuelle et aux écrits sur l’art (Les Paradoxes du détail, PUR, 2015), elle consacre désormais ses recherches à l’histoire de la culture olfactive (XVIIIe – XXe siècle). Elle a publié une quinzaine d’articles sur le sujet et co-dirigé plusieurs volumes collectifs dont un numéro de la revue Littérature dédié aux sociabilités du parfum en 2017 ainsi qu’un volume bilingue intitulé Mediality of Smells (à paraître en 2021).