Tout pouvoir humain peut être contrecarré et renversé par des humains.
Résistance et changement souvent viennent de l’art, et très souvent de notre art, l’art des mots.
– Ursula K. Le Guin
Sommaire :
1 – Isabelle Stengers, Université Libre de Bruxelles : Ursula Le Guin – Penser en mode SF
2 – Pierre Cassou-Noguès, Université Paris 8, Habiter, l’espace, la Terre
3 – Noémie Moutel, Université de Caen Normandie : « Sur », d’Ursula K. Le Guin : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène
4 – Hélène Barthelmebs, Université du Luxembourg : Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin et évolution de la pensée critique féministe
5 – Thierry Drumm, Université Libre de Bruxelles : De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? Ursula K. Le Guin, Tenar et le feu de l’imagination
6 – Eliane Beaufils, Université Paris 8 : Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines
7 – Marie-Pier Boucher, Université de Toronto : Penser avec Isabelle Stengers
8 – Laurence Dahan-Gaida, Université de Franche-Comté : L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges
Sous-dossier : écologies de l’attention
9 – Laurence Perron, Universités du Québec à Montréal et Rennes 2 : Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti
10 – Bruno Trentini, Université de Lorraine : De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration
11 – Jonathan Hope, Université du Québec à Montréal, et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle : Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture
Ce numéro a été conçu en hommage à la grande dame de la science-fiction et de la fantasy américaine, Ursula K. Le Guin (1929-2018). Grande, comme sont grands les territoires sur lesquels elle entraîne nos imaginations : des archipels de Terremer jusqu’aux planètes de l’Ekumen, d’une Californie future jusqu’à l’antiquité romaine, Le Guin nous plonge dans des mondes où se pensent éthique et esthétique planétaires, communautés inter-espèces, sociétés anarchistes ou hermaphrodites, savoir indigène, intelligence végétale… des mondes qui mettent en jeu notre épistémè, moderne et occidental, pour mieux en percevoir les nuances, ses ombres violentes comme ses lumières. À une époque où l’humanité fait face au dérèglement climatique et à la sixième extinction de masse, à l’épuisement des sols et à la destruction des forêts ; alors que nous vivons toujours avec les tristes conséquences de l’entreprise coloniale et que se développe des formes nouvelles d’impérialisme, que prolifèrent les conflits armés, et que subsistent d’importantes inégalités liées à l’identité de genre ou aux caractéristiques physiques, Le Guin nous entraîne ailleurs, au-delà de notre quotidien, nous permettant ainsi de réimaginer notre monde, et nous donnant des raisons, et des manières, d’espérer.
Loin des idéologies toutes faites et des idées bien arrêtées, les récits et essais d’Ursula Le Guin nous invitent à l’aventure, à la pensée complexe et à l’engagement. Chacune à sa manière, les différentes contributions de ce numéro répondent à cette invitation, revisitant ce qui fait « science » dans la fiction de l’autrice, ce qui fait savoir, entre féminisme et écologie, philosophie de la connaissance et théorie de l’habiter.
Nous plongeant dans des histoires où la fiction s’entrelace aux science humaines (à l’anthropologie, notamment) l’écrivaine aura dessiné pour nous une méthode pour « penser en mode SF », pour reprendre ici l’expression de la philosophe Isabelle Stengers, qu’elle emprunte elle-même à Donna Haraway. Dans son article « Ursula Le Guin – Penser en mode SF », Stengers revisite une série de nouvelles, de romans et d’essais de l’écrivaine (entre autres « Ceux qui partent d’Omelas », « Un Homme du peuple », « Sita Dulip’s Method », les romans du cycle de Terremer, les essais de Words Are My Matter), explorant la manière dont la fiction spéculative, en construisant des mondes consistants, nous permet – plus que toute « expérience de pensée » menée en sciences humaines et sociales – de percevoir, niché dans les interstices du présent, les germes d’un futur plus juste et plus joyeux. Stengers nous offre ici l’occasion de considérer les littératures de l’imaginaire, non pas comme un réservoir d’allégories, mais comme un terrain où faire des expériences, où les images ont la capacité de produire des mondes dans lesquels les corps et les pensées des personnages, de l’auteur et des lecteurs s’entretissent. En comparant le travail Le Guin à celui du scientifique, qui élabore des hypothèses et les met à l’épreuve au laboratoire, ou encore en le situant dans le contexte de la contre-culture des années 1960 et 1970, et de la pensée féministe, Stengers nous invite à suivre l’écrivaine et à penser en mode SF.
C’est à cette tâche que s’attèle Pierre Cassou-Noguès dans « Habiter, l’espace, la Terre ». Philosophe dont la pratique emprunte depuis plusieurs années les chemins de la fiction (par exemple dans Technofictions, 2019, ou dans Mon zombie et moi, 2010), Cassou-Noguès s’appuie ici sur trois textes d’Ursula Le Guin (les nouvelles « Paradise Lost » et « Newton’s Sleep », ainsi que l’essai « Living in a Work of Art »), pour repenser la question de l’habiter, à contre-courant d’une certaine doxa écologiste contemporaine, bio-régionaliste et valorisant l’ancrage au sol et à la terre/Terre. En mettant Le Guin en rapport avec Heidgger, Husserl, Levinas et Le Corbusier, Cassou-Noguès se demande alors ce que signifie « vivre dans une œuvre d’art », dans un habitat façonné par un autre.
Dans « « Sur » : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène », Noémie Moutel se penche elle aussi sur la question de l’habitation, mais aussi de l’exploration, deux pratiques mises en scène dans cette nouvelle que Le Guin fait paraître en 1982. En dialogue avec la philosophe Émilie Hache, Moutel revient sur la notion de « maison », et sur la manière dont celle-ci peut devenir le site d’une réécriture alternative de l’histoire – autrefois dite « héroïque » – de l’expansion territoriale occidentale (dont l’exploration de l’Antarctique devient ici une métonymie). En produisant une nouvelle toponymie de l’Antarctique, non-conquérante et émancipatoire, les exploratrices de « Sur » deviennent alors des modèles pour une habitation écoféministe du territoire.
Le féminisme est également au cœur des préoccupation d’Hélène Barthelmebs qui, dans « Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer et évolution de la pensée critique féministe », nous propose une analyse de la figure de la sorcière, en regard de la culture phallocentrée qui caractérise l’archipel de ce monde fantasy. Comment le « pouvoir féminin » s’affirme-t-il dans ce cycle commencé dans les années 1960, et que Le Guin revisitera jusqu’en 2001 ? Barthelmebs nous entraîne dans une enquête anthropologique, suivant la figure de la sorcière entre destin individuel des personnages et histoire collective de Terremer. Elle démontre ainsi la manière dont ce cycle dépasse la pensée binaire qui opposerait la série « femmes / nature / négatif / sorcellerie » à « hommes / culture / positif / magie ».
Nous restons en Terremer avec Thierry Drumm, qui se demande « De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? ». En se concentrant sur le personnage de Tenar, qui apparaît pour la première fois dans Les Tombeaux d’Atuan (1970), Drumm considère l’œuvre de Le Guin comme le site d’une pratique spécifique, capable de transformer, par le « feu de l’imagination », nos manières de penser et de sentir. En s’appuyant sur l’essai « The Carrier Bag Theory of Fiction », il montre comment la pratique romanesque de l’écrivaine trace une alternative au récit héroïque de « l’Homme Civilisé » et à sa « conception gladiatoriale de la fiction ».
Ce même essai de Le Guin inspire Éliane Beaufils, qui passe par la « théorie de la fiction-panier » pour pour discuter de trois performances (Testversuch Phase I, de Folke Köbberling, Lydia Stäubli et Corinna Voigt ; 36.5 A Durational Performance with the Sea, de Sarah Cameron Sunde ; et Cracks, de Charlotta Ruth). Son article, « Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines », montre que la force heuristique de la pensée de l’écrivaine porte au-delà du champ restreint de la littérature. Face à ce que Bruno Latour nomme le Nouveau Régime climatique, Beaufils nous présente le travail de ces artistes contemporaines qui remplacent l’héroïsme par une sensibilité au monde, à ses rythmes lents, et aux vies précaires dont il est tissé.
Avec Marie-Pier Boucher, il s’agit à nouveau de « Penser avec Isabelle Stengers », dans un article qui nous permet de situer celui de la philosophe dans le contexte plus large de ses travaux. En passant, entre autres, par L’invention des sciences modernes (1993), L’hypnose entre magie et science (2002) ou encore par Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle (2020), Boucher esquisse la philosophie de la connaissance sur le fond de laquelle se joue la rencontre entre Stengers et Le Guin. Mais plus qu’une épistémologie, c’est un « tempérament stengerien » qui apparaît ici, ce tempérament qui module la pensée de l’imagination, de la fiction et du récit que la philosophe déploie au contact de l’écrivaine.
Dans sa contribution à ce numéro, Stengers revisite la question de l’expérience de pensée, grâce à Le Guin (et à William James et Donna Haraway). Cette même question occupe ici Laurence Dahan-Gaida. Mais pour la résoudre, elle se tourne plutôt vers Borges, auteur dont Le Guin était par ailleurs une grande lectrice (ayant notamment rédigé l’introduction pour l’édition anglaise de son Antologia de la Literature, parue chez Carroll & Graf en 1990). Dans « L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges », Dahan-Gaida démontre que la fiction spéculative nous permet « l’essai d’une autre pensée en vue d’élargir les limites du possible pensable et imaginable », et d’ainsi expérimenter d’autre manières de connaître notre monde. Empruntant aux travaux du philosophe Hans Vaihinger (1852-1933), mais aussi à Meillassoux et à Latour, sa contribution nous rappelle que la littérature arrive à dépasser l’illustration, ou la « radicalisation fictionnelle » d’une pensée (par exemple philosophique), en l’ancrant dans des mondes qui la re-problématisent. La littérature apparaît ainsi comme une « pensée qui ne pense pas ».
Finalement, ce numéro réunis trois articles hors-dossiers sous la rubrique « Écologies de l’attention ». Ils traitent en effet, chacun à sa manière, de la capacité de la littérature (ou plus largement des pratiques culturelles) à moduler notre rapport à l’environnement, que celui-ci soit transformé par des politiques industrielles désastreuses (« Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti », de Laurence Perron) ou menacé par une idéologie productiviste qui s’insinue jusque dans nos styles cognitifs et interprétatifs (« De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration », de Bruno Trentini, et « Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture », de Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine).
Dans son article, Laurence Perron expose les stratégies stylistiques mises en œuvre par Wolf et Mindszenti pour réintégrer, dans le langage, le monstre radioactif, version Tchernobyl. Elle dessine ainsi les contours d’une « poétique de la radioactivité » qui, en dépassant la simple thématisation, arrive à reproduire, dans le corps textuel, les ravages dont sont victimes les corps irradiés.
Bruno Trentini s’attache quant à lui à distinguer et d’articuler les états d’alerte, de concentration et de distraction, dans le cadre de pratiques culturelles comme le jeu vidéo ou l’art contemporain. Il défend l’hypothèse que l’état écologique de l’alerte – un mode attentionnel très englobant, qui s’oppose ainsi à la concentration – fonde la possibilité d’une flânerie et d’une distraction enracinées dans le monde. L’alerte et la distraction apparaissent alors comme des modes de résistance face aux exigences cognitives de notre société productiviste, qui valorise d’abord la concentration.
Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine proposent également de nous attarder sur la manière dont nous portons attention au texte littéraire, opposant une lecture travaillante, rentable et productrice de profits intellectuels, et des pratiques de lecture (dont la relecture) qui tendraient à ralentir et à apaiser le rythme de la production culturelle. En passant par Max Weber, Thoreau, Sarraute, Barthes, Nabokov et par des penseurs contemporains comme Jonathan Crary ou Patricia Meyer Spacks, cet article pense aux usages « homéostasiques » de la littérature, corps de paroles partagées sur laquelle la lectrice peut se reposer.
Pierre-Louis Patoine est maître de conférence en littérature américaine à la Sorbonne Nouvelle, où il codirige le groupe Science/Littérature (litorg.hypotheses.org). Co-rédacteur-en-chef de la revue Épistemocritique, il a publié Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique (ENS Éditions 2015), et codirigé des ouvrages sur David Foster Wallace (Sussex AP 2017) et Ursula K. Le Guin (Palgrave 2021). Ses travaux explorent les enjeux esthétiques et écologiques des états de conscience modifiés (immersion, empathie) et des échelles du vivant (viralité, planétarité, accélération) dans la littérature (Burroughs, Ballard, Le Guin, KS Robinson) et le jeu vidéo.